Biographie
Philosophe, Catherine Chomarat-Ruiz est professeure en théories du design à Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre de l'institut de recherche ACTE. Elle anime un séminaire de recherche dédié à une « Théorie critique du design » dont les premiers résultats ont récemment été publiés sous le titre À l'écoute du design, une théorie critique, Bagnolet, L'Échappée belle, 2025.
Résumé
En partant de l'idée que l'unité du design relève peut-être d'un mythe des origines, l'article se propose d'éclairer ce qui relève d'un besoin de refondation. Après avoir avancé quelques considérations basiques — définition opératoire du design, positionnement scientifique de son étude, périmètre et mise en œuvre de cette pratique — pour établir que la question de l'unité ne se pose pas sur ces plans-là, il suggère que l'unité des pratiques de design sous la bannière multiscalaire du projet constitue surtout un problème pour l'architecture qui voit son hégémonie remise en question. Puis il ajoute que le problème de l'unité du design résulte aussi de la façon dont l'ensemble des designers se rapportent à leur pratique, dès lors qu'on se met en tête de transmettre des savoir-faire singuliers et fondés sur une l'expérience individuelle. La question est alors de savoir si l'on peut atteindre et transmettre l'unité de savoir-faire aussi multiples qu'individués afin de la transmettre. L'article retrace alors trois façons dont l'unité du design a été recherchée, à savoir le récit historique, la schématisation du processus projectuel et la critique de projet. Après en avoir montré les limites, l'article propose une issue. Si le champ du design est traversé par la critique de part en part, il est possible d'en saisir l'architectonique — les composants processuels, expérientiel, et projectuel des niveaux critiques — et c'est dès lors cette unité par la critique qu'il est possible de transmettre grâce à une théorie du design. En somme, la thèse défendue est que pour refonder l'unité du design, point n'est besoin de remonter aux origines. Il s'agit plutôt de se projeter dans une théorique critique du design.
Mots clés
Théorie critique du design, École de Francfort, Histoire du design, Critique de projet
Abstract
Starting from the idea that the unity of design may be a myth of origins, the article aims to shed light on what is a need for refoundation. After putting forward some basic considerations — operational definition of design, scientific positioning of its study, scope and implementation of this practice — to establish that the question of unity does not arise on these levels, it suggests that the unity of design practices under the multiscalar banner of the project constitutes above all a problem for architecture, which sees its hegemony called into question. Then it adds that the problem of the unity of design also results from the way in which all designers relate to their practice, as soon as we set out to transmit singular know-how based on individual experience. The question then becomes whether we can achieve and transmit the unity of know-how that is as multiple as it is individualized in order to transmit it. The article then traces three ways in which the unity of design has been sought, namely historical narrative, schematization of the projectual process, and project criticism. After showing their limits, the article proposes a way out. If the field of design is pervaded by criticism from one end to the other, it is possible to grasp its architectonics — the processual, experiential, and projectual components of the critical levels — and it is therefore this unity through criticism that can be transmitted through a theory of design. In short, the thesis defended is that to reestablish the unity of design, there is no need to go back to the origins. It is rather a matter of projecting oneself into a critical theory of design.
Keywords
Critical design theory, Frankfurt School, Design history, Project criticism
1. Introduction
Intitulé Les matrices disciplinaires du design, ce qui fut tout d'abord un colloque puis un dossier thématique de revue invite à penser l'unité du design devant le risque d'émiettement du domaine, voire l'utilisation indue du terme. Pour ce faire, il se situe à l'intersection de deux filiations. Il propose, à la suite de Paul Klee, de « remonter du modèle à la matrice » ; il s'inspire du sens plus paradigmatique que Thomas S. Khun confère au terme1. Il formule ainsi l'hypothèse d'unités historiques, pratiques et thématiques qui, à l'origine du design, pourraient aussi, si l'on s'en saisissait de façon prospective, esquisser le devenir de cette pratique.
La prudence de ton avec laquelle s'énonce cette double filiation laisse en outre entrevoir les limites de cette double généalogie, sans doute parce que le design n'est en soi ni tout à fait un art, de par sa finalité utilitaire et en raison de la fonctionnalité de ses artefacts, ni tout à fait une science, car en tant que pratique il ne vise pas la production de connaissance. Cependant, le choix du terme de « matrice » n'en reste pas moins évocateur. Il suggère, pour s'en tenir à l'art et à l'industrie, proches du design, la plaque, le moule, etc. destinés à reproduire une gravure, une fonte d'imprimerie. Il renvoie inévitablement, dans le domaine de la biologie, à l'organe — l'utérus par exemple — qui abrite et permet le développement d'un être vivant. Et, dans un registre distinct de celui reproduction d'une image, d'un texte ou d'un être vivant, ces « matrices » plurielles, auxquelles on nous invite à « remonter », ne renvoient-elles pas l'unité du design à un mythe des origines, c'est-à-dire, comme tout mythe, à un besoin de refondation2 ?
C'est ce besoin de refondation que nous nous proposons d'éclairer. En partant de quelques considérations basiques, nous retracerons ensuite les manières dont l'unité du design a été recherchée, afin de mettre au jour leurs limites puis de proposer une issue plus personnelle, en recherchant cette unité du côté d'une théorie critique de ce champ.
2. L'unité du design : sens, positionnement scientifique, périmètre et mise en œuvre de cette pratique
En premier lieu, il ne nous semble pas inutile, pour chercher l'unité du design, de nous entendre sur ce que ce terme désigne, sur le positionnement scientifique de son étude, le périmètre que cette activité recouvre et la manière spécifique dont elle est mise en œuvre.
2.1 Le design relève d'une infradiscipline
Le design n'est pas en soi une science ayant pour but de produire de la connaissance. C'est en effet une pratique du projet, qui peut s'exercer à de multiples échelles et viser tout ce qui fait l'habitabilité de notre monde (artificiel) et son amélioration3. Par conséquent, le problème de son unité ne peut être directement posé sur le terrain épistémologique de la science, en recherchant une définition de l'objet étudié, ou en déterminant le périmètre des objets auxquelles elle s'attache avec une méthode spécifique. Pour la même raison, l'unité du design ne peut être appréhendée sous l'angle de savoir s'il s'agit d'une transdiscipline, d'une interdiscipline, d'une métadiscipline, etc. Si le design qui sert l'habitabilité du monde contient bien un ou des savoir-faire, c'est son étude qui constitue une connaissance relative à ce ou ces savoir-faire du projet. Cette étude peut alors être exogène, menée par des disciplines scientifiques qui, telles l'histoire, la sociologie, etc., lui sont extérieures, ou endogène, élaborée depuis le design, à l'écoute de ce que les acteurs détenteurs de ce ou ces savoir-faire ont à dire de leur pratique sur les grands problèmes que rencontre ce champ : l'émiettement scientifique dont nous avons d'emblée fait état, ou, autre exemple, le dévoiement éthique conduisant à concevoir des gadgets, ou des objets de luxe, alors que tant de besoins essentiels sont négligés. C'est ce second point de vue que, pour notre part, nous adoptons pour élaborer notre théorie critique du design4. En revendiquant une explication vraisemblable — modestement plausible — des obstacles liés, entre autres exemples, à l'éthique ou à la connaissance, cette théorisation du design opte pour une posture infradisciplinaire5. Si l'on part de ces prémisses et que l'on s'accorde à considérer le design comme relevant d'une infradiscipline, le problème de l'unité du design ne concerne ni sa définition, ni le positionnement disciplinaire de ce qui ressortit à une pratique.
2.2 Toute pratique ne relève pas du design
Le problème de l'unité du design se complexifie-t-il du fait qu'un nombre croissant de pratiques, qui se déterminaient comme des arts, se qualifient désormais de design ? Soit, à titre d'exemple, la cuisine. Nous avons affaire à un domaine d'activité qui, jadis qualifié « d'art culinaire », est désormais parfois qualifié de « design culinaire » afin d'exprimer que tel ou tel plat de viande, poisson, légumes ou que tel ou tel gâteau recèle une recherche formelle relative aux couleurs et aux textures, à la composition et aux choix des ingrédients supérieure à la simple cuisine. Il nous paraît difficile de voir dans cette démarche culinaire un projet de design répondant à un besoin fondamental, même si elle peut inciter, par exemple, un enfant rétif à se nourrir. En effet, même s'il y a sûrement des exceptions6, l'emploi du terme de design pour qualifier des pratiques jadis rangées sous la bannière des arts — design olfactif pour l'art des parfums, design funéraire pour arts funéraires, etc. — semble en général relever d'une forme d'expansionnisme participant de l'esthétisation du monde dont nous entretient Yves Michaud, voire du capital culturel et des habitus qui, inhérents aux attendus du bon goût et à une forme supposée de distinction, sont bien connus depuis la sociologie de Pierre Bourdieu7. Pour notre part, nous tenons pour acquis qu'une pratique peut s'inscrire dans le domaine des arts, sans pour autant relever du champ du design, et que ce n'est pas à proprement parler dans cet expansionnisme superficiel que se joue la question de son unité.
2.3 Du en quoi ou pour qui l'unité du design fait-elle problème ?
Le problème de l'unité du design se pose-t-il de façon plus épineuse au plan des productions, de la multiplicité d'objets, d'espaces, etc. auxquels une multiplicité de sous-domaines de la pratique du design donne jour ? Si l'on part de l'idée que le design est une pratique du projet, qui donne lieu à de multiples productions et comprend de nombreux sous-domaines, en quoi cette double expansion et hétérogénéité est-elle problématique ? C'est une richesse et une chance dès lors que les projets de design convergent vers une manière plus ouverte, inclusive et facilité de vivre ensemble dans un monde partagé. Cette position-là du problème de l'unité ne s'éclaire-t-elle pas quand on se demande plutôt pour qui ce développement et cette hétérogénéité pose problème ?
2.4 Un combat pour l'hégémonie
C'est peut-être en effet au regard de pratiques connexes au design, à savoir l'architecture, le paysagisme, l'urbanisme que la question de l'unité se pose. En effet, certains pays, l'Italie, par exemple, ont d'une certaine façon résolu cette question de l'unité avant même qu'elle ne se pose, pourrait-on dire, en énonçant que toutes ces pratiques relevaient d'une mise en œuvre multiscalaire du projet8. Or, l'histoire de ces pratiques dévoile que, pour ce qui concerne la France, l'ordre des architectes a lutté pour une reconnaissance exclusive du titre d'architecte D. P. L. G.9 de la part de l'État dès lors que d'autres pratiques du projet — le paysagisme ou l'architecture du paysage, comme on disait jusqu'à une époque récente — luttaient pour leur propre reconnaissance. Sans entrer dans les détails de cette histoire bien française, notre hypothèse est que l'unité des pratiques de design sous la bannière multiscalaire du projet relève peut-être plus d'un problème catégoriel et économique pour l'hégémonie de l'architecture qu'autre chose.
3. L'unité des savoir-faire : histoire, schématisation et réflexivité
3.1 Réflexion inhérente et postérieure aux projets
Il résulte de ces considérations, que le problème de l'unité du design ne se pose ni au plan d'une définition opératoire de cette pratique, ni au regard du positionnement scientifique qui ne la concerne pas en tant que pratique, ni vis-à-vis de la diversification de son champ de compétence, mais au plan d'une unité qui menace le primat de l'architecture. Mais est-ce si simple ?
Le design n'est pas une science, sa finalité première n'étant pas la production de connaissances. Néanmoins, cette pratique du design se double, dans le temps même de son exercice, d'une forme de retour sur elle-même : sans surprise, les enquêtes que nous avons menées auprès des designers l'attestent10. Ceux-ci réfléchissent lors du processus de projet qu'ils mettent en œuvre, car ils procèdent par élimination des propositions jugées les moins pertinentes au regard d'un cahier des charges, d'un brief, par allers-retours, en dialoguant avec leurs commanditaires, par ajustements successifs, etc. De plus, la pratique du design est ponctuée, tout au long d'une carrière, de moments où les designers réfléchissent à leur façon de pratiquer, reviennent sur les projets réalisés ou sur ceux qu'ils auraient pu réaliser (les projets rejetés, non produits ou ratés). Autrement dit, la pratique du design engendre une réflexion inhérente — présente — et postérieure aux projets qui aboutit progressivement, pour un designer, à un savoir-faire personnel, c'est-à-dire un savoir singulier quant au faire.
3.2 Pluralité et valeur des savoirs faire individuels : comment et que transmettre ?
La question de l'unité du design résulte par conséquent de ces multiples savoir-faire individuels dont on comprend bien qu'ils constituent progressivement le propre d'un designer, son style, sa marque de fabrique ou sa signature, pourrait-on dire selon le trait que l'on souhaite accentuer. En effet, si la pluralité des savoir-faire individuels du projet est une richesse et une chance pour les productions et pour l'habitabilité du monde, elle n'en constitue pas moins un problème si on pense à l'enseignement, à la transmission de ce savoir-faire du projet de design.
Comment transmettre un savoir-faire (singulier) du projet qui repose sur la réflexion d'une expérience pratique que, par la force des choses, les étudiants designers n'ont pas encore ? Et s'il faut se résoudre à transmettre un savoir-faire singulier, tous les savoir-faire singuliers se valent-ils ? Faut-il se résigner à dire que l'on a étudié dans l'agence, le studio de tel ou telle designer, ou sous l'égide d'un tel ou d'une telle, comme les artistes ou les artisans disaient qu'ils avaient travaillé dans l'atelier de Fernand Léger, à l'académie d'André Lhote, ou été l'assistant, voire l'apprenti, d'un tel ou d'une telle ? Cela résout-il le problème si l'on dit que l'on a étudié au Black Montain College, au Royal College of Arts d'Édimbourg, à la Central Saint Martins de Londres, ou dans telle université française abritant des formations au design ? On le dissimule plus qu'autre chose.
Pour le design, l'unité des savoir-faire multiples qui ne constitue pas en soi une difficulté, et accessoirement la question de leur valeur respective, devient un problème dès lors qu'il s'agit de transmettre des pratiques qui, singulières et fondées sur une expérience acquise sur le long terme, impliquent en outre de se distinguer de la façon dont l'art ou l'artisanat, pendant fort longtemps, furent transmis. Peut-on atteindre cette unité-là et comment doit-on s'y prendre ?
3.2.1 Histoire et unité par le récit
Il nous semble que plusieurs réponses ont été tentées, dont au moins trois majeures. L'unité du design peut être recherchée en réinscrivant cette pratique dans le contexte historique plus large de l'évolution politico-sociale et du développement des techniques liées à l'industrie, par l'histoire des projets (les monographies de designers et de leurs productions), grâce à l'histoire du domaine (sa constitution à travers ses grandes institutions d'enseignement), l'histoire des matériaux, etc. À titre d'exemple, rappelons L'histoire du design de 1940 à nos jours de Raymond Guidot, Joe Colombo. L'invention du futur dirigé par Mateo Kries, Alexander von Vegesack, L'école d'Ulm : architecture, design, communication visuelle (1955-1968), The plastic Design Collection, exposition permanente du Design Museum de Bruxelles, et tant d'autres11. L'unité du champ est attendue d'un récit fondé sur la collecte et l'analyse de documents d'archives, de prototypes, de témoignages, etc. propre à instruire le point de vue choisi, à savoir le contexte, les projets finis, les institutions, etc. Enseigner le design signifie alors retracer et transmettre son histoire.
La limite de cette démarche unificatrice tient au fait qu'adopter un point de vue, quel qu'il soit, ne peut rendre compte de la pluralité des pratiques, de la singularité des savoir-faire, de la constitutions d'expériences individuelles. Elle repose en outre sur le fait que la discipline historique se veut objective et se tient du côté du projet fini (de la production réalisée et de sa réception). Distincte de l'opinion de celui qui l'écrit, l'histoire suppose de ne pas porter de jugements de valeur, elle n'entend pas tendre à une forme de récit qui emprunterait à l'hagiographie ou à ce qu'on appelle les grands récits en matière de progrès des sciences et des techniques, par exemple. Cette posture disciplinaire est bien évidemment louable, mais elle ne porte pas sur le discernement teinté de subjectivité propre aux designers, elle n'éclaire pas la réflexivité à l'œuvre dans la pratique du projet en amont des productions et de leur réception. Elle ne rend pas davantage compte de la singularité d'une pratique projectuelle, de la constitution réflexive d'une expérience fondatrice pour un designer. Elle ne peut donc suffire car le récit qu'elle entend transmettre ne se situe pas au cœur de la pratique du design, c'est-à-dire de la réflexivité du projet, de l'élaboration d'une expérience du projet et, partant, de son éventuel enseignement.
3.2.2 Schématisation du processus de projet et unité opératoire
Il est donc inévitable que l'unité du design soit aussi recherchée en s'attachant à ce cœur de la pratique projectuelle. Il s'agit alors de schématiser le processus de projet, de lui dénier toute aura, de lui retirer tout le mystère dû à la confusion entre conception en design et processus créatif artistique, en simplifiant et en nommant les étapes et l'ordonnancement des étapes qui le constituent. L'unité du design est ici attendue du caractère opératoire et transmissible de cette schématisation de la pratique du projet.
On sait aujourd'hui que ces schémas fondés sur « l'acte de design », dits en double diamant d'après le Design Council, mettant en lumière la non-linéarité selon Damien Newman, etc. sont quasiment innombrables : en 2005, on pouvait en compter pas moins d'une centaine12. En quoi l'un serait-il plus pertinent qu'un autre ? Ils semblent plutôt s'annihiler les uns les autres et, quoi qu'il en soit, cette effervescence modélisatrice laisse penser que cette tentative unificatrice paraît peu opératoire, faiblement heuristique en matière d'enseignement. Notre hypothèse est que cette démarche unificatrice, qui repose sur la production d'un schème, c'est-à-dire sur une représentation abstraite et structurelle, sorte d'intermédiaire entre perception et entendement, ne recouvre pas la double réflexivité qui, à l'œuvre dans le projet, relève du discernement individuel et de la constitution d'une expérience singulière13.
3.2.3 Double réflexivité de la pratique du projet : l'unité par l'analyse et la critique de projet
Il s'agirait donc, pour produire l'unité du design, de partir de l'idée suivante : si la réflexion individuelle est inhérente au processus de projet en train de se faire, et si elle se manifeste aussi une fois le projet terminé, pour constituer une expérience singulière, pourquoi l'unité du design ne passerait-elle pas par la constitution d'un corpus de projets tels qu'ils étaient en cours de réalisation et tels qu'ils sont achevés, pour les analyser, les comparer, les évaluer, dégager une démarche commune et, pourquoi pas, une expérience partagée ? Il faudrait, en d'autres termes, mettre en œuvre une réflexion critique « à un niveau 2 » pourrait-on dire, passer au crible les projets, en exhiber d'exemplaires au sens d'utiles à l'habitabilité du monde, produire les critères de cette exemplarité — un projet juste et pas juste un projet. En somme, l'unité ne procèderait-elle pas d'une critique du design (des projets et du processus de projet) considéré comme un champ autant réflexif que pratique ? La transmission passerait alors par l'acquisition de ces connaissances et de ces compétences critiques liées à la pratique du projet.
L'idée paraît frappée au coin du bon sens. La critique (que l'on appelle parfois analyse) de projet existe en architecture, dans le champ du paysagisme, et s'étend jusqu'au design. Une des plus anciennes revues à en faire état n'est-elle pas Domus14 ?
La limite de cette démarche unificatrice tient à la constitution du corpus, à l'établissement des critères qui permettrait la sélection des projets analysés, d'une part, et au périmètre d'un corpus qui ne cesse d'augmenter du fait de l'émergence, incessante, de nouveaux projets, d'autre part... Elle tient aussi au plan sur lequel les critiques se développent. Dans les revues qui publient des analyses de projet, ou dans les revues universitaires qui partent de l'analyse comparative de projets, arrive-t-on à quitter le ou les cas particuliers pour atteindre un propos à valeur au moins générale ? La limite de cette démarche unificatrice par la critique de projet tient au type de démarche inductive sur laquelle cette dernière repose, c'est-à-dire à la difficulté à fonder l'énoncé d'une règle générale sur l'accumulation, nécessairement circonscrite, de cas particuliers15.
4. Vers une théorie critique du design
4.1 Bilan
Le design n'est pas une science, mais cela ne l'empêche pas de produire, par l'expérience réfléchie, une somme de connaissances pratiques qui composent des savoir-faire. Doit-on aller au-delà ? Sans conteste, car on peut supposer, comme nous l'avons soutenu, que l'unité d'un savoir-faire singulier repose sur une expérience acquise tout au long d'une carrière, alors même que, par la force des choses, un jeune designer semble bien démuni en ces matières et que dans la pluralité des savoir-faire et expériences qui composent le champ du design, tous ne se valent pas. Mais, au regard de ce que nous venons d'établir, des manières de s'y prendre pour dépasser ces obstacles inhérents au caractère empirique de pratiques aussi plurielles que personnalisée, en transmettant l'unité historique, opératoire ou critique de ce champ, peut-on aller au-delà ? « Peut-être », sommes-nous tentée de répondre.
4.2 Critiques processuelle, expérientielle, projectuelle et théorie critique
En effet, notre hypothèse est que la critique traverse, de part en part, le design et que ce sont les niveaux composant cette complexité de la critique qu'il nous incombe de cerner pour saisir l'architectonique de cette pratique et, partant, son unité. En d'autres termes, notre idée est que l'unité (critique) existe, il nous incombe seulement de l'expliciter pour la transmettre.
La critique se situe en effet au plan du projet en train de se faire : c'est une « critique processuelle », au sens de liée au processus de projet, de niveau 1, pourrions-nous dire. Elle se développe aussi au plan de l'évaluation personnelle des projets finis : il s'agit alors d'une « critique expérientielle », dans la mesure où elle porte sur l'expérience formée au long d'une carrière, de niveau 2. Elle concerne aussi l'analyse d'un corpus de projets et la discrimination entre les projets : on a alors affaire à une « critique projectuelle », de niveau 3. Enfin, elle est présente au plan d'une théorisation du design quand on s'attache aux problèmes inhérents à ce champ : c'est la théorie critique à laquelle nous travaillons et qui se situe au niveau 4.
Cette description des niveaux est à la fois diachronique, dans la mesure où il est peut-être plus facile pour un designer entré dans le métier et disposant d'une expérience de passer du niveau 1, au niveau 2, etc., et synchronique, parce qu'on peut aussi enseigner ces différents niveaux aux étudiants designers avant qu'ils n'entrent dans le métier et puissent en quelque sorte, grâce au déploiement d'une expérience propre, se les approprier de façon plus personnelle. Dans notre approche, c'est cette unité critique du design que l'on doit et peut transmettre.
4.3 Point de départ et démarche de notre théorie critique du design
Avant que de conclure, il nous faut juste éclairer ce dernier niveau de complexité critique. Sous la dénomination de « théorie critique du design », que vise-t-on ?
4.3.1 Problème scientifique du design et capitalisme néo-libéral comme contexte
L'un des deux points de départ de cet effort de théorisation critique tient, comme cela a été le cas pour le colloque pour lequel notre communication initiale a été proposée, à une forme d'émiettement des connaissances produites à propos du design. Le premier pas consiste à signaler que ce déficit de connaissances — ce « problème scientifique du design » — se double d'une forme de méfiance, ou tout au moins de prudence, des designers à l'égard de la science, qui peut se traduire par la volonté de tenir la pratique du design pour science, ou tout au moins pour connaissance suffisante16. D'un même geste, il s'agit d'inscrire ce déficit de connaissance dans le contexte du capitalisme néo-libéral inhérent à nombres de nos sociétés de la modernité tardive en se demandant si ce système de production et de marché n'aurait pas tout intérêt à ce que ce déficit et cette attitude se maintiennent.
4.3.2 Hypothèse par transposition d'un concept (la réification) et enquête
Un pas de plus : l'objectif n'étant pas de juger avec condescendance cette prudence, ou cette méfiance, mais au contraire d'essayer de lui conférer du sens, l'hypothèse de travail en matière de théorisation est donc la suivante : si notre système de production et de marché s'est installé en réifiant les ressources naturelles, puis les relations de travail et les individus, notamment aux moyens des industries culturelles, ne faut-il pas comprendre que les outils des sciences qui s'intéressent au design (la langue, les concepts, la dialectique à l'œuvre dans les textes démonstratifs, etc.) sont à leur tour réifiés et réifiants ? C'est peut-être de cette réification généralisée que les designers se méfient, à juste titre et à leur façon, eux dont les projets présupposent toujours les possibilités latentes du réel, sans nécessairement le dire en ces termes ou en se référant aux théoriciens de l'École de Francfort qui ont forgé ou retravaillé ce concept17.
Un dernier pas, pour énoncer que le rôle d'une théorie critique du design telle que nous l'entendons est de situer dans le contexte économique et politique le déficit scientifique du design, de l'analyser en s'inspirant des concepts des théoriciens issus de la philosophie sociale mise en œuvre par l'École de Francfort, en n'oubliant jamais que ce domaine est de part en part critique et qu'il s'agit de partir de lui avec respect, pour risquer les résultats théoriques dans des enquêtes auprès des acteurs du design.
5. Conclusion
Pour boucler la boucle, nous pourrions donc dire que, de notre point de vue, les matrices du design pourvoyeuses d'unité ne peuvent être cherchées ni du côté de l'art, ni du côté des sciences, mais en partant du design lui-même, qui n'est ni art ni science, mais pratique du projet visant l'habitabilité du monde — on pourrait ajouter « dans le respect des humains et des non-humains18 ».
Rechercher ces matrices relève peut-être d'un mythe des origines, d'une quête nostalgique d'une unité perdue, en tout cas d'un récit alternatif au récit historique ou aux grands récits inhérent au progrès jadis promis par l'essor de l'industrie et du capitalisme. Pour notre part, nous avons essayé de montrer en quoi et pour qui la question de l'unité se pose, tenté de mettre au jour les manières dont on a tenté de produire cette unité dès lors qu'il s'agit d'enseigner le design. Nous avons aussi décidé d'éclairer la complexité critique de ce champ, en en saisissant l'architectonique et en produisant un effort de théorisation. Il nous semble en effet que la re-fondation ne se fera pas en remontant aux origines matricielles du design, mais en se projetant vers une théorisation critique de cette pratique. En fin de compte, c'est à un New Deal critique du design que nous voudrions convier nos lecteurs !
Bibliographie
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—, Le design et ses pratiques (volet 3). Une affaire de communs, dans Design, Arts, Médias, rubrique Paroles d'auteurs, 2025, https://journal.dampress.org/words/le-design-et-ses-pratiques-volet-1-questions-de-temps
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Sitographie
The plastic Design Collection : https://designmuseum.brussels/en/the-plastic-design-collection/, consultée le 22 juin 2025.
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KLEE Paul, Théorie de l'art moderne, Paris, Gallimard, éd. et trad. de P.-H. Gonthier, 1998. KUHN Thomas Samuel, La Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, trad. de L. Meyer, 2008. ↩
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Sur le caractère fondateur des mythes, plus généralement leurs fonctions et leur structure, voir le « chapitre XI » de Claude LÉVI-STRAUSS, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958. ↩
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Pour une définition opératoire du design, c'est-à-dire une définition qui, perfectible, permet tout au moins de faire comprendre ce dont on parle, voir Catherine CHOMARAT-RUIZ, À l'écoute du design, une théorie critique, Bagnolet, L'Échappée belle, coll. Portes, 2025, p. 19. ↩
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Catherine CHOMARAT-RUIZ, À l'écoute du design, une théorie critique, op. cit., p. 20-21. ↩
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Ibidem, p. 258-260 et p. 277-278. ↩
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Les recherches menées par Céline Caumon et ses collègues toulousains concernent, entre autres, ce type d'extension. Nul ne doute que ces exceptions permettent d'établir des critères discriminants entre extension abusive et légitime du terme de design. ↩
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Yves MICHAUD, « Design remplace art », dans Yves MICHAUD, Narcisse et ses avatars, Paris Grasset, coll. vingt-six, 2014. Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979. ↩
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Sur l'histoire des paysagistes concepteurs et des métiers proches, voir Pierre DONADIEU, Les Paysagistes, Arles, Actes Sud, 2009. ↩
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Le sigle signifie « Diplômé Par le Gouvernement Français ». ↩
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Les enquêtes menées auprès des designers sont publiées dans la revue Design, Arts, Médias. Voir : https://journal.dampress.org/words/le-design-et-ses-pratiques-volet-1-questions-de-temps, consultée le 22 juin 2025, https://journal.dampress.org/words/le-design-et-ses-pratiques-volet-2-de-la-reconnaissance-a-laction, consultée le 22 juin 2025, https://journal.dampress.org/words/le-design-et-ses-pratiques-volet-3-communs-et-commun-critique ↩
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Raymond GUIDOT, L'histoire du design de 1940 à nos jours, Paris, Hazan, 2014, Mateo KRIES, Alexander von VEGESACK (dir.), Joe Colombo. L'invention du futur, Paris, Vitra Museum-Musée des Arts décoratifs, 2005, L'école d'Ulm : architecture, design, communication visuelle (1955-1968), Paris, Centre G. Pompidou-CCI, 1988, The plastic Design Collection: https://designmuseum.brussels/en/the-plastic-design-collection/, consultée le 22 juin 2025. ↩
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Sur ce qu'il appelle les « modélisations du projet », voir Stéphane VIAL, Le design, Paris, PUF, coll. QSJ ?, 2017, p. 89-97. Consulter la page 97 du même ouvrage sur le nombre de schématisations en 2015. ↩
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Autrement dit, la schématisation, en dette vis-à-vis du la Critique de la raison pure de Kant, ne recouvre pas le fonctionnement de la pensée projectuelle. Cette intuition sera examinée lors du volet 2025-2026 du séminaire consacré à l'élaboration de notre théorie critique du design, et plus précisément à la pensée projectuelle aux prises avec la rationalité. Pour la schématisation chez Emmanuel Kant, voir dans « L'Analytique transcendantale », de la Critique de la raison pure, le chapitre premier intitulé « Du schématisme des concepts purs de l'entendement » : Œuvres philosophiques I, Paris, Gallimard, Pléiade, éd. publiée sous la direction de Ferdinand Alquié, 1980, p. 884-891. ↩
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Domus, créée en 1928 par Gio Ponti, est une revue italienne notamment dédiée à l'architecture, au design, etc. en partant le plus souvent des projets réalisés. ↩
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Pour aller plus loin, il faudrait développer l'idée que notre théorie critique du design et la pensée projectuelle sont fondées sur l'abduction. Ce point n'a pas encore été abordé dans notre séminaire, mais, pour le lecteur, indiquons que la question de l'abduction est développée par Umberto Eco à partir d'Aristote (Seconds Analytiques II, 98, 15 et Parties des animaux) dans I limiti dell'interpretazione, Grupo editoriale Fabbri, Bompiani, Sonzogno, Etas S.p.A, 1990 ; rééd. Les limites de l'interprétation, Paris, Grasset & Fasquelle, 1992, p. 252-285. Sur l'induction, la déduction et la possibilité de développé un propos abductif, voir Catherine CHOMARAT-RUIZ, Précis de paysagétique, Valenciennes, coll. Contrées & Concepts, 2025, p. 95-111. ↩
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Catherine CHOMARAT-RUIZ, À l'écoute du design, une théorie critique, Bagnolet, L'échappée belle, coll. Portes, 2025, p. 19-21. ↩
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Il s'agit notamment de Georg Lukács, Theodor Adorno et Max Horkheimer, et d'Hartmut Rosa et Axel Honneth, plus proches de nous dans le temps. Sur la réification, et la manière dont elle concerne le design, voir dans l'ouvrage précédemment cité, voir le chapitre 1 de la troisième partie « Design et épistémologie », p. 187-217. ↩
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Mais ce serait l'objet d'une autre conférence et un autre article. ↩