Pierre Fournier est designer graphique et typographique, doctorant de l’Université de Nîmes (UPR Projekt), rattaché au LabEx Archimede de l’UPVM. Ses recherches portent la transcription typographique d’écritures anciennes, la conséquence de ces opérations de design sur la matérialité des savoirs et la construction épistémologique des disciplines philologiques. Il est enseignant-chercheur contractuel en design graphique à l’Université de Strasbourg.
Résumé
Cet article interroge les transformations de la matière des lettres typographiques, et la tension entre « matériau » et « matière ». En effet, cette dernière est toujours plurielle dans l’inscription typographique : matrice, encre et support. Que considérer alors comme la matière et à plus forte raison le matériau ontologique de la lettre ? Que manipule le designer typographique ? S’ancrant dans les postures des acteurs de ces transformations à la fin du xxe siècle, la proposition dénoue la tension entre typographie et lisible afin de libérer la lettre de cette obédience, prisme d’entrée dans une recherche spécifique du matériau de la création typographique.
Abstract
This article examines the transformations in the matter of typographic letters, and the tension between "material" and "matter". Indeed, the latter is always plural in typographic inscription: matrix, ink and support. What, then, is the material, and even more so, the ontological material of the letter? What does the type designer manipulate? Rooted in the postures of those involved in these transformations at the end of the twentieth century, the proposal unravels the tension between typography and readability in order to liberate the letter from this obedience, a prism for entry into a specific search for the material of typographic creation.
Introduction
En 1983, le Centre d’étude et de recherche typographiques publiait, avec le concours de l’Imprimerie nationale, un volume titré De plomb, d’encre & de lumière1 (CERT). Ce groupe de travail réunit un ensemble de « gens de typographie » aux abois devant ce qu’ils qualifient de déliquescence de la production typographique française. L’industrie est alors bouleversée par l’effondrement des fonderies typographiques, ainsi que par l’émergence de la production assistée par ordinateur2. Dans sa préface, Charles Peignot fustige des évolutions techniques vouées à supplanter une certaine approche traditionnelle de la typographie, ainsi que l’exigence et l’excellence dont celle-ci relève : « Un des mobiles qui nous a impérieusement poussés à l’édition de cet ouvrage, c’est l’état actuel de la création typographique en France. C’est là une activité traditionnelle qui est morte3 ». Ce cri d’alarme se double d’une précision nous permettant de saisir quelle typographique « classique » l’auteur évoque :
«La modernisation des techniques modifie le sens que les typographes et les graphistes de la génération qui a précédé l’invention de la photocomposition donnent encore au mot “typographie”. C’est ainsi que les hommes de la typographie traditionnelle en plomb se refusent à considérer comme relevant de l’art typographique les manipulations d’ordre mécanique ou photographique qui permettent de modifier l’œil, la graisse ou l’approche d’un caractère. En typographie classique, aucun dessin ne peut être reproduit dans toutes les dimensions. Si l’on veut respecter le style du modèle, il faut le redessiner ou en modifier la gravure en fonction de la dimension voulue4. »
Traitant, pour la typographie des relations et transformations des matières en matériaux, nous allons nous appuyer sur fin du xxe siècle durant laquelle une suite d’évolutions technologiques vient bouleverser structurellement les pratiques de conception et d’usage de la typographie. Nous nous appuyons sur les propos de ces dessinateurs typographiques afin d’éclairer la tension constituée par un déplacement des matières de la lettre vis-à-vis d’une tradition des pratiques. Cette transformation des pratiques de la « typographie » (entendons ici, de la composition typographique) que déplore C. Peignot relève d’un académisme conservateur. Le préfacier regrette l’âge d’or d’une imprimerie qui, à l’aide du plomb, façonnait la « lumière » de la page imprimée, équilibre d’encre et de papier, matières de la typographie, lumière qui se transforme avec l’avènement de la photocomposition5.
Ces discussions engagées autour des nouvelles pratiques de la typographique esquissent la manière dont un changement dans la matière des lettres construit la définition d’un caractère lisible, d’une grande qualité. Cette dernière est déterminée par la relation d’une forme plastique à sa fonction. En ce sens, la typographie ne serait qu’un matériau de la lisibilité du texte, rappelant sa profonde relation au langage. Si la lettre typographique, de plomb ou de lumière dispose d’une matière, que peut-on qualifier comme matériau en deçà de son articulation à une langue, un matériau ontologique de la lettre typographique qui traverse les déplacements de sa matière, toujours au service de sa fonction, la lisibilité ? Observant les transformations de la matérialité des lettres, nous souhaitons identifier ce matériau, comme facteur de continuité entre ces évolutions technologiques, et comme espace de construction de la fonction de la lettre en relation avec sa forme plastique : de sa lisibilité.
Résumant brièvement cette transformation des matières de la lettre, nous constatons ci-après que de plomb et d’encre, la lettre se fait d’encre et de lumière. Ce changement profond dans la nature des matrices d’impressions marque que la lettre typographique est toujours faite « de ». Ce point amorce notre argumentation : la lettre typographique dispose-t-elle d’une matière propre, « ontologique », et, le cas échéant où saisir, que saisir comme matériau ontologique de cette lettre, prisme d’observation des arts de faire typographiques ? Dans cette tension entre rupture technologique et continuité du lisible se dessine un espace où saisir le matériau ontologique de la lettre, manipulé par le dessinateur et le graveur : le contour.
1. L’histoire comme dégénérescence
L’académisme esquissé par C. Peignot tire un trait commun entre les pratiques de plusieurs membres du CERT. L’auteur prône, d’une part, une relation spécifique de la forme à la fonction : l’invisibilisation de la lettre typographique au profit de la lecture, et d’autre part une construction généalogique organisant l’historiographie de la typographie. Le dessinateur Adrian Frutiger compare la forme d’une lettre à celle d’une cuillère : « De même, la cuillère est l’outil qui transporte au corps la nourriture. Sa forme habituelle ne laisse aucun souvenir dans la bouche. La lettre classique du journal ne laisse aucune trace dans le souvenir6 ». Le dessinateur énonce ici de « bonnes pratiques » de la conception typographique, vouée à ne perturber en rien les habitudes de lecture. Le même texte esquisse la question généalogique. En effet, pour A. Frutiger la beauté typographique réside dans l’importance du tracé et de la tradition : « il y a une forme archaïque dont je connais le passé historique et dont je suis tributaire ; mais autour de ce “squelette”, je dois modeler mon volume de blanc, en relation avec les volumes de blanc des autres lettres7 ». La conception typographique relèverait alors d’une pratique largement contrainte et organisée par sa propre tradition.
Dans son ouvrage Écritures : miroir des hommes et des sociétés8, le dessinateur typographique Ladislas Mandel s’insurge à son tour contre une dégénérescence des pratiques de conception des caractères exprimée à travers trois constats : la mainmise des entreprises Monotype et Linotype sur le marché mondialisé de la typographie, l’usage et le développement (malheureux) des caractères « linéales » depuis l’Allemagne ainsi que la recherche d’une matrice originelle de toute notre typographie occidentale. L’abandon du caractère mobile en plomb traduit la fin d’une certaine exigence et d’une certaine excellence typographique exprimée dans sa matérialité et ses usages.
Dégénérescence, c’est bien ce regard que L. Mandel porte sur l’histoire de la typographie occidentale. Prenons tout d’abord la « matrice » de toute création typographique latine occidentale. L’auteur nous dit : « le “romain” gravé par Francesco Griffo pour le Polifilo […] publié par Aldo Manutio à Venise en 1499 […] reste depuis 500 ans le caractère humanistique du monde occidental9 ». L’auteur défend une tradition du dessin typographique où chaque forme réalisée s’inscrit dans une généalogie traçant son chemin jusqu’au tournant des xve et xvie siècles vénitiens. À cette époque furent développés et stabilisés des formes typographiques prenant pour modèles les écritures humanistiques10. L’axe emprunté par le tracé manuscrit est alors transposé dans la gravure typographique. Cette posture fait dire, quelque quatre cents ans plus tard à A. Frutiger : « La beauté réside dans le tracé de la main11 ». Le dessinateur évoque-t-il seulement encore le tracé manuscrit, référent aux origines calligraphiques d’une pratique de l’écriture, ou mentionne-t-il ici le dessin des contours de la lettre ? Ce constat esquisse le rôle du contour des lettres comme élément de continuité dans l’histoire de la lisibilité typographique : certaines qualités plastiques de la lettre, un traitement spécifique du contour participe à la construction d’un caractère parfaitement lisible. Les réminiscences de l’écriture manuscrite fonctionnent alors comme un facteur d’élégance. Dès lors, pour L. Mandel, la reprise, l’évolution, la géométrisation progressives des formes de l’écriture typographique livresque s’apparente à une lente dégradation qui trouve un aboutissement au xxe siècle dans les deux autres facteurs précités : la mécanisation de la production, et le développement des linéales12.
Intéressons-nous au premier point, aux évolutions des techniques de l’imprimerie et leurs influences sur la conception de caractères. L’historiographie de la typographie décrit une tension structurante de la discipline, perpétuellement partagée entre des innovations techniques d’une part, et la reprise des formes graphiques d’autre part. L’historien de la typographie Jacques André nous propose d’observer l’évolution des formes graphiques de la typographiques comme un lent processus de géométrisation. En effet, convoquant Felice Feliciano, Luca Pacioli, Albrecht Dürer ou encore Geoffroy Tory, J. André montre l’émulation de la Renaissance pour la recherche d’une construction géométrique des tracés de la lettre qu’il met en lien avec certaines pratiques de dessin typographique au xxe siècle relevant d’un même principe de construction13. Si les premiers caractères vénitiens – à l’image du Griffo employé par A. Manuce – conservent dans leurs contours des réminiscences du tracé manuscrit des lettres, ceux-ci sont peu à peu éliminés par les graveurs de poinçons. La classification historique des caractères typographiques établie par Maximilien Vox en 1954 expose ce phénomène14. M. Vox établit des catégories fondées les caractéristiques anatomiques communes aux caractères de différentes périodes historiques. Ces regroupements mettent en lumière l’abandon progressif des réminiscences du tracé manuscrit dans la gravure typographique. L’axe autour duquel sont répartis pleins et déliés se redresse. Le contraste entre ces valeurs augmente. Les empattements se géométrisent et se stylisent. Ces éléments, et notamment la classification Vox, participe à la construction d’une histoire de la typographie soulignant l’importance de la reprise et de la variation des modèles dans la création. Elle justifie par-là l’approche généalogique de l’histoire de la typographique esquissée par L. Mandel.
Cette étape introduit la tension entre une transformation de la matière et la permanence d’un « matériau » de la typographie. Les traitements spécifiques du contour des lettres à travers l’histoire commencent à nous apparaître comme l’espace d’une évolution de la formalisation de la fonction de lisibilité des caractères. L’histoire de la typographie fut écrite par ses dessinateurs mêmes comme un exercice de variation continu : généalogie au Griffo, reprise et géométrisation des tracés qui repoussaient hors de la forme typographique toute réminiscence de l’écriture manuscrite. Cette perspective incite le dessinateur typographique Franck Jalleau à proposer que tout exercice de création d’un caractère de labeur soit apparenté à une reprise ou à une interprétation — on parlera alors de revival15 :
Les premiers caractères de Gutenberg n’étaient-ils pas déjà un revival des modèles calligraphiques pratiqués à cette époque ? […] Si nous observons l’évolution de la typographie depuis son invention, il est facile de constater que les revivals ne sont pas qu’une pratique contemporaine née à la faveur de l’outil numérique et de la dématérialisation de la production. Dès les premières décennies qui suivent l’invention du caractère mobile, la recherche de la copie idéale et de son adaptation a existé16.
L’auteur pointe la permanence d’une méthodologie fondée sur la reprise et une nouvelle traduction du contour des caractères existants, soulignant la pertinence de l’historiographie envisagée grâce à la classification Vox. Le dessinateur, ici, réfute la croyance dans une rupture méthodologique introduite par l’usage de l’outil informatique. L’adaptation des caractères historiques aux nouvelles technologies de l’imprimerie relève de pratiques séculaires et non pas d’un vaste mouvement de reprise et de relecture de l’histoire typographique à la faveur de la démocratisation des outils informatiques. Cette transformation des méthodes de création typographiques s’inscrit dans le temps plus long du xxe siècle, et doit être mise en lien avec l’émergence d’une figure, celle du dessinateur typographique.
2. Déplacements de la lumière
La « lumière » qu’évoque C. Peignot émerge de la page, de la blancheur du papier, révélée et soulignée par contraste avec le noir de l’encre définissant les formes typographiques. Au cours du xxe siècle, une nouvelle « lumière » typographique émerge à la faveur du développement de la photocomposition. Le « blanc » de la page conserve son statut, mais le « plomb » cède la place à une matrice de lumière. Cette transformation technique entraine une rupture majeure dans les pratiques de conception typographique, manifesté par un déplacement de la matière. En effet, pendant quatre siècles la technique de l’impression typographique conservait une même structure fondamentale, l’association sur une galée d’un ensemble de morceaux de plombs supportant les formes imprimantes. Les matières de la typographie se partagent entre les deux opérations fondatrices du processus d’impression, la composition et le tirage17. Si l’encre et le papier restent fondatrices de la seconde opération, c’est aux transformations de la première que nous allons nous intéresser. La matière des lettres typographiques connaît, au cours du xxe siècle deux déplacements majeurs : le passage du plomb à la lumière, et le passage de la lumière à l’algorithme avec l’institutionnalisation d’un usage du dessin vectoriel pour la conception typographique à compter des années 198018. Ce second déplacement relève quant à lui d’un principe de continuité : la lettre est abordée par le tracé de son contour. Ce déplacement est directement lié à une transformation des pratiques de conception. C’est précisément ce déplacement qui impulse notre quête d’un matériau « propre » de la typographie, élément de continuité dans ces transformations de la matière des lettres.
Depuis la mise au point d’une technique d’impression grâce au caractère mobile en plomb à Mayence par Gutenberg et ses associés au milieu du xve siècle, c’est au graveur de poinçons que revenait la création de la lettre. Le graveur réalisait sur une tige d’acier le poinçon voué à frapper les moules — ou matrices — dans lesquels fondre les caractères en plomb. Considérer la véritable lettre typographique porte le regard sur ce poinçon, et non l’imprimé, le plomb ou la matrice. La matière de la lettre elle-même, c’est alors l’acier durci qui permet la frappe des moules. Le poinçon garantit l’uniformité des caractères employé, et celle de l’imprimé. Une révolution s’amorce au début du xxe siècle, lorsque fut mise au point la gravure directe des matrices à l’aide de pantographes, elle-même rapidement remplacée par la photocomposition19. Avec cette dernière technique, la composition typographique se trouve libérée de l’obédience matérielle de la machine d’imprimerie et de celle du caractère en plomb. La figure du graveur de poinçons s’efface alors qu’émerge celle du dessinateur de caractères. La lettre n’est plus obtenue en mordant l’acier afin de déterminer son contour selon une technique séculaire. Celui-ci est directement tracé par le dessinateur. La matière de la lettre se trouve profondément transformée : acier, lumière puis algorithme, mais, pour autant, le contour agit comme un facteur de continuité dans les pratiques, espace d’action et d’expression du créateur typographique.
L’écriture typographique est, par nature hétéromatérique20, composée d’au moins deux matières : celle de la figure graphique, et celle du support. Cette hétérogénéité est multiple puisqu’elle rencontre au moins trois matières : celle de la matrice (physique ou algorithmique), l’encre et le support. Penser la matière de la typographie s’extrait difficilement de la dualité fondatrice des pratiques de l’imprimerie : la lettre est toujours matrice et encre. Dès lors, le matériau ontologique de la lettre typographique nous échappe. La matière formée, l’encre imprimée n’est pas un matériau typographique, mais d’impression. Que manipulent alors les graveurs, les dessinateurs et designers, en deçà de la matière qui constitue la matrice elle-même ? Cette réflexion nous amène au constat d’un échec, celui de percevoir la lettre pour elle-même, comme forme graphique, recoin au creux duquel saisir le matériau propre de la lettre typographique, en deçà de la matière formant la matrice.
3. En deçà des matrices, la tyrannie du lisible
Revenons à cet académisme qui au tournant des années 1980, s’érige contre des transformations technologiques vouées à transformer les pratiques de la typographie. Les postures de C. Peignot, d’A. Frutiger et de L. Mandel ne peuvent totalement s’expliquer sans envisager une forme de dogme de la lisibilité. En effet, la nécessité de créer des caractères hautement lisibles apparaît comme le principe contraignant de la tradition typographique. Ainsi, C. Peignot oppose photocomposition et typographie, et réserve ce deuxième terme pour convoquer un classicisme. Ce dernier l’amène à une définition : « Pour nous, la typographie est l’art de concevoir et de produire des alphabets graphiquement cohérents comportant l’ensemble des signes et caractères destinés à être assemblés en mots, puis en lignes et en pages […]. Le terme “typographie” s’applique donc aux caractères eux-mêmes21 ». Assemblés en mots, en lignes et en pages, les caractères se doivent d’être lisibles. Mais de quelle manière une composition se doit-elle d’être « lisible » ? La tradition que revendique C. Peignot les astreint à n’être que cela. L’auteur reprend ici un thème cher à la pensée typographique où la lisibilité s’apparente à une transparence vers le « contenu » du texte, vers le langage.
Dès 1930, Beatrice Warde évoquait la recherche d’une page « transparente » comme la quête de tout typographe. Dans The Crystal Goblet, or Printing Should Be Invisible, l’autrice prône une nécessaire « transparence » de la typographie vis-à-vis du langage. La composition, tout comme le choix du caractère (et par extension, les formes de la typographie) sont entièrement voués à révéler le « contenu », le texte lui-même. La composition typographique n’est qu’un véhicule invisibilisé de la pensée de l’auteur : « Il se trouve, en effet, que notre cerveau fixe son attention à travers le texte imprimé et non sur lui22 ». La « page transparente » recherchée par B. Warde l’est vis-à-vis de la langue, du langage et c’est là toute l’ambiguïté construite par la lisibilité : la matière de la typographie s’invisibilise car ses qualités plastiques sont construites pour immédiatement nous déporter vers sa fonction, vers le lisible. En effet, la typographie s’apparente d’abord à une technique de production d’inscriptions, irrémédiablement vouées à la transmission d’un message. Ce déplacement vers le texte, sur la fonction de la typographie constitue une stratégie d’occultation de la matière au profit du lisible.
Cette ambiguïté, cette tension vers la langue constitue le filtre qui prévient notre regard de se porter sur la lettre typographique elle-même, en tant que forme graphique et plastique prisme d’appréhension de ses arts de faire. La « transparence » de la typographie occulte la matière comme le contour des lettres. En ce sens, nous évoquons une « tyrannie de la lisibilité ».
L’usage du terme « tyrannie » emprunte à Roy Harris et à sa lecture des travaux de Ferdinand de Saussure. Il nous faut à présent embrasser une perspective linguistique, afin de dénouer la manière dont l’impératif de lisibilité occulte notre perception de la matière de la typographie. La « tyrannie de la lisibilité » prend sa racine dans la « tyrannie de l’alphabet », une perception de l’écrit qui « impose une classification des signes écrits et des systèmes d’écriture qui présuppose une lente progression séculaire vers un point culminant. Ce zénith serait l’invention de l’alphabet tel que nous le connaissons dès notre enfance, c’est-à-dire dans ses applications aux langues européennes23 ». L’alphabet latin conditionne notre rapport à l’écriture typographique, dont la pratique contemporaine est née dans l’Europe du xve siècle. Il en structure notre conception comme notre appréhension. Le dogme de la typographie comme un véhicule transparent de la langue s’inscrit dans une conception de l’écriture typographique structurée par le rapport institué entre langue et écriture tel qu’il se formalise dans l’alphabet latin. Lui-même efface et invisibilise la lettre comme forme graphique en nous déportant immédiatement vers sa fonction : la notation de la langue.
Cette prévalence du contenu sur la forme graphique rejoue dans l’écriture celle de l’oralité sur l’écriture formulée par F. de Saussure : « Langue et écriture sont deux systèmes de signes distincts ; l’unique raison d’être du second est de représenter le premier ; l’objet linguistique n’est pas défini par la combinaison du mot écrit et du mot parlé ; ce dernier constitue à lui seul cet objet 24 ». La forme graphique importe moins que ce qu’elle nous transmet comme langage. Cette approche de l’écriture est dite glossographique25. Cette posture glossographique forme une matrice contraignante des attentes de la création de caractères typographiques. Système second, toujours placé dans une relation hiérarchique où le langage tiens la préséance, l’écriture n’a pour fonction que de révéler le « contenu » du texte. La langue, mais aussi la linguistique forme à ce titre un cadre structurant permettant, dans des parallèles ambigus d’énoncer des arts de faire typographiques au service d’une fonction – la lisibilité – dont dépend le traitement de la matière.
4. Ordre graphique et ambiguïtés phonétiques
En 1984, le typographe belge Fernand Baudin publie La typographie au tableau noir, manuel embrassant le même académisme conservateur que C. Peignot ou L. Mandel. L’auteur s’essaie à une définition typographique de l’alphabet : « Pour les grammairiens et les linguistes, l’alphabet est un système de 26 signes phonétiques. Pour le graphiste et le typographe, c’est un système de signes qui a une logique optique propre26 ». Il propose la notion « d’ordre graphique », un principe fondateur de la cohérence plastique des différentes lettres composant un caractère typographique, « déterminé par des similitudes entre caractères composés de droites, de cercles et d’obliques27 ». L’ordre graphique opère une cohérence qui participe activement à la réalisation de caractères « lisibles », grâce à un certain traitement du contour des lettres. Il désigne la recherche d’une harmonie, d’une cohérence optique entre les différentes formes graphiques qui composent un caractère typographique. L’ordre graphique contraint l’équilibre et l’alternance entre valeurs de « noirs » (la lettre imprimée) et le support, le « blanc ». Chaque forme graphique est ainsi déterminée dans sa relation aux autres, au regard d’un impératif de normalisation qui assure leur cohérence.
Les termes employés par F. Baudin eux-mêmes doivent être examinés, notamment l’usage des termes « signes » et « phonétique » puisqu’ils participent directement à l’effacement de la typographie au profit du langage. En premier lieu, parler de « signe » typographique est inapproprié dès lors que nous l’envisageons depuis la sémiotique. Le signe « est utilisé pour transmettre une information, pour dire ou indiquer une chose que quelqu’un connaît et veut que les autres connaissent également28 ». Évoquer des « signes typographiques » ne résiste pas à cette définition. En effet, si la lettre s’intègre à un processus de transmission c’est au titre de la notation d’un son. La lettre, en elle-même n’engage aucun processus de connaissance. Ainsi, la lettre elle-même n’engage pas de processus de signification, qui est au cœur même de la notion de signe : « le signe n’est pas seulement un élément qui entre dans un processus de communication […] ; il est aussi une entité qui participe à un processus de signification29 ». La conception des lettres de notre alphabet désigne la lettre comme éléments inconnaissables. La connaissance n’émerge qu’avec la syllabe, que l’on peut décomposer et définir par l’addition des lettres. Ces derniers ne sont que l’identification des sons. On préférera alors parler de « figures », des « non-signes qui entrent comme parties de signes dans un système de signes30 ». Ainsi, même prise au niveau visuel, la lettre ne peut être considérée comme un « signe », entraînant une rupture dans le cadre linguistique forgé par les typographes. Afin d’envisager ses dimensions strictement graphiques et plastiques, c’est du vocable « formant » que nous qualifierons à présent les lettres31. À la conception glossographique de l’écriture, nous substituons une étude de la contrainte exercée sur une matière par la définition d’un contour, privilégiant ainsi une approche plastique de la création typographique.
Le terme « phonétique » lui-même ouvre une nouvelle difficulté. Une fois réfuté l’usage du terme « signe » pour la désignation des lettres, c’est toute la posture académique structurant les arts de faire qui s’effrite. Comprendre le problème posé par l’usage du terme phonétique implique de considérer le statut de la langue, telle qu’elle se trouve engagée dans la création typographique. Pour Louis Hjelmslev, « toute langue se présente immédiatement comme un système de signes, c’est-à-dire comme un système d’unités d’expression auxquelles est attaché un contenu (sens)32 ». Précisément, c’est sur les unités de l’expression que porte notre attention. Le signe admet certains niveaux de décomposition signifiantes et non signifiantes (syllabes, figures). Ces éléments, signes et figures, se déroulent dans une direction déterminée. Dans l’usage de l’alphabet latin, la linéarité du langage est répercutée dans l’écriture qui associe des unités du plan de l’expression de gauche à droite, et de haut en bas. Le système de la langue organise les relations entre les éléments qui compose la chaîne des unités de l’expression. Le respect des combinaisons syntagmatiques qu’elle autorise détermine l’émergence d’un contenu, d’un sens.
L’usage du terme « phonétique » par F. Baudin intègre à la création typographique le principe contraignant qui régit l’organisation des syllabes. En effet, chaque langue repose sur des règles spécifiques de construction qui déterminent les combinaisons possibles de figures pour la composition des signes. Le mot se compose de syllabes, « unité produite par la relation de certains éléments » dont la mise en relation obéit à certains principes d’organisation :
Les combinaisons entre voyelles ou entre consonnes dans une même syllabe sont soumises à certaines restrictions ; un élément ne peut se combiner avec n’importe quel élément de sa catégorie. Des règles commandent même quelques fois, pour les consonnes par exemples, l’ordre des combinaisons33*.
L’usage du terme « phonétique » dans la définition de l’ordre graphique par F. Baudin intègre ce principe structurant et contraignant d’organisation des figures en syllabes dans la création typographique. En effet, l’assemblage des figures dans la chaîne phonétique, ou plan de l’expression, permet au locuteur de former les signes auxquels est attaché un plan du contenu (le sens). En s’échappant des règles contraignantes posées par une langue spécifique, le locuteur s’expose au risque d’une rupture dans le processus de communication.
Cette « phonétique visuelle » implique que le dessinateur typographique – dans sa construction graphique d’un caractère lisible – introduise dans sa pratique de design un principe contraignant similaire, appliqué au champ visuel. En ce sens, la recherche d’un ordre graphique impose au designer de déterminer certaines qualités graphiques respectées sur l’ensemble des figures typographiques. Ce processus relève de la stylisation34. En effet, le graveur ou le dessinateur détermine son caractère en réduisant la diversité des qualités plastiques de l’écriture afin d’intégrer les différentes figures en un système régit par l’ordre graphique. Ce processus de stylisation relève de conventions collectives de représentation qui nous permettent de voir dans le formant plastique un assemblage de traits pertinents qui matérialisent une lettre. En recherche de lisibilité, une telle approche de la création typographique induit la réduction des qualités plastiques des unités du plan de l’expression, tout entières vouées à révéler un plan du contenu. La typographie, comme plan de l’expression n’est alors envisagée que dans sa transparence vis-à-vis du plan du contenu. En dénouant par les outils de la linguistique cette relation à la langue, nous pouvons nous approcher d’une définition d’un matériau ontologique de la lettre typographique, en deçà de ses différentes matières.
5. Matières, formes, substances typographiques : où se forment les matériaux ?
La critique linguistique de la notion d’ordre graphique éclaire la préséance établie par les dessinateurs typographiques cités de la « lisibilité » sur la construction des formes graphiques. Cette pratique consacre l’import d’une conception glossographique de l’écriture comme principe contraignant des arts de faire typographiques. Or, c’est vers la dimension plastique de l’écriture que se tourne notre regard. C’est donc à la formalisation spécifique du plan de l’expression qu’il nous faut nous intéresser. Si le « signe » dépend de la solidarité entre un plan de l’expression et un plan du contenu35, il n’y a pas de corrélation entre la formalisation des deux plans. En effet, chaque langue « établit ses frontières dans la “masse amorphe de la pensée36 ”». Chaque langue opère un découpage spécifique dans le continuum de la pensée. Ce découpage est un principe de formalisation qui transforme la matière du contenu en substance du contenu : « Nous constatons donc dans le contenu linguistique, dans son processus, une forme spécifique, la forme du contenu, qui est indépendante du sens avec lequel elle se trouve en rapport arbitraire et qu’elle transforme en substance du contenu37 ».
Ce continuum « matière-forme-substance » est établi de même pour le plan de l’expression. L’usage de la parole repose sur « des zones phonétiques de sens qui se forment différemment dans les langues selon leurs fonctions spécifiques, et qui en tant que substance de l’expression, se rattachent par là à leur forme de l’expression38 ». Deux continuums sont donc mis en relations : le continuum « matière-forme-substance » du contenu, et le continuum « matière-forme-substance » de l’expression. C’est à l’aide de ce continuum appliqué au plan de l’expression que nous allons définir une relation entre matière et matériau en typographie, relation accomplie par la qualité du contour des lettres.
La proposition de Louis Hjelmslev peut-elle être transposée aux formants plastiques typographiques, en deçà de toute relation instaurée au langage ? Une inscription typographique relève du plan de l’expression. Celle-ci est mise en relation avec un plan du contenu (ce que l’on nomme communément « le message »). Ici, nous considérons les qualités strictement plastiques du plan de l’expression. Dès lors se pose la question du procédé par lequel nous reconnaissons une lettre typographique. Une grille de lecture est appliquée au formant plastique, prenant en charge un ensemble de traits visuels qu’elle constitue en formants « figuratifs ». Ces derniers forment le levier grâce auquel identifier la représentation d’un objet du monde — ici, une lettre, dans un mode de construction particulier, la typographie. La lettre typographique s’appréhende alors comme un assemblage de traits pertinents contractant deux grandeurs spécifiques : le plastique et le figuratif39.
Le figuratif construit l’articulation au langage et assure le passage du formant plastique à la lettre typographique. Identifier un matériau ontologique du caractère typographique s’attache tout spécifiquement au continuum du plastique, envisagé dans sa relation au figuratif. Le plastique relève d’un même continuum « matière-forme-substance ». Établir ces différents continuums, en relation avec les transformations techniques de l’imprimerie d’une part, et leurs conséquences sur les arts de faire typographique d’autre part, nous permet d’établir l’élément commun qui dépasse ces transformations de la matière. Nous pourrions alors qualifier le contour de matériau ontologique de la lettre.
Le premier continuum considéré est celui du caractère mobile en plombs. Parmi les matières des différents avatars de la lettre, c’est au terme de la généalogie que nous devons nous arrêter, et considérer ainsi l’acier sur lequel est gravé le poinçon. Dans ce continuum « acier », le graveur vient ciseler la matière pour exhumer la lettre. La formalisation de la barre d’acier en poinçon typographique repose sur deux gestes fondamentaux : limer et graver. Ces deux gestes s’attachent à définir les contours du caractère40. La lettre est, ainsi, toujours approchée par son extériorité. Cependant, la technique adoptée comme principe de formalisation influence la substantialisation de la matière. En effet, la tradition vit s’opposer deux techniques de réalisation des contours intérieurs — ou contreformes — des caractères typographiques : le champlevage et les contrepoinçons. Le champlevage consiste à creuser manuellement les contreformes, quand la technique du contrepoinçon, largement consacrée par l’histoire, consiste à frapper le futur poinçon d’une autre pièce d’acier sur laquelle est gravé la future contreforme.
L’usage de contrepoinçons présente des avantages certains sur le champlevage, le même contrepoinçon permettant de répliquer une contreforme sur différents poinçons : « Les contrepoinçons permettent au graveur de poinçons de répéter les formes de façon rapide et précise. La répétition des formes est en l’occurrence un critère fondamental dans le dessin des caractères 41 ». Le designer typographique Fred Smeijers procède à un exposé technique apparenté à la construction d’un ordre graphique. La répétition d’une série de gestes assure la cohérence des caractéristiques plastiques du contour, au fondement de la bonne lisibilité du caractère. La répétition d’éléments graphiques au sein d’un caractère typographique est un processus de stylisation contraignant grâce auquel émerge la cohérence plastique des lettres entre elles, principe sur lequel repose la fonction du caractère, sa lisibilité. Cette stylisation s’articule bien dans le travail du contour des lettres. Dès lors, est-ce dans ce dernier que se matérialise la « substance de l’expression ? ». Dans ce premier continuum, c’est la masse de la lettre qui est extraite de la tige d’acier. En définissant le contour, le graveur mord peu à peu la surface, mais appréhende toujours la silhouette de la lettre. Le contour se présente comme une stricte limite de la figure.
Dans le second continuum, avec la transformation de la matière, le statut du contour se déplace. Dans le cas d’un dessin de lettre, tracé sur une feuille ou réalisé à l’aide de courbes de Béziers, le contour s’érige comme une pure ligne claire. Il n’y a plus de continuum matériel autre que la surface de la page ou de l’écran séquencée par ce tracé englobant qui détermine la figure. Cette transformation dans la matière propre de la lettre révèle la plasticité propre au tracé, attaché à ses qualités physiques, mais qui dépend en premier lieu d’une énergie propre au tracé du dessinateur. La matière employée pour le dessin, traceur physique (encre, crayon, etc.), ou algorithmique (courbes de Bézier) détermine une certaine relation du dessinateur/designer au contour. Ces gestes sont matérialisés dans les qualités plastiques qu’il lui attribue : épaisseur des futs, tracé des empattements, relation du plein au délié, mais surtout vitesse des courbes et des angles. Ces qualités plastiques viennent singulariser le caractère considéré. Dès lors, le « contour » de la lettre, principe de réalisation de l’ordre graphique, peut-il être considéré comme son matériau, ou sa substance ? Ces caractéristiques graphiques déterminent un rythme, anticipent une couleur typographique et déterminent le degré de lisibilité du caractère. Elles forment, à ce titre, un programme de stylisation qui définit une articulation spécifique d’un art de faire et d’une matérialisation graphique. Or, ce processus de stylisation nous permet de considérer dans la production de la lettre typographique elle-même une articulation spécifique de contenu et d’expression.
Celle-ci constitue le dernier espace où dénouer les arts de faire typographiques d’une articulation spécifiquement linguistique. Dans Mille Plateaux42, Gilles Deleuze et Félix Guattari s’emparent de ces outils d’analyse linguistique pensés par L. Hjelmslev pour en déporter le sens et en user comme des outils d’observations extras-linguistiques. Ainsi, le contenu et l’expression deviennent des leviers d’observations directs des arts de faire :
Si l’on distingue dans un champ social l’ensemble des modifications corporelles et l’ensemble des transformations incorporelles, malgré la variété de chacun, on se trouve devant deux formalisations, l’une de contenu, l’autre d’expression. Car le contenu ne s’oppose pas à la forme, il a sa propre formalisation : le pôle main-outil, ou la leçon de choses. Mais il s’oppose à l’expression, en tant qu’elle a aussi sa propre formalisation : le pôle visage-langage, la leçon de signes43.
Le contenu et l’expression ici n’intègrent plus la définition du signe donnée par L. Hjelmslev. Ils deviennent des outils descriptifs des pratiques typographiques. Ainsi, le contenu de la figure typographique, c’est l’ensemble des gestes, attitudes, postures choix effectués par le designer. L’expression de la figure typographique, c’est le formant plastique lui-même. Les deux formalisations sont conjointes. L’expression émerge des choix du contenu, et le contenu se formalise grâce au cadre déterminé par l’expression : les différentes lettres réalisées. Cependant, « il n’y a pas correspondances ni conformité. Les deux formalisations ne sont pas de même nature, et sont indépendantes, hétérogènes 44». La formalisation du contenu s’attache à un ensemble de gestes, quand la formalisation de l’expression relève directement du visible : leçon de choses et leçon de signes. Ainsi, le contenu d’un caractère typographique ne peut être la langue. Le caractère typographique reste indépendant d’un système linguistique avec laquelle elle est ponctuellement mise en relation.
Appréhender la pratique typographique sous l’égide d’une articulation du contenu et de l’expression introduit une rupture dans la relation de la matière au matériau typographique. La matière est travaillée par le graveur ou le designer typographique comme le contour de la figure. Elle est formalisée en une substance, mais cette substance ne se superpose pas avec le matériau. En effet, nous sommes ici dans le champ d’une formalisation d’un plan de l’expression, quand le matériau de la typographie, attaché à un art de faire relève du contenu. Gravures, dessins, manipulation des algorithmes relèvent d’arts de faire qui travaille le contour de la figure comme un objet plastique spécifique. Ce sont ces gestes qui sont, en propre, le matériau de la typographie, formalisation d’un contenu, d’un pôle main-outil qui induit la seconde formalisation, celles du système des figures. L’approche glossographique de la typographie, érigée en dogme des pratiques relèves d’un principe réducteur et contraignant des pratiques du dessin typographique en assumant la préséance d’une articulation pourtant seconde : celle du caractère typographique et d’un ensemble de systèmes linguistiques. Dès lors, le matériau de la typographie ne cesse de nous échapper, bien que la formalisation de la matière en substance en conserve les traces.
La démocratisation de la conception de caractères typographiques à l’aide de courbes de Bézier dans la deuxième moitié des années 1980 et au cours des années 1990 marque un changement paradigmatique des matières, mais aussi des matériaux de la création de caractères typographiques. Le contour de la figure échappe à l’obédience du plomb et d’un tracé qui en conservait le dogmatisme des pratiques afin d’ouvrir de nouveaux territoires graphiques, largement exploratoires et voués à éprouver les limites du lisible. Des revues, à l’instar de Fuse ou Emigre participent largement à ce renouvellement des pratiques en offrant des espaces d’exploration, de création de nouvelles postures et donc de nouveaux matériaux pour une génération de designers. Ces derniers investissent de manière jubilatoire les territoires graphiques ouverts par l’outil informatique. Le dogme du lisible est mis en tension, éprouvé, repoussé jusqu’aux limites de la typographie. Les démarches engagées par ces dessinateurs rompent avec la hiérarchie instituée entre le lisible et le plastique. La lettre est d’abord un formant graphique, une forme plastique et seul notre regard, saisissant la relation des traits pertinents qui la composent l’érigent comme lettre.
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ZINNA, Alessandro, « L’interface : un espace de médiation entre support et écriture », Médiations sémiotiques [en ligne], 2016.
-
Centre d’étude et de recherche typographique (CERT), De plomb, d’encre & de lumière, Paris : Imprimerie nationale, 1982. ↩
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Parmi les membres du groupe de travail citons Charles Peignot, Adrian Frutiger, Fernand Baudin et Ladislas Mandel sur la posture desquels s’appuie notre argumentation. Les trois principales fonderies typographiques françaises (Deberny & Peignot, la Fonderie typographique française et la fonderie Olive) disparaissent dans les années 1970. Le livre cité est la première réalisation du groupe, témoignant d’une période charnière pour la typographie française et des inquiétudes face à son avenir. MORLIGHEM, Sébastien, « L’Atelier national de création typographique. Chronologie documentée (1979-90) », dans Atelier national de recherche typographique (éd.), Archives 1985-2006, Paris, Presses du réel, 2016, p. 35-56. ↩
-
PEIGNOT, Charles, « Préface », dans Centre d’étude et de recherche typographique, De plomb, d’encre & de lumière, op.cit., p. x. ↩
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Ibidem, p. xii. ↩
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La photocomposition est une technique visant à substituer les caractères en plomb par la composition photographique : « Depuis Gutenberg, les méthodes d’impression traditionnelles s’appuyaient sur un assemblage d’images et de caractères en relief […]. Par contraste, l’essor des procédés photomécaniques, puis de l’impression offset dès le début du xxe siècle appelle naturellement à trouver des solutions pour la composition photographique des textes ». SAVOIE, Alice, « La typographie en pleine mutation : l’ère de la photocomposition », dans ANDRÉ, Jacques, Histoire de l’écriture typographique. Le xxe siècle. Tome I-II, de 1900 à 1950, Gap : Atelier Perrousseaux, 2016, p. 10. ↩
-
FRUTIGER, Adrian, À bâtons rompus, ce qu’il faut savoir du caractère typographique, Gap, Atelier Perrousseaux, 2003 [2001], p. 40. ↩
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Ibidem, p. 54. ↩
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MANDEL, Ladislas, Écriture : miroir des hommes et des sociétés, Gap : Atelier Perrousseaux, 1998. ↩
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Ibidem, p. 111. En 1499, l’imprimeur vénitien Alde Manuce publie l’Hypnerotomachia Poliphili de Francesco Colonna. A. Manuce fait des pages de cet ouvrage des espaces particulièrement architecturés, en rupture avec les modèles de manuscrits jusque-là imités. L’ouvrage est publié avec un caractère spécifiquement gravé par Francesco Griffo. ↩
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Les écritures humanistiques se développent dans l’Italie des xive et xve siècles grâce à la redécouverte de la minuscule carolingienne des ixe et xe siècles. MEIER, Hans Eduard, Le développement des caractères, Cham, Syntax Press, 1994, p. 34. ↩
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FRUTIGER, Adrian, À bâtons rompus, op. cit., p. 48. ↩
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L. Mandel n’inscrit pas les caractères « linéales » dans la généalogie ayant le Griffo pour origine. En effet, le dessinateur critique l’apport allemand dans le développement et la diffusion de ces caractères : « Les typographes allemands [H. Bayer, J. Albers, J. Tschichold, P. Renner] ont confondu l’architecture modulaire et la typographie, et ont supprimé toutes les redondances gestuelles qui pouvaient rappeler une quelconque spécificité culturelle. Ils ont échangé la gothique de leur tradition séculaire, inexportable, contre la nudité des linéales sans saveur […]. Nous pouvons constater ainsi que les linéales de texte dans leurs caractéristiques essentielles de rigueur et de rigidité ne sont pas une étape dans l’évolution de l’écriture latine, mais relèvent directement de la gothique (les ornements rejetés), avec en plus une prétention “universaliste” ». MANDEL, Ladislas, Écritures : miroir des hommes et des sociétés, op.cit., p. 173-175. ↩
-
ANDRÉ, Jacques, « De Pacioli à Truchet : trois siècles de géométrie pour les caractères », 13e colloque Inter-IREM d'épistémologie et histoire des mathématiques, IRM Rennes, mai 2002. ↩
-
VOX, Maximilien, Nouvelle classification des caractères, Paris, Estienne, 1954. ↩
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Le terme pourrait être traduit comme « relecture », « recréation » ou « réinterprétation ». Cependant, ces trois traductions reflètent des postures spécifiques dans la pratique – plus générique – du revival. Aussi, nous conservons cet anglicisme communément admis par la profession pour évoquer une pratique de conception appuyée sur l’observation d’une source historique, et vouée à transposer dans des technologies contemporaines ces formes historiques. Cette définition s’articule volontairement autour d’une dimension technique. OLOCCO, Ricardo et PATANÈ, Michele, Designing Type Revivals, Vérone : Lazy Dog Press, 2022. ↩
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JALLEAU, Franck, « Re-créer des caractères », dans ANDRÉ, Jacques, Histoire de l'écriture typographique, [4] Tome II-II : Le XXe siècle, De 1950 à 2000, Gap : Atelier Perrousseaux, 2016, p. 166. ↩
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KINROSS, Robert, La typographie moderne, un essai d’histoire critique, Paris : B42, 2012 [1992], p. 10. ↩
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Nous évoquons ici le dessin par courbes de Bézier, du nom de l’ingénieur qui met au point cette technologie chez Renault dans les années 1950. Ce tracé vectoriel est une équation servant à définir un tracé par la position de points d’angles et de courbes entre lesquels le dessinateur vient définir des tangentes permettant la définition des courbes. Dès les années 1960, cette technologie trouve des balbutiements d’usage en typographie, permettant de définir une figure numérisée par ses contours. Elle se démocratise dans les années 1980 et 1990 à la faveur de la commercialisation des premiers logiciels de dessin typographique pour micro-ordinateur exploitant ce mode de dessin. Nous n’évoquons pas ici la richesse des explorations technologiques déployées des années 1960 à 2000 pour la production des caractères numériques, nous intéressant seulement aux pratiques aujourd’hui institutionnalisées. Cf. ANDRÉ, Jacques, « Histoire technique des fontes numériques », dans ANDRÉ, Jacques, Histoire de l'écriture typographique, [4] Tome II-II : Le XXe siècle, De 1950 à 2000, Gap : Atelier Perrousseaux, 2016, p. 114-144. ↩
-
GRINEVALD, Paul-Marie, « Préface », dans, PEROUSSEAUX, Yves, Histoire de l'écriture typographique, de Gutenberg au xviie siècle, Gap : Atelier Perrousseaux, 2005, p.4-5. ↩
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A. Zinna distingue les écritures homomatériques, où la matière du support et de la figure se confondent, et les écritures hétéromatériques ayant recours à des matières hétérogènes. ZINNA, Alessandro, « L’interface : un espace de médiation entre support et écriture », Médiations sémiotiques [en ligne], 2016. ↩
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PEIGNOT, Charles, « Préface », dans Centre d’étude et de recherche typographique, De plomb, d’encre & de lumière, op.cit., p. xi. ↩
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WARDE, Beatrice, « Le verre de cristal ou la typographie invisible » [DARRICAU, Stéphane, trad.], dans ARMONSTRONG, Helen, Le graphisme en textes. Lecture indispensables, Paris, Pyramyd, 2011 [1955], p. 42. ↩
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HARRIS, Roy, La sémiologie de l’écriture, Paris : CNRS Éditions, 1993, p. 72. ↩
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SAUSSURE, Ferdinand de, Cours de linguistique générale, Paris : Payot et Rivages, 2016 [1916], p. 94. L’approche de F. de Saussure s’appuie sur l’absence de rapport formel entre une lettre et un son. L’auteur définit ainsi le signe d’écriture (alphabétique) comme arbitraire : il n’y pas de relation entre la forme graphique du « a » et le son « a ». La qualité graphique des lettres n’a qu’une valeur différentielle au sein d’un système donné : « Le signe graphique étant arbitraire, sa forme importe peu, ou plutôt n’a d’importance que dans les limites imposées par le système » Ibid., p. 225-226. Autour de cet arbitraire se cristallise la fonction de la lettre, son invisibilisation au profit du phonème. La lettre est lisible grâce à une forme spécifique au sein d’un système (ici typographique), établie par contraste avec les autres lettres, ce que F. de Saussure nomme la valeur négative des lettres. Or, ce levier de construction de la lisibilité par une relation conventionnelle entre le formant graphique employé comme signe d’écriture et le son dont il sert à la notation découle bien directement de la conception de l’écriture propre à l’alphabet latin, elle-même héritière d’une pensée grecque de l’écrit. Ainsi, ce rapport de convention entre forme graphique et son formulé par F. de Saussure découle de la définition aristotélicienne de l’écrit : « On sait d’une part que ce qui relève du son vocal est symbole des affections de l’âme et que les écrits sont des symboles de ce qui relève du son vocal ; de même que tout le monde n’utilise pas les mêmes lettres, tout le monde n’utilise pas non plus les mêmes vocables ». ARISTOTE, Sur l’interprétation. Dans CRUBELLIER Michel, DALIMIER Catherine, Pellegrin Pierre (dir.) Catégories, Sur l’interprétation, Organon I-II, Paris, Flammarion, 2007, chapitre 1, 16-a. ↩
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KLINKENBERG, Jean-Marie, « Entre dépendance et autonomie. Pour une définition de l'écriture dans les sciences du langage et du sens », Signata, 9 [en ligne], 2018, p. 103-129. ↩
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BAUDIN, Fernand, La typographie au tableau noir, Paris : Retz, 1984, p. 41. ↩
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Ibidem, p. 48. ↩
-
ECO, Umberto, Le signe : histoire et analyse d’un concept, Bruxelles : Labor, 1988, p. 31. ↩
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Ibidem, p. 33. ↩
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HJELMSLEV, Louis, Prolégomènes à une théorie du langage, Paris : Minuit, 1971, p. 64. ↩
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A. Greimas définit comme « formant » « une unité du signifiant, reconnaissable, lorsqu’elle est encadrée dans la grille du signifié, comme la représentation partielle d’un objet du monde naturel ». Le « formant » est donc un élément plastique identifié et interprété comme représentation. Ici, nous identifions des formants comme des lettres typographiques. GREIMAS, Algirdas Julien, « Sémiotique figurative et sémiotique plastique », Documents VI, 60, 1984, p. 10. ↩
-
HJELMSLEV, Louis, Le langage, Paris, Gallimard, 1991, p. 55. ↩
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Ibidem, p. 59. ↩
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U. Eco définit la stylisation comme « certaines expressions apparemment ‘iconiques’ qui sont en fait le produit d’une convention établissant notre possibilité de les reconnaître en fonction de leur concordance avec un type d’expression qui n’est pas étroitement prescriptif et permet de nombreuses variantes libres ». ECO, Umberto, La production des signes, Paris : Librairie générale française, 1992, p. 85. ↩
-
HJELMSLEV, Louis, Prolégomènes à une théorie du langage, op.cit., p. 77. ↩
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Ibidem, p. 70. ↩
-
Ibid., p. 70. ↩
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Id., p. 74. ↩
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Nous empruntons ici l’analyse du signifiant proposée par A. Greimas, que nous manipulons cependant avec prudence. En effet, ces processus sémiotiques répartis entre sémiotique figurative et sémiotique plastique s’attachent à décrire des processus d’identification des signes. Or, ici notre analyse porte sur la figure, en deçà du processus de signification. La répartition du figuratif et du plastique pour la reconnaissance des lettres typographiques restent valables puisqu’elle engage une grille d’appréhension du signifiant d’une part, et l’appréhension de certains traits pertinents de l’autre, mais gardons à l’esprit que ce processus débouche sur la reconnaissance d’une forme graphique qui, en elle-même est décorrélée d’un processus de signification. GREIMAS, Algirdas Julien, « Sémiotique figurative et sémiotique plastique », op.cit. ↩
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SMEIJERS, Fred, Les contrepoinçons, Paris : B42, 2015, p. 87. ↩
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Ibid., p. 89. ↩
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L. Hjelmslev est convoqué notamment dans « La géologie de la morale » (p. 53-94) et les « Postulats de la linguistique » (p. 95-140). Notons que les auteurs usèrent du « contenu » et de l’« expression » auparavant dans le texte qu’ils consacrent à Kafka en 1975 (Kafka, pour une littérature mineure). Par ailleurs, G. Deleuze exploite à nouveau ces notions en 1986 dans le texte éponyme qu’il consacre à Michel Foucault, notamment pour expliquer la formation des strates comme répartition d’une articulation du visible et du dicible. ↩
-
DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 109. ↩
-
Ibidem. ↩