Socio-anthropologue (PhD) et critique d'art, professeur de Philosophie et théories des arts et médias à l'université Aix-Marseille1.
Résumé
Cet article propose d'explorer de nouvelles formes d'écriture au croisement des sciences sociales, de l'art et du design graphique. Il s'appuie sur une expérience de publication expérimentale issue d'un projet de recherche-création interdisciplinaire engagé à EnsadLab (Ecole Nationale des Arts décoratifs de Paris) et ayant donné lieu à l'ouvrage numérique intitulé : La création en actes. Enquête autour d'une exposition de Pierre di Sciullo. L'ouvrage articule les points de vues d'acteurs hétérogènes, artistes et designers, anthropologues, historiens de l'art et informaticiens (développeurs). La narration multimédia mise en jeu permet une re-médiation de l'exposition de l'artiste Pierre di Sciullo : « Typoéticatrac. Les mots pour le faire », Pau, Bel Ordinaire, 2017. L'écosystème technique déployé propose différents agencements visuels, sonores et interactifs, qui offrent aux « lecteurs » et visiteurs de l'ouvrage (ebook) de suivre la « carrière des œuvres » et de ré-expérimenter la création en train de se faire.
Abstract
This article proposes to explore new forms of writing at the crossroads of social sciences, art and graphic design. It is based on an experimental publishing experience resulting from an interdisciplinary research-creation project initiated at EnsadLab (Ecole Nationale des Arts Décoratifs de Paris) and which gave rise to the digital work entitled: La création en actes. Investigation around an exhibition by Pierre di Sciullo. The book articulates the points of view of heterogeneous actors, artists and designers, anthropologists, art historians and computer scientists (developers). The multimedia narration used allows a re-mediation of the exhibition of the artist Pierre di Sciullo: "Typoéticatrac. Les mots pour le faire", Pau, Bel Ordinaire, 2017. The technical ecosystem deployed offers different visual, sound and interactive layouts that allow "readers" and visitors to the book (ebook) to follow the "career of the works" and re-experience the creation in progress.
Tout converge vers la question des origines du langage. Depuis les étapes primitives, les premiers sons dans les semaines et les mois qui suivent la naissance, les cris, le babil, jusqu'à l'explosion lexicale. Ce moment où un bébé (vers 4 mois) a la capacité de prononcer toutes les langues du monde, y compris les langues à clic comme le bantou, est fascinant. Ensuite, c'est par l'oubli que des spécialisations apparaissent.
Pierre di Sciullo
Nouvelles écritures indisciplinées : art, design et sciences sociales est le titre que je voudrais donner à ce texte, qui est aussi la restitution d'un séminaire de l'Institut d'étude avancée de Marseille (IMéRA) auquel j'ai convié Francesca Cozzolino et Lucile Haute à nous présenter un objet éditorial original et assez atypique2 qui invite à faire l'expérience d'une création et d'une réflexion croisées entre art, design et anthropologie3. Cette publication hybride, un ebook interactif, fait suite à une exposition de l'artiste et designer graphique Pierre di Sciullo, « Typoéticatrac. Les mots pour le faire4 » qui a eu lieu, sous le commissariat de Francesca Cozzolino, au Bel Ordinaire de Pau au printemps 2017. Comme l'exposition, l'ouvrage présente plusieurs réalisations de cet artiste, spécialiste de la typographie française. Mais plutôt que d'en donner une illustration figée, plutôt que de constituer un simple témoignage ou de restituer la trace de ce qui a été, les auteurs adoptent un pari plus audacieux et risqué.
Conçu à plusieurs mains, l'ouvrage proposé n'est en effet ni une recherche sur l'art, ni une monographie d'artiste, ni un catalogue d'exposition. Adoptant une perspective polyphonique et volontiers indisciplinée, il propose davantage une enquête, avec ou par l'art, au sens fort que le philosophe pragmatiste américain John Dewey donnait aux termes d'« expérience » et d'« enquête ».
D'une part, l'ouvrage associe une pluralité de contributeurs, invités à croiser et confronter leurs expertises et leurs domaines de compétences : des artistes (Pierre di Sciullo, Hortense Soichet, Lucile Haute) ; des chercheurs ou rédacteurs (Francesca Cozzolino, Arnaud Dubois, Lucile Encrevé, Julien Gineste) ; des informaticiens, développeurs et designers d'interaction (Sylvie Tissot, Benoit Verjat, Quentin Juhel). Mais si ce « générique » de production, conventionnel, permet de maintenir les identités professionnelles auxquelles les acteurs engagés dans la collaboration sont la plupart du temps attachés, car elles témoignent d'une inscription dans des mondes sociaux préalablement constitués, ce générique manque aussi à rendre compte de ce qui s'est joué ici. À ce titre, le projet résonne doublement avec les travaux contemporains sur les nouvelles méthodologies de la « recherche en art » et sur les ressorts et dilemmes de la collaboration entre « arts, sciences et technologies5 (AST)». Plus que d'édifier une lecture savante et d'offrir un éclairage pluridisciplinaire sur l'œuvre de Pierre di Sciullo (ce que l'ouvrage ne manque néanmoins pas de faire), les différents auteurs et contributeurs y sont invités à « prendre la main », à rejouer et créer à leur tour des expériences et des traductions qui leur sont propres. En ce sens, l'ouvrage repose sur une véritable collaboration, au long cours, entre les différents auteurs et l'artiste. Sans doute parce que les deux projets - celui de l'exposition, comme celui de l'ouvrage - ont pu être pensés et construits simultanément, en suivant un cours d'action contigu. Comme l'écrit Francesca Cozzolino : « la documentation iconographique et l'écriture des médias ont été pensées en même temps qu'a eu lieu l'enquête ethnographique6. » De ce point de vue, la démarche (la méthode) est déjà inhabituelle et originale : non pas partir d'une œuvre déjà-là, qu'une écriture scénographique ultérieure et disjointe (voir divergente) aurait mise en scène, pour un public détaché et subséquent ; mais agencer un véritable dispositif d'écriture partagé, à l'instar des œuvres de l'artiste qui appellent, elles aussi, une performance et/ou une ré-écriture.
Car, d'autre part, l'ouvrage implique en effet très directement le public, invité lui-même à faire l'expérience ou à mener l'enquête dans ou à partir de l'œuvre de Pierre di Sciullo. Ces questions, relatives aux modes pratiques de lecture, ainsi que de participation et d'usage des objets, sont bien sûr au cœur du design, mais elles se voient ici renouvelées - bousculées - par une double friction avec l'exposition (d'art contemporain) et avec les nouveaux médias numériques. En effet, outre les questions de design et d'édition numérique, que ne manque pas de poser une telle réalisation, c'est davantage la mise en scène d'une « création en actes » dont il s'agit. En jouant du changement d'échelle et de format, que permet l'édition numérique, émergent aussi de nouvelles possibilités interactives qui engagent de nouveaux attachements et de nouveaux modes d'existence du projet. Ce dernier se voyant décliné en ce que l'historien de l'art Étienne Souriau aurait qualifié d'« œuvre à faire ». Une œuvre, une exposition, un ouvrage, dont l'« instauration » partagée constitue le moteur doublement esthétique et pragmatique. L'expérience qui nous est proposée invite en effet à suivre la « carrière » de quelques objets7 typographiques et de design, en suivant leurs transports techniques et au fil de leur circulation, usages et métamorphoses.
1. Les mots pour le faire : des actes graphiques et de leurs effets
Ce parti pris, outre qu'il enrichi très considérablement l'ouvrage, s'accorde aussi parfaitement avec l'approche expérimentale de l'art et du design que nous propose Pierre di Sciullo. La recherche-création fait ici place à l'indéterminé, au hasard des rencontres et des échanges. Elle fait place aussi à l'agentivité des signes et des objets que les auteurs approchent et traitent de façon assez inédite en mobilisant tour à tour les artifices de l'art, les ruses de la technologie et les sciences humaines (design, anthropologie, histoire). L'ouvrage donne ainsi à voir, mais aussi à faire, des voix, des scansions, des tours de mains, des matérialités, et résonne en ce sens avec l'anthropologie des cultures matérielles. Dans l'exposition, les visiteurs étaient invités à compléter une phrase, deviner une écriture secrète ou activer des machines sonores. Plongé dans l'ouvrage, le « lecteur » y est invité à une sorte de « reenactement » de ces actes à l'œuvre chez Pierre di Sciullo. Pour les conceptrices de l'ouvrage, l'enjeu était en effet de tenter de « reproduire la manipulation des œuvres au moyen d'une re-médiation des principes des pièces originales8 ». Différents agencements visuels et/ou sonores y sont déployés, en attente de gestes interactifs qui contribueront à les révéler. Il s'agit par conséquent de raviver mais aussi de rejouer l'expérience de l'exposition, comme résultat « d'interactions complexes entre des personnes, matériaux, techniques et pratiques9 » qui ont accompagnés la double (et parfois contiguë) réalisation et mise en œuvre des pièces de l'artiste. À l'instar de ces dernières, les ressorts interactifs mobilisés dans l'ouvrage relèvent volontiers de l'inattendu ou de la surprise. Le livre interactif, comme l'exposition, mobilise en ce sens divers protocoles inspirés par la démarche scientifique : expérimentation, design de dispositif techniques, création de prototypes, dramaturgie, mise en scène, mais aussi rapports d'essais, démonstration, publication, mises en public, etc. Ce cheminement est ponctué par différentes analyses.
1.1 Le projet à l'œuvre
La première partie examine la dimension matérielle et processuelle du projet de création tout au long de son élaboration. Or, nous avons bien à faire ici à une œuvre dont la conception coordonnée met en relation les savoirs et savoir-faire hybrides de collectifs hétérogènes 10. On peut en effet lire : « Michel Callon a proposé la notion d'"ingénierie hétérogène" pour nommer la manière dont un projet, architectural, prend forme au sein de coopérations et de négociations constantes entre des acteurs pris dans une série d'interactions et d'opérations matérielles (dessiner, couper, prototyper, maquetter, etc.) [...] Cette notion, proposant une vision collaborative et interactionnelle du projet, dit aussi que la création est collective, ce qui est avant tout une manière de ne pas séparer les idées des pratiques matérielles. Elle est également une manière de rétablir une relation symétrique entre tous ces acteurs et entités qui prennent activement part au projet de création11. »
Cette nécessaire coordination repose sur un incessant travail de traduction12 des savoirs et opérations distribués entre les différents acteurs enrôlés dans des chaines de coopération : chaînes d'écritures13, chaînes interactives, chaînes opératoires... Autant de vocables, que l'on retrouve au fil de l'ouvrage, et qui disent bien cette dynamique de la coordination. Celle-ci s'éprouve tout autant du côté du public, qui n'est pas ici le simple récepteur d'une proposition achevée, car son action et l'effectuation des pièces constitue au contraire le principal moteur de l'exposition et de l'ouvrage. Tous les artefacts ayant permis de matérialiser le projet sont ici restitués et mis en scène : maquettes, schémas, dessins, prototypes... Constituant un univers matériel et instrumental, qui s'étend des opérations de conception jusqu'aux façons dont l'artiste a préfiguré les interactions entre les œuvres et les visiteurs en projetant des affordances sur les objets. Au même titre que l'exposition, l'ouvrage demande à être traversé et agit par ses lecteurs, comme en témoigne ce passage : « Dans l'exposition, l'engagement du corps des visiteu·rses était partie prenante de l'expérience : en prise avec les artefacts matériels (poulies, manivelles, poignées machines sonores, et autres objets divers à manipuler). Comment ne pas perdre cette matérialité ou du moins la restituer à l'écran ? En réponse à cette question, le parti pris adopté a été de conserver au maximum les traces de la matérialisation de l'exposition. Nous n'avons pas eu recours aux fichiers typographiques ni modélisé les machines de Pierre di Sciullo en 3D. Au contraire, il s'est agi de documenter les objets matériels, leur fabrication, leur utilisation par les visiteurs, et c'est là où la collaboration fine avec la photographe Hortense Soichet a pris toute son importance14. »
1.2 Du son à la lettre, aller-retour
Les recherches de Pierre di Sciullo sur la relation entre le signe typographique performé et sa traduction sonore forment le cœur de la deuxième partie. Le langage y est mis à l'épreuve des gestes et de l'action. Un langage performatif - quand dire c'est (vraiment) faire15 -, qui engage un jeu avec la langue dans sa dimension scripturale... Une langue qui résiste, au sein de laquelle l'artiste déploie diverses recherches typographiques, comme le Kouije ou le Quantange, qui interrogent le lien entre le son et le signe, explorent les origines et les limites du langage. Ces installations signalétiques extraient l'écrit des échelles habituelles de la page ou de l'écran, pour lui conférer une taille humaine et prendre en compte la position du « lecteur » dans l'espace. Plus que transcrire du langage, ces écritures font image en incarnant des sons. Les situations d'énonciation y sont ainsi renversées. Ce croisement de la création typographique, visuelle et sonore, conduisant à repenser les liens entre représentation, perception et action.
Cette partie de l'ouvrage met littéralement en scène la puissance performative des actes d'écriture. Elle déploie aussi une analyse de la pluralité des manières d'« habiter le langage » en nous confrontant à son estrangement16 : un éveil sensible de notre perception arbitrairement figée par l'habitude. Comme nous l'indique Lucile Encrevé, « Di Sciullo retrouverait dans son geste l'écriture médiévale pensée "non pas comme une chose fabriquée, mais comme une chose qui parle17". Il s'intéresse à une forme de prélangage à la suite des dadaïstes Kurt Schwitters (dans l'Ursonate) ou Raoul Hausmann, artiste-danseur qui se pensait interprète d'énergies et avait imaginé l'optophone (appareil transformant les sons en lumières et vice-versa), dont les quatre Plakatgedichte (poèmes-affiches) de 1918 sont bien sûr des antécédents essentiels. »
Un retour au caractère archaïque de la relation que nous entretenons avec le langage. Langage peint, parlé, craché, détourné, écriture à voix haute, exposée et éprouvée lors de performances de lecture collective ou polyphonique - que mettent bien en scène par l'exemple les pièces L'or de la fougue ou la Chorale Syllabique. Un langage dont la matérialité picturale, sonore, mécanique, constitue aussi le cœur des œuvres de Pierre di Scullio.
1.3 L'appétit des techniques
En mobilisant l'anthropologie de l'art et des techniques, la troisième et dernière partie de l'ouvrage dresse le portrait interactif des différentes « machines sonores » conçues par Pierre di Sciullo en nous permettant d'entrer plus directement dans les dispositifs et dans leurs agencements. Ici, l'ouvrage propose aussi d'offrir une traduction tangible des gestes à l'œuvre. Face à l'impossibilité d'engager le corps entier (attraper, bras tendus, deux poignées pour faire glisser un panneau afin de recomposer une phrase ou encore tourner un miroir pour faire apparaître le sens d'un mot), l'enjeu réside néanmoins dans la transposition de ces différents gestes à l'échelle du support de l'ouvrage.
Une des grandes originalités de l'ouvrage réside précisément dans ces agencements techniques, toujours mis au service de l'expérimentation par le public. Offert à des lecteurs qui naviguent, explorent, lisent bien sûr, mais observent et écoutent également, co-opèrent au script de l'ouvrage et y participent - parfois malgré eux.
2. Biographie d'objets et migration des concepts
Les objets jouent en effet un rôle cardinal dans cette articulation. Et la question de la médiation technique, s'avère tout aussi centrale. En ce sens, l'articulation entre expérimentation esthétique et bricolage technologique, qui constitue un des points cruciaux du dialogue entre SHS, art et design, est le principal moteur du livre18. Comme le souligne Francesca Cozzolino : « Cette posture implique une approche pragmatique de l'art et une vision distribuée de la création. Nous inscrivons notre approche dans une tradition ethnographique qui s'est donné par objectif de décrire la création « en train de se faire19 » et qui semble trouver aujourd'hui une nouvelle actualité dans le monde de l'art contemporain et du design. Cet ouvrage vise ainsi à renouveler un ancien lien entre art et anthropologie en se proposant d'aborder l'art avant tout comme une activité et de déplacer ainsi l'attention de l'artiste aux objets et aux processus, c'est-à-dire aux interactions, aux actes et aux gestes qui donnent naissance à une œuvre20. »
Au fil de l'ouvrage, il s'agit de voir simultanément et d'analyser de façon symétrique la manière dont l'expérimentation artistique peut transformer le développement scientifique et participer à la production de nouvelles connaissances et/ou, inversement, d'examiner comment la recherche scientifique peut irriguer et transformer l'écriture scénographique et la forme des œuvres d'art. L'ouvrage se propose de jouer pleinement ce jeu du dialogue Art/Science/Technologie et mobilise, en ce sens, divers protocoles : la mise à l'épreuve du langage, son expérimentation, le design de dispositif, la création distribuée. La double formation des objets et des idées étant toujours affaire de rencontres et d'échanges. De la sorte, le projet artistique est moins appréhendé ici comme le produit d'une singulière subjectivité créatrice, mais résulte d'une série d'interactions entre humains, matériaux et machines, techniques et pratiques.
Par conséquent, l'innovation principale de l'ouvrage, s'il en est une, réside moins dans la table rase ou par la révolution des savoirs et savoir-faire préexistants, que dans leur possible hybridation à travers l'invitation au croisement de regards de différents spécialistes. Ceci pourrait être conçu de manière somme toute assez classique. Après tout, les différents chapitres alternent, tour à tour, les lectures et arguments de l'anthropologue des techniques, de l'historien de l'art ou du philosophe, mais aussi les savoir-faire (les savoirs et les faires) de plusieurs artistes, typographes, photographes, designers, etc. Ce type d'association multidisciplinaire est désormais assez commun, mais il permet sans doute, et cela est précieux, d'éviter le risque du relativisme excessif, qui conduirait à l'indistinction et au « tout se vaut ».
Si le pari n'est peut-être que partiellement atteint, l'ouvrage imagine de nouveaux modes d'écritures, plus in.disciplinés. Plutôt que de faire se succéder des contributions étanches, le parti pris a été d'établir des « chaînes d'écritures » qui favorisent une certaine contagion, afin qu'une possible transformation et métamorphose des idées puisse advenir. L'ouvrage propose ainsi le résultat recherche-création qui invite à ne plus séparer ce qui relève de l'agir et de la pensée. En cela, les chaînes d'écritures, précitées, y sont couplées à des « chaînes opératoires » qui permettent, par l'entremise et l'entre-prise des objets de former des attachements et une réflexion commune. Dans la lignée des travaux d'une certaine anthropologie des techniques, qui a mis l'accent sur la « biographie des objets », il nous est en effet proposé de suivre la trajectoire et la circulation des œuvres, à mesure que ces dernières se trouvent agencées, prises en main, parlées, jouées, performées par les différents acteurs qui concourent à leur expérimentation. Cette attention à la culture matérielle et à la trajectoire des objets, permet la formulation conceptuelle de notions qui constituent également des prises21 actives sur les objets. Au double sens du terme : en ce qu'elles « ont prises sur » et « donnent prises à » des expériences esthétiques partagées. Ces notions ont ainsi pour caractéristique de circuler entre les mondes de l'art, de la science, du design. Tant en termes d'articulation des connaissances que de migration des concepts22. C'est le cas, notamment, des notions suivantes : bricolage, chaîne opératoire, estrangement, affordance, dont certaines sont empruntées et traduites du monde de l'ingénierie vers la science et vers l'art.
Initialement formulée par André Leroi-Gourhan, la notion de « chaîne opératoire » permet par exemple l'analyse des relations qui se nouent entre les membres d'une société et les artefacts qu'elle produit. Cette idée, associée au domaine d'étude de l'anthropologie des « cultures matérielles », va être mise à profit pour l'étude de l'art contemporain23. Ce sera aussi le cas de la notion d'« affordance », qui se développe sous l'égide de Koffka et Kölher à partir de la psychologie gestaltiste, avant d'être reprise par le psychologue James Gibson24 et réactualisée dans les théories de psychologie cognitive de Donald Norman25 et dans le domaine de design d'interaction. Cette idée, qui part du principe qu'un objet contient en lui-même un certain potentiel d'utilisation ou de fonctionnalité, est désormais employée pour qualifier les relations homme-machine26. Importée dans le domaine du design, l'affordance y désigne tout à la fois la potentialité de l'action perçue dans un objet technique et la capacité de cet objet à suggérer sa prise en main.
Cet abord, résolument pragmatiste, développé par les auteur.e.s de l'ouvrage enjoint à toujours concevoir l'art comme expérience : l'art dans sa dimension transactionnelle, contextuelle (situationnelle), spatio-temporelle, qualitative, narrative, etc. L'expérience, telle que la définit le philosophe américain John Dewey (même si ce terme peut avoir dans son vocabulaire une valeur polysémique), devant être comprise ici en termes de relation et de transaction entre des êtres ou entités qui ne sont pas premiers, mais qui émergent à travers l'interaction. L'ouvrage dirigée par Francesca Cozzolino offre une nouvelle contribution à l'étude pragmatiste de l'esthétique27, qui invite en effet à s'écarter des qualifications essentialistes de l\'art, pour mieux approcher et comprendre ses fonctionnements contextuels et hétéronomes. À l'opposé des discours qui lui octroient un statut d'exception, en le soustrayant du cours ordinaire de la vie, cette approche promeut au contraire une vision expérimentale de l'art. Elle nous montre tout le bénéfice que l'on peut tirer à envisager l'art dans sa dimension opératoire, comme un opérateur de pratiques qui font bouger les lignes de notre expérience ordinaire.
