Joffrey Paillard est Docteur en Architecture et ville, enseignant-chercheur et designer. Ses recherches portent sur la proximité et la manifestation de l’in·hospitalité dans l’espace public par le prisme du design urbain. Il est membre du Laboratoire Architecture/Anthropologie – LAVUE 7218 CNRS, École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris la Villette. Il a récemment publié « Le design urbain, une nouvelle forme de violence banalisée ? Étude des dispositifs “anti-SDF” comme impensé hostile », dans le numéro de la revue PasserellesSHS consacré à « Débanaliser le banal en SHS » (n°3, 2025).
Résumé
À l’écoute du design, une théorie critique, écrit par Catherine Chomarat-Ruiz est un livre « hybride », qui peut dérouter. Ni, tout à fait, un ouvrage qui retrace l’histoire ou l’évolution du design selon un continuum temporel linéaire, ni, tout à fait, un ouvrage de théorie du design à proprement parler, ce livre propose, à mon sens, une lecture nouvelle de ce champ, une sorte de « ligne de fuite » deleuzo-guatarienne qui aborde le design comme un processus en « devenir » à la fois historique, théorique et pratique. Cette relecture du design – par le prisme de ce triptyque permanent – nous incite à nous éloigner des types de production de connaissances arborescentes, communes, qui peuvent être perçues comme redondantes lorsque l’on s’intéresse au design.
Abstract
Listening to Design: A Critical Theory, written by Catherine Chomarat-Ruiz, is a "hybrid" book that can be confusing. Neither quite a work that traces the history or evolution of design along a linear temporal continuum, nor quite a work of design theory per se, this book offers, in my opinion, a new reading of this field, a sort of Deleuzo-Guatarian "line of flight" that approaches design as a process in "becoming" that is simultaneously historical, theoretical, and practical. This rereading of design—through the prism of this permanent triptych—encourages us to move away from the types of tree-like, common knowledge production that can be perceived as redundant when we are interested in design.
Introduction
À l’écoute du design, une théorie critique1, écrit par Catherine Chomarat-Ruiz est un livre « hybride », qui peut dérouter. Ni, tout à fait, un ouvrage qui retrace l’histoire ou l’évolution du design selon un continuum temporel linéaire, ni, tout à fait, un ouvrage de théorie du design à proprement parler, ce livre propose, à mon sens, une lecture nouvelle de ce champ, une sorte de « ligne de fuite2 » deleuzo-guatarienne qui aborde le design comme un processus en « devenir » à la fois historique, théorique et pratique. Cette relecture du design – par le prisme de ce triptyque permanent – nous incite à nous éloigner des types de production de connaissances arborescentes, communes, qui peuvent être perçues comme redondantes lorsque l’on s’intéresse au design. En s’éloignant de cette manière d’aborder ce champ, l’autrice initie une ligne de fuite et nous encourage à laisser de côté certains de nos savoirs, acquis et préjugés, pour proposer de nouvelles perspectives très peu étudiées. C’est en cela, je crois, que ce livre peut dérouter, car l’autrice nous amène avec elle sur un chemin peu habituel lorsque l’on pense au design. Ce pas de côté, proposé par l’autrice, est tout à fait passionnant pour renouveler notre regard sur cette discipline et ouvrir des voies nouvelles pour la connaissance en design ; sur, pour, par le design. Nous pourrions dire, d’une certaine manière, que l’autrice déterritorialise le design pour le reterritorialiser dans un ailleurs encore en pleine réflexion. Ainsi, la proposition critique de Catherine Chomarat-Ruiz est très intéressante d’un point de vue épistémologique, pédagogique et d’une certaine manière historique pour tous ceux et toutes celles qui gravitent autour du design (chercheurs et chercheuses, théoriciens et théoriciennes, praticiens et praticiennes, étudiants et étudiantes, curieux et curieuses).
