De l’âme du matériau. Plurimodalité et transmodalité du matériau dans l’artisanat et le design
Claire Azéma

Claire Azéma est Normalienne, Agrégée d’arts appliqués et Maître de conférences en design à l’Université de Bordeaux Montaigne, membre du laboratoire ARTES (UR 24141). Elle dirige actuellement le master "Design-situé, milieux et matériaux" de l’Université Bordeaux Montaigne. Elle développe, depuis plusieurs années, une recherche théorique et appliquée, à partir des théories de l’art de John Dewey et plus récemment d’Étienne Souriau pour l’étude sur les processus de fabrication et d’instauration en artisanat et en design.

Résumé
Notre article interroge la notion d’âme du matériau dans la lignée des travaux d’Étienne Souriau sur les modes d’existence. Nous avançons ici l’idée que dans la pratique l’artisan ou le designer dialogue avec des dimensions dépassant la simple matérialité du matériau. Étienne Souriau nomme certaines de ces dimensions, les virtuels, constituées de toutes les potentialités de transformation du matériau en une autre chose. Au travers de différents exemples issus de l’artisanat (vannerie d’osier, soufflage du verre) et du design (notion de méthode chez Victor Papanek, le mobilier en bambou de Charlotte Perriand) nous analysons cette hypothèse afin de comprendre les éléments sur lesquels repose le processus instaurateur intégrant la plurimodalité et la transmodalité de l’âme du matériau. Nous en arrivons à envisager des divergences d’approches de cette dernière entre l’artisan et le designer.

Abstract
Our article examines the notion of the material's soul in line with Étienne Souriau's work on modes of existence. We put forward the idea that in practice the craftsman or designer is in dialogue with dimensions that go beyond the simple materiality of the material. Étienne Souriau calls some of these dimensions "virtuals", made up of all the potentialities for transforming the material into something else. Using various examples from the world of craft (wickerwork, glass-blowing) and design (Victor Papanek's notion of method, Charlotte Perriand's bamboo furniture), we analyse this hypothesis in order to understand the elements underpinning the process of introducing plurimodality and transmodality of the material's soul. We come to envisage divergent approaches to the latter between the craftsman and the designer.

Introduction

Le vocable « matériaux1 » (subst. masc. sing.) qui désigne le « type de matière qui entre dans la construction d'un objet fabriqué » apparaît en 1867, dans un supplément du Littré daté du 10 août. Il est issu du monde de la technique à l’époque même où celle-ci se fait plus scientifique et se mécanise. Pour autant, le matériau n’est pas une matière vierge. D’un côté, il parvient au praticien chargé d’un ensemble d’informations (virtuelles) liées à sa provenance, à ses modes d’extraction, de transformation ou de diffusion. De l’autre, il apparaît ouvert sur un ensemble indéterminé d’emplois possibles. « Ce qui distingue le matériau d’une simple matière, [écrit David Lapoujade commentant Étienne Souriau] c’est qu’il est animé de forces, de dynamismes internes qui en font une réalité vivante quasi psychique. Le bois, la roche ne sont pas des matières inertes, ils sont parcourus de plis, de nervures, de nœuds qui en constituent le mouvement. Le matériau, c’est la matière qui devient esprit2. » L’auteur précise qu’il se réfère ici à la philosophie pragmatique de William James qui définit le champ de « l’expérience pure » comme un matériau mêlant plusieurs dimensions. Ici se mêlent le matériau et l’expérience qu’il nous procure, comme une extension de lui-même, comme s’il recelait en lui-même une ouverture potentielle à plusieurs plans d’existence. Le matériau paraît donc à entendre, en premier lieu, comme une réalité dépassant sa part tangible et ouverte sur d’autres dimensions moins concrètes.

Quelques années avant Les différents modes d’existences, Étienne Souriau publie en 1938, Avoir une âme. « Avoir une âme, c'est posséder des richesses que l'on n'a pas ; [écrit-il] c'est vivre positivement certaines vies irréelles ; c'est être plus grand que soi, plus beau et plus riche3. » Le matériau ainsi envisagé apparaît comme une forme concrète ouverte à un monde complexe associant des acteurs humains et non-humains de différents types, de différents lieux ou époques, il s’en trouve en quelque sorte enrichi d’un ensemble virtuel. À ce titre l’âme du matériau pourrait apparaître comme un supplément voire un complément à sa matérialité et participer, le cas échéant à la valeur ou à la plus-value du produit. Alors nous vient une question :

Comment cette âme s’articule-t-elle à la matérialité du produit au travers du projet ou de la fabrication?

Richard Sennett, dans son ouvrage intitulé Ce que sais la main, décrit un phénomène qu’il nomme anthropomorphose : « une espèce de conscience matérielle [qui] investit les choses inanimées de qualités humaines4. » L’âme du matériau serait-elle, en fait, une pure projection de nos valeurs socio-culturelles sur le matériau ? Étienne Souriau soutient quant à lui que la question de l’âme a quelque chose à voir avec le mode d’existence singulier de l’être vivant ou non-vivant (artefact, œuvre d’art, chose issue des processus de la nature …) indépendamment de la subjectivité de nos projections5. Les méthodes de l’artisan ou du designer permettent-elles de valoriser l’âme du matériau et selon quelles valeurs ?

Pour aborder ces questions complexes nous croiserons les pensées du philosophe et esthéticien Étienne Souriau en nous aidant de l’analyse de la notion d’âme réalisée par David Lapoujade, certaines considérations historiques touchant à l’artisanat ou au design et nos propres remarques issues de rencontres auprès d’artisans verriers et vanniers. L’âme des choses a pour, Étienne Souriau, à voir avec l’expression singulière du caractère unique de l’être, nous débuterons donc notre réflexion par certains cas observés dans le champ de l’artisanat et des métiers d’arts, mais ceux-ci semblent contredire l’a priori selon lequel l’artisanat est le milieu où le matériau est travaillé dans le sens de sa singularité. Puis, suivant l’idée d’une anthropomorphose procurant au matériau une valeur morale, nous en viendront à considérer, dans le champ du design, ce qui relèverait d’une « bonne » utilisation du matériau. À l’appui des réflexions de Victor Papanek, dans Design pour un monde réel et des expérimentations de Charlotte Perriand au Japon, nous chercherons à comprendre le lien qui pourrait exister entre l’honnêteté de la méthode et l’idée d’un processus de design authentique. Au-delà des questions morales entre honnêteté et artifice, comment le design travaille-t-il avec l’âme du matériau6 ?

1. Précisions introductives sur notre positionnement conceptuel et la question de l’âme dans la pensée d’Étienne Souriau

1.1 Des modes d’existence

La notion d’âme chez Étienne Souriau est indissociable de la question des modes d’existence. Il est à noter qu’Avoir une âme précède la publication intitulée Des différents modes d’existences, celle de la Correspondance des arts et Du mode d’existence de l’œuvre à faire au cours desquels le philosophe précise les modes d’existence spécifiques de l’œuvre7. L’activité humaine qui produit des œuvres « de représentation » ou de « présentation8 » est, contrairement à la plupart des activités humaines, destinée non pas à produire des événements, mais des choses9. « La finalité de l’art est l’instauration d’une existence, d’un être singulier10 » ajoute-t-il. Étienne Souriau classerait donc le processus de design, ou de la fabrication artisanale, dans la catégorie des arts présentatifs produisant des choses ou, pourrait-on dire — pour prendre en compte la dimension créatrice de ces processus —comme produisant des œuvres présentatives. Celles-ci relèvent donc de modes d’existence communs à l’œuvre d’art, tout en mêlant différemment les plans d’existence au sens où, selon le philosophe, elles « constituent une organisation chosale11 » alors que l’œuvre représentative n’aboutit pas forcément à ce type d’organisation : les œuvres présentatives solidifient pourtant dans leur corps (plan physique de l’œuvre) un ensemble qui dépasse les limites de leur corps, « un halo transcendant12 » qui traverse et s’enrichit de tous les plans ou modes d’existences de l’œuvre. Ce halo transcendant recoupe en grande partie ce qu’Étienne Souriau considère comme l’âme des choses, c’est aussi ce qui fait dire à David Lapoujade que le modèle des modes d’existence élaboré par ce philosophe est à comprendre comme un système dynamique et non comme un ensemble d’états successifs. L’âme de la chose et à fortiori du matériau serait donc de nature transmodale. Pour entrer dans la compréhension de ce phénomène, nous allons reprendre rapidement les différents modes d’existence que résume Lapoujade dans son ouvrage intitulé Les existences moindres. Il reprend et explique de manière synthétique une classification des modes d’existence qui inclut les virtuels. Rappelons, rapidement, qu’il existe autant de modes d’existences que de manières d’être ; cependant, les deux auteurs, que nous évoquons, en présentent de grandes catégories utiles ici à éclairer le processus de création. Le modèles des modes d’existence nous semble très utile au projet de design, car il permet au praticien de mieux déterminer ses fins et d’envisager un produit capable de s’adapter à l'évolution des modes de vies.

1.2 Transmodalité et âme du matériau

David Lapoujade présente quatre modes d’existence communs à toutes les œuvres : le monde des phénomènes, le cosmos des choses, le royaume des fictions et la nuée des virtuels. Nous n’entrerons pas dans le détail en définissant chaque mode, mais nous nous intéresserons principalement aux modes chosal et virtuel. Le mode d’existence chosal se différencie du mode phénoménal car il possède une permanence. La chose maintient son existence car elle est stabilisée par ses relations avec d’autres êtres humains ou non, réels, fictifs ou psychiques. Au-delà de sa corporalité elle entretient des relations avec tout un ensemble d’autres relations variées et quasi-infini. « Ce n’est plus le monde des phénomènes, [indique Lapoujade] mais le cosmos des choses, un monde où coexistent entités psychiques, entités rationnelles, entités physiques et pratiques comme autant de « réités13. » Ainsi, un objet n’existe-il, par exemple, qu’en rapport avec un ensemble relationnel humain, technique et symbolique pour le produire et lui permettre d’exister durablement dans nos lieux de vie. Mais une fois qu’il n’est plus utilisé, l’objet continue d’exister sans nous ou sans nos affects, contrairement aux imaginaires qui appartiennent au royaume des fictions. Ces derniers, même sans corps sont tout à fait réels au sens où ils nous touchent, ou peuvent influer sur nos actions et nos comportements ; cependant, ils sont dépendants de nos affects, nous dit le philosophe. Lorsque nous ne leur prêtons plus attention, ils n’ont plus aucune existence actuelle pour nous. Le cas des virtuels concerne plus proprement le processus artistique. Il est à mettre directement en perspective avec la notion d’âme chez Étienne Souriau, rappelons simplement que le sous-titre d’Avoir une âme est essai sur les existences virtuelles. Les virtuels, constituent les existences potentielles d’une chose ou d’un être en général, les être virtuels constituent une nuée qui enveloppe et dépasse le corps des choses et leur permet d’évoluer, de se transformer pour passer à un autre mode d’existence. « S’il y a un privilège des virtuels chez Souriau [indique David Lapoujade], c’est en tant qu’ils sont les principaux opérateurs du passage du modal au transmodal14. » Les virtuels, écrit encore l’auteur « attendent l’art qui peut les faire exister davantage et autrement15 » comme s’ils attendaient le « suppôt » qui leur offrira « un point de lucidité16 » actuel, l'œuvre achevée sera le lieu où s’abouchent certains virtuels au réel rendu accessibles par le corps et les qualia sensibles17 de l’œuvre formée. Mais, David Lapoujade décrit un second mouvement inverse, affirmant que les virtuels sont portés par les choses. Ils s’articulent aux corps des choses et constituent à ce titre les conditions, sous formes de potentiels ou de compossibilités, de la transformation d’une chose en une autre chose. En d’autres termes, si nous prenons l’exemple d’un matériau comme un morceau de bois, celui-ci existe sur le mode de la chose et recèle en tant que matériau un ensemble de transformations possibles en d’autres choses, comme des sculptures, ou des objets utilitaires, dont la forme sera conditionnée par son corps-même. Il serait alors possible de dire que les matériaux sont des choses comportant des ensembles de virtuels plus ouverts que des objets déjà fabriqués pour un usage précis. Sans nous attarder, plus précisément ici sur la question, il faudrait inclure également la part des imaginaires dans l’ouverture des virtualités. En effet, si les qualia sensibles portés par le matériau et des éléments techniques de savoir-faire entrent en compte pour transformer le morceau de bois en objet, il nous semblerait important de prendre en considération les imaginaires associés, par exemple, au processus de fabrication, par exemple, — notons qu’il existe un grand nombre de contes qui parlent de manières magiques de fabriquer les choses — ou les récits d’objets qui s’animent après une action ou un geste donné. Il serait également pertinent d’établir les liens entre les virtuels et les souvenirs, les traces ou cicatrices présentes dans le matériau pour ne pas les considérer uniquement comme des avenirs possibles du matériau. Les virtuels compris comme acteurs d’un processus ayant permis au matériau d’exister et ceux qui lui permettront d’exister autrement constituent à proprement parler l’âme du matériau dans son mode d’existence actuel. Ici, le morceau de bois est comme pris dans ses virtuels — de quelque nature qu’ils soient — ils le font exister, irradier, au-delà de son corps physique, de ses qualia sensibles, des imaginaires ou des virtuels, au-delà même des considérations de passé, d’avenir ou de son actualité. Cet ensemble constitue à proprement parler le « matériau » transmodal avec lequel dialogue le praticien au cours de la morphogénèse de l'œuvre. Comment fait-il avec ce matériau transmodal ?

La transmodalité dont résulte ce halo transcendant correspond au trajet instaurateur de l’œuvre qui consiste en l’exploration des virtuels. La force des virtuels, opérateurs de la transmodalité, repose sur leur « force problématique » précise David Lapoujade, ou ce qu’Étienne Souriau nomme, dans Du mode d’existence de l’œuvre à faire la « situation questionnante18 » ou « l’ange de l’œuvre19 », son double virtuel, demande « que vas-tu faire maintenant ? ». Le philosophe y voit la situation périlleuse propre à la création où l’œuvre peut, dans le trajet de sa matérialisation, être perdue. Si nous considérons ici que ce qui nous importe est le lien existant entre l’âme du matériau et l’ange de l’œuvre qui guide le trajet instaurateur. Nous gageons que la situation questionnante implique ce « matériau enrichi » ainsi qu’un dialogue existentiel entre le praticien et les virtuels du matériau au travers de l’épreuve de sa matérialité. Comment évaluer la bonne ou la mauvaise réponse à la question de l’ange de l’œuvre ? Comment le praticien s’oriente-t-il dans la multitude des virtuels et à partir de quelles valeurs apprécie-t-il le trajet à suivre ?


Figure 1. Pièce de vannerie réalisée par L’Oseraie de l’île, Gironde 2023

2. Comment la recherche de régularité dans le travail artisanal dialogue-t-elle avec la notion d’âme du matériau ?

L’âme comme singularité du matériau exprimée dans l’objet nous conduit dans le champ de l’artisanat de manière assez évidente, puisque ce type de confection valorise souvent, de nos jours, la pièce unique. Cela dit, tel n’a pas toujours été le cas et les exemples qui suivent invitent à se pencher sur le rapport entre production artisanale et régularité. La régularité apparaît dans les cas suivants comme une valeur associée à une production artisanale de qualité, gommant l’effet de singularité, y compris dans la manière dont est traité le matériau. Pourrait-on parler d’un travail « contre » l’âme du matériau, cherchant à le soumettre à une norme pour ne le faire exister que dans le plan chosal, ou bien sur un mode d’existence purement technique ?

2.1 L’exemple de la vannerie : La régularité pour différencier le travail amateur du travail professionnel ?

La plupart du temps, en vannerie, la qualité d’un travail de tressage ou de vannerie ainsi qu’un volume régulier de la pièce vannée indique une fabrication réalisée par un praticien aguerri. La tradition de la vannerie utilise différents matériaux qui correspondent à divers procédés. Il est possible de pratiquer une vannerie sauvage en amateur ou en professionnel. Cette méthode est souvent exigeante en termes de temps et ne garantit pas la même régularité que des matériaux cultivés. De plus, elle demande de se conformer à la saisonnalité nécessaire à la cueillette et ne s’accorde pas toujours à nos manières de vivre actuelles. Ainsi, confectionner des quenouilles de lavande, est une pratique estivale, la récolte de la clématite sauvage se fait plutôt en hiver, seul le fragon, utilisé pour la confection des structures, est récolté à n’importe quelle période de l’année.


Figure 2. Vannerie sauvage, essai de « couture » à l’éclisse de ronce, 2023

La cueillette implique des déplacements et une sélection, puis s’en suit une transformation de la matière végétale vivante en un matériau techniquement utilisable. C’est surtout au cours de ces étapes que le savoir-faire vient à manquer à l’amateur non-initié. Ainsi, former des éclisses de ronce n’est pas une mince affaire, le plus difficile étant de produire une largeur régulière sur une bonne longueur pour faciliter le travail de vannerie qui lui succédera. Au bout du compte, l’amateur non-initié parviendra avec peine et beaucoup d’imagination à produire un matériau irrégulier dans sa physionomie. La régularité formelle du produit apparaît ici comme une valeur qui permet de différencier le travail du non-initié du travail de l’artisan aguerri.


Figure 3. Panier d’osier réalisé par Armelle, 2023

Lors d’une entrevue avec une jeune vannière issue d’une formation récente en vannerie d’osier, il nous apparut que la régularité du travail de volume de la pièce, du point de vannerie, ainsi que la réalisation des éléments techniques constituaient les éléments qui permettaient de valider la maîtrise d’une telle technique. Elle montre également que le vannier d’osier sait « forcer » le matériau à prendre la forme recherchée. Cette dernière est d’ailleurs planifiée sur un dessin à l’avance. Elle sera, de plus, constituée d’un ensemble de brins d’osiers qui ont été sélectionnés en prévision de la réalisation de la pièce, afin de tremper une à trois semaines à l’avance, selon le diamètre du brin. Ici, la relation au matériau lors de la confection paraît peu spontanée et son organisation préétablie semble empêcher une grande partie du dialogue sensible qui pourrait survenir au cours de la fabrication.

Le travail artisanal cherchant la régularité formelle du résultat ne semble pas apte à explorer au mieux les virtuels du matériau au cours de la fabrication. L’ouverture du praticien à l’âme du matériau semble ici limitée à une relation connue qui se ferme à l’ouverture des possibilités matérialisables.

2.2 L’exemple du verre : la régularité comme effet de maîtrise de la matière

Engagée dans la mise ne place d’une nouvelle formation en master design orienté vers les matériaux20, nous avons eu l’occasion en avril 2022 d’être invitée à l’École Nationale du verre d’Yzeure pour participer à la semaine Européenne du verre. Cela a été pour nous l’occasion d’observer les praticiens du verre tant du point de vue de l’artisanat que du design. La première chose frappante est la différence d’approche du matériau et la différence de culture du métier. Ainsi, là où on enseignait la créativité accompagnée de gestes techniques simples dans les formations en design, il était enseigné aux apprentis souffleurs de verre un ensemble de gestes rigoureux destinés à pouvoir produire avec dextérité et rapidité des pièces simples mais régulières. En effet, par exemple, les tentatives de soufflage du verre réalisées par des non-initiés étaient extrêmement aléatoires et maladroites alors que les apprentis réussissaient à souffler des pièces régulières en ajustant leur souffle et la rotation de la canne.


Vidéo 1. Maître verrier en démonstration lors des Journées européennes du verre, Yzeure, avril 2022

Les démonstrations des maîtres verriers concernaient des pièces plus complexes, mais elles présentaient toutes le même caractère de régularité et de symétrie des volumes circulaires. Même dans le cas de fantaisies décoratives (grappe de raisin réalisée en pâte de verre), le motif reste régulier. La régularité semble dans ce cas précis correspondre à un état de maîtrise du travail du matériau. Cette régularité des formes auxquelles aboutissent les maîtres semble également résulter d’une régularité des gestes dont le rythme est calqué sur celui des états de viscosité de la matière. En effet, selon sa viscosité le verre s’écoule plus ou moins lentement et facilement, ce qui va modifier le rythme de rotation nécessaire au niveau de la canne et la vitesse d’exécution des gestes de mise en forme. Une pièce régulière est donc obtenue par un jeu de rythmes et de mouvements réguliers et précis mais évoluant au fil du travail de la pièce. Il apparaît ici que le besoin de réguler le flux de la matière par le souffle et la rotation de la canne, ne permette pas un travail valorisant l’âme du matériau, au sens où la réduction des gestes et de la forme à la question de la régularité semble évacuer beaucoup des potentialités réelles ou virtuelles du verre. C’est un contexte, là encore où l’âme du matériau semble a priori peu valorisée comme capacité du matériau à se singulariser selon différentes variables.

C’est un phénomène qu’on peut retrouver dans le travail de la forge avec le métal, mais aussi dans le tissage, ou encore en vannerie. La forme régulière correspond à une régularité formelle et rythmique des gestes de l’artisan. Karen Gossart, vannière, dont nous allons parler maintenant, fait même état d’une « transe » dans laquelle rentre le praticien par la répétition des gestes et la concentration nécessaires.

2.3 Cultiver la matière vivante dans le but de travailler un matériau régulier et calibré

Revenons à la vannerie. Karen Gossart et Corentin Laval sont osiériculteurs et vanniers dans un village de Gironde. Ces deux artisans21 sont déclarés sous le statut d’agriculteurs, car ils cultivent le saule qui produit l’osier qu’ils vannent. Sur leur lieu de production se trouve donc concentré un milieu de culture, de transformation de matière première et de production d’artefacts. Aujourd’hui la culture de l’osier sur le site se limite à l’emploi qu’en font les vanniers, mais il y a encore quelques temps, l’oseraie produisait également de l’osier pour la vente.


Figure 4. Oseraie, Barie, France

Pour la culture de l’osier, Karen et Corentin ont donc sélectionné les espèces qu’ils utilisent dans leur propre vannerie, ainsi la matière cultivée l’est-elle en vue d’une production précise. Le souci de la régularité dans la production des vanneries se retrouve dans la manière dont la matière vivante est cultivée. Les plans de saules sont, en effet, taillés à ras tous les ans pour assurer la repousse de rameaux sans branches au printemps. À la suite de la taille, les rameaux de saule changent de nom pour être appelés osiers, ils passent de matière vivante à matériau, destinés au façonnage de paniers ou d’autres types d’artefact. Les rameaux sont alors triés par couleur et longueur. Ils seront mis à sécher en bottes triées par tailles. Lorsqu’il sera temps de réaliser une pièce, il faudra alors sélectionner selon le diamètre qui correspond à l’emploi spécifique auxquels ils sont destinés (structure, contour, garniture, habillage d’une anse etc.)


Figure 5. Osier trié par longueur et couleur, Oseraie de l’île, Barie, France, 2023

La régularité du brin d’osier utilisé pour la vannerie, s’il favorise la régularité du travail de vannerie, permet aussi d’ouvrir les possibilités de transformations du matériau. Resté à l’état sauvage, ou cultivé « en trogne » comme ornement, le saule ne produit pas des osiers aussi simples à utiliser en vannerie, car la structure organique du rameau branchu le rend moins souple et plus difficile à travailler. Il y a donc ici, dans la culture de l’osier, la recherche d’une régularité du matériau compris comme élément de base de la construction d’une forme. Nous trouvons une sorte d’ouverture à de nouveaux possibles, un enrichissement des virtualités du matériau. Cela s’illustre dans la liberté que pourrons prendre les vanniers de l’Oseraie de l’île, dans leurs réalisations qui présentent un grand nombre d’ondulations, de spirales plus ou moins torturées, à l’image d’éléments végétaux de la nature éloignés des formes traditionnelles de paniers.

Comment considérer ces irrégularités qui ne relèvent pas de la non-maîtrise ? Ont-elles à voir avec l’âme authentique du matériau ou avec quelque artifice ?


Figure 6. Double colonne, réalisation de l’oseraie de l’île, Barie, France, 2023

3. Existe-t-il une authenticité de la méthode en design ? Repose-t-elle sur un rapport particulier à l’âme du matériau ?

Richard Sennett explique, dans Ce que sais la main, la manière dont l’humain a associé une « vertu naturelle » à la production de la brique de terre cuite, en Angleterre au XVIII^ème^ siècle. L’anthropomorphisme, nous dit l’auteur, est une conscience matérielle qui prête des valeurs humaines au matériau. Ainsi, évoque-t-il la « brique honnête » dont la couleur n’est pas artificiellement modifiée et qui « dans la main de l’artisan, […] devint un emblème de rectitude naturelle ; et il s’agissait d’une vertu naturelle fabriquée, non pas trouvée22 ». Cet exemple montre l’imbrication de « valeurs fabriquées » du matériau dans la matérialité de la brique. Plus loin, il évoque même un emploi « honnête » de cette brique, utilisée pour être visible sur les façades et non dissimulée sous un enduit. Il apparaît ici que la régularité du matériau et la méthode associée à sa mise en oeuvre impliquent, selon les valeurs d’un groupe humain ou d’une période, une dimension morale. Nous retrouvons une idée similaire dans le rapport du design au matériau défendus par le designer austro-américain Victor Papanek.

3.1 Morale de la méthode en design

Dans le premier chapitre de Design pour un monde réel23, celui-ci définit la méthode comme « l’action réciproque des outils des procédés et des matériaux. [Il ajoute que] L’utilisation honnête des matériaux, qui jamais ne cherche à les faire passer pour ce qu’ils ne sont pas, est une bonne méthode24. » L’auteur dénonce en écho au fonctionnalisme qui l’a précédé que les matériaux doivent être utilisés « au mieux25 », c’est-à-dire en tenant compte de leurs qualités propres, en privilégiant un principe d’économie et d’efficacité. Ainsi tout dévoiement à ces règles constitue une « perversion du matériau, de l’outil et du procédé ». Il se dégage ici l’idée d’une « morale » de l’emploi du matériau26 dans le projet de design. Cette considération du matériau s’illustre bien dans le travail de Charlotte Perriand lorsqu’au début des années 1940, elle se rend au Japon suite à l’invitation du ministre de l’Industrie. Charlotte Benton, historienne du design et de l’architecture, spécialiste de l’entre-deux guerres, évoque dans un article27 consacré aux travaux de Charlotte Perriand au Japon comment cette dernière « traduit » son mobilier métallique dans le matériau local qu’est le bambou pour « valoriser » la manière moderniste d’aborder le matériau. Cette traduction28 du tube d’acier à la canne de bambou n’a pas été littérale. La designer critique d’ailleurs certains modèles japonais en bambou, copiés sur les productions fonctionnalistes utilisant le tube d’acier. Expliquant que les artisans japonais copiaient les modèles occidentaux sans connaître l’occident ni les manières de penser et de faire des designers, Charlotte Benton évoque l’exemple de la « traduction » d’un fauteuil d’Alvar Aalto. Celle-ci, nous dit-elle, « était inutilisable parce qu'elle ne parvenait pas à reconfigurer le projet pour tenir compte des propriétés de traction tout à fait différentes du bambou et du contreplaqué29. » En effet, les lames de bambou qui constituaient le dossier étaient directement vissées sur une traverse de bois appartenant à la structure du siège. Charlotte Perriand proposera une version de cette chaise Cantilever, en bambou, en fixant les lames recourbées sur les mêmes traverses, offrant à l’usager une assise confortable exploitant une qualité technique typique de la lame de bambou, à savoir : son élasticité. Charlotte Perriand, propose ici ce que Victor Papanek appellerait une utilisation efficace du matériau qui s’oppose à la perversion consistant à l’utiliser sans discernement. La designer déclinera durant son séjour au Japon, un certain nombre de ses sièges métalliques en bambou en respectant cette même règle, cette utilisation honnête du matériau typique du fonctionnalisme. Il en résulte des meubles à l’esthétique singulière mêlant ressources locales et utilisation inédite d’un matériau traditionnel dans le contexte nippon. Dans cet exemple, Charlotte Perriand a révélé les virtuels, les potentialités techniques et esthétiques du matériau, elle a mis au jour un partie de l’âme spécifique de celui-ci.

3.2 L’utilisation créatrice du matériau, de l’honnêteté à l’authenticité

Revenons à Victor Papanek pour approfondir ce lien entre honnêteté et utilisation créatrice du matériau, des outils et du procédé30. L’auteur prend comme exemple, pour illustrer son propos, « les immigrants suédois [qui] décidèrent de s’établir dans ce qui est aujourd’hui le Delaware, ils ne disposaient que d’arbres et de haches. Le matériau était un tronc d’arbre cylindrique, l’outil une hache et le procédé une simple encoche dans le rondin. Le résultat de cette combinaison d’outils, de matériaux et de procédés est la cabane en rondins.31 » La cohérence entre les trois éléments (matériau, outils, procédés) a permis à ces pionniers d’inventer une solution technique inédite et qui produit une esthétique singulière qui ne trahit aucun des trois éléments. La solution trouvée tient de l’évidence par sa simplicité, mais elle résulte d’une « utilisation créatrice ». Un processus similaire est à l’œuvre dans un second exemple qu’il nous donne, celui de la « Maison du désert » de Paolo Soleri résulte de « l’utilisation créatrice, par [ce dernier], des outils, des matériaux et des procédés […] qui nous enseigna une méthode radicalement nouvelle32 ». En effet, l’architecte utilise un dôme sable dans désert pour y tracer les canaux qui constituerons l’armature d’une construction organique. Puis il y coule une chape qui constitue le toit et creuse ensuite sous le toit pour dégager le volume de l’habitation. Il invente d’un seul geste une nouvelle technique et une nouvelle esthétique de construction reposant sur une économie de gestes et la logique d’une situation croisant matériau, outils et procédés.

Cette utilisation créatrice semble produire deux choses que sont l’objet architectural et l’événement de sa naissance, elle confère une origine à l’être typique et singulier issu de ce moment de création. Victor Papanek va même jusqu’à parler d’un « résultat naturel » de la triade outils-matériau-procédé, nous invitant à considérer l’idée d’un milieu associé à la naissance de l’œuvre ou de l’objet architectural. En croisant la notion d’honnêteté et d’origine unique ou singulière identifiable, il nous semble voir émerger la notion d’authenticité, au sens où l’utilisation honnête et créatrice du matériau aboutit à la production de méthodes et de formes inédites qui constituent, en soi, des œuvres uniques et dont l’authenticité ne fait aucun doute, au sens où elles contiennent en elles-mêmes la marque visible et lisible de l’instant de leur création. Elles constituent le témoignage d’un hic et nunc33 originel qui n’aurait pu être un autre. Elles démontrent de manière évidente que ce sont les virtuels « qui dictent les conditions de leur passage à l’existence34 », c’est donc bien dans les possibilités offertes par les matériaux, les outils et les procédés que reposent les conditions de la transmodalité de la chose fabriquée. Cela procure à l’œuvre son aura, qu’on pourra aisément mettre en relation avec le halo transcendant propre à l’œuvre dont parle Étienne Souriau et qui la fait exister dans une transmodalité propre, ici, nous pourrions même dire typique, d’un nouvel agencement35 des modes d’existence d’une architecture ou d’un objet.

L’authenticité issue de l’utilisation créatrice des matériaux, des procédés et des outils, repose, nous semble-t-il, sur une forme de typicité architecturale ou objectale qui émerge d’une méthode inédite. Comment cette authenticité tiendrait-elle face à la reproductibilité de l’œuvre ? En ce sens, le hic et nunc devient l’origine d’un type de construction qui peut, à son tour, se répéter, et même se décliner tout en incluant dans son halo, ses dimensions virtuelles l’événement originel ou une référence à celui-ci. Comme si la répétition constituait la célébration de cette première rencontre créative entre un praticien, un matériau et une méthode.

4. Conclusion : le trajet instaurateur comme dialogue avec l’âme du matériau

Comme nous l’avons déjà expliqué, à l’appui de la théorie de la création d’Étienne Souriau, nous nommons ce processus global orienté vers la production d’un être non-vivant, le trajet instaurateur. Au cours de ce trajet, la matière devient matériau, elle se laisse « saisir » par le praticien comme une altérité réduite comme nous l’avons vu à une régularité ; cela ouvre dans un premier temps le champ des possibles en favorisant l’accès, le transport et la mise en œuvre du matériau. La réduction du corps physique du matériau n’est donc qu’une apparence, une manière pour le matériau de se rendre accessible à la création. Le souffleur de verre travaillant la matière visqueuse en cueille un pâton ardent qu’il façonne de manière régulière en le faisant rouler sur une plaque. Puis, tout en tournant la canne, il la porte à sa bouche pour souffler le verre, toujours en tournant sa canne. Tout en régulant le flux et la quantité de matière, doit malgré tout « faire avec », c’est-à-dire se plier à ses spécificités matérielles. Ainsi, les virtuels, ou possibilités de transformation du matériau qu’il offre sont conditionnés par la nature de ce dernier. « Cette matière flux ne peut-être que suivie », écrit, l’anthropologue Tim Ingold, citant Gilles Deleuze, et il ajoute : « Les artisans et praticiens qui prolongent ce flux sont des itinérants, les voyageurs, qui cherchent à faire l’épreuve de la granularité du devenir du monde et à plier ce devenir à des fins évolutives qu’il faut penser comme des “ intuitions en acte36 ” ». Autrement dit, le praticien accompagne la morphogénèse de l’être en correspondant avec le matériau, ses concrétudes et ses virtualités qui se composent aussi bien de connaissances, d’imaginaires que de potentialités pratiques et sémantiques.

Pour conclure notre analyse, nous pouvons donc préciser que le matériau est dans un premier temps à comprendre comme un état d’indétermination élevé de l’être à venir et que le trajet instaurateur aura pour but, chemin faisant, de préciser les points de lucidités abouchant les virtualités du matériau à la forme et aux usages du produit qui constitueront un état nouveau, bien que lui aussi transitoire, de sa matérialité. Il est alors possible de considérer que le processus de morphogénèse consiste, au travers des échanges avec le matériau, à renoncer à toutes ses potentialités sauf à certaines d’entre elles.

Notre réflexion s’appuie depuis plusieurs années sur la question de la fabrication inspirée par les travaux de l’anthropologue britannique Tim Ingold37 et L’œuvre à faire38 d’Étienne Souriau. Dans la perspective du premier auteur, le designer se joint aux processus et aux forces en présence au sein du milieu avec lequel il doit faire. Pour cela, il entre au cours du processus de morphogénèse, en correspondance avec le matériau. Tout l’art de celui qui suit39 la matière ou plutôt « l’esprit40 » du matériau consisterait donc « à se mettre à hauteur du matériau et à suivre ses vecteurs, ses « intentionnalités », ce qui suppose d’avoir renoncé à l’intentionnalité de la conscience, fut-elle donatrice de sens41. » Karen Gossart explique, en effet, la forme ondulante de ses créations par l’expression des forces dynamiques présentes dans le matériau au cours de la fabrication de ses pièces. Ici, la vannière choisit de travailler les brins d’osier en suivant les déformations que leur assemblage entraîne, car celles-ci sont produites par le tressage et l’entrelacs des brins. Elle matérialise dans les déformations qui se produisent, la réalisation des virtuels associés au matériau. Cela dit, Karen assure également la cohérence visuelle et physique des pièces de vannerie. Elle saura « forcer » le matériau quand cela sera nécessaire pour conserver l’intégrité physique l’équilibre et l’harmonie des formes d’une réalisation.


Figure 7. Technique du Bouyricou utilisée traditionnellement en Dordogne pour la confection de paniers, Oseraie de l’ile, Barie, France, 2023

Selon la technique utilisée, les bruns entraînent le travail de la pièce dans un sens différent : la technique du Bouyricou produit plutôt des ondulations et des spirales, alors que la vannerie pratiquée par Karen produit des ondulations et des torsions dans la hauteur. Il est alors possible de dire à l’appui de la définition de Papanek que c’est en suivant les forces dynamiques produites par la méthode qu’émerge une forme inédite. La praticienne est attentive aux virtualités en présence dans le matériau. Elles se révèlent au cours de la fabrication car la praticienne dialogue avec les dimensions plurimodales et transmodales qui enrichissent le matériau et la guident dans l’instauration d’une forme inédite. Il s’agit donc ici de considérer le designer ou l’artisan attentif à la méthode comme un fabricateur engagé dans un processus global, complexe et en croissance42 ou le dialogue plurimodal avec le matériau enrichit l’être instauré et l’être instaurateur (la praticienne) au cours de la correspondance43.

Nous l’avons vu, « avoir une âme [écrit Étienne Souriau] ce n'est pas, malgré le timbre de ces mots, poser un problème métaphysique (pas plus métaphysique du moins que la plupart des problèmes). C'est poser avant tout un problème pratique ; et qui a même certains aspects psychologiques concrets, encourageants pour qui souhaite une connaissance pouvant se hausser jusqu'à celle du singulier44. » Pour Souriau, la question de l’âme n’est pas celle de l’authenticité, mais celle de la révélation, dans l’être instauré, d’une singularité à laquelle l’âme du matériau ou la plurimodalité et la transmodalité du matériau participerait. L’authenticité, selon notre analyse, ne s’oppose pas à l’artifice, elle est un effet du travail du designer ou de l’artisan en dialogue avec l’âme du matériau et en quête d’une méthode inédite. Cette observation a été confirmée avec la pensée de la méthode de Papanek et l’approche fonctionnaliste du matériau. Cela dit, il nous faudrait également interroger l’importance des imaginaires du matériau dans le processus de design, en analysant, par exemple, certaines productions du design. Cela compléterait notre approche, car nous gageons que ce serait le lieu où penser l’articulation entre virtuels et imaginaires.

Pour terminer, nous venons de le voir, si l’artisan suit la matière, le designer semble quant à lui interroger la méthode et y chercher un interstice ou introduire une digression, une divergence dans les procédés établis. Cette hypothèse est encore à approfondir au travers d’autres exemples, même si ce point de vue nous paraît cohérent avec les résultats de la précédente analyse du projet Interlacs45 d’Hella Jongerius, que nous avons mené en 2021. Le designer en partant des virtuels associés au matériau, en y incluant les procédés et les outils (possédant eux-mêmes des virtuels), étend la question de l’âme du matériau à celle de l’âme de la méthode. Empirique et expérimentale celle-ci assure une dimension inédite à l’instauration d’une chose et de l’événement de la création de cette chose, suggérant l’existence d’un processus authentique de design impliquant l’âme du matériau.

Bibliographie

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  1. Cf. CNRTL : Étymol. et Hist. 1867 matériaux subst. masc. sing. (Ch. Garnier, Monit. univ., 10 août ds Littré Suppl.); 1923 matériau (Lar. univ.). De matériaux* par emploi de cette forme au sing. (cf. Fr. mod. t.4, p.71 et Nyrop, Ét. gramm. fr., XVI, n^o^2, p.13), https://www.cnrtl.fr/etymologie/materiau, consulté le 03/10/2023, consulté le 10/10/2023. 

  2. Lapoujade, David, Les Existences moindres, Paris, Paradoxes, 2017, p. 49. 

  3. Souriau, Étienne, Avoir une âme, essai sur les existences virtuelles, Paris, Les Belles Lettres/Annales de l’Université de Lyon, 3ème série, fasc. 5, 1938, p. 3. 

  4. Sennett, Richard, Ce que sait la main, Paris, Editions Albin Michel, 2010 p. 177 

  5. À noter que pour Étienne Souriau dans L’instauration Philosophique, c’est la qualité de la manifestation que m’offre l’être qui présente un point de vue spécifique qu’il nomme le point de vue testimonial. Cf. p. 238 sq

  6. L’ensemble des réflexions présenté ici est à mettre en perspective avec les recherches que nous avons entamées en 2018 sur la constitution d’un design-situé dont l’enjeu central est d’articuler, dans une approche renouvelée les questions de l’usage, des milieux et des processus de création ou conception. Pour nous, l’enjeu est ici de comprendre comment enrichir la perception et la place du matériau dans un projet de design pensé à une échelle plus locale. Il nous semble en effet, que certaines solutions émergent actuellement en raison des problématiques écologiques et de relocalisation de la production, seulement, l’enseignement du design peine à investir pleinement l’apprentissage des techniques artisanales ou cantonne les praticiens des métiers d’art à une posture d’exécutant ou d’artisan-créateur. La question du matériau nous semble alors centrale pour envisager une meilleure compréhension des approches propres à ces différents secteurs d’activité qui permettrait d’envisager les évolutions nécessaires à une adaptation des pratiques de conception à des enjeux plus situés. 

  7. Avoir une âme (1938), Les différents modes d’existences (1943), de la Correspondance des arts (1947) et Du mode d’existence de l’œuvre à faire (1956). 

  8. Étienne Souriau distingue ainsi les arts représentatifs qui produisent des œuvres pour lesquelles la dualité des sujets ontologiques est inhérente, à savoir que l’œuvre pose des êtres qu’elle représente mais qui ne sont pas elle. Dans les arts présentatifs (artisanat, design pourrions-nous dire etc.) « œuvre et objet se confondent ». Cf. Souriau, Étienne, chapitre XIV, « Existence « réique » ou chosale », dans La correspondance des arts, op. cit. p.82 sq

  9. Cf. Souriau, Étienne, chapitre VIII, « L’art et les activités humaines », dans La correspondance des arts, Paris, Flammarion, coll. Sciences de l’homme, 1947, p.48 sq

  10. Souriau, Etienne, La correspondance des arts, op. cit., p. 48 

  11. Ibidem, p. 89. 

  12. Ibid., p. 91. 

  13. Cf. Lapoujade, David, Les Existences moindres, Paris, Minuit, p. 35 : « Parlons plus généralement d’un mode ontique d’existence qui conviendra aux psychismes aussi bien qu’aux réismes. » Lapoujade se réfère ici à un passage de Souriau, Etienne, Des différents modes d’existence, op. cit. p. 127 : « Parlons plus généralement d’un mode ontique d’existence qui conviendra aux psychismes aussi bien qu’aux réismes » 

  14. Ibidem, p.33 

  15. Ibid. p. 32 

  16. Souriau, Etienne, Avoir une âme, op. cit. p. 125., « Principe XIII — LES MONDES VIRTUELS SONT ABOUCHÉS AU RÉEL, C’EST À DIRE AUX POINTS DE LUCIDITÉ, NON COMME DÉTERMINANTS MAlS COMME DÉTERMINÉS. » Les points de lucidité sont les passages d’un mode à un autre qui se matérialisent dans le corps de l’œuvre quand elle est réalisée dans un ou des matériaux donnés. 

  17. Ibidem, p.74 sq

  18. Cf. Souriau, Etienne, Du mode d’existence de l’œuvre à faire, op.cit. 

  19. Ibid. L’ange de l’œuvre peut être compris comme l’œuvre existant encore sur les plans de ses virtualités. 

  20. Le master design-situé : milieux et matériaux, a ouvert en 2023, à l’Université Bordeaux Montaigne. 

  21. Si Karen vient d’une formation artistique puis technique, Corentin, lui, s’est formé auprès d’un artisan désirant transmettre son savoir-faire en la technique du « Bouyricou » de Dordogne. 

  22. Sennett, Richard, Ce que sait la main, op. cit. p. 176 sq

  23. Ibidem

  24. Ibid. p.35 

  25. Id. 

  26. Morale qui sera remise en question dans les années 1970 par le design radical d’Archizoom, par exemple. 

  27. Benton, Charlotte, « From Tubular Steel to Bamboo : Charlotte Perriand, the Migrating "Chaise-longue" and Japan », dans Journal of Design History, Vol. 11, No. 1, Craft, Modernism and Modernity, Oxford University Press on behalf of Design History Society, 1998, p. 31 sq. http://www.jstor.org/stable/1316162, consulté le 11/03/2010. 

  28. L’autrice utilise le terme translation qui recoupe les deux sens. 

  29. Traduit par nos soins, Benton, Charlotte, op. cit. p.43. 

  30. Notons ici, que pour aborder la question de l’authenticité de la méthode, la question de l’âme du matériau s’ouvre à celle des outils et procédés, deux types d’éléments proprement capables d’agir sur la matérialisation des virtualités du matériau. 

  31. Papanek, Victor, Design pour un monde réel, Paris, Mercure de France, 1974, p. 36. 

  32. Ibidem, p.38. 

  33. Cf. Benjamin, Walter, L’origine de l’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, Paris, Gallimard, Folioplus Philosophie, 2008 (version de 1939). 

  34. Lapoujade, David, op. cit., p. 33 

  35. Cf. Gille Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2. Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p.174 sq

  36. Tim, Ingold, Faire - Anthropologie, Archéologie, Art et Architecture, op. cit. p. 69. Il cite Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, Capitalisme et schizophrénie 2. Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 509. 

  37. Azéma, Claire « Conduite instauratrice de l'œuvre, entre expérience et expérimentation : faire atelier. », dans Azéma, Claire (dir.), Les Arts de faire : Acte 1 - Les modes d'existence de l'atelier en Arts et en DesignRevue Design Arts Medias, 11/2021, (consulté le 9/10/2023), URL: https://journal.dampress.org/issues/les-arts-de-faire-acte1-les-modes-dexistence-de-latelier-en-arts-et-en-design/conduite-instauratrice-de-loeuvre-entre-experience-et-experimentation-faire-atelier, consulté de 9 octobre 2023 

  38. Souriau, Etienne, Du mode d’existence de l’œuvre à faire, dans Souriau, Étienne, Les différents modes d'existence, suivi de L’œuvre à faire, Paris, PUF, coll. Métaphysiques, Présentation Bruno Latour et Isabelle Stengers, 2009. 

  39. Cf. Ingold, Tim, Faire - Anthropologie, Archéologie, Art et Architecture, op. cit., p.69. 

  40. Voir plus haut. 

  41. Lapoujade, David, Les Existences moindres, op. cit., p. 45. 

  42. Cf. Tim Ingold, Faire - Anthropologie, Archéologie, Art et Architecture, op. cit. 

  43. Tim, Ingold, Faire - Anthropologie, Archéologie, Art et Architecture, op. cit., p.243 et son articulation avec l’instauration chez Étienne Souriau dans, Azéma, Claire, « Conduite instauratrice de l'œuvre, entre expérience et expérimentation : faire atelier. », op. cit

  44. Souriau, Etienne, Avoir une âme, op. cit., p. 3. 

  45. Cf. Azéma, Claire « Conduite instauratrice de l'œuvre, entre expérience et expérimentation : faire atelier. », dans Azéma, Claire (dir.), Les Arts de faire : Acte 1 - Les modes d'existence de l'atelier en Arts et en Design, Revue Design Arts Medias, 11/2021, (consulté le 22/10/2023), URL: https://journal.dampress.org/issues/les-arts-de-faire-acte1-les-modes-dexistence-de-latelier-en-arts-et-en-design/conduite-instauratrice-de-loeuvre-entre-experience-et-experimentation-faire-atelier consulté le 10/10/2023