Nathalie Bruyère (dir.) Global Tools (1973-1975) – Éco-Design: Dé-projet & Low-Tech
Claire Azéma

Claire Azéma est Agrégée d’arts appliqués et Maître de conférences en design à l’Université de Bordeaux Montaigne, membre du laboratoire ARTES (UR 24141). Elle dirige actuellement le master Design-situé, milieux et matériaux de l’Université Bordeaux Montaigne. Elle développe, depuis plusieurs années, une recherche théorique et appliquée, à partir des théories de l’art de John Dewey et plus récemment d’Étienne Souriau pour l’étude sur les processus de fabrication et d’instauration en artisanat et en design.

Résumé

L’ouvrage Global Tools (1973-1975) – Éco-Design : Dé-projet & Low-Tech explore les expérimentations du collectif Global Tools à travers une recherche menée par Nathalie Bruyère, avec des analyses de Catherine Geel et Victor Petit. Riche en archives et témoignages, il retrace une partie significative de l’histoire du design radical italien et met en perspective ses liens avec le low-tech et le concept de « dé-projet » d’Alessandro Mendini. La critique que nous présentons ici souligne que la mise en page dense, bien que fidèle à l’esprit de GT, peut nuire à la lisibilité. L’analyse conduite par Victor Petit met en lumière la tension entre artisanat et industrialisation ; cela dit, l’ouvrage révèle certaines limites méthodologiques. Enfin, les auteurs soulignent l'ambiguïté du positionnement écologique de GT et son influence sur le design contemporain, nous permettant ainsi de mieux apprécier, sans surinvestissement, l’apport de Global Tools à certaines alternatives portées par le design actuel.

Abstract

Global Tools (1973-1975) - Éco-Design : Dé-projet & Low-Tech explores the experiments of the Global Tools collective through research conducted by Nathalie Bruyère, with analyses by Catherine Geel and Victor Petit. Rich in archives and personal accounts, it traces a significant part of the history of radical Italian design and puts into perspective its links with low-tech and Alessandro Mendini's concept of 'de-projecting'. The review we present here points out that the dense layout, while faithful to the spirit of GT, can make it difficult to read. Victor Petit's analysis highlights the tension between craftsmanship and industrialisation; that said, the book reveals certain methodological limitations. Finally, the authors highlight the ambiguity of GT's ecological positioning and its influence on contemporary design, allowing us to better appreciate, without over-investing, Global Tools' contribution to some of the alternatives offered by current design.

Global Tools (1973-1975) – Éco-Design: Dé-projet & Low-Tech

Textes de Nathalie Bruyère, Catherine Geel, Victor Petit, Paris, Presses du Réel, 2023

Présentation

L’ouvrage présente une recherche menée sous l’initiative de Nathalie Bruyère, enseignante à l’Institut supérieur des arts et du design de Toulouse. Cette recherche s’appuie sur la collecte d’archives et de témoignages (réalisée notamment via des entrevues en ligne1). L’avant-propos est signé par Catherine Geel, tandis que le développement théorique de l’ouvrage est rédigé par Victor Petit, philosophe des techniques et enseignant à l’IUT de Troyes ainsi qu’à l’UTC de Compiègne.

1. Une mise en page dense et une approche patrimoniale

1.1. Un objet graphique ambitieux mais contraignant

Imposant par son format et son épaisseur, l’ouvrage se distingue par un important travail de mise en page et de typographie. Il intègre de nombreux éléments graphiques issus des archives propres à GT. Cependant, bien que l’habillage graphique, inspiré de l’univers visuel de GT, soit remarquable, il complique parfois la lecture et la manipulation, notamment pour consulter les notes en fin d’ouvrage. Par ailleurs, l’absence de bibliographie explicite est regrettable, car le livre, richement documenté et rigoureux sur le plan scientifique, aurait bénéficié d’un tel complément.

1.2. Un ouvrage à forte dimension patrimoniale

Au-delà d’un travail historique approfondi, l’ouvrage s’affirme avant tout comme un recueil à forte dimension patrimoniale. Il propose une reproduction intégrale des archives de cette aventure collective, enrichie par des entretiens réalisés avec les protagonistes encore en vie. L’ensemble de l’ouvrage mêle documents d’archives, photographies, schémas explicatifs, reproductions intégrales de documents, textes rédigés et citations, ces dernières apparaissant en gras dans une typographie évoquant l’esthétique psychédélique des années 1970. La mise en page, alternant entre bichromie et polychromie selon les pages, produit une impression de foisonnement parfois confuse. Bien que ce parti pris graphique soit en accord avec l’esprit de GT, il peut nuire à la lisibilité des propos théoriques.