Car il est important de dire, pour commencer, que ce livre n’est pas le résultat final d’une recherche, mais un travail que l’on pourrait qualifier d’inachevé, car en cours de réflexion, de composition et d’organisation. L’inachevé n’a, bien évidemment ici, rien de péjoratif, bien au contraire. Il faut le comprendre comme un processus réflexif et une méthodologie critique à l’image d’une esquisse ou d’une amorce de ce qui n’existe pas encore totalement, mais dont les intuitions et les premières fondations sont déjà là. En effet, ce livre est une étape à mi-parcours (comme l’autrice le rappelle à plusieurs reprises dans l’ouvrage) d’un séminaire de recherche intitulé Vers une théorie critique du design, ouvert en septembre 2022, que Catherine Chomarat-Ruiz donne à l’École des Arts de la Sorbonne au sein de l’Université de Paris 1 à ses étudiants et étudiantes de Master ou de Doctorat, ouvert au public, et auquel j’ai assisté durant un an et demi. À l’image du séminaire, l’ouvrage est une invitation à réfléchir ensemble et en commun à un devenir-autre du design. L’inachevé permet donc de ne pas (encore) cristalliser l’entièreté de la proposition critique, comme le rappelle par ailleurs l’autrice dès la première page de l’ouvrage : « […] il s’agit bien, dans ce séminaire, de disséminer des graines, de prendre soin d’une pépinière, en risquant des questions, des hypothèses, des concepts, non encore stabilisés3 .» Les doutes intellectuels sont présents et accompagnent le lecteur et la lectrice avec l’autrice dans la construction de sa théorie critique du design et de son cheminement réflexif. Il faut aborder cet ouvrage comme une conversation ouverte, un dialogue permanent entre l’autrice et son lectorat.
1. Présentation
Ce livre trouve ses fondations dans une hypothèse et une intuition : l’hypothèse se construit sur le fait que « l’idéal éthique et la visée scientifique du design, qui visent à améliorer l’habitabilité du monde, pour l’un, et à se saisir comme champ d’étude, pour l’autre, semblent perdus pour la modernité tardive4 » ; l’intuition se fonde sur la mobilisation des « philo-sociologues » de l’Institut de recherche sociale de l’École de Francfort comme courant de pensée critique. L’autrice justifie ce choix du fait de leur critique récurrente et permanente du capitalisme, de la radicalité de cette dernière et de la nécessité des enquêtes de terrain5. L’autrice part du postulat que le design serait victime — mais aussi acteur — d’une innovation factice induite par le système capitaliste néo-libéral (l’idéal éthique) d’une part et serait enclin à une défiance envers toute tentative de théorisation (la visée scientifique) d’autre part. Pour tenter d’apporter un éclaircissement à cela, l’autrice mobilise des concepts clés de l’École de Francfort – la réification, la résonnance, l’éthique, l’accélération, l’aliénation, la vie bonne – pour n’en citer que quelques-uns, qu’elle relit, transpose et reformule par le prisme du champ du design. Car si les concepts mobilisés sont nombreux, ils ont le mérite de toujours être situés, expliqués, analysés. Ce travail de théorisation – et de vulgarisation – permet de rendre ce livre accessible aux initié·es comme aux moins initié·es à la littérature scientifique ou au design, le tout accompagné de plusieurs tableaux qui synthétisent, organisent et structurent la méthodologie de recherche et la réflexion critique.
Pour ce faire, Catherine Chomarat-Ruiz propose quatre parties, sobrement nommées « Design et éthique » (p. 49 à 134), « design et politique » (p. 135 à 184), « Design et épistémologie » (p. 185 à 262), « Design, éducation et traduction sensible » (p. 263 à 322). L’hybridation de l’ouvrage est présente à toutes les strates de la réflexion, car il s’agit avant tout de donner la parole aux designers et designeuses. Comme l’indique d’ailleurs le titre du livre, il s’agit d’être « à l’écoute du design », c’est-à-dire de se mettre « au service » du design. Nous pourrions presque qualifier cet ouvrage de théorie critique « de terrain6 » tant les entretiens avec des designeurs et designeuses organisent le livre et tant les discussions avec des chercheurs et chercheuses structurent la réflexion critique. Ainsi, le titre de l’ouvrage ne ment pas : l’autrice est « à l’écoute du design », cependant, il faudrait rajouter « à l’écoute des professionnel·es du design », car c’est bien de l’expérience et de la pratique de designers et designeuses confrontées aux concepts théoriques de l’École de Francfort que la théorie critique élaborée par l’autrice se construit. En ce sens, le « projet » de Catherine Chomarat-Ruiz n’est pas, je crois, d’apporter des réponses, mais bien de nous inciter à nous poser de nouvelles questions, avec, comme elle le dit dès les premières pages de son livre, « le souhait d’être utile au design7 ».
L’un des atouts de ce livre est sans nul doute que le design est avant tout abordé comme une pratique, comme un champ exploratoire : « Le design est une pratique de projet dont la finalité est l’amélioration de l’habitabilité du monde dans le respect des humains et des non-humains8. » La définition ouverte et non réductrice du design que propose Catherine Chomarat-Ruiz invite à réfléchir au design comme discipline de conception sans pour autant l’enfermer dans une pratique unique, voire réductionniste. Ce positionnement lui permet dès lors de ne pas se cantonner à une pratique du design et de balayer un vaste champ disciplinaire allant de l’objet à l’espace, du graphisme à la scénographie, de l’urbain au textile, du son à l’expographie. Ainsi, le design se conçoit toujours comme un projet d’amélioration de l’habitabilité du monde ayant des conséquences plus ou moins importantes et graves sur celles et ceux qui l’habitent, le vivent et l’expérimentent. Les périodes, les théoriciens et théoriciennes, les disciplines, les concepts, les critiques, les productions sont mobilisées comme des exemples et contre-exemples permettant de construire, d’organiser et de structurer les prémisses de sa théorie critique du design.
2. Lecture
Bien que le mot n’apparaisse pas dans l’ouvrage, l’autrice semble le suggérer tout au long de sa réflexion. Et si, finalement, le design – la pratique du design – était, en réalité, un phármakon, ce dispositif philosophique qui recoupe trois sens distincts, pourtant loin d’être antinomiques : il est à la fois le poison, le remède et le bouc émissaire. Car la question que pose en filigrane l’autrice, et qui structure le livre, pourrait se résumer ainsi : de quelle manière pourrait-on, à nouveau, faire résonner la pratique du design ? Comment renouer avec une pratique du design éthique, responsive, ou, comme le formule l’autrice, « résonnante » ? Comment réconcilier l’approche pratique et l’approche théorique du design ? Dès lors, il faut se demander si le design est – et a toujours été – tiraillé entre une production positive et une production négative. Cette discipline serait-elle, depuis sa conceptualisation, l’objet de forces extérieures qui l’empêche de se concrétiser comme la possibilité d’un champ autonome propice à améliorer l’habitabilité du monde ? Sa récupération capitaliste, productiviste, matérialiste est-elle inévitable ?
2.1 Design et éthique
Toujours dans le but de mener l’enquête sur la perte de l’ « idéal éthique » du design, l’autrice, dans son premier chapitre, retrace et interroge brièvement l’histoire européenne et occidentale de la discipline. En prenant comme exemple certains des acteurs majeurs du design, l’autrice opère une distinction nouvelle qui amène à de nouvelles catégorisations avec un objectif précis : « Notre hypothèse est que le design est partagé entre différentes propositions éthiques constituant une véritable controverse9. » Ainsi, elle propose d’organiser les productions matérielles et/ou intellectuelles selon une classification éthique dans le but d’alimenter cette controverse. Elle nomme « éthique normative » les acteurs qu’elle qualifie d’« esthétisants » (William Morris, John Ruskin, Jacques Viénot, Étienne Souriau), les acteurs qu’elle qualifie d’ « économistes » (Tomás Maldonado, Ettore Sottsass) et les acteurs qu’elle qualifie de « moralistes » (Vilém Flusser, Victor Papanek). Toutefois, cette forme d’éthique n’est pas suffisante, car elle délaisse ou peine à imposer, selon elle, la possibilité d’une articulation solide avec des problématiques politiques, écologiques et sociales. De plus, comme elle l’écrit « Tous les acteurs mobilisés jusqu’ici restent “normatifs”, au sens où Harmut Rosa traite de critique normative de notre modernité tardive, c’est-à-dire au sens d’une critique cherchant à montrer que le fonctionnement du système n’est pas conforme à des normes extérieures jugées supérieures10. » Pour parer ce manque, l’autrice propose une nouvelle voie, celle d’une « approche pragmatiste du design […] pour délaisser cette éthique normative transcendante au profit d’une éthique immanente à l’exercice de la profession11 ». Elle nomme cette orientation « éthique responsive » pour insister sur la manifestation et l’exercice de la raison comme caractère moral d’une action qui prend forme dans le champ du design.
2.2 Design et politique
De manière plus propositionnelle, afin de démontrer la difficulté de la constitution d’une éthique responsive au sein de cette discipline, l’autrice retrace, dans le second chapitre, la compromission du design à travers l’Allemagne nazie, l’Italie fasciste, voire avec les « sociétés de contrôle12 » contemporaines. Cette proposition « s’adresse de façon un peu particulière aux lecteurs designers afin d’être mise en débat13 », car il s’agit là d’interroger l’instrumentalisation du design selon un double processus qui porte à la fois sur les théories du design et les théories des objets du design14. À l’image de l’art, du cinéma ou de l’architecture, le design a joué un rôle majeur dans le processus d’esthétisation des régimes totalitaires, souvent employé comme vecteur de propagande et d’idéologie et objet de séduction et de divertissement. L’autrice fait l’hypothèse qu’il y aurait « un lien, et plus précisément une continuité, entre la “position” de certains designers d’aujourd’hui à l’égard du politique et la compromission de certains designers dans les régimes totalitaires15 ». La proposition de l’autrice est de dire qu’il est impossible de constituer une éthique responsive au champ du design tant que perdure une politique autoritaire et capitaliste16 (qu’elle soit de droite ou d’extrême droite), mais aussi tant que ne sera pas résolu, ce qu’on pourrait appeler, le « problème de la gauche17 ». Après avoir montré les innovations factices, les créations-plagiats et l’imposante valeur symbolique du design durant ces sombres périodes de l’histoire d’une partie du Monde, l’autrice, en s’appuyant sur plusieurs livres d’Axel Honneth, introduit et retrace les fondements du « socialisme expérimental » comme champ d’action pour « l’avènement d’un design européen et transnational, moral et économiquement engagé18 ». Pour cela, l’autrice pose quatre questions, adressées spécifiquement aux designers et aux designeuses : « les designeurs ne seraient-ils pas trop jaloux de leur liberté pour être socialistes ? Les designers, qui ne s’assimilent pas à des prolétaires, ne sont-ils pas de fait peu soucieux de socialisme et de révolution ? Les designers, constatant au quotidien la vivacité du capitalisme, ne sont-ils pas, par ailleurs, trop méfiants à l’égard de ces lois historiques et déterministes du progrès, trop attachés à l’empirie, pour être socialistes ? Et cela ne signifie-t-il pas que le design se déployant désormais dans la sphère des services à la personne, ou du conseil aux collectivités, par exemple, il semble trop lié à une économie post-industrielle pour que les designers se reconnaissent dans le socialisme19 ? » L’exploration critique de ce chapitre peut se comprendre comme une réflexion plus radicale sur la nécessité d’un bouleversement politique (et de conscience) pour que puisse s’opérer une réelle transformation de la société. La question que nous pourrions nous poser ici, serait de savoir : y a-t-il un contexte politique plus à même pour que puisse se développer une pratique du design émancipatrice, éthique et responsive ?
2.3 Design et épistémologie
Ce questionnement propre aux designers et aux designeuses permet à l’autrice, dans le chapitre trois, d’engager une réflexion sur la méfiance qu’entretiennent ces dernier·ères envers toute forme de théorisation du design ou de leur pratique. D’après plusieurs entretiens, les raisons semblent diverses et variées : méfiance, désintérêt, ruse, crainte d’une perte de créativité, crainte d’une disqualification d’une recherche exploratoire, aspiration à une hybridation entre science et pratique20. Le principal problème serait le processus réifiant qui accompagne chaque discours scientifique et chaque tentative de théorisation du design. Mettre en mot le processus créatif qui accompagne la réflexion et le projet de design reviendrait à procéder à leur réification et donc à réduire le processus créatif à un simple processus de langage transformé en discours. Simplifier la complexité de l’engagement créatif à des mots reviendrait à minorer également la complexité du champ du design, de sa méthodologie et de sa mise en production. Comme l’écrit l’autrice : « En exprimant la crainte de voir se tarir une forme de créativité, et en opposant ainsi à la rationalité scientifique l’émotion, la sensibilité, l’imagination à l’œuvre dans leurs réalisations, les designers ne se méfient-ils pas de la science et de la théorie qu’ils envisagent sous l’angle d’une réification généralisée […] ? Toute cette réflexion est résumée dans un tableau qui reprend les auteurs, les analyses de la réification et de la pensée identificatrice, les limites, les remèdes et la légitimation d’une forme de méfiance et les remèdes propres au design, comme l’écrit l’autrice21. Cette incompréhension ou absence de dialogue permanent entre praticiens et praticiennes d’un côté et théoriciens et théoriciennes de l’autre semblent trouver une voie de sortie en se demandant, finalement, pour qui écrit-on ? Qui nous lira ? Une phrase tirée d’un entretien résume à elle seule cette distance : « Quand j’en parle justement avec des amis qui sont designers pour des PME, c’est quand ils lisent un papier scientifique, ils ne voient pas comment ils peuvent se saisir de ça. C’est-à-dire que la matière, qui est produite par la discipline scientifique, ne dégage pas des choses préhensibles pour eux. […] Quand ils lisent par exemple la revue Sciences du design, ils ne voient pas ce qu’ils pourraient en faire22. » La question de la réception (qu’elle soit d’ailleurs théorique ou dans le projet de design) semble inhérente et obligatoire pour que puissent se construire des passerelles, des ponts et un dialogue fructueux et fécond entre l’ensemble des acteurs et des actrices du champ du design (praticiens et praticiennes, théoriciens et théoriciennes, usagers et usagères, consommateurs et consommatrices) : à qui s’adresse-t-on dès lors que l’on manipule le design, que ce soit par des mots ou par des choses ? S’il est vrai qu’une certaine forme d’élitisme ou de mépris peut résider dans le milieu de la recherche scientifique en sciences humaines et sociales envers celles et ceux qui n’auraient pas les connaissances ou le vocabulaire adéquat, ne pourrait-on pas faire une critique similaire à certains projets de design qui ne visent ou ne prennent en compte qu’une partie spécifique de la population ? Ou, plus problématique encore, ne prennent pas en compte toutes les formes d’existences qui constituent la population (une approche intersectionnelle de la pratique du design ?). Car s’il est vrai que les praticiens et praticiennes peuvent se sentir exclu·es de la recherche scientifique en design, ne pourrions-nous pas faire une critique similaire à certains « produits » du design qui écartent une partie de la population ? Pourquoi continuer à produire des objets genrés, par exemple ? Pourquoi ne pas prendre en compte les situations de handicap dans la conception d’objets ou d’espace ? Pourquoi les enfants, les personnes âgées, les femmes, les personnes racisées, les LGBTQIA+ sont encore trop souvent stigmatisées, instrumentalisées ou invisibilisées dans le design ? Pour permettre de créer un réseau efficient entre tous les acteurs et toutes les actrices de ce champ, l’ouverture à d’autres formes de pensées et de conception du design est discutée à l’aune des théories critiques décoloniales, féministes et écoféministes, mais également de la traductologie comme paradigme à la théorie critique du design proposée par Catherine Chomarat-Ruiz. Car si la théorie, et le processus scientifique qui l’accompagne, peuvent être perçus comme réifiants en cloisonnant des concepts, des expériences, des situations à travers des mots, elle a pourtant le mérite de mettre des mots sur des processus complexes, violents, nouveaux, seule possibilité pour les faire apparaître comme phénomènes. Ce travail de théorisation linguistique permet, in fine, de mettre à jour des processus systémiques et structurelles permettant d’en parler, de les étudier, les analyser, les débattre, les comprendre, pour finalement les traduire en « projet » dont la finalité serait d’améliorer le quotidien tout en minimisant certains systèmes de pouvoir, de domination, d’exclusion, de stigmatisation, de manipulation. Si la réification peut se concevoir comme un processus qui appauvrit le langage, nous pouvons aussi comprendre la langue comme la possibilité de complexifier le monde – et donc le design –, la place que nous y tenons et les relations que nous y entretenons. Il semblerait opportun de se poser plutôt la question de pourquoi pratique et théorie – en France – n’arrivent-elles pas à construire un vocabulaire commun, un champ d’action partagé, un terrain de lutte collectif ? Ce n’est peut-être pas tant la faute de la politique à l’échelle globale (le problème de la gauche) que la faute du politique à l’échelle locale (le cloisonnement des disciplines). Plutôt que d’incriminer une certaine théorisation du design, ne pourrait-on pas blâmer l’enseignement du design et le peu de place laisser à la théorie ?
