Élodie Bécheras est maitresse de conférences en arts appliqués à l'Université Toulouse 2 Jean-Jaurès, membre du Laboratoire Lara-Seppia et directrