Machine ou marchandise ? Esquisse d’une analyse des rôles respectifs de l’abstraction mécanique et marchande.
Jérémie Elalouf

Jérémie Elalouf est maître de conférences à l’Institut Couleur Image Design (ISCID) de l’Université Jean Jaurès (Toulouse II). Ses travaux de recherche portent sur le rôle joué par le modèle de la nature dans l’histoire des arts et du design et sur les enjeux liés à la technique et aux nouveaux médias.

Résumé
Le capitalisme est-il principalement caractérisé par le développement technologique ou par l’échange marchand ? Les travaux de Lewis Mumford et ceux du courant de la « critique de la valeur » sont représentatifs de cette alternative : le premier proposant une critique de la machine, les seconds renouvelant la critique de la marchandise. Dans cet article, nous proposons une lecture croisée de ces deux analyses de « l’abstraction capitaliste », et des hypothèses pour penser leurs rapports respectifs.

Abstract
Is capitalism mainly characterized by technological development or by commodity exchange? The works of Lewis Mumford and those of the “value criticism” movement exemplify this alternative: the former proposing a critique of the machine, the latter renewing the critique of the commodity. In this paper, we present a comparative reading of these two analyses of “capitalist abstraction”, and some hypotheses for understanding their relationships.

Introduction

Dans le premier chapitre de L’individuation à la lumière des notions de formes et d’information1, Gilbert Simondon propose une critique du schème2 hylémorphique. Ce schème, qui repose sur la distinction entre la forme et la matière, implique de son point de vue un rapport extérieur à la technique. Cette dernière, en effet, n’est appréciée qu’en fonction de ses résultats (les formes) et non des processus concrets qu’elle met en jeu : les échanges énergétiques nécessaires à toute « prise de forme ». Pour l’auteur, un tel point de vue est socialement déterminé : il est caractéristique d’une société pratiquant l’esclavage, où l’homme libre peut commander tout en restant extérieur à l’atelier. Ce schème induit donc une opposition entre la volonté pure et la matière inerte ou, plus généralement, entre l’âme et le corps. Dans Du mode des existences des objets techniques3, Gilbert Simondon avance que ce rapport à la technique est caractéristique du monde antique. Les ingénieurs de la renaissance, au contraire, se sont intéressés de manière beaucoup plus précise aux procédés techniques. La mécanique rationnelle, notamment, a permis d’intégrer la technique dans le champ de la culture scientifique. Mais, cette intégration a pour l’auteur été incomplète : les techniques relevant du vivant ont été rejetées en dehors de la rationalité, de sorte que l’objet technique s’est vu privé de son lien à l’environnement naturel. Deux dualismes ont donc pour Gilbert Simondon déterminé notre rapport à la technique : la distinction antique entre l’âme et le corps, puis la distinction moderne entre nature et culture.

On peut cependant se demander si ces deux dualismes ne sont pas, à un certain niveau, liés. Ne pourrait-on pas faire l’hypothèse qu’il y a un dualisme inhérent à la technique elle-même, dualisme qui se déclinerait de manière différente dans le monde antique et moderne ? Une telle hypothèse nous paraît en tout cas déductible des travaux de Lewis Mumford. Nous proposons dans cet article une relecture de la trilogie constituée par Technique et civilisation4 et les deux tomes du Mythe de la machine5. De ces travaux, il nous paraît possible de déduire trois hypothèses générales :

1. Il existe un schème de la machine, qui est commun au monde antique et au monde moderne.

2. Le schème de la machine induit un dualisme, mais il est partie prenante de l’imagination technique.

3. Le schème de la machine n’induit pas tant un rapport abstrait à la technique qu’une abstraction de la technique elle-même.

Dans le panorama historique proposé par Mumford, le schème de la machine existe depuis l’antiquité, mais il ne connaît sa pleine expansion que dans le monde moderne, de sorte que la critique de la machine et la critique du capitalisme sont indissociables. Ceci pose la question du rapport entre l’analyse mumfordienne de la machine et l’analyse marxienne de la marchandise. L’abstraction marchande, analysée par Karl Marx dans le premier chapitre du Capital6, est-elle de même nature que l’abstraction mécanique ? Pour traiter de ces questions, nous nous appuierons sur la relecture de Marx proposée par les auteurs du courant de la « critique de la valeur7 ». Nous soutiendrons qu’il est possible de distinguer le rôle de la machine et de la marchandise et nous proposerons quelques pistes de réflexion pour penser leurs rôles respectifs dans la modernité capitaliste.

1. La démarche de Mumford

1.1 Machines et sociétés

L’un des postulats fondamentaux de Lewis Mumford, énoncé dès les premières pages de Technique et civilisation, est que pour comprendre les machines, il ne faut pas les considérer de manière individuelle. Toute machine est en relation, de près ou de loin, avec d’autres machines ou d’autres techniques. L’auteur insiste par exemple sur l’importance des techniques de stockage (panier, pot, cuve, silo, hangar, etc.) qui, bien qu’elles ne produisent rien directement, sont indispensables à la synergie entre les différentes techniques8. Mais, l’analyse de la relation entre les techniques n’est pas suffisante pour comprendre un contexte social. Il faut aussi prendre en compte tout ce qui permet cette relation : les rapports sociaux, les rites, les représentations, les connaissances, etc. C’est ce qui amène Lewis Mumford à poser une distinction entre « les machines » et « la machine » :

« Ainsi, lorsque j’emploierai dans cet ouvrage, le mot “machines” je me référerais à des objets spécifiques tels que la presse à imprimer ou le métier à tisser. Lorsque j’emploierai le terme “machine”, ce sera une abréviation pour désigner le complexe technologique tout entier. Cela embrassera la connaissance, le talent et les arts, dérivés de l’industrie ou impliqués dans les technologies nouvelles, et comprendra les diverses formes d’outils, instruments, appareils et systèmes aussi bien que les machines proprement dites9 ».

Le fait de s’intéresser au contexte social n’est pas, pour un historien, un parti pris très original. Mais, ce qui fait la spécificité de l’approche de Lewis Mumford, c’est qu’il considère qu’un collectif humain peut lui-même avoir un fonctionnement apparenté à celui d’une machine. Dans Technique et civilisation, il s’intéresse par exemple au monastère, à la mine et à l’armée. Chacun de ces contextes sociaux a pour l’auteur participé de la formation du rapport moderne à la technique. Les monastères, parce qu’ils ont mis en place une rigoureuse division du temps et une éthique du travail10 ; la mine, parce qu’elle a habitué les êtres humains à un environnement complètement artificiel et à un travail intensément mécanisé11 ; l’armée, parce qu’elle a suscité une demande en biens standardisés (armes, uniformes, etc.) et qu’elle a imposé une discipline très rigide et une stricte division du travail12. Dans chacun de ces cas, il y a une relation entre des rapports sociaux qui se mécanisent et des inventions techniques qui ont joué un rôle majeur dans le monde moderne : l’horloge pour le monastère, les moyens de forages pour la mine, le fusil et l’artillerie pour l’armée, etc.

1.2 Machine et croyance

Lewis Mumford poursuit ces analyses dans le Mythe de la machine. Seulement, au lieu de s’intéresser seulement à la modernité européenne, il élargit son enquête à l’antiquité et à la préhistoire. Son argument est qu’il peut exister une organisation sociale « mécanique » même dans des sociétés où la technologie est rudimentaire. C’est ce qui l’amène à s’intéresser particulièrement aux civilisations mésopotamienne, égyptienne et chinoise13. Pour l’auteur, le point commun de ces civilisations est la fusion entre un pouvoir politique autoritaire et une théologie fondée « sur la puissance et l’ordre éternel du cosmos14 ». La régularité des mouvements cosmiques a été le modèle qui a permis d’orienter la société vers un fonctionnement mécanique. Pour Lewis Mumford, la machine comme organisation sociale précède donc très largement le développement technologique. C’est la raison pour laquelle il estime que toute cette partie de l’histoire de la machine est demeurée invisible aux historiens des techniques : elle ne s’est pas (ou peu) traduite dans la production d’artefacts. Les Égyptiens, par exemple, n’ont accompli leurs ouvrages extraordinaires qu’avec des moyens relativement simples (plan incliné et levier). Cependant, la machine sociale qui organisait et dirigeait le travail était extraordinairement puissante et organisée, au point de réduire tous ses composants humains « à l’état d’éléments purement mécaniques et rigoureusement standardisés15 ». Pendant toute l’antiquité, l’efficacité de ces mécanismes humains a pour Lewis Mumford largement compensé l’absence de technologie.

Ces considérations amènent l’auteur à renverser la relation classique entre infrastructure et superstructure16. Le fait que des organisations sociales « mécaniques » précèdent très largement le développement de la technologie implique que ce n’est pas l’invention de machines nouvelles qui a transformé l’organisation sociale, mais que c’est la transformation de l’organisation sociale qui est un prérequis aux transformations technologiques. Or, ce qui rend possible et acceptable le pouvoir autoritaire requis pour un ordre social « mécanisé », ce sont pour Lewis Mumford des croyances. La machine n’est pas un objet technique, elle est d’abord un type particulier de croyance. Qu’il s’agisse de croyances cosmiques, comme dans le cas de l’antiquité, ou de croyances dans les vertus du sacrifice, comme dans les monastères chrétiens. C’est pour désigner ces croyances que l’auteur utilise le terme de mythe. Dans le vocabualire de Lewis le terme de mythe ne désigne pas un récit relatant les origines d’une société, mais une croyance dénuée de fondement rationnel. Le mythe de la machine, c’est donc la croyance qui rend désirable un type d’organisation sociale mécanique. Et c’est parce que la machine est un mythe avant d’être une réalité technique que l’histoire de la machine n’est pas l’histoire linéaire du développement technologique. Outre les exemples antiques que nous avons mentionnés, Lewis Mumford analyse de nombreux cas d’anticipations technologiques chez des scientifiques, des philosophes ou des écrivains. Parmi tout le matériel rassemblé par l’auteur, les cas de Johannes Kepler17 et Francis Bacon18 sont assez représentatifs. Dans son Rêve, Kepler propose, avec plus de trois cents ans d’avance, le premier récit d’un voyage lunaire ; tandis que dans La nouvelle Atlantide, Bacon envisage, en plein XVIIe, un monde intégralement dominé par la technologie et par la science. Ce que montrent de telles anticipations, c’est que la foi dans la machine précède assez largement les capacités techniques réelles et permet d’orienter l’imagination technologique.

Pour Lewis Mumford, la machine, en tant que croyance, ne dépend pas entièrement de l’histoire. Bien sûr, le contexte historique peut orienter les formes de cette croyance. Mais la croyance elle-même a une autonomie. On peut faire l’histoire des machines, mais la machine est sans histoire. Sur ce point, l’analyse de l’auteur rejoint en un certain sens celle proposée par Theodor W. Adorno et Max Horkheimer dans La dialectique de la raison19. Ces deux auteurs identifient en effet la raison instrumentale à la raison en tant que telle, et la raison à la domination sociale. De sorte que la raison instrumentale, en tant que forme de la domination, est pour eux une constante anthropologique. Cependant, Lewis Mumford n’identifie pas la machine et la raison. De son point de vue, les très riches connaissances accumulées durant le néolithique par exemple, ne relèvent pas de la raison instrumentale20. Plus radicalement, l’auteur estime que la technique elle-même n’est pas réductible au mythe de la machine. Il identifie ainsi au Moyen Âge une « tradition polytechnique21 », tradition qui comprenait une accumulation extrêmement riche de connaissances et de savoir-faire dans de multiples domaines, de l’élevage à la mécanique en passant par la botanique. Pour Lewis Mumford, les machines ne doivent pas être confondues avec la machine : il peut exister un rapport pluriel et inventif aux machines, lorsqu’elles ne sont pas dominées par leur mythe.

1.3 Un problème de définition

Dès lors, comment caractériser la machine en tant que croyance ? Dans les deux tomes du Mythe de la machine, Mumford n’apporte pas de réponse très claire à cette question. Il revient très fréquemment sur certains traits caractéristiques, comme le fonctionnement régulier ou l’organisation rigide, mais il ne propose ni une analyse claire de la croyance en tant que telle ni une définition précise de la machine en général. Ceci s’explique par le fait que la démarche de l’auteur est plus empirique et factuelle que spéculative22. Il cherche davantage à rassembler des matériaux historiques convaincants qu’à réfléchir à la manière dont il est possible de penser la croyance en la machine. C’est dans les premières pages de Technique et civilisation23 que Lewis Mumford s’approche le plus d’une définition générale. Il discute notamment la définition de la machine proposée par Franz Reuleaux dans l’ouvrage Cinématique : principes généraux d’une théorie générale des machines :

« Une machine est un assemblage de corps résistants, disposés de manière à obliger les forces mécaniques naturelles à agir, en donnant lieu à des mouvements déterminés24 ».

Du point de vue de Lewis Mumford, une telle définition est trop limitée. Premièrement, elle ne permet pas de prendre en compte les machines antiques activées par la force humaine, comme l’arc ou la poulie, et qui pour l’auteur sont des machines à part entière. Deuxièmement, cette définition de la machine ne permet pas de prendre en compte les croyances et les organisations sociales. Si l’auteur ne propose pas de véritable définition alternative, il propose en revanche des éléments de définitions permettant de caractériser les machines. Ces éléments sont au nombre de cinq : la conversion énergétique, la régularité, la spécialisation, l’automation.

1. La conversion énergétique est l’une des caractéristiques fondamentales de toute machine, depuis les machines les plus anciennes (l’arc, le tour de potier, etc.) jusqu’aux plus modernes (la machine à vapeur, le moteur électrique, etc.). La conversion énergétique est ce qui distingue l’outil de la machine : l’outil est activé directement par la force humaine, tandis que la machine utilise une source d’énergie extérieure qu’elle transforme (force animale, force éolienne, etc.). Le type d’énergie utilisé par les machines est notamment un des critères que Lewis Mumford utilise pour distinguer les différentes périodes de l’histoire des techniques. Par exemple, la phase « éotechnique » est pour l’auteur caractérisée par l’exploitation de l’énergie éolienne et hydraulique et s’étend de l’an mille au XVIIIe siècle ; tandis que la phase « paléotechnique », caractérisée par l’exploitation du charbon, s’étend du XVIIIe au début du XXe siècle25.

2. La régularité est également un trait déterminant : les machines permettent de « réduire à un ordre et à une régularité mesurable les phénomènes de la vie26 ». Mumford estime ainsi que l’horloge est une des machines les plus importantes historiquement : d’abord parce qu’il s’agit de la première machine automatique, ensuite parce qu’elle a permis de quantifier et d’organiser disciplinairement le travail27.

3. La spécialisation est une des caractéristiques qui permet de différencier la machine de l’outil. Alors que l’outil peut avoir de multiples usages, la machine a en général une fonction spécialisée. Un couteau, pour reprendre l’exemple de Mumford, peut servir aussi bien à sculpter du bois qu’à le fendre et à l’aplanir, tandis qu’une raboteuse ne peut exécuter qu’une seule opération28.

4. L’automation permet également de différencier la machine de l’outil. Si l’outil doit être manipulé, la machine exécute automatiquement des tâches. Le degré d’automatisme varie bien entendu d’une machine à l’autre, mais il s’agit néanmoins d’un trait distinctif des machines en général.

Que ces critères puissent avoir une pertinence, la trilogie de Lewis Mumford en offre amplement l’illustration. Seulement, l’auteur ne réfléchit pas à ce qui pourrait permettre d’unir ces critères entre eux. Or, sa démarche implique, de notre point de vue, cette unité. Car, pour Lewis Mumford, la machine n’est pas réductible à un objet particulier, dont on pourrait déterminer s’il répond à tel ou tel critère. C’est une croyance qui permet d’appréhender globalement l’ensemble des objets, et qui permet même d’unifier une organisation sociale en lui donnant un caractère mécanique. Prendre la démarche de Lewis Mumford au sérieux implique qu’on ne peut se satisfaire d’une série de critères, il faut aussi réfléchir à leur cohérence, à ce qui pourrait permettre de les associer.

2. Le schème de la machine

Avant d’aborder le problème de la définition de la machine, nous voudrions faire une remarque préalable sur le terme de mythe, qui nous paraît également poser problème. Car, si la machine peut susciter une croyance29, elle n’y est pas complètement réductible. Par exemple, la possibilité pour Kepler d’envisager un voyage lunaire repose sur une croyance, mais cette croyance peut aussi donner lieu à une recherche rationnelle. De sorte que le terme de schème, utilisé par Simondon, nous paraît plus pertinent. Les schèmes relèvent de l’imagination, mais ils peuvent tendre vers des oppositions abstraites, comme c’est le cas du schème hylémorphique. Ils peuvent ainsi induire des raisonnements, bien qu’ils ne soient pas réductibles à un ensemble de concepts. Nous parlerons donc dorénavant du schème, plutôt que du mythe, de la machine.

2.1 Définition de la machine

Quel pourrait donc être le lien entre les différents critères énoncés par Mumford ? Pour le découvrir, il nous semble nécessaire de partir de deux autres notions : la nécessité et la répétition. Le fonctionnement d’une machine a en effet un caractère nécessaire, sans quoi il n’y aurait pas de technologie rationnelle, et un caractère répétitif. Or, tout ce qui est nécessaire ne se répète pas forcément : pour un croyant, par exemple, les miracles peuvent à la fois être nécessaires et singuliers. De la même manière, la répétition n’implique pas forcément la nécessité : des évènements peuvent se répéter dans l’histoire, ou dans la vie, sans qu’il n’y ait de liens de causalités entre eux. Il existe toutefois une notion permettant d’associer la nécessité et la répétition, c’est celle de prévisibilité. Prévoir implique en effet à la fois de comprendre et d’anticiper le retour de quelque chose. Nous proposons donc la définition suivante : une machine est une chose prévisible. Ou, plus précisément : une machine est une chose qui est conçue en vue d’être prévisible.

De cette définition, il nous semble possible de déduire les critères proposés par Mumford. Nous les traiterons cependant dans le désordre, pour des raisons qui deviendront claires dans ce qui suit, et nous ajouterons deux critères supplémentaires.

1. La déduction de la régularité va relativement de soi : pour qu’une chose soit prédictible, il faut qu’elle ait un comportement régulier.

2. La déduction de la spécialisation ne pose pas non plus de difficultés : plus une chose à un comportement spécialisé, plus ce comportement est prévisible.

3. La rigidité du fonctionnement est déductible de manière similaire : pour que le comportement d’une chose soit prévisible, il faut qu’elle ne se transforme pas, ou le moins possible. C’est pourquoi les machines ont une organisation fixe et sont en général composées de matériaux résistants.

4. La régularité du comportement induit la répétition. Or, ce qui se répète peut se compter. De sorte que de la régularité découle la possibilité de la quantification du fonctionnement d’une machine.

5. La déduction de l’automation nécessite plusieurs étapes. On peut commencer par remarquer que pour qu’une chose ait un comportement prévisible, il faut que rien n’interfère dans son fonctionnement. Il faut donc que cette chose soit, le plus possible, close sur elle-même. Or, une telle clôture implique que cette chose doit pouvoir fonctionner toute seule, avec le moins possible d’interventions extérieures. Le rapport à l’extérieur tend à se limiter à l’énergie qui permet d’activer la machine. De là découle la nécessité de l’automatisation.

6. La conversion énergétique, enfin, est déductible de plusieurs manières différentes : de la régularité du fonctionnement et de la quantification. Premièrement, le fait pour une machine d’être alimentée par une source d’énergie constante permet de rendre son comportement prévisible. En effet, pour que le fonctionnement soit unifié, il faut qu’il ne dépende que du moins de sources d’énergie possible (idéalement une seule). Deuxièmement, si le comportement de la machine est quantifiable, cela implique que l’on peut chercher à améliorer son efficacité et son rendement. La quantification induit ainsi l’optimisation. Et l’optimisation induit elle-même une réflexion sur la manière la plus efficace d’utiliser l’énergie, voire sur les sources d’énergie pouvant produire le meilleur rendement.

2.2 Abstraction et projection

Dans les déductions qui précèdent, nous sommes passés d’une valeur, la prévisibilité, à une idée abstraite, l’énergie. Nous voudrions toutefois revenir sur ce raisonnement. Nous avons pour l’instant présupposé la notion d’énergie pour montrer qu’il était possible de retrouver les critères énoncés par Lewis Mumford. Toutefois, tel qu’elle est utilisée par l’auteur, l’énergie est une notion liée à la science moderne, que l’on ne peut présupposer. De très nombreuses machines ont été conçues avant que le concept moderne d’énergie ne soit explicitement formulé. En revanche, ce qu’il nous paraît possible de montrer, c’est que la machine induit une évaluation abstraite de son fonctionnement, qui peut mener à la notion d’énergie, telle que nous la comprenons aujourd’hui.

Repartons d’une observation élémentaire. Une machine produit une conversion d’un mouvement en un autre, ou plus généralement d’une action en une autre. Et puisqu’elle produit une conversion, la machine induit une équivalence entre les différents types de mouvement et les différents types d’action. À ceci s’ajoute le fait que le fonctionnement de la machine est quantifiable. Cette possibilité de la quantification implique que la machine peut servir comme appareil de mesure. On peut mesurer le travail qu’elle accomplit par la quantité de mouvement qui sert à l’activer ou, réciproquement, on peut mesurer la quantité de mouvement qui permet de l’activer par le travail qu’elle accomplit. En d’autres termes, on peut mesurer un mouvement par un autre mouvement, ou une action par une autre action. Cela veut dire que tous les types de mouvements et d’actions ont quelque chose en commun, sans quoi on ne pourrait opérer ce type de mesure. Or, cette chose en commun n’est rien de substantiel, c’est la pure possibilité, abstraite, de l’équivalence. Le schème de la machine permet donc, potentiellement, d’envisager la notion abstraite d’énergie. Ceci peut permettre d’expliquer les passages entre la recherche empirique et la recherche théorique, ou les rapports entre technologie et science. Mumford insiste à de nombreuses reprises sur les preuves historiques de ce lien, notamment dans son analyse de l’œuvre de Galilée30, mais il est possible de le déduire de notre définition.

En permettant une appréhension abstraite des phénomènes, la machine induit également une certaine idée du monde. Elle délimite en effet un domaine, celui de tous les phénomènes potentiellement équivalents et quantifiables. Ce domaine a une cohérence interne et une intelligibilité, puisqu’il est possible d’y établir des relations de cause à effet. La question qui se pose est celle des limites de ce domaine. Est-il strictement limité, ou bien peut-il recouvrir l’ensemble des phénomènes connus ? En première approche, on pourrait penser que l’extension de ce domaine dépend des connaissances techniques : il est restreint lorsqu’on ne maîtrise que des transformations mécaniques élémentaires, et il s’étend à mesure que l’on découvre de nouveaux types de relations. Mais, les évidences historiques rassemblées par Mumford tendent à montrer le contraire. Ce qui a été en jeu, à partir du XVIe siècle, c’est la projection d’un modèle mécanique sur l’ensemble des phénomènes, projection qui s’est en grande partie fondée sur les découvertes astronomiques31. Une telle projection se basait sur un postulat indémontrable : le fait que tout puisse être ramené à un fonctionnement mécanique. Mais elle faisait aussi abstraction de toute une partie du savoir de l’époque, notamment en matière de zoologie et de botanique. Il y a donc une tendance à vouloir étendre le domaine de la machine, à le faire correspondre avec le monde lui-même.

Le schème de la machine induit donc à la fois une abstraction et une projection. Cette abstraction c’est l’énergie, c’est-à-dire le principe d’équivalence entre tous les mouvements et toutes les actions. Cette projection, c’est le fait que le monde soit réductible au fonctionnement d’une machine. Ce qui permet d’expliquer cette double nature, c’est le fait que le schème de la machine induit à la fois des idéaux, des désirs et des croyances. La valeur propre à la machine, nous l’avons vu, c’est la prévisibilité. Cette valeur, poussée à sa limite, induit un désir : tout devrait pouvoir être prévisible. Et ce désir, s’il « se prend pour la réalité », peut lui-même induire une croyance : tout est prévisible, et donc tout peut être assimilé à une machine. Puisqu’elle est à la fois abstraite et qu’elle se confond avec le monde, la machine est quelque chose de non localisable : elle est à la fois partout et n’est nulle part. Elle n’est réductible à aucun objet concret, elle est bien plutôt ce qui permet de penser les relations entre tous les objets. L’universalité des technologies numériques est donc déjà virtuellement contenue dans le schème de la machine.

3. Machine et marchandise

Dans l’analyse de Lewis Mumford, le développement technologique moderne est corrélatif du développement du capitalisme. L’auteur estime en effet que le capitalisme a prospéré grâce à trois critères : « le calcul de la quantité, la maîtrise du temps […] et l’appât du gain32 ». La quantification de la production et la quantification du temps sont directement liées au fait que la machine puisse, comme nous l’avons vu, servir d’instrument de mesure. Quant à l’appât du gain, on peut le penser comme une forme d’optimisation du rendement de la production de richesse. Le problème d’une telle analyse, c’est qu’elle ignore complètement ce que Marx estimait être absolument central dans le capitalisme : le rôle des marchandises. La question se pose donc de savoir quel pourrait être le rapport entre machine et marchandise et, plus fondamentalement, quel pourrait être le rapport entre l’abstraction mécanique et l’abstraction marchande.

3.1 L’abstraction marchande

Dans Les aventures de la marchandise, Anselm Jappe remarque que l’analyse marxienne de la marchandise n’est pas dépourvue d’obscurité : elle comporte « des obscurités et des contradictions que même la meilleure interprétation philologique n’a pas pu résoudre complètement33 ». Ces difficultés sont certainement liées tout à la fois à la nouveauté de ce que Karl Marx essayait de montrer et à sa propre ambivalence par rapport à la catégorie de travail. Dans La substance du capital, Robert Kurz montre que si d’un côté Marx a entrepris une critique du travail abstrait, comme fondement de la valeur des marchandises et « apriori de la reproduction sociale34 », il demeurait néanmoins « attaché à l’ontologie du travail issu des Lumières et du protestantisme35 », c’est-à-dire qu’il continuait de considérer le travail comme une source de progrès humain. Les auteurs de la critique de la valeur font donc la distinction entre un Marx « ésotérique » et un « exotérique » : le Marx de la critique de la marchandise et de la valeur d’un côté, le Marx héritier des Lumières et apologiste du travail de l’autre. C’est dans la partie ésotérique de l’œuvre que se trouve donc analysée la « forme cellulaire36 » du rapport social capitaliste. Nous tenterons de résumer brièvement les enjeux de cette analyse37.

La marchandise est un objet qui est voué à l’échange. Sa valeur ne peut donc s’exprimer qu’en comparaison avec un autre objet d’échange, sous la forme d’un rapport de proportion : une certaine quantité d’une marchandise x vaut une autre quantité d’une marchandise y. La valeur, c’est ce que les marchandises ont en commun, et qui permet leur comparaison. Or, cette comparaison est abstraite, de sorte que les marchandises n’ont empiriquement rien en commun, si ce n’est leur statut d’objet d’échange. On pourrait supposer que la valeur des marchandises correspond à leur prix. Mais, pour Karl Marx, cela ne fait que repousser le problème, car l’argent est lui-même un objet d’échange, c’est-à-dire une marchandise. En tant qu’équivalent universel, il permet de comparer la valeur des marchandises, mais il ne peut la fonder. On pourrait aussi supposer que le prix des marchandises dépend de leur fonction d’usage, c’est-à-dire des besoins auxquels elles peuvent répondre. Mais, cette réponse n’est pas non plus pertinente. Car, la valeur d’usage réside dans l’objet concret, tandis que la valeur ne se réalise que dans l’échange, échange qui suppose de faire abstraction des qualités particulières de l’objet. Pour Karl Marx, le fondement de la valeur, ce que toutes les marchandises ont en commun, c’est d’être « des produits du travail38 ». Ce qui détermine la valeur d’une marchandise particulière, c’est la quantité de travail qui a été nécessaire à sa production, c’est-à-dire le temps de travail. Toutefois, il ne s’agit pas du temps de travail concret. Car, si un producteur a besoin de beaucoup plus de temps que ces concurrents pour produire le même produit, il y a néanmoins peu de chances qu’il puisse le vendre plus cher. Il faut donc distinguer le « travail concret » et le « travail abstrait », qui correspond au temps moyen de travail nécessaire à la production d’une marchandise. Les marchandises sont ainsi des « gelées de travail humain indifférencié39 ». C’est parce que les marchandises sont porteuses d’une telle abstraction qu’elles ont pour Marx un caractère mensonger, qu’il qualifie de fétichiste40. Dans l’échange, la valeur est considérée comme une propriété « objective » des marchandises, alors qu’elle est de part en part une construction et une convention sociale. C’est pour cela qu’Anselm Jappe estime que l’on peut parler « d’une identité entre la théorie de la valeur et la théorie du fétichisme chez Marx41 ».

Cette abstraction inhérente à la marchandise affecte de manière profonde le travail. Ce n’est pas que le travail devient plus abstrait, car le travail abstrait n’est pas une sorte particulière de travail. Tout travail a, au contraire, une dimension abstraite et concrète en même temps. L’effet de l’abstraction porte sur le fait que tout travail doit, pour recevoir une validation sociale, produire de la valeur. Le contenu concret du travail est donc indifférent (ou tend à le devenir). Le seul critère pertinent est sa capacité à permettre de la valorisation. Quelle que soit l’activité, « c’est toujours de la valeur, ou ça doit le devenir42 ». Et puisque la production de valeur implique une optimisation de l’utilisation de la force de travail, l’ensemble des activités se voient rationalisées de manière similaire. Corrélativement, l’abstraction affecte aussi la manière dont le travail est socialisé. Car, c’est le marché qui permet la mise en relation des différents types de travail, ou la mise en relation des producteurs. De sorte que dans la socialisation, ce n’est pas la qualité du travail qui est prise en compte, mais sa valeur abstraite. Comme le résume Anselm Jappe « chaque producteur produit pour son propre compte, en espérant que ses produits trouvent leur dimension sociale après coup, en se vendant sur le marché43 ». Cela implique qu’aucun choix collectif concernant la production n’est possible, puisque ces choix sont laissés au marché, ou à « l’automouvement de la valeur44 ». C’est en cela que, dans une société capitaliste, le lien social lui-même est aliéné. Le fétichisme marchand consiste dans le fait que de pures constructions sociales – la marchandise et le marché – deviennent autonomes et imposent leur loi. C’est en cela que la valeur, en tant que pur « sujet automate45 », dirige l’ensemble de la société.

3.2 La critique de l’abstraction

Le point commun entre machine et marchandise est leur dimension abstraite. Que ce soit chez Lewis Mumford ou chez les auteurs du courant de la critique de la valeur, l’accent est mis sur le fait que l’abstraction s’autonomise et échappe à toute forme de contrôle humain. De sorte qu’il y a à la fois une très grande proximité et une très grande distance entre chacune de ces orientations critiques. Avant de nous intéresser à ce qui peut permettre de départager ces orientations, nous voudrions mettre en évidence tout ce qu’elles ont en commun. Il faut tout d’abord noter qu’il y a une très grande similitude dans la description de l’histoire du capitalisme. La synthèse historique proposée par Anselm Jappe dans Les aventures de la marchandise46 semble directement empruntée aux analyses de Mumford dans Technique et civilisation. L’auteur souligne notamment le rôle des monastères, de l’horloge et de la transformation des armées suite à l’introduction des armes à feu. Dans son analyse du temps abstrait, Moishe Postone cite quant à lui directement le passage de Technique et Civilisation consacré à l’horloge47. Mais, au-delà de la périodisation historique, ces deux orientations partagent des points communs plus fondamentaux. Elles se basent sur la critique d’une forme de subjectivité et elles aboutissent à la critique d’une conception du monde.

Tout d’abord, ces deux orientations se fondent sur une critique de l’aliénation. Pour Mumford, machine et aliénation sont quasiment synonymes, puisque la machine impose son propre fonctionnement automatique aux institutions humaines. Pour la critique de la valeur, l’aliénation consiste dans le fait que le mouvement automatique de la valeur soit perçu comme un phénomène objectif et non social. Or, puisque l’aliénation est une position subjective, la critique de l’aliénation induit la critique d’un type subjectivité. Dans les deux orientations, la critique porte sur le fait que le sujet est scindé. Pour Lewis Mumford, le schème de la machine induit une distinction entre le domaine du prévisible et du calculable, et tout ce qui ne se plie pas à ces normes. Cela entraîne la division du monde en deux sphères : une sphère subjective et une sphère objective48. Cette division, qui pour Mumford se manifeste pour la première fois chez Galilée, est absolument constitutive du monde moderne. Or, cette scission a pour l’auteur des effets profondément pathogènes. Le rôle dévolu aux machines induit une régression : puisque l’automatisme régit la plupart des aspects de la vie, il n’est plus nécessaire d’agir comme un individu responsable. Cette déresponsabilisation entraîne une perte d’intérêt de la vie et une déliquescence morale : la perversion et la destruction gratuites deviennent valorisées49, et les individus sont en proie à des accès de violence psychotique50. À cela s’ajoutent les violences mécanisées, qui du fait de leur supposée rationalité sont mises hors du champ de la critique51. Pour le courant de la critique de la valeur, la scission du sujet joue également un rôle majeur. Pour Robert Kurz, le sujet n’est rien d’autre que le porteur d’un mouvement de valorisation52. Or, puisque le sujet s’identifie à la valeur, c’est-à-dire à une abstraction, il ne peut plus s’appréhender dans son intégralité et devient « un monde extérieur53 » pour lui-même. Comme chez Lewis Mumford, cette division du sujet est corrélative d’une perte de repère moral : elle produit une « déshinibition culturelle » et permet le déchaînement de formes de barbarie nouvelle54. Car l’assimilation du sujet à la valeur implique une exclusion radicale : ce qui ne peut produire de valeur ne peut être sujet. Cette exclusion s’est historiquement manifestée dans toutes les formes de renfermement et de ségrégation, de l’asile aux camps de réfugiés55, et elle est la racine des diverses formes modernes d’extermination56.

Dans les deux orientations, la division sujet/objet constitue ainsi une vision du monde et une métaphysique. Pour Lewis Mumford, c’est une « nouvelle image du monde57 » qui a pris forme entre le XVIe et le XXe, et s’unifie progressivement. Cette vision du monde s’est appuyée sur des connaissances et des expériences hétéroclites, mais cet ensemble disparate s’est trouvé associé et « a fini par prendre le nom de science58 ». L’organisation de cette image du monde est l’œuvre d’une série de mathématiciens et de physiciens « commençant avec Copernic, Kepler, Galilée, et Descartes, et culminant avec Leibniz et Newton59 ». Cette valorisation du monde mécanisé présentait pour Mumford deux défauts majeurs. Premièrement, elle mettait à l’écart l’ensemble du monde biologique, monde « d’une richesse et d’une complexité littéralement indescriptible60 » pour la science naissante61. Deuxièmement, elle impliquait un « démembrement de l’organisme humain62 », car elle privait l’esprit de son inscription dans le monde organique. C’est ce qui explique pour Mumford le caractère profondément inhumain du monde mécanique. Le courant de la critique de la valeur propose également une analyse de la « fausse ontologie63 » de la modernité. Pour Anselm Jappe, Galilée inaugure une nouvelle conception de la nature, quantitative et abstraite. Cette transformation est pour lui « étroitement liée à l’irruption de la valeur abstraite dans les échanges matériels et du temps abstrait dans la vie sociale64 ». Pour Robert Kurz, les philosophes des Lumières, parce qu’ils ont promu cette vision du monde et chanté les louanges du travail, ont été « les idéologues de l’instauration de la société de la valeur-dissociation, pour ne pas dire les auteurs criminels de son instauration65 ». Pour l’auteur, une critique impitoyable de l’Aufklärung est nécessaire, en vue d’un dépassement de la forme même du rapport social marchand66. L’objectif de chacune de ces orientations critiques est donc de mettre en évidence les caractéristiques d’une ontologie destructrice67, pour permettre de s’en émanciper.

3.3 Croyance et déni

Seulement, pour déterminer en quoi une telle émancipation peut consister, il est nécessaire de départager ces deux orientations. À quoi sommes-nous réellement aliénés : à la machine ou à la marchandise ? On peut imaginer que du point de vue de Lewis Mumford, les auteurs du courant de la critique de la valeur n’accorderaient pas assez d’attention à la technique et à l’imaginaire qu’elle a suscité. En revanche, du point de vue de la critique de la valeur, Mumford passe complètement à côté du fétichisme de la marchandise. Robert Kurz, par exemple, reconnaît à l’auteur du Mythe de la machine quelques intuitions pénétrantes, mais il estime qu’il ne thématise pas le problème de la « constitution-fétiche68 ». Dans Temps, travail et domination sociale, Moishe Postone fait quant à lui cette critique à propos de Mumford :

« Néanmoins, on ne peut expliquer l’apparition du temps abstrait seulement par un développement technique tel que l’invention de l’horloge mécanique. C’est bien plutôt l’horloge mécanique qui doit être comprise par rapport au processus socio-historique qu’elle renforce puissamment en retour69. »

Cet argument montre une mécompréhension de la pensée de Lewis Mumford, puisque la machine a toujours pour lui une dimension sociale. La question n’est pas de savoir si les inventions techniques précèdent les formes sociales. Elle est bien plutôt de savoir quelle a été, dans la modernité, la source de l’abstraction. Entre la critique de la machine et celle de la marchandise, laquelle est la plus fondamentale70 ?

Bien qu’il ne soit probablement pas possible de trancher ces questions dans le cadre de cet article, nous voudrions proposer l’hypothèse suivante : ces deux critiques sont vraies en même temps, mais elles se situent sur deux niveaux différents. Pour Mumford, la machine relève d’une forme spécifique d’imagination, c’est la raison pour laquelle nous avons eu recours à la notion de schème. Le schème de la machine, comme nous avons essayé de le montrer, induit des valeurs, des désirs et des croyances. Pour le courant de la critique de la valeur, en revanche, la machine n’est pas un schème, mais une « abstraction réelle71 », c’est-à-dire une abstraction qui devient concrète au travers d’une pratique sociale. Les sujets qui se livrent à l’échange marchand n’ont pas le sentiment de croire en quelque chose, ils ont bien plutôt l’impression de faire quelque chose de naturel et d’objectif. Il n’y a donc pas de croyance à proprement parler, mais plutôt un déni de la croyance. Si l’on peut croire en la machine, la marchandise est ce en quoi on ne peut pas croire, ou pas complètement croire. Comme le souligne Slavoj Zizek dans Vivre la fin des temps :

« Marx localise l’illusion fétichiste non dans la pensée, dans laquelle nous percevons de manière inadéquate ce que nous faisons et ce que nous sommes, mais dans la pratique sociale elle-même72. »

Pour Slavoj Zizek, il n’est pas nécessaire de croire dans la marchandise, parce que cette croyance n’est pas subjective, elle est immédiatement induite par la pratique sociale. C’est pourquoi ce dernier estime que le rapport aux marchandises relève de la dénégation fétichiste, au sens freudien73. Pour Freud en effet, l’objet fétiche permet au sujet un déni de réalité, il lui permet de ne pas subjectiver un moment de son expérience74. Pour reprendre une terminologie lacanienne, nous pourrions dire que la machine relève de l’imaginaire, tandis que la marchandise relève du réel75 : la machine permet des idéalisations et des projections, tandis que la marchandise est le noyau réel de la société capitaliste, impossible à subjectiver. S’il y a un imaginaire de la marchandise, c’est, comme le montre Walter Benjamin dans Paris, capitale du XIXe siècle, celui de la pure nouveauté76, c’est-à-dire un imaginaire vide, sans contenu.

Conclusion

Nous voudrions revenir sur l’analyse du schème hylémorphique, proposée par Simondon. Comme nous l’avons montré, la distinction entre matière et forme, ou entre corps et esprit, ne saurait être réductible à un héritage du monde antique. Ce que tendent à montrer à la fois les analyses de Mumford et celles du courant de la critique de la valeur, c’est qu’une telle division est bien plutôt une caractéristique de la modernité mécanique et marchande. Toute la question est de savoir cependant si la technique est réductible à la machine ou à la marchandise. Lewis Mumford ne le pensait pas : comme nous l’avons signalé, il cherche à penser la condition d’une polytechnique, c’est-à-dire d’une technique qui ne soit pas unifiée et homogénéisée par le schème de la machine. Robert Kurz ne le pensait pas non plus : le fétichisme marchand est de son point de vue une pure forme. La critique technophobe est donc pour lui un aveuglement par rapport au problème réel : la forme-sujet propre au capitalisme. Les artefacts produits dans le cadre du capitalisme ne sauraient donc être réductibles à l’abstraction marchande et il ne convient pas d’en faire table rase77. Cependant, là où Simondon va plus loin que ces deux auteurs, c’est qu’il pense précisément ce qui, de la technique, est irréductible à l’abstraction. De son point de vue, la résolution des contradictions imposées par le fonctionnement de chaque objet permet une association de plus en plus étroite avec le milieu, association qui tend à en faire un être concret. Ce devenir concret, qui rend l’objet technique comparable (mais non semblable) à un être vivant78, remet profondément en question le partage entre nature et culture, et donc le rapport au monde que la machine et la marchandise induisent.

Bibliographie

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  1. Simondon, Gilbert, L’Individuation à la lumière des notions de formes et d’information, Paris, Éditions Aubier-Montaigne, 1958, rééd. Grenoble, Millon, Krisis, 2017, p. 39-52. 

  2. La notion de schème a été proposée pour la première fois par Kant dans La Critique de la raison pure. Pour Emmanuel Kant, les schèmes sont des créations de l’imagination, qui joue un rôle d’intermédiaire entre la perception et l’entendement. Le schème du triangle, pour reprendre un exemple de l’auteur, permet à la sensibilité d’appréhender cette forme, mais se distingue d’une définition conceptuelle du triangle en géométrie, nécessairement plus générale. Dans le propos de Gilbert Simondon, le schème hylémorphique est donc une création de l’imagination permettant d’appréhender la technique, mais qu’il ne faut pas confondre avec une technologie rationnelle. Cf. Kant, Emmanuel, La Critique de la raison pure, Paris, Flammarion, Garnier, 2006, p. 224-229. 

  3. Simondon, Gilbert, Du Mode d’existence des objets techniques, Paris, Presse universitaire de France, Epiméthé, 1964 ; rééd. Paris, Aubier, Philosophie, 2012, p. 123-127. 

  4. Mumford, Lewis, Technics and Civilization, New York, Harcourt Brace, 1934 ; rééd. Technique et civilisation, Marseille, Parenthèses, Eupalinos, 2016. 

  5. Nous nous appuierons pour le premier tome sur la réédition récente publié par l’Encyclopédie des nuisances. Le second tome n’a malheureusement pas été réédité, et nous nous appuierons donc sur la première édition, publiée par les éditions Fayard.
    Mumford, Lewis, The Myth of the Machine: Technics and Human Developement, New York, Harcourt Brace, 1967 ; rééd. Le Mythe de la machine, T. 1 : Technique et développement humain, Paris, l’Encyclopédie des nuisances, 2019.
    Mumford, Lewis, The Myth of the Machine: the Pentagon of Power, New York, Harcourt Brace, 1970 ; rééd. Le Mythe de la machine T. 2 : Le Pentagone de la puissance, Paris, Fayard, Le Phénomène scientifique, 1974. 

  6. Marx, Karl, Das Kapital. Kritik der politischen Ökonomie, Hambour, Verlag von Otto Meisner, 1867 ; rééd. : Le Capital : critique de l’économie politique, livre I, Paris, PUF, Quadrige, 2006, p. 39-95. 

  7. La critique de la valeur est un courant de la critique sociale qui s’est constitué dans les années 1980 en Allemagne. Il propose une relecture de l’œuvre de Marx centrée sur le problème de la marchandise et de la valeur, qui vise à dépasser les limites du marxisme traditionnel. Dans cet article, nous nous appuierons en particulier sur les travaux de Robert Kurz, Moishe Postone et Anselm Jappe. 

  8. Mumford, Lewis, Technique et civilisation, op. cit., p. 35. 

  9. Ibidem., p. 36. 

  10. Ibid

  11. Id., p. 92. 

  12. Id., p. 104. 

  13. Mumford, Lewis, Le Mythe de la machine, T. 1, op. cit., p. 223-252. 

  14. Ibidem, p. 254-255. 

  15. Ibid., p. 257. 

  16. Dans le vocabulaire de marxiste, la relation entre infrastructure et superstructure désigne le rapport entre l’organisation sociale et économique d’une société et les formations juridiques, politiques et idéologiques qui tendent à justifier cette organisation. Dans la Contribution à la critique de l’économie politique, Karl Marx explique qu’il a procédé à un renversement de la perspective hégélienne : les formes de l’État ne peuvent se comprendre par elles-mêmes, elles doivent toujours être rapportées a une structure économique et à des rapports de production. Cf. Marx, Karl, Zur Kritik der Politischen Oekonomie, Berlin, Franz Dunder, 1859, rééd. Contribution à la critique de l’économie politique, Paris, Édition sociale, 1972, p. 4-6. 

  17. Mumford, Lewis, Le Mythe de la machine T. 2, op. cit., p. 58. 

  18. Ibidem, p. 139-169. 

  19. Adorno, Theodor W. & Horckeimer, Max, La Dialectique de la raison : fragments philosophiques, Paris, Gallimard, Tel, 1983, p. 21-57. 

  20. « Le jardin, le foyer et la mère », dans Mumford, Lewis, Le Mythe de la machine, T. 1, op. cit., p. 195-252. 

  21. « La tradition polytechnique », dans Mumford, Lewis, Le Mythe de la machine T. 2, op. cit., p. 173-218. 

  22. Pour nuancer quelque peu, Lewis Mumford reconnait, dans le premier tome du Mythe de la machine, la nécessité d’hypothèses spéculatives pour guider la recherche historique. L’hypothèse qu’il propose est que, durant la majeure partie de l’histoire humaine, les compétences symboliques des êtres humains ont joué un rôle plus fondamental que les outils, d’où l’intérêt de l'auteur pour les croyances. Cependant, une telle hypothèse concerne le rapport à la technique, et non intrinsèquement la technique elle-même. Cf. Mumford, Lewis, Le Mythe de la machine T. 1, op. cit., p. 31-51. 

  23. Mumford, Lewis, Technique et civilisation, op. cit., p. 34. 

  24. Reuleaux, Franz, Cinématique : Principes fondamentaux d’une théorie générale des machines [en ligne], Paris, F. Savy, 1877, p. 37 [consulté le : 9/11/]. Disponible sur : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9773929z 

  25. Les termes « éotechnique » et « paléotechnique » sont forgés par l’auteur. Mumford, Lewis, Technique et civilisation, op. cit., p. 125-135 et 165-182. 

  26. Ibidem, p. 34. 

  27. Ibid., p. 38. 

  28. Id., p. 34. 

  29. Comme nous l’avons déjà indiqué plus haut, le terme de mythe ne désigne pas pour Lewis Mumford un récit des origines, mais une croyance. 

  30. Mumford, Lewis, Le Mythe de la machine T. 2, op. cit., p. 84-88. 

  31. Ibidem, p. 71-73. 

  32. Mumford, Lewis, Le Mythe de la machine, T. 1, op. cit., p. 367. 

  33. Jappe, Anselm, Les Aventures de la marchandise : pour une critique de la valeur, Paris, Denoël, 2004, rééd. Paris, la Découverte, Sciences humaines et sociales, 2017. 

  34. Kurz, Robert, « Die substanz des Kapitals. Abstrakte Arbeit als gesellschaftliche Realmetaphysic und die absolute innere Schranke der Verwertung », Exit !, n^o^1 & 2, 2004-2005, réed. La Substance du capital, Paris, l’Échappée, Versus, 2019. 

  35. Kurz, Robert, La substance du capital, op. cit., p. 47. 

  36. Marx, Karl, Le Capital, op. cit., p. 4. 

  37. L’orientation proposée par la critique de la valeur se distingue assez nettement de la critique de la réification, développée notamment par Georg Lukacs dans l’essai « la réification et la conscience du prolétariat ». La réification désigne pour l’auteur le fait que les ouvriers, dans le processus de production, sont réduits à l’état de choses, de « mécanismes », du fait de l’abstraction du travail industriel. Georg Lucaks critique l’abstraction du capitalisme, mais cette abstraction est pour lui liée au processus de production et à la division du travail. Pour les auteurs de la critique de la valeur, en revanche, l’abstraction du capitalisme est tout entière déductible de la forme marchandise en elle-même. Cf. Lukacs, Georg, Histoire et conscience de classe : Essais de dialectique marxiste, Paris, Les éditions de Minuit, Argument, 1974, p. 110-120. 

  38. Ibidem, p. 42. 

  39. Ibid., p. 42. 

  40. Id., p. 81. 

  41. Jappe, Anselm, Les Aventures de la marchandise, op. cit., p. 43. 

  42. Kurz, Robert, La substance du capital, op. cit., p. 118. 

  43. Jappe, Anselm, Les aventures de la marchandise, op. cit., p. 59. 

  44. Ibidem, p. 62. 

  45. Marx, Karl, Le Capital, op. cit., p. 173. 

  46. Jappe, Anselm, Les aventures de la marchandise, op. cit., p. 198. 

  47. Postone, Moishe, Time, Labor and Social Domination: a Réinterprétation of Marx’s Critical Theory, Cambridge, Cambridge University press, 1993 ; rééd. Temps, travail et domination sociale : une réinterprétation de la théorie critique de Marx, Paris, Mille et une nuits, 2009, p. 302. 

  48. Mumford, Lewis, Le Mythe de la machine T. 2, op. cit., p. 74. 

  49. Ibidem., p. 482-486. 

  50. Ibid., p. 502-503. 

  51. Id., p. 351-353. 

  52. Kurz, Robert, Blutige Vernunft : Essays zur emanzipatorischen Kritik der kapitalistischen Moderne und ihrer westlichen Werte, Bad Honnef, Horlemann, 2004 ; rééd. Raison sanglante : Essais pour une critique émancipatrice de la modernité capitaliste et des Lumières bourgeoises, Albi, Crise & critique, Palim psao, 2017, p. 87. 

  53. Ibidem, p. 298. 

  54. Ibid., p. 310. 

  55. Kurz, Robert, La Substance du capital, op. cit., p. 120. 

  56. Kurz, Robert, Raison sanglante, op. cit., p. 96. 

  57. Mumford, Lewis, Le Mythe de la machine T. 2, op. cit., p. 139. 

  58. Ibidem

  59. Ibid., p. 65. 

  60. Id., p. 69. 

  61. Cet argument pourrait être remis en question en ce qui concerne la pensée de Leibniz. Dans le Système nouveau de la nature, ce dernier distingue en effet les « machines de l’art » et les « machines de la nature » ou « machines animales ». Ces dernières ne sont pour Leibniz absolument pas comparable aux machines produites par l’homme, notamment parce qu’elles ont un « nombre d’organes véritablement infini » et qu’elles ont un principe d’unité, l’âme, que l’on ne trouve ni dans les machines artificielles ni dans la matière inerte. De notre point de vue, ceci ne remet pas fondamentalement en cause l’argument de Lewis Mumford. Leibniz, en effet, est obligé d’argumenter contre le fait que les machines animales soient équivalentes à des machines, ce qui montre bien qu’une telle assimilation pouvait être tenue pour une évidence. Cf. Leibniz, Gottfried Wilhelm, Système nouveau de la nature et de la communication des substances, Paris, Flammarion, Garnier, 1994, p. 71-72. 

  62. Mumford, Lewis, Le Mythe de la machine T. 2, op. cit., p. 69. 

  63. Kurz, Robert, Raison sanglante, op. cit., p. 78. 

  64. Jappe, Anselm, Les Aventures de la marchandise, op. cit., p. 201. 

  65. Kurz, Robert, Raison sanglante, op. cit., p. 129. 

  66. Ibidem, p. 314. 

  67. En définitive, ce que visent les analyses de Mumford et celles du courant de la critique de la valeur, c’est le rapport au monde que Philippe Descola désigne, dans Par-delà nature et culture, du terme de naturalisme. Le naturalisme, en effet, suppose la division du sujet, entre, d’un côté, une subjectivité privée de toutes relations aux autres existants, et de l’autre côté, une complète cohérence du monde physique. L’auteur synthétise cette opposition de la manière suivante : il y a dans le naturalisme une discontinuité des intériorités et une continuité des physicalités. Seulement, si Descola propose une définition structurale du naturalisme, il n’explique pas vraiment comment le naturalisme a pu s’instaurer dans le monde occidental. On peut ainsi lire Lewis Mumuford et les auteurs de la critique de la valeur comme des tentatives d’expliquer cette instauration, complémentaire de la description proposée par Descola. Ce qui légitime pour nous le rapprochement entre ces trois approches, c’est qu’elles identifient les effets structurels d’une même opposition : le sujet et l’objet, ou les intériorités et les physicalités. Descola, Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 2005, p. 168-180. 

  68. Kurz, Robert, Raison sanglante, op. cit., p. 307-308. 

  69. Postone, Moishe, Temps, travail et domination sociale, op. cit., p. 302. 

  70. Outre le rapport entre machine et marchandise, il faudrait peut-être aussi s’intéresser à ce qui pourrait, par rapport à cette opposition, constituer un troisième terme. Ce pourrait par exemple être le terme d’organique, qui joue un rôle important chez Lewis Mumford ainsi que chez les auteurs de la critique de la valeur. La raison en est que l’organique s’oppose à l’abstraction, et constitue donc une valeur alternative. Nous avions initialement prévu de consacrer une section de ce texte à une critique de la notion d’organique, notamment tel qu’elle est définie par Lewis Mumford. Nous avons dû y renoncer cependant, pour ne pas alourdir la démonstration. 

  71. Jappe, Anselm, Les Aventures de la marchandise, op. cit., p. 49. 

  72. Zizek, Slavoj, Vivre la fin des temps, Paris, Flammarion, Bibliothèque des savoirs, 2010, p. 307. 

  73. Ce rapprochement a également été proposé par Giorgio Agamben dans Stanze.
    Agambem, Giorgio, Stanze, Paris, Payot & Rivages, Petite bibliothèque, 1998, p. 65-104. 

  74. Freud, Sigmund, Œuvres complètes : vol. XVIII : 1926-1930, Paris, Puf, 2015, p. 129. 

  75. Toutefois, il faudrait ajouter que machine et marchandise ont aussi une dimension symbolique, en ce qu’elles induisent aussi de l’abstraction. 

  76. Benjamin, Walter, Œuvres III, Paris, Gallimard, Folio essais, 2000, p. 60-61. 

  77. Kurz, Robert, Raison sanglante, op. cit., p. 179. 

  78. Simondon, Gilbert, Du Mode d’existence des objets techniques, op. cit., p. 59.