2.4 Design et éducation
Enfin, la quatrième et dernière partie est consacrée, en toute logique, à l’enseignement et à l’éduction au design qui sont « vraisemblablement impliqués dans les problèmes éthiques, politiques et épistémologiques inhérents à ce champ23 ». En partant d’une observation commune et partagée par de nombreuses personnes enseignantes et étudiantes, portant sur le déséquilibre permanent et de plus en plus prononcé entre la théorie et la pratique, entre les cours de sciences humaines et sociales et les cours de projet, l’autrice s’interroge sur le rôle de l’éducation comme outil disruptif, engagé, voire interstitiel. Effectivement, à l’ombre des programmes opaques et rigides subsistent des marges d’inservitude et des espaces de liberté grâce auxquels il est encore possible d’expérimenter, de s’émanciper, de s’affranchir du poids des normes des écoles ou des universités. Ces « marges de libertés pédagogiques24 » sont indispensables pour tâtonner, débattre, proposer, créer avec les étudiants et les étudiantes, comme autant de micro-espaces propices à l’élaboration de savoirs mineurs : « Éduquer, qui ne peut être synonyme de dresser mais de permettre de se transformer, consiste dès lors à éveiller la curiosité pour développer l’attention25. » L’autrice mobilise ici quatre théoriciens critiques de l’éducation (Tim Ingold, John Dewey, Francisco Ferrer, Paulo Freire) lui permettant, chemin faisant, de dessiner les contours de ce qu’elle nomme la « matrice éducative au design » permettant « d’expliciter ce qu’est le projet et ce que signifie projeter en gardant à l’esprit la portée éthique, politique et épistémologique de l’éducation au design26 ». À la fois critique et propositionnelle, cette partie qui clôt l’ouvrage permet d’ouvrir des perspectives importantes sur le renouvellement de l’enseignement au sein des disciplines de création et de conception, mais également pour celles et ceux qui s’intéressent à ces disciplines d’un point de vue théorique : sortir des lieux d’enseignement habituels souvent inadaptés à la production de nouvelles connaissances et de nouveaux savoirs ; préférer la complexité du dualisme à la facilité du binarisme ; comprendre la manière dont nous pensons pour éduquer notre pensée ; l’importance de l’expérimentation et la dimension sociale des apprentissages en mettant en place des travaux de groupes ; éveiller la curiosité, l’entraide, l’autonomie, l’altruisme ; s’émanciper des dogmes ; veiller à toujours27 enseigner les sciences humaines et sociales, seules à même d’entretenir l’esprit critique ; ne plus former les étudiants et les étudiantes dans le seul but de produire des travailleurs et des travailleuses formatés au système capitaliste néo-libéral en les éduquant à une sensibilité morale, écologique, critique, empathique. Si le design est une pratique de projet dont la finalité est l’amélioration de l’habitabilité du monde dans le respect des humains et des non-humains, alors l’éducation au design, son enseignement et sa connaissance – qui passe inexorablement par la théorie et non uniquement par le projet – sont essentiels et fondamentaux pour que puisse advenir un changement de conception de ce champ et une transformation de nos manières de faire, plus respectueuses du non-humain et de l’humain. Il s’agit de ne plus habiter la Terre égoïstement, mais bien de cohabiter dans un monde pluriel.
3. Critique
Tout au long de la lecture du livre, cette phrase de Victor Papanek résonnait : « Comme je le montre tout au long de cet ouvrage, le design établit des discriminations à l’encontre de certaines fractions importantes de la population » avant de rajouter « les designers connaissent très mal les besoins et les désirs réels des gens28 ». À plusieurs reprises, je me suis demandé s’il n’y avait pas une certaine forme de surinterprétation concernant la position des designers et des designeuses quant à leur implication ou leur positionnement face aux problématiques sociales, politiques, écologiques, éthiques. Le livre de Catherine Chomarat-Ruiz, on l’a dit, à ceci de très intéressant, qu’il se fonde sur l’expérience des designers et des designeuses interviewés, mais l’on peut légitimement se demander si les réponses données sont généralisables à l’ensemble des professionnel·les de la profession (comme dans tous les milieux, il existe aussi, dans le design, des personnes peu scrupuleuses, négligentes et corrompues) ou bien si celles et ceux qui ont accepté de se prêter à l’exercice de l’entretien l’ont fait, car ils et elles sont déjà dans une démarche éthique face à leur métier et leur discipline (une enquête plus vaste et quantitative serait sûrement très utile pour clarifier ces points). Il est