Docteure en Arts : esthétique, pratique et théories, Université Polytechnique Hauts-de-France (UPHF).
Chargée de mission à l'École nationale des chartes, auprès de la direction générale des services.
1. Avant-propos sur ce qu'est une conférence
C'est un sujet en soi passionnant que s'attache à décrire, au travers de quelques cas d'étude, cet ouvrage collectif, qui envisage de différents points de vue la récupération artistique d'un genre académique, la conférence. Il y a fort à parier que toute personne ayant un jour éprouvé comme un inconfort face à l'effet de légitimation qu'engendre inévitablement un tel cadre, fait pour instituer une parole d'autorité avec laquelle il s'introduit parfois l'impression d'un certain décalage, trouvera amplement dans cet ouvrage matière à réflexion. On se dit préalablement à cette lecture qu'elle laissera sans doute place à des entreprises qui se feront fort de tempérer voire de saper le sérieux qui entoure cet événement lorsqu'il se joue en milieu universitaire, tout en permettant d'y voir plus clair sur les enjeux inhérents à un pareil exercice. Il est intéressant de voir qu'en réalité, ce n'est pas toujours sur le registre de la parodie que prennent place les initiatives artistiques en ce domaine - l'œuvre 21.3 (1964) de Robert Morris, conçue ainsi que nous l'explique Anaël Lejeune comme une critique de l'approche iconologique des œuvres mise au point par l'historien de l'art Erwin Panofsky, est sur le fond d'un sérieux irrévocable. C'est peut-être avec « les conférences marabout1 » de l'Encyclopédie de la Parole, ou encore avec la « conférence concertante2 » d'Yves Chaudouët, titre d'une pièce de théâtre qui met en scène quatre conférenciers, que l'on voit s'affirmer les stratégies les moins prévisibles. Elles conduisent à constater que jouer la carte de l'idiotie ou de la prise de distance loufoque ou bouffonne n'empêche pas, dans le même temps, d'offrir une vraie réflexion sur les modalités d'énonciation propres à la forme conférencière.
Autant dire que dans le champ académique, l'exercice de la conférence ne se justifie qu'à partir du moment où lui est associée un objet d'étude ciblé. Sans celui-ci, la conférence n'a tout simplement pas lieu d'être : l'orateur ne prend la parole que parce qu'il se sent autorisé à transmettre un savoir par rapport auquel il assume une position de spécialiste. Son discours, conçu à destination d'un certain public, généralement cultivé, l'amène à exposer des découvertes ou à présenter un état de ses réflexions. Il rend ainsi publics les résultats de travaux qu'il souhaite porter à la connaissance d'une communauté, composée de ses pairs ou d'un public élargi venu pour l'écouter. De là, la question s'impose de savoir comment ce champ académique, permettant aux chercheurs de rendre compte auprès de la communauté scientifique des résultats de leurs travaux, est devenu pour les artistes un champ d'expression et de création. L'intérêt que l'on peut trouver à cette question ne faiblit pas à la lecture de cet ouvrage, qui en a fait son fil directeur.
2. La conférence comme performance artistique
Au regard du sujet abordé dans cet ouvrage, il est logique que ce soit par une série de conférences que ce projet ait démarré. On apprend, dans l'introduction écrite par Laurence Corbel, qu'entre 2013 et 2017 s'est tenu à l'université Rennes 2 un cycle autour de cette question. Un premier colloque organisé avec la coopération du Musée de la danse a vu le jour en février 2013, avec pour titre : « La conférence : entre fiction théorique et geste artistique ». Suivent en mars 2016 une journée d'étude intitulée « Conférences hybrides : dispositifs et scénographies de la parole artistique », puis en mars 2017 un nouveau colloque (« La conférence comme performance »), là encore en partenariat avec le Musée de la danse. Que ces différentes étapes aient permis d'aboutir à la publication d'un livre qui en rassemble les contributions est un événement dont on a toutes les raisons de se réjouir, si l'on considère tant l'exigence que la nécessité de l'enquête menée. Et cela, quand bien même basculer du format de la conférence à celui d'une publication fait inévitablement perdre le caractère autoréflexif propre à la situation de départ, où prononcer une conférence en public pouvait être l'occasion de réfléchir sur la conférence elle-même3.