2. L’ouvrage face aux enjeux contemporains du design

2.1. L’influence du dé-projet et du low-tech

Toutefois, l’ouvrage dépasse la simple documentation historique : il explore les liens entre les expérimentations de GT et les enjeux contemporains liés aux technologies « low tech ». Cette réflexion s’appuie notamment sur une notion introduite par Alessandro Mendini en 1976, qui définissait le « dé-projet » comme « un projet conçu à l’envers : au lieu d’augmenter la quantité d’informations et de matières, le dé-projet les enlève, les réduit, les minimise, les simplifie. Il rationalise les mécanismes enrayés. Le dé-projet est une création décongestionnante, qui n’a pas pour objectif une forme architecturale2 ». Cette déclaration de Mendini peut être mise en parallèle avec les démarches de réduction de l’architecture3 initiées dans les années 1960 par Archigram, l’architecture radicale de Hans Hollein4 et le design radical italien. Cette idée de dé-projet pourrait également constituer une réponse adaptée à la crise écologique actuelle. Ainsi, l’un des principaux enjeux de l’ouvrage est de préciser la portée écologique du projet de GT.

2.2. Structuration en ambition théorique

L’avant-propos, intitulé Pendant, à côté… Et ensuite, écrit par Catherine Geel, situe les enjeux généraux de l’époque dans le champ du design. Nathalie Bruyère y présente ensuite les objectifs de la recherche sur Global Tools, expliquant notamment le schéma de lecture de l’ouvrage. Celui-ci est structuré par la reproduction fidèle des deux bulletins de GT5 placés respectivement au début et à la fin de l'ouvrage, entre lesquels se trouve un développement en cinq parties rédigé par Victor Petit.

3. Analyse critique de l’ouvrage et de sa méthodologie

3.1. Influences idéologiques et conceptuelles de GT

Le travail historique et théorique réalisé par les auteurs éclaire avec précision les influences idéologiques et conceptuelles des designers radicaux, constituant ainsi une contribution précieuse pour comprendre les motivations de ce groupes de praticiens radicaux. Le terreau du design radical italien s’est ainsi constitué progressivement au cours des années 1950, sous l’influence de la critique du fonctionnalisme et du situationnisme qui émergent.

Par ailleurs, la crise de l’école joue également un rôle clé dans l’envie des collectifs d’imaginier une non-école : « La réforme de l'instruction publique, dite réforme Gentile6, mise en œuvre pendant la période fasciste, a commencé à déplacer l’axe de l’enseignement vers une culture humaniste, occultant ainsi la culture du "savoir-faire"7». Si l’ouvrage évoque ce contexte, il nous semble qu’il oublie de préciser que la question de la pédagogie de l'art est également au cœur des discussions de certains groupes d'artistes contemporains à la même époque. Nous faisons ici référence à la correspondance entre Allan Kaprow, Robert Filliou8 et d’autres membres de Fluxus sur le thème du non-art et d’autres manières d’envisager la pédagogie de l’art.

3.2. Méthodologie et limites analytiques de l’ouvrage

Cependant, l’ouvrage reste cohérent dans son ambition d’être le plus exhaustif possible pour documenter ce moment de l’histoire design qui, bien que bref, a contribué à l’émergence du Nouveau Design au début des années 1980. Les auteurs mettent également en avant la nécessité de revisiter l’histoire du design pour y puiser des solutions plus résilientes face aux défis environnementaux et sociétaux contemporains.

Dans la dernière partie, Victor Petit interroge la filiation entre GT et le Low-Tech en présentant de manière descriptive puis analytique les différents « concepts » élaborés par Global Tools. Selon nous, cette partie manque parfois de recul sur les documents et le vocabulaire employés par Global Tools pour formaliser ses expérimentations (recherches, séminaires, etc.). Bien que l’auteur ait pris soin d’apporter un regard critique sur la production théorique de GT, il nous semble que dans cette partie il a parfois manqué de rigueur ou de recul pour détricoter les discours en jeu dans cette réalité dont il ne nous reste que des traces écrites, pratiques ou orales issus de protagonistes de statuts variés. Ainsi, l'auteur cherche à faire la part de ce que l'histoire du design sait ou croit savoir de Global Tools (entre arte povera et architecture radical) et ce qu'en disent les protagonistes et leurs satellites sans pour autant prendre toutes les précautions méthodologiques nécessaires (sans doute par souci de synthèse, mais cela nous égare un peu parmi tous les témoignages). Il ressort de ce passage une certaine confusion. Il nous semble que la confusion vient peut-être du sujet lui-même, c’est-à-dire de GT dans son expression même qui relève de l’art vivant. Dans cet ouvrage, la vie est rendue par la parole des protagonistes et la pensée des auteurs qui s’incarne graphiquement dans des schémas et au travers de la mise en page pour participer au discours réflexif. Cependant une approche historico-philosophico-plastique permet-elle de rendre compte d’un ensemble passé aussi vivant ? Il y a peut-être une problème de méthode ou l’enquête historique menée au travers d’entretiens ne s’avère pas encore suffisante pour saisir avec distance une réalité aussi multiple et complexe que GT.