aussi important de se questionner sur la véracité des choses dites à l’interlocuteur ou à l’interlocutrice pour éviter le piège du « discours écran » ou de « l’idéalisation » qui peuvent être des stratégies de présentation de soi29 destinées à répondre aux attentes de celles et ceux qui mènent une enquête ou un entretien, quitte à manipuler, à falsifier ou à enjoliver la réalité (plus de précision sur la méthodologie de l’enquête dans le corps du texte pourrait aider et apporter quelques éclaircissements : sur quels critères ont été choisis les interviewé·es ? Comment se sont déroulés les entretiens ? De quelle manière était présentée la présente recherche). Ainsi, se questionnant sur le recul énigmatique du monde et le rôle du design dans l’impossibilité d’atteindre une vie bonne, l’autrice écrit : « Nous voudrions en outre avancer qu’ils souffrent peut-être d’autant plus de ce recul énigmatique du monde que, victimes et acteurs de l’accélération et de ses forces motrices, de la mise à disposition du monde et de son retrait, ils se savent responsables de cet échec d’une quête éthique de la vie bonne30. » La question que je me pose est, pourquoi se sentiraient-ils et elles plus responsables que les autres, même si nous comprenons bien que contrairement à beaucoup d’entre nous, ils et elles sont pleinement impliqué·es dans le système de production et de marché qui produit cet empêchement ? Ne serait-ce pas là un processus de victimisation dans le but de susciter un sentiment de pitié ou de culpabilité que de dire cela ? Et, bien que ce ne soit pas le sujet premier du livre, que faire du sentiment de plus en plus prégnant de certains et certaines hors de ce milieu professionnel qui se sentent également responsables – néanmoins en capacité d’agir – face aux différentes urgences et dérives contemporaines ? Pour se sentir responsable, il faut, comme l’explique par ailleurs très bien l’autrice, une conscience morale, cependant, comme l’écrit Hannah Arendt : « La conscience est supposée être une façon de ressentir sans raison ni raisonnement et de savoir par sentiment ce qui est juste et injuste. Ce qui s’est révélé au-delà de tout doute, je crois, c’est le fait que de tels sentiments existent bel et bien, que les gens se sentent coupables ou se sentent innocents, mais que hélas, ces sentiments ne constituent pas des indications fiables, qu’ils n’indiquent même rien du juste et de l’injuste. Des sentiments de culpabilité peuvent être déclenchés par un conflit entre d’anciennes habitudes et de nouveaux commandements. […] Autrement dit, ces sentiments indiquent une conformité ou une non-conformité, ils n’indiquent pas une morale31. » Cette confrontation de positionnement est intéressante, car elle soulève la question de la productivité et de la conformité dans le milieu du design. Pourquoi tel designer ou telle designeuse fait tel projet ? Est-ce pour se conformer aux nouvelles attentes normatives, pour répondre à la demande d’un client ou d’une cliente (agence, entreprise ou marque) ou est-ce parce qu’au plus profond de leur conscience, un sentiment d’une extrême puissance leur dit que c’est ce qu’il faut faire, ou ne pas faire ? Qu’est-ce qui les guide dans telle ou telle voie ? Il faudrait ici interroger plus longuement les personnes sur la finalité de l’engagement, en se demandant si ce comportement est bel et bien une forme pure d’éthique responsive ou si cette conduite ne serait-elle pas induite par une forme de marketing latent (pensons au greenwashing ou au pinkwashing, par exemple), voire de dépolitisation du design ou de sa vie professionnelle ? (Par ailleurs, discuté par Catherine Chomarat-Ruiz dans le second chapitre de son livre) Nous revenons ici à la distinction faite par l’autrice entre l’éthique normative et l’éthique responsive, mais sous-entendre que les designers et les designeuses seraient empreints d’une forme d’éthique responsive les faisant plus souffrir semble un peu trop les innocenter. Ce sentiment d’éthicité comme résultat d’une action est très complexe et à la fois très fragile. Dès lors, si l’on reprend une fois de plus la définition que donne l’autrice du design, c’est-à-dire une pratique de projet dont la finalité est l’amélioration de l’habitabilité du monde dans le respect des humains et des non-humains, alors on peut se demander si, finalement, tout ce qui n’améliore pas l’habitabilité du monde peut être considéré comme du design. Toutefois, qui juge de ce qui améliore ou non l’habitabilité du monde ? Qui et comment déterminer avec objectivité les bienfaits d’un projet ? Car, si tous les designers et toutes les designeuses étaient empreints d’une telle éthique, par conséquent, le monde irait déjà un peu mieux.