Pour autant, le choix de ramener le présent ouvrage à une suite d'études de cas, s'il n'est pas désagréable à la lecture, peut aussi ne pas entièrement satisfaire la curiosité. En ne se donnant pas l'ambition de proposer une vue d'ensemble des protocoles mis en place pour faire de la conférence une activité artistique, cet ouvrage ne parvient qu'en partie à combler l'ignorance, plus ou moins conséquente, du lecteur sur le sujet dont il souhaite s'informer. La typologie que Laurence Corbel dessine dans l'introduction4 permet certes de se faire une idée plus précise de la manière dont les artistes abordent la conférence, mais il n'en demeure pas moins qu'en l'absence de mise en perspective historique, on ne sort finalement de cette lecture qu'avec une vision que l'on suppose partielle et incomplète de l'histoire de ce « medium » que serait la conférence, si l'on suit la démonstration de Sophie Kaplan5.
Selon elle, une distinction opératoire mérite d'être posée entre les conférences assurées par un artiste - au XVIIIe siècle, sir Joshua Reynolds en tant que président de la Royal Academy est ainsi amené lors de la remise des prix aux élèves de l'institution à prononcer un discours sur lequel Jan Blanc6 revient en détail - et les conférences d'artiste qui, à la différence du cas précédent, ne sont pas conçues comme un « à côté » de leur œuvre, mais bien comme une œuvre à part entière. La conférence de Robert Smithson intitulée « Hôtel Palenque », tout autant que l'œuvre 21.3 de Robert Morris, sont représentatives de ce détournement. Dès lors, il convient d'interroger ce qu'il se passe lorsque la conférence, espace où l'on commente une œuvre, se fait œuvre.
La reconnaissance de ce statut peut emprunter la voie très officielle de l'intégration dans les collections publiques d'une institution : ainsi en va-t-il d'une conférence déjà évoquée de Robert Smithson, « Hôtel Palenque ». On apprend dans l'article que Nathalie Boulouch et Laurence Corbel consacrent à cette œuvre, puisque s'en est une, que « l'enregistrement de la voix de Robert Smithson sur une bande magnétique de cassette audio et les diapositives sont conservés dans les collections du Guggenheim Museum de New York. Depuis le milieu des années 1990, ces éléments ont été présentés dans plusieurs expositions sous la forme d'une installation ; cette reconstitution dans un contexte muséal modifie le statut de cette archive d'une activité para-artistique de Smithson en une forme qui la fait s'apparenter à une œuvre7 ». Les enjeux ont changé depuis les conférences données par sir Joshua Reynolds entre 1769 et 1790, la vocation des musées à conserver, diffuser et légitimer une pratique ayant contribué à faire de l'enregistrement photo, vidéo et audio un procédé incontournable pour les artistes.
3. Dossiers documentaires
Entre les études que cette publication consacre aux conférences prononcées par des artistes, et celles qui portent sur les conférences conçues comme des performances artistiques, on trouve intercalé un autre type de proposition documentant, sous forme de séquences d'images, d'extraits de textes ou encore de partitions, diverses conférences performées. Les intermèdes que nous offrent, entre deux articles scientifiques, les documents ainsi réunis, sont d'autant plus opportuns dans la trame d'ensemble de l'ouvrage qu'ils permettent au lecteur d'avoir un aperçu un peu plus circonstancié du déroulement de ces pratiques artistiques. Les feuilles du paperboard utilisé par Eric Duyckaerts dans une conférence performance intitulée Quolibet font partie de ces dossiers documentaires qui viennent séquencer et étayer l'ouvrage. Dossiers dans lesquels on trouvera également des captations photographiques de la performance Ne plus être dans votre regard, c'est disparaître, de Judith Deschamps, du Traité d'optique 4 dans lequel Erik Bullot interroge la possibilité de reprendre un film sous forme de conférence, de Faire le Gilles où Robert Cantarella rejoue les séminaires du philosophe Gilles Deleuze, de la conférence performance d'Esther Ferrer L'art de la performance : théorie et pratique, ou encore de la réinterprétation par Esther Salamon d'une conférence de John Cage dont elle s'inspire librement dans Dance for nothing. À ces dossiers documentaires sont également intégrés les Catalogues en revue de Jérôme Saint-Loubert Bié et Yann Sérandour, La Conférence des échelles de Hubert Renard, enfin la conférence performance Joseph Beuys : art, mémoire, expérience, de Jean-Philippe Antoine.