Bibliographie
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Jean-Paul Fourmentraux est habilité à diriger des recherches (HDR) par l'université de Sorbonne-Paris 5, membre de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), chercheur au Centre Norbert Elias (UMR-CNRS 8562) et initiateur du programme Art-Science-Société à l'Institut d'Études Avancées (IMéRA - RFIEA). Ses recherches interdisciplinaires portent notamment sur les enjeux esthétiques et politiques des arts et technologies numériques.
Il est l'auteur des ouvrages Art et internet (CNRS, 2010), Artistes de laboratoire : Recherche et création à l'ère numérique (Hermann, 2011), L'œuvre commune : affaire d'art et de citoyen (Presses du réel, 2012), L'Œuvre virale : Net art et culture Hacker (La Lettre Volée, 2013) antiDATA, la désobéissance numérique (Presses du réel, 2020).
Il a également dirigé les ouvrages L'Ère Post-media (Hermann, 2012), Art et Science (CNRS, 2012), Identités numériques. Expressions et traçabilités (CNRS, 2015), Digital Stories. Art, design et culture Transmedia (Hermann, 2016), Images interactives (La Lettre Volée, 2017). ↩ -
L'ouvrage dirigé par Francesca Cozzolino, enseignante-chercheur à EnsadLab et coordonnatrice de la Plateforme Art Design Société, est publié et distribué sous forme numérique et interactive au format ePub enrichi (26 pages interactives) par l'éditeur français Art Book Magazine dans la collection liteʁal dirigée par Lucile Haute (artiste-chercheuse associée à EnsadLab) - ISBN : 9782821601505. ↩
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Séminaire Recherche, arts, pratiques numériques, IMéRA, Aix-Marseille Université, lundi 8 février 2021 : https://imera.hypotheses.org/7039 (vidéo en ligne), consulté le 19 mars 2021. ↩
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https://belordinaire.agglo-pau.fr/expositions/682/typoeticatrac-les-mots-pour-le-faire, consulté le 19 mars 2021. ↩
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Les crédits de l'ouvrage témoignent amplement de cette dynamique croissante des collaborations AST, aujourd'hui encouragés par la création de nouvelles institutions et de nombreux programmes de soutien et d'accompagnements à l'interface des sciences et des arts : « Cet ouvrage numérique a bénéficié du soutien de : l'École nationale supérieure des Arts Décoratifs (EnsAD), Université Paris Sciences et Lettres (PSL) ; l'Iris Création Cognition Société de l'Université PSL ; l'École Universitaire de Recherche ArTeC ; le Laboratoire d'excellence « Arts et médiations humaines » (Arts-H2H) ; la Chaire arts & sciences de l'École polytechnique, de l'EnsAD-PSL et de la Fondation Daniel et Nina Carasso ; le Bel Ordinaire, espace d\'art contemporain de la Communauté d'agglomération de Pau, Béarn, Pyrénées. ↩
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Francesca Cozzolino, « Approche heuristique du bricolage. De l'objet recyclé à la machine à consonne », Partie 3, chapitre 10. ↩
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Le concept de « carrière » des œuvres est d'abord à entendre au sens des interactionnistes mais au moins autant au sens qui lui a plus tard été donné par l'anthropologie économique, davantage centrée sur les objets, saisis à travers leurs systèmes de qualification et de valorisation successifs. Cf. Becker, Howard, Les mondes de l'art, Paris, Flammarion, 1988 ; Appadurai, Arjun, The social Life of Things. Commodities in Cultural Perpective, Cambridge, Cambridge University Press, 1986. ↩
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Introduction de Francesca Cozzolino : « Au-delà du texte, restituer la création et ses processus par l'écriture des médias ». ↩
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Ibidem. ↩
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Ibidem. Référence à Callon, Michel, « Le travail de la conception en architecture », Les Cahiers de la recherche architecturale, n°37, Situations, 1996, p. 25-35. ↩
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Cette citation et les suivantes sont extraites de Cozzolino, Francesca (dir.), La création en actes. Enquête autour d'une exposition de Pierre di Sciullo, op. cit., 2020. ↩