Conclusion
Alors, le livre À l’écoute du design. Une théorie critique, écrit par Catherine Chomarat-Ruiz est-il « utile au design » ? La réponse est sans équivoque, oui. Ce livre est même bien plus que cela, car il sera utile aussi au designer et designeuse, aux étudiants et étudiantes en design, aux enseignants et enseignantes en design, et il le sera également pour toutes personnes qui travaillent dans les disciplines de conceptions ou qui réfléchissent sur ces mêmes disciplines. C’est un livre audacieux qui a le mérite, pour celui ou celle qui le lit, de faire surgir de nombreuses questions qui semblent fondamentales, que ce soit sur l’histoire du design, sur les théories du design, sur les évolutions du design, sur les pratiques du design. L’autrice offre un ouvrage riche qui ne craint pas d’oser de nouvelles perspectives de recherche qui ne pourra laisser personne indifférent·e au cours de la lecture. Ce livre, à mon sens, doit se concevoir comme une « boîte à outils », dans le sens que Michel Foucault donnait à cette expression en parlant de ses livres, dans laquelle concepts, pensées, théories, disciplines dialoguent en permanence : « Tous mes livres, que ce soit l’Histoire de la folie ou celui-là [en parlant de Surveiller et punir], sont, si vous voulez, des petites boîtes à outils. Si les gens veulent bien les ouvrir, se servir de telle phrase, de telle idée, telle analyse comme un tournevis ou d’un desserre-boulon, pour court-circuiter, disqualifier, casser les systèmes de pouvoir, y compris éventuellement ceux-là mêmes dont mes livres sont issus… eh bien, c’est tant mieux32. » Lire ce livre, revient à s’autoriser à considérer un devenir-autre au champ du design, à imaginer de nouveaux terrains d’action, à penser à de nouvelles manières d’agir : le design comme champ d’émancipation et de de lutte (écologique, politique, sociale). C’est également réfléchir à sa propre manière de concevoir cette discipline, de s’impliquer et de s’engager autrement dans le futur du design. Que vous soyez praticien ou praticienne, théoricien ou théoricienne, curieux ou curieuse, ce livre saura vous bousculer – gentiment – en décloisonnant certains a priori tout en proposant de nouvelles pistes d’exploration critique.
Pour terminer, nous pouvons dire que ce que propose Catherine Chomarat-Ruiz est un travail ambitieux et courageux qui à la mérite – pour celles et ceux qui en douterais encore – de montrer et d’affirmer que le design ne peut – et ne doit – pas se faire enfermer dans une pensée, une histoire, une conception, une culture, une réflexion – unique et dominante. Le champ du design est pluriel et complexe, à l’image de la multitude de disciplines qui s’organise et dialogue sous l’appellation « design ». Cette constellation de pratiques est autant d’indices et de preuves que le design a encore beaucoup de choses à nous apprendre, nous théoriciens et théoriciennes, nous praticiens et praticiennes.
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Catherine CHOMARAT-RUIZ, À l’écoute du design, une théorie critique, Bagnolet, Éditions L’échappée belle, 2025. ↩
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Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI, Mille plateaux, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980. ↩
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Catherine CHOMARAT-RUIZ, À l’écoute du design, une théorie critique, op.cit., p. 15. ↩
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Nous faisons ici référence au livre de Christiane VOLLAIRE, Pour une philosophie de terrain, Montreuil, Creaphis Éditions, 2017. ↩
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Catherine CHOMARAT-RUIZ, À l’écoute du design, une théorie critique, op.cit., p. 15. ↩
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C’est nous qui rajoutons cette référence théorique, Gilles DELEUZE, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôles », L’autre journal, n°1, mai 1990. ↩
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Nous reprenons cette distinction de Claudia MAREIS, Théories du design, une introduction, Dijon, Les presses du réel, 2023, p. 60. ↩
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Catherine CHOMARAT-RUIZ, À l’écoute du design, une théorie critique, op.cit.., p. 154. ↩
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Rajoutons également raciste, homophobe et de manière plus générale qui construit son discours sur la haine de l’autre et de la différence. ↩
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C’est nous qui mettons en italique. ↩
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Victor PAPANEK, Design pour un monde réel. Écologie humaine et changement social, Dijon, Éditions Les presses du réel, 2023, p. 160. ↩
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Erving GOFFMAN, La Mise en scène de la vie quotidienne. 1. La Présentation de soi, Paris, Les Éditions de Minuit, 1973. ↩
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Catherine CHOMARAT-RUIZ, À l’écoute du design, une théorie critique, op.cit., p. 74. ↩
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Hannah ARENDT, Questions de philosophie morale, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2024, p. 77-78. ↩
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Michel FOUCAULT, « Des supplices aux cellules », entretien avec R-P Droit, Le Monde, n° 9363, 21 février 1975, p.16, dans, Dits et écrits, I, 1954-1975, texte n° 151, p. 1588. ↩