4. Conclusion
C'est un autre mérite de cet ouvrage que d'avoir pris le parti de faire une place égale aux conférences considérées comme « historiques » - on pense par exemple à celle d'Yves Klein en Sorbonne, le 3 juin 1959 - et à d'autres actions, moins retentissantes. On apprend avec amusement quelle ruse permit à Iris Clert, qui fut la galeriste de Klein, d'ouvrir à son protégé les portes prestigieuses de l'établissement. Quatre ans plus tôt, Salvador Dali s'était distingué par son arrivée spectaculaire en ce même lieu, dans une Rolls blanche décorée de choux-fleurs, prononçant à cette occasion sa conférence « Aspects phénoménologiques de la méthode paranoïaque-critique ». Un pareil coup d'éclat était de nature à inspirer à Yves Klein, que les clichés conservés montrent en chemise blanche, smoking et nœud papillon, une conception de la conférence à la fois comme show, comme spectacle et comme événement médiatique. Cette spectacularisation, à l'heure où les conférences ne font plus « événement » que sur des plateformes virtuelles et où leur condition de survie dépend de la capacité des intervenants comme du public à se conformer à des protocoles de dématérialisation, semble appartenir à une autre époque.
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Nicolas Fourgeaud, « Les conférences de l'Encyclopédie de la Parole : entre essai théorique, outil didactique et expérience d'écoute », dans Corbel, Laurence et Viart, Christophe (dir.), Paperboard. La conférence performance : artistes et cas d'études, Paris, T&P Publishing, 2021, p. 193. ↩
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Voir l'article de Sophie Kaplan, « Les conférences polyphoniques d'Yves Chaudouët », dans Corbel, Laurence et Viart, Christophe (dir.), Paperboard. La conférence performance : artistes et cas d'études, op. cit., p. 154-166. ↩
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Dans son article, Jan Blanc a d'ailleurs conservé la formulation suivante : « Ce que je souhaiterais montrer, dans cette conférence sur les conférences de Reynolds, [...] » (Jan Blanc, « L'Epreuve de l'Autre : Sir Joshua Reynolds face à son auditoire », dans Corbel, Laurence et Viart, Christophe (dir.), Paperboard. La conférence performance : artistes et cas d'études, op. cit., p. 22). ↩
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Elle distingue « trois modèles, entre lesquels il y a toutes sortes de degrés intermédiaires qu'il est impossible de répertorier » : un modèle académique classique, un modèle théâtral qui implique de transformer la conférence en spectacle, en enfin un modèle performantiel tel que pratiqué par les artistes plasticiens. Voir Laurence Corbel, « À portée d'oreille », dans Corbel, Laurence et Viart, Christophe (dir.), Paperboard. La conférence performance : artistes et cas d'études, op. cit., p. 12. ↩
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« A partir de l'analyse de trois productions d'Yves Chaudouët, nous verrons comment, pour l'artiste, être invité à parler de son travail lors de conférences nécessite de contourner et déplacer les limites et les attendus du genre, et comment l'enjeu est pour lui de proposer des conférences d'artiste plutôt que des conférences par un artiste, c'est-à-dire de faire de celles-ci un medium artistique à part entière » (Sophie Kaplan, « Les conférences polyphoniques d'Yves Chaudouët », dans Corbel, Laurence et Viart, Christophe (dir.), Paperboard. La conférence performance : artistes et cas d'études, op. cit., p. 157 ↩
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Voir Jan Blanc, « L'Epreuve de l'Autre : Sir Joshua Reynolds face à son auditoire », dans Corbel, Laurence et Viart, Christophe (dir.), Paperboard. La conférence performance : artistes et cas d'études, op. cit., p. 16-32. ↩
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Nathalie Boulouch et Laurence Corbel, « Déconstruire la conférence : "Hôtel Palenque" de Robert Smithson », dans Corbel, Laurence et Viart, Christophe (dir.), Paperboard. La conférence performance : artistes et cas d'études, op. cit., p. 38. ↩