Designer, Diplômée du Master 2 « Design, Arts, Médias », 2021
Résumé
À partir d'une situation globale de crise sanitaire qui a conduit à un enfermement, cet article interroge les lacunes de sens inhérentes au chez-soi. Sans cesse réduit au privé et à l'espace intime, le chez-soi a été mis à mal par de nouveaux comportements tels que l'apparition du télétravail. Dans la mesure où le chez soi a été sollicité de toutes parts, il nous est apparu nécessaire de réaliser un travail critique sur les rapports ténus entre matérialité, spatialité et conception dans l'espace intime. Après avoir spécifié le sens du chez-soi aidé par les concepts de Perla Serfaty-Garzon, cet article examine ce terme en dehors de l'espace habitable et met en exergue ses cotés néfastes. Enfin, il définit dans un second temps, ce que pourrait être la conception de l'intime comme essence du chez soi libéré de contraintes productives et de cadres fixes.
Abstract
Based on a global health crisis that has led to inward isolation, this article questions the gaps in meaning brought to the home. Constantly associated with private and intimate space, the home has faced new behaviours such as the emergence of teleworking. Insofar as home has been called upon from all sides, it seemed necessary to carry out critical work on the tenuous relationships between materiality, spatiality and the conception of intimate space. After specifying the meaning of home aided by Perla Serfaty-Garzon's concepts, this article examines this term outside of living space and highlights its harmful sides. Finally, he defines intimacy as the essence of a home freed from productive restrictions and fixed frameworks.
Introduction
La Covid-19 a mondialement bouleversé les sociétés en tout point : politique, économique, environnemental et social. Ailleurs, mais aussi en France, nous avons été confrontés à la mise en place de politiques pour faire face à l'urgence, notamment un aménagement des conditions de travail par un recours massif au télétravail. Cette situation interpelle car elle interroge sur l'exploitation du chez-soi. En effet, la vie productive a pris place dans un espace censé être une barrière au monde extérieur. Par cette arrivée d'un nouveau mode de travail, il semble que le chez-soi ne soit pas régi par les seuls choix de l'individu qui y vit. Effectivement, Il est autant impacté par les autorités publiques qui exercent des décisions affectant l'espace personnel, que par l'individu au sein du foyer, qui suit des normes sociales et historiques. Déjà en 1929, l'essai Une chambre à soi1 de Virginia Woolf, posait la question d'un lieu à soi comme condition de création, comme un espace pour être libre. On observe dans les pièces du chez-soi, ici de la chambre, des comportements qui dépassent les seules fonctions de la pièce. Or, malgré les caractéristiques émancipatrices que peut avoir cet espace, Virginia Woolf expose un paradoxe qui lui est inhérent, celui d'un lieu d'oppression : « En réalité, comme l'a indiqué le Pr Trevelyan, la femme était enfermée, battue et traînée dans sa chambre2. » En partant de cet ouvrage, cet article analyse ce que signifie le chez-soi, autant dans son sens architectural que dans sa relation affective à l'individu, puis tente de démontrer qu'une vision univoque de ce terme le réduit à une conception de l'intime figée dans un environnement pourtant théâtre de nombreux bouleversements. Il introduit l'idée d'un certain mouvement initié par le corps dans la pratique de l'espace intime. Cet article est issu d'une réflexion qui a débuté lors de notre mémoire de master 23 et pendant la période de confinement. C'est cette temporalité spécifique qui a donné vie à la question de recherche suivante : l'isolement a-t-il renouvelé la conception de l'espace intime ?
Trois hypothèses ont été élaborées afin de proposer une classification des conceptions de l'espace intime. La première hypothèse constitue un état des lieux de la manière d'habiter afin de comprendre le sens du chez-soi. Elle introduit l'idée que l'isolement n'a peut-être pas renouvelé la conception de l'espace intime. Dans la partie suivante, est émise l'hypothèse que l'isolement a directement remis en question la distribution des espaces. Les différences entre lieu intime, lieu vital, lieu de travail s'amenuisent. L'habitat est questionné autour de la dualité dispositif et appareil, puisque les moyens de communication apparaissent comme un subterfuge à l'enfermement. Enfin, une dernière hypothèse propose une nouvelle narration de l'espace et la prise en compte de la corporéité. Elle consiste à établir une classification des conceptions de l'espace intime — au-delà de l'habitation — pour donner un nouveau sens au chez-soi et ainsi questionner la création d'un intime collectif, né de l'isolement.
1.Un espace pluriel en quête de sens
Il paraît primordial, avant de définir la spatialité d'un espace, de s'intéresser à ce qu'il provoque chez l'homme. Justement, le chez-soi prend d\'abord naissance dans la création d'une relation affective. Nous nous appuyons sur l'anthropologue Edward T. Hall qui propose de rendre mesurable la perception de l'espace grâce à quatre distances : intime, personnelle, sociale et publique4. En ce sens, l'espace du chez-soi agit en tant qu'extension corporelle car la distance qui le sépare de l'homme est intime. Il n'est pas un but à atteindre ou un espace à posséder, mais avant tout un sentiment naturel --- le fait de se sentir chez soi. Le chez-soi peut être assimilé à une barrière au monde extérieur à soi, à l'ailleurs. En fait, il étoffe la palette du vocabulaire du soi. Loin d'une forme inerte, le chez-soi vivant donne le sentiment de ne plus être perdu, comme si le bon chemin était devant nous. Au regard du sentiment qu'il procure, nous pouvons explorer sa matérialisation dans l'espace en admettant ses fondations architecturales comme évidentes. Il s'agira d'examiner à la suite de son sens psychique, son mode d'organisation.
Par souci de clarté, le chez-soi est considéré dans cette partie à l'intérieur de l'espace habitable. Afin de saisir les enjeux qui s'y passent, nous faisons référence à l'ouvrage de Mona Chollet, Chez soi : une odyssée de l'espace domestique5. L'autrice y explique que le logement doit remplir la fonction du chez-soi. Intrinsèquement, il s'inscrit dans l'espace domestique qui prend place dans la sphère privée. Comme le montre Mona Chollet, cet espace est anthropique. Il est construit grâce aux usages créés par ses habitants, mais surtout par les normes de la société qui s'imposent dès lors dans cet espace privé. Autrefois lieu de domination masculine, le chez-soi porte en lui tous les modèles anciens de la société passée. Néanmoins, cet archétype de la maison révèle également une organisation affective qui échappe aux choix des bâtisseurs. Le quotidien et l'habitude participent à engendrer des pratiques qui dépassent les normes établies.
Lors des confinements liés à la pandémie, la surprésence dans l'habitation a modifié les habitudes et a conduit à chercher une échappatoire à la réalité. L'exode constaté des plus privilégiés à la campagne ou des étudiants fuyant les grandes villes pour retourner chez leurs parents, témoigne de la convoitise d'autres lieux. Pour ceux cloîtrés à l'intérieur de leur espace d'habitation, cela a parfois conduit à une représentation arrangée de l'environnement. C'est par la privation que naît le papillonnement entre fiction et réalité. Le corps physiquement présent affecte l'esprit dans un territoire de représentation, constitué d'images mentales, comme des codes qui serviraient à remodeler notre environnement. Selon Michel Foucault, cela donne vie à une hétérotopie de compensation qui « créé un autre espace, un autre espace réel, aussi parfait, aussi méticuleux, aussi bien arrangé que le nôtre est désordonné, mal agencé et brouillon6. » Ces sur-espaces viennent épaissir la perception d'un quotidien instable.
Lors des entretiens menés dans le cadre de notre mémoire, la question de l'espace intime dans le chez-soi était posée. Deux personnes ont spontanément évoqué la salle de bain comme l'espace le plus intime dans leur chez-soi. Elles expliquaient que la proximité avec leurs corps dans l'espace ajoutait une prise en compte de l'existence physique. Cette expérience les amenait au plus profond de leur intimité. Ainsi, l'intime implique une forme de vulnérabilité faisant sens à la construction du soi. L'intérieur de l'espace domestique par sa disposition spatiale comprend les relations dans le foyer, mais aussi celles qui se décident en vue du monde social. Perla Serfaty-Garzon en critiquant cette dualité entre intérieur et extérieur montre le raccourci facilement employé entre intérieur et intime. Elle rapproche les deux termes qui supposent des comportements spécifiques de l'individu en utilisant une hiérarchisation, « l'intime --- intimus est le superlatif et intérieur — interior — le comparatif7. » L'intérieur, et donc le privé, régule les interactions entre le moi et l'autre. Plus que de permettre des comportements intériorisés, l'intérieur permet par sa relation intime avec l'individu de déployer une conscience vis-à-vis du soi évoluant dans le monde extérieur. Il paraît légitime de se demander si l'action d'habiter ne gagnerait pas à se construire autrement que par des modalités de l'intime qui limitent son espace à celui de la maison. Les habitats participatifs révèlent une nouvelle façon de penser l'intime puisqu'ils illustrent le rapport étroit entre le collectif et l'individu. Ils révèlent également les tensions qui peuvent exister entre ce que nous voulons soustraire aux regards et ce que nous voulons exposer. Par ailleurs, l'habitat participatif soumet une nouvelle définition du nous. Ce n'est plus seulement le nous rapporté au monde social extérieur, mais plutôt le nous des autres habitants en proximité évidente les uns des autres. La proxémie entre les différents espaces du chez-soi et les gestes qui en découlent — la conscience du corps, le passage d'une zone propre à une zone partagée —, conduit l'individu à établir des relations articulées dans des territoires distincts. Ces relations plurielles interviennent à l'échelle géographique du territoire, mais aussi à son échelle symbolique. En effet, l'isolement a remis en cause notre lieu de vie et, au même titre que ce que nous avons nommé les sur-espaces, il agit comme transition à « ce modèle de vie unique que nous n'interrogeons même plus8. »
La première hypothèse consistait à se demander ce qui était à changer dans la construction du chez-soi avant l'isolement. Il est certain que des situations ont déjà bouleversé le chez-soi, mais peu impliquaient une occupation permanente. Il semblerait qu'il soit trop tôt pour évaluer des changements précis dans la structure habitable du chez-soi. Cependant, comme nous l'avons montré, une saisie universelle de ce terme n'est pas réaliste car il reconduit l'intime à la sphère privée, alors que l'intime se construit à proximité d'autres sphères. L'espace intime doit être pensé comme une donnée mouvante au même titre que le chez-soi n'est pas fixe. Justement, sans limites fixes, il sera possible de penser clairement l'arrivée des nouvelles technologies, qui ont redéfini les relations à l'intérieur même du chez-soi, mais avant tout la communication entre des sphères qui ne nous étaient pas accessibles.
2. Vers de nouvelles frontières
Il faut donc aller plus loin que la considération du chez soi dans l'espace habitable. Ainsi, nous positionnons l'espace intime comme malléable, évinçant des concepts ancrés dans un modèle qui ne prend pas en compte les relations sensibles qui se jouent entre corps et esprit dans un environnement, qu'il soit naturel ou technique. Le confinement a fragilisé la distribution traditionnelle et remis en cause les différents niveaux d'intimité qui, associés à chaque pièce, s'en trouvent tourmentés. Les nouvelles dynamiques de l'espace s'expliquent par le fait que toutes les activités devaient se passer dans l'intérieur de l'espace habitable. Plutôt que de parler d'une nouvelle distribution, ce sont les objets qui étaient détournés de leurs usages habituels. Lors des entretiens, N9. disait utiliser sa table comme une barre de danse classique. P. a remarqué qu'il utilisait l'escalier pour faire du sport, faute de matériel disponible10. C'est la densité de la maison qui s'en est trouvée épaissie. Les recoins des pièces sont apparus plus utiles alors qu'avant ils étaient souvent invisibles. Les détails dans l'espace ont été mis à vue — à parts égales avec le reste. De nouveaux usages intermédiaires sont apparus et, avec eux, des strates de l'intime différenciées, fragilisant encore plus l'intime dans un seul espace. Le télétravail par exemple, en s\'inscrivant dans le foyer, s'est en quelque sorte domestiqué. Le privé et le public ne relèvent plus simplement du je et du nous puisque, précisément, la vie productive est entrée de façon contrainte dans l'espace du chez-soi. Ces limites floutées posent la question des nouvelles technologies, dans l'accès même à ces espaces mouvants.
La virtualité fait partie intégrante des rites de la vie quotidienne. Elle est devenue une extension du foyer, preuve de la limite poreuse avec l'extérieur. Nous avançons le postulat que le virtuel impacte notre manière de vivre, jusqu\'à notre construction, jusqu'à notre espace intime. Il rend visibles des actions ou des gestes qui étaient destinés à rester dans l'espace privé. Dans le cadre de relations virtuelles — prenons l'exemple de la plateforme numérique Zoom —, nous pouvons nous référer à Michaël Fœssel qui fait état d'une redéfinition de ce qui caractérise l'individu lorsqu'il se présente virtuellement. Selon lui, le « Moi privé est rendu visible, justement dans ce qui le distingue du soi intime11. » Il explique que le moi privé s'illustre à travers la notion de contrôle, car le privé nous appartient, mais est soumis à l'expectative d'autrui. Au contraire, le soi intime nous concerne directement et échappe à l'emprise d'autrui. C'est justement l'interdépendance du public et du privé, du chez- soi et de l'intime, qui conduit à se demander quel serait le dessein de la conception d'un espace hybride, en prenant en compte toutes ses données?
Vilém Flusser incitait déjà à penser l'architecture et le design « comme une courbure du champ relationnel humain12. » La conception de l'espace intime place le design comme un outil de compréhension d'une façon d'habiter le chez-soi. Le détournement des objets observé pendant les confinements invite les designers à repenser leurs processus de création, et à repousser l'idée d'une narration propre et figée à un objet, à une unique fonction. Le problème soulevé par la virtualité --- l'intrusion dans l'espace intime --- est une voie d'entrée à explorer. Le design se place dans les manquements et les failles à combler. À travers les écrans, les émotions ne sont pas ressenties, la communication est froide. Le contact physique a peu de chances d'être reproduit d'une quelconque manière, mais des solutions peuvent être apportées, afin d'inventer un espace transitionnel à partir des données matérielles existantes. Le chez-soi n'est plus dominé par le style de vie classique de la famille nucléaire, et l'espace domestique a montré ses lacunes dans la première partie. Il est pensé dans cette période comme une donnée mouvante, comme un collage de plusieurs éléments, personnalisé par l'individu. À ce stade, le design intervient comme un espace capable d'anticiper les changements futurs.
3. Une conception au corps à corps
Au regard des deux précédentes parties, cette dernière hypothèse introduit l'idée d'une conception plus organique de l'espace à partir des points à garder des hypothèses précédentes. Le chez- soi ne gagne rien à être pensé entre les murs de l'espace domestique. Cependant cela explique les comportements qui s'y produisent et la systématique attribution d'une fonction précise à chaque espace qui intègre, quant à elle, des rôles générés la société patriarcale. Cette acceptation toujours largement admise ne suffit pas à éclairer la complexité de ce concept et les enjeux qui s'y jouent. Par le confinement, le temps supplémentaire passé chez soi a révélé de nouvelles perspectives et, pour l'instant, une meilleure prise en compte de la manière de vivre dans notre chez-soi, ainsi que de la façon dont nous définissons ce qu'est l'espace intime. Une nouvelle narration de l'espace se mêle à la prise en compte de la corporéité. Dans notre mémoire nous avons dès lors traité les conséquences physiques de l'isolement et la corrélation entre quotidien et imaginaire, afin d'interroger le processus de conception de l'espace. Guidés par le design, les cadres du quotidien sont façonnés de sorte à admettre le corps comme un instrument témoin des changements.
Plutôt que de parler fonctionnalité, c'est le corps qui, grâce à de nouvelles positions, témoigne d'une période inhabituelle. Nous passons davantage de temps assis, bien que nous nous efforçons de nous maintenir en forme en faisant du sport. Nous suivons le soleil sans relâche, attentif au moindre rayon qui nous permettrait de sentir la chaleur sur notre visage. En fait, le corps cherche à repousser les limites de sensations physiques et psychiques du confinement. Il est le premier acteur d'une nouvelle appropriation de l'espace, qui ne se traduit pas de manière explicite. Dans un passage de la Recherche du temps perdu, Proust témoigne du corps comme premier habitant de l'espace. Le lieu est défié par le corps qui se remémore le passé et vit le présent. Il écrit :
« Mon corps trop engourdi pour remuer, cherchait, d'après la forme de sa fatigue, à repérer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait. Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui présentait successivement plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu'autour de lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la pièce imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres. Et avant même que ma pensée, qui hésitait au seuil des temps et des formes, eût identifié le logis en rapprochant les circonstances, lui — mon corps — se rappelait pour chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jour des fenêtres, l'existence d'un couloir, avec la pensée que j'avais en m'y endormant et que je retrouvais au réveil13. »
De façon plus précise, les fondations architecturales du chez-soi désignent le corps comme première entité autonome, capable de générer une conception de l'espace intime. Prenons l'exemple de la fenêtre : dans ce contexte d'enfermement, elle est la porte d'entrée à de nouvelles représentations de l'intime. De fait, elle est le cadrage qui permet de capturer la nature extérieure à laquelle nous n'avons que peu d'accès. Anne-Marie Duguet explique les effets d'aménagements architecturaux sur le corps :
« L'architecture offre d'abord des résistances au corps humain. Elle lui oppose sa rigidité, lui dicte certaines postures, le piège dans des labyrinthes, lui suggère des parcours, le confronte à des espaces exigus ou trop vastes14... »
En offrant des « résistances au corps humain », la fenêtre fait naître des pratiques spontanées. Par certaines postures imposées à l'individu, du fait de sa hauteur ou sa largeur, la fenêtre ainsi employée revêt le caractère de dispositif. Pour autant, elle permet une prise de conscience de l'individu, qui peut contrer ces dispositions de mises en vue préétablies : en se surélevant, en ouvrant la fenêtre, en positionnant son regard parallèlement à la vitre pour apercevoir un nouveau champ de vision, etc. La fenêtre passe alors du statut de dispositif à celui d'appareil puisqu'elle permet une action consciente et non plus subie. Ainsi, Anthony Masure défend-il l'idée qu'un appareil favorise des pratiques15. Pour comprendre la fenêtre et son impact sur notre rapport au monde, il faudrait alors avoir une pleine conscience de sa fonction, qui lorsqu'elle est appréhendée de façon totale, ne revêt plus un caractère subordonné. Finalement, la fenêtre conditionne le rapport du sujet avec l'extérieur parce que ces mécanismes modèlent le corps humain, ainsi que sa perception.
L'imaginaire nourrissant la représentation du quotidien, l'œuvre de Wajiro Kon intervient comme un essai de traduction du vécu des espaces par la sensibilité des corps. Ethnographe averti, il étudie les gestes humains par l'observation et les croquis. Dans un croquis de 1986, il illustre les positions de travailleurs endormis dans le parc d'Ueno à Tokyo. Cette planche permet d'exhumer la position changeante des corps mais, surtout, elle témoigne de la raison pour laquelle le sommeil a emporté les travailleurs : celle du travail qui les mène à l'épuisement. Le travail de Wajiro Kon permet de renforcer le point central de notre mémoire, celui de briser des frontières afin d'en établir des plus fluctuantes, en adéquation avec les mutations sociales. Non seulement la conception est intimement liée à l'imaginaire, mais elle peut également collaborer avec l'art, pour s'éloigner d'une vision qui ne lui offrirait que les outils du design. Ce que nous a fait vivre le confinement a sans doute éclairé les interactions entre des mondes que l'on croyait bien séparés : l'imaginaire, le physique, le sensible et le quotidien. Gwenaëlle Bertrand parle de glissement du design vers la « production d'objets irréels mais suffisamment palpables pour nos esprits16.» Encore faudrait-il que le rythme retrouvé — celui d'après confinement — n'entrave pas cette conception plus consciente de l'espace et nous permette d'entretenir un flottement fertile entre imaginaire et réel.
Hors de toute différence évidente relative au vécu du confinement, il existe une narration commune construite par les corps qui, malgré la contrainte de l'isolement, s'exprimait toujours en mouvement. La conception du chez-soi ne doit plus être établie sur des faux semblants et des injonctions : oui, l'espace intime peut être fluctuant, oui, il peut même parfois disparaître ou être fragilisé par un environnement incompatible avec le dévoilement du soi et réapparaitre dans ce même environnement, grâce à l'aide d'autrui. Non, la proximité avec soi et le repli spatial ne favorise pas forcément l'apparition d'un espace intime. La conception de l'espace intime ne doit cependant pas tomber dans l'universalité systématique et illusoire d'un espace polysensoriel. Pour éliminer l'uniformisation de l'individu, la principale caractéristique vers laquelle il doit aller est celle d'admettre la puissance relationnelle qui l'unit à son environnement. Le chez-soi n'est jamais défini d'avance et comprend, en son essence, les doutes résiduels de l'intime. En outre, le rôle du designer n'est plus d'apposer un archétype de la conception de l'espace intime, mais de proposer des scénarios qui favorisent la création d'une nouvelle identité, mettant en éveil tous les sens. La résultante d'une nouvelle considération du chez-soi est celle-ci : la classification de la conception comme un processus en perpétuelle mouvance et non pas comme un processus fini. Le corps est forcément à penser sans limite, au même titre que l'espace intime. Georges Perec proposait déjà une nouvelle façon de penser l'espace, complètement antinomique à la conception classique de la maison quand il écrivait :
« On peut imaginer sans peine un appartement dont la disposition reposerait, non plus sur des activités quotidiennes, mais sur des fonctions de relations [...] Il faut sans doute un petit peu plus d'imagination pour se représenter un appartement dont la partition serait fondée sur des fonctions sensorielles17 [...] »
Ce que propose Perec place la conception comme un processus plus imaginatif, ludique et personnel. En tenant les propositions de Perec comme sources d'inspiration, nous proposons trois classifications pour rendre compréhensible et applicable à d'autres périodes que celles de l'isolement la conception de l'espace intime :
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La première est celle d'une conception par une approche expérimentatrice : l'espace intime est vécu. L'expérience n'est plus seulement quantifiable, mais plutôt appréhendée par sa qualité. Il existe dans un espace spatial — la chambre par exemple —, et il peut parfois être confronté à de nouveaux usages inhabituels qui viennent effleurer sa nature. C'est le cas par exemple du lit qui a été utilisé comme espace de travail : la conception de l'espace intime est vue comme polyvalente et ne propose pas d'usages prédéterminés.
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La seconde propose une approche exploratoire : elle rejoint la première classification par des modèles ouvertement incompatibles, pour faire naître des sentiments et comportements irrationnels qui visent à remettre en cause la forme de l'espace intime. Ce deuxième cadre s'appuie sur l'œuvre de Bruno Munari, Recherche du confort dans un fauteuil inconfortable. Il réalise une série de photos publiée dans le numéro 202 du magazine Domus en 1944 qui dénonce la prolifération de chaises pour lesquelles la fonction première, celle d'être assis, s'avère souvent inconfortable.
- La troisième propose une approche par des outils de représentation artistique : dessins, croquis, prototypes, vidéos, etc. Elle consiste à utiliser l'art dans la conception de l'intime en utilisant la forme comme seuil de l'espace intime. À partir de scénarios, l'imaginaire est convoqué comme un parasite dans l'approche indubitable. Entre réel et fiction, les structures de l'intime sont déconstruites et ne correspondent pas forcément à la représentation courante de l'espace intime. Cette dernière catégorie de la classification met en avant l'aspect psychique sensoriel comme condition de l'espace intime. Lors d'un entretien, P. disait que son espace intime était un arbre, qu'il ne connaissait pas, mais qu'il a dessiné en quelques secondes. Il y a ajouté une branche, une échelle, puis, en dessous, il a écrit « espace intime : le corps (le seul). »
Figure 1, Illustration de P. extraite des entretiens
Le but est surtout de montrer que ces propositions ne sont en rien novatrices dans leurs processus, mais sont inédites appliquées à l'espace intime pensé comme une variable d'ajustement du chez-soi. L'alliance entre l'expérience corporelle et les sentiments produit une conception vernaculaire : elle dépasse les codes culturels et le modèle de ces espaces quotidiens, par l'étude des rapports entre corps et esprit dans un territoire vulnérable.
Conclusion
L'ambition de cet article repose sur le questionnement de la conception de l'espace intime. D'une part, il fallait pour cela comprendre succinctement l'inscription historique de l'intime dans le privé et, d'autre part, le privé comme systématiquement associé à l'espace domestique. Cette première approche permet de distinguer le sentiment d'être chez soi de l'espace habitable. Ce cadre révélateur d'un espace intime montre ses limites dans son rapport à l'extérieur. En effet, l'espace domestique subit le poids des normes sociétales qu'il contient et peine à s'en défaire. En revanche, grâce à l'étude des habitudes lors des entretiens, la réponse à la question du renouvellement de l'espace intime s'est éclairée. Une nouvelle considération a fait son apparition. Nous pouvons même parler de reconsidération. Finalement, l'isolement a rapproché deux notions auparavant distinctes — le chez-soi et l'intime, car elles étaient définies par des cadres — l'habitat et le privé, appauvrissant l'expérience qu'on pouvait y vivre. En ce sens, l'isolement a permis de documenter les possibilités d'espaces vécues physiquement par le corps, mais qui dépassent largement le cadre spatial de la maison. L'habitat n'est plus la seule composante du secret de l'intime, qui se situe plutôt en dehors de toute géolocalisation. Plutôt que d'imposer une réponse trop facilement envisageable au premier abord, ce que montre cet article est que le renouvellement de la conception de l'espace intime a eu lieu, d'abord de manière imperceptible, dans les consciences. Et si le triangle des notions de chez soi, de conception, et d'intime s'était transformé en une ligne avec des accrocs, des arrêts, des modifications de sa structure ? Elle représenterait ce qu'est la construction de l'humain, maladroite.
Une classification a été établie parce que l'abolition de ses frontières rendrait encore plus flous des concepts déjà complexes dans leur nature propre, sans la situation d\'isolement. Les cadres apposés sont fluides, malléables et s'adaptent à l'environnement mouvant parce qu'ils ne relèvent pas de normes historiques, mais invitent le sensible et la fragilité d'une période dont nous ne pouvons pas encore mesurer les impacts. L'espace intime peut se situer dans le chez-soi, dans l'ailleurs ou ne pas se situer, et il n'en perdra pas de sa valeur. L'espace intime peut engendrer le sentiment de chez-soi et le chez-soi peut faire naître l'espace intime. Seulement, tout cela n'est pas immuable. Il ne s'agit pas de faire une anti-éloge de l'espace domestique ou de le désolidariser du chez-soi et de l'intime, mais plutôt de proposer d'autres éventualités, alternatives non soumises aux lois de codes réducteurs. Finalement, il est question d'établir un lien entre les souvenirs et entre les pratiques qui permettrait de combiner l'existant avec l'éteint, et d'imaginer une autre lecture des paradoxes du quotidien.
Bibliographie
Articles
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MASURE, Anthony, « Des dispositifs aux appareils : l'espacement d'un calcul », Reel-Virtuel, n° 4 : Du dispositif à l'imprévu, 2013, consulté le 22 mars 2021), disponible sur <http://www.anthonymasure.com/en/ articles/2013-09-dispositifs-appareils-calcul>
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Ouvrages
BACHELARD, Gaston, La poétique de l'espace [1947], Paris, PUF, 2020.
BERTRAND, Gwenaëlle, et FAVARD, Maxime (dir.), Poïétiques du design. Vers de nouveaux paradigmes de la conception, Paris, L'Harmattan, Collection Esthétique, 2014.
CHOLLET, Mona, Chez soi : une odyssée de l'espace domestique, Paris, La Découverte, Zones, 2015.
FŒSSEL, Michaël, La privation de l'intime : mises en scène politiques des sentiments, Paris, Seuil, 2008.
SERFATY-GARZON, Perla, Chez soi : Les territoires de l'intimité, Paris, Armand Colin, 2003.
-
Virginia Woolf, Une chambre à soi [1929] ; rééd. Paris, 10/18, traduit de l'anglais par Clara Malraux, 2001. ↩
-
Ibid., p. 66. ↩
-
Camille Goussard, À la recherche du chez soi, Mémoire de master 2 « Design, Arts, Médias », Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 2021. ↩
-
T. Hall, Edward, La dimension cachée [1966] ; rééd. Paris, Seuil, 1971, p. 145. ↩
-
Chollet, Mona, Chez soi : une odyssée de l'espace domestique, Paris, La Découverte, Zones, 2015. ↩
-
Foucault, Michel, « Des espaces autres », Conférence au Cercle d'études architecturales, 14 mars 1967 ; Architecture & Comportement / Architecture & Behaviour, vol. 5, 1984, p. 47. ↩
-
Serfaty-Garzon, Perla, Chez soi : Les territoires de l'intimité, Paris, Armand Colin, 2003, p. 69. ↩
-
Chollet, Mona, Chez soi : une odyssée de l'espace domestique, op. cit., p. 220. ↩
-
Les personnes interrogées lors des entretiens ont demandé à garder l'anonymat. ↩
-
Cf. Entretiens menés dans le cadre du mémoire À la recherche du chez soi, op. cit., p. 113. ↩
-
Fœssel, Michaël, La privation de l'intime : mises en scène politiques des sentiments, op. cit., p. 135. ↩
-
Flusser, Vilém, Petite philosophie du design [1993], op. cit., p. 84. ↩
-
Proust, Marcel, À la recherche du temps perdu, vol. 1, Paris, Gallimard, Collection La Pléiade, 1954, p. 6. ↩
-
Duguet, Anne-Marie, « Dispositifs », Communications, n°48 : Vidéo, 1988, p. 237. ↩
-
Masure, Anthony, « Des dispositifs aux appareils : l'espacement d'un calcul », Reel-Virtuel, n°4 : Du dispositif à l'imprévu, 2013, p. 10. ↩
-
Bertrand, Gwenaëlle, « Une poétique du dysfonctionnement pour une politique du sens », dans : Gwenaëlle Bertrand et Maxime Favard (dir.), Poïétiques du design. Vers de nouveaux paradigmes de la conception, Paris, L'Harmattan, Collection Esthétique, 2014, p. 37. ↩
-
Perec, Georges, Espèces d'espaces [1974]; rééd. Paris, Galilée, Collection l'espace critique, 2000, p. 63-64. ↩