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Akrich, Madeleine, Callon, Michel, Latour, Bruno. (dir.), Sociologie de la traduction : textes fondateurs, Paris, Presses de l'école des Mines, 2006. ↩
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Borzeix, Annie, Fraenkel, Béatrice (dir.), Langage et travail. Communication, cognition, action. Paris, CNRS Éditions, 2001. ↩
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Avant-propos de l'ouvrage. Note éditoriale de Lucile Haute. ↩
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Cassin, Barbara, Quand dire c'est vraiment faire, Paris, Fayard, 2018. ↩
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Chklovski, Victor, Théorie de la prose, Lausane, Éditions l'Age d'Homme, 1973 [1925]. ↩
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Lucile Encrevé, deuxième partie, chapitre 5 : Pierre di Sciullo, les lettres au corps. Ingold, Tim, Une brève histoire des lignes, Bruxelles, Zones sensibles, 2013, p. 23. Cité par Lucile Encrevé, dans Cozzolino, Francesca (dir.), La création en actes. Enquête autour d'une exposition de Pierre di Sciullo, op. cit., 2020. ↩
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Pour un état de l'art actuel de ces approches, voir par exemple le n°64 de la revue Techniques & culture, intitulé « Essais de bricologie. Ethnologie de l'art et du design contemporain », 2015. ↩
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L'ouvrage s'appuie sur les références suivantes : Latour, Bruno, Woolgar, Steve, La vie de laboratoire, Paris, La Découverte, 1988 [1987] ; Latour, Bruno, La science en action, Paris, La Découverte, 1989 [1987]) ; Hennion, Antoine, La passion musicale, Paris, Métailié, 1993 ; Fourmentraux, Jean-Paul, Art et Internet, Paris, CNRS éditions, 2005 ; Yaneva, Albena, « La fabrique des installations. Pragmatique de l'art contemporain », in Houdart, Sophie, Olivier, Thierry, Humain non-humains. Comment repeupler les sciences sociales, Paris, La Découverte, 2011, p. 272-280 ; Kreplak, Yaël, « Observer l'œuvre en train de se faire. Analyser l'accrochage d'une installation », dans Kirchberg, Irina, Robert, Alexandre, Faire l'art. Analyser les processus de la création artistique, Paris, L'Harmattan, 2014, p. 121-142. ↩
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Coquet, Michèle, Derlon, Brigitte et Jeudy-Ballini, Monique, Les cultures à l'œuvre. Rencontres en art, Paris, MSH, 2005 ; Dufrêne, Thierry, Taylor, Anne Christine, Cannibalismes disciplinaires. Quand l'histoire de l'art et l'anthropologie se rencontrent, Paris, INHA/Musée du Quai Branly, 2009. ↩
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Bessy, Christian, Chateauraynaud, Francis, Experts et faussaires. Pour une sociologie de la perception, Paris, Métailié, 1995. ↩
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Stengers, Isabelle (dir.), D'une science à l'autre. Des concepts nomades, Paris, Le Seuil, 1987. ↩
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Leroi-Gourhan, André, Le geste et la parole 1. Technique et langage, Paris, Albin Michel, 1964 ; Coupaye, Ludovic, Growing Artefacts, Displaying relationships, Oxford/New York, Berghahn, 2013 ; Lemonnier, Pierre, « Mythiques chaînes opératoires », Techniques & Culture, n°43-44, 2004 ; Golsenne, Thomas, « Les chaînes opératoires artistiques », in Techniques & Culture, n°64, 2015, p. 18-31. ↩
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Gibson, James, The Ecological Approach to Visual Perception, New Jersey, Lawrence Erlbaum editor, 1986. ↩
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Norman, Donald, The design of everyday things, New York, Basic Books, 2013. ↩
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En traduction française : Cf. Gibson, James, Approche écologique de la perception visuelle, Paris, Editions Dehors, 2014 ; Norman, Donald, Le design des objets du quotidien, Paris, Eyrolles, 2020 ; Norman, Donald, The design of futur things, New York, Basic Books, 2009. ↩
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Dewey John, L'art comme expérience, Publications de l'université de Pau, Éditions Farrago, 2005. ↩