4.3. Dernière hypothèse de l’auteur

L’auteur tente une dernière hypothèse en suivant les traces d’Ugo La Pietra et de Riccardo Dalisi, qui constitueraient selon lui un chaînon manquant entre le design et le Low-Tech, dans la même veine que l’autoprogettazione d’Enzo Mari, mais orientés vers un tournant artisanal centré sur la question des savoir-faire (issus de la culture paysanne pour La Pietra ou populaire pour Dalisi). Victor Petit présente les expérimentations d’Ugo La Pietra qui suivirent GT, en soulignant le dissensus parmi certains membres du groupe, portés vers une vision bourgeoise et élitiste qui a nourri le postmodernisme, plutôt qu'une approche centrée sur les techniques pauvres. L’auteur conclut son hypothèse concernant la filiation entre GT et le Low-Tech de la manière suivante : « de notre point de vue, Global Tools est en réalité un séminaire expérimental, dont le but inabouti fut de questionner de manière critique le sens du lien entre tecnica et povera. Nous avons insisté sur les débats internes suscités par cette expression et cette démarche. L’intérêt romantique de Global Tools pour le rustique et l’humble, pour le pauvre et le simple comme réservoir de formes moins aliénées de la vie, suscita clairement des tensions politiques. [...] Mais ce passage d’une technique pauvre à une technique simple, s’il est nécessaire, n’a pas réussi à se formuler et à se déployer clairement dans le cadre de Global Tools, [...] car il manquait d’assise conceptuelle et de direction politique. »

En dernière conclusion, il parvient à mieux situer son point de vue sur l’objet étudié en précisant l’ambiguïté de la position écologique de GT, car elle oscille entre « un design de l’environnement » (celui de Buckminster Fuller) et « design du milieu » (plus proche de Papanek, et plus encore de Maldonado, à propos duquel le silence de GT est suspect). L’opposition entre « design de l’environnement » et « design du milieu » ne rejoint pas l’opposition entre « l’industrie » (dans sa caricature d’ingénierie environnementale totale) et « l’artisanat » (dans sa caricature du bricoleur contre l’ingénieur). [...] De manière générale, le design du milieu (ou design territorial de La Pietra) s’oppose à l’idée d’un design global, nécessairement hors-sol, plus proche de la carte que du territoire. C’est sur ce dernier antagonisme, selon l’auteur, que GT a échoué à entamer une transition radicale vers des manières plus vertueuses d’envisager le design, si nous nous plaçons d’un point de vue actuel.

Conclusion : un ouvrage perfectible mais stimulant

L’ouvrage est très riche et bien documenté. Cependant, l’argumentation accompagnant la partie historique paraît parfois touffue dans sa mise en page et dans la variété des documents convoqués. L’hypothèse autour des Low-Tech présente essentiellement la démarche de La Pietra comme une piste à suivre et à développer, mais ce fil semble bien mince face à l’importance donnée au projet Global Tools dans l’histoire du design et dans l’ouvrage lui-même.

L’ouvrage nous semble à ce titre plus intéressant pour se perdre dans la complexité d’un moment du design que pour s’y retrouver. Cela donne toutefois de l’intérêt et de la densité au contenu de l’ouvrage, qui se veut généreux et inspirant dans sa forme et sur le fond en posant des questions auxquelles le design cherche de multiples manières à répondre aujourd’hui.


  1. Série d’entretiens avec divers acteur du design radical italien (Andrea Branzi, Alessandro Mendini, Ugo La Pietra, Gianni Pettena, Franco Raggi, Paolo Deganello, Gaetano Pesce sur leur expérience de Global Tools) https://www.isdat.fr/se-former/la-recherche/archives/global-tools/#entretiens, consulté le 11 juin 2024. 

  2. Mendini, Alessandro, Casabella n°410, fev. 1965, p.5, in Mendini, Alessandro, Ecrits d’Alessandro Mendini Ecrits (architecture, design et projet), Presses du réel, Paris, 2014, Edité et introduit par Catherine Geel, Avant-propos de Pierangelo Caramia, Traduit de l'italien par Pierangelo Caramia et Catherine Geel, p. 127 sq

  3. Rouillard, Dominique, conférence à la cité de l’architecture, 

  4. Citation sur l’avenir de l’architecture. 

  5. Le projet GT a donné lieu à l'écriture et la publication de deux bulletins, le premier, daté présente, le projet et ses protagonistes : Global Tools Bulletin No.1, Document No.1, The-La-Co-n-stitu-z-t-ion-e, Edizioni L'uomo e l'arte, Milan, juin 1974. Le second daté de janvier 1975 : Global Tools Bulletin No. 2, Edizioni L'uomo e l'arte, Milan, n° de l’année 1975, janvier 1975 

  6. « Au lendemain de la marche sur Rome (28 octobre 1922) et de la formation du premier gouvernement Mussolini, le ministre de l’éducation, le philosophe Giovanni Gentile1 (1875- 1944) – sur la base d’une loi qui donnait au gouvernement le pouvoir pour « la réorganisation du système fiscal et de l’administration publique » – construit sa réforme de l’école italienne. » cf. https://etudesitaliennes.hypotheses.org/files/2015/08/6.pdf 

  7. La Piettra Ugo,cité in Global Tools éco-design : dé-projet et low-tech, sous dir. Nathalie Bruyère, Toulouse, isdaT, 2022, p. 83 

  8. Filliou, Robert, Enseigner et apprendre, arts vivants, Köln, New-york, Verlag Gebr.König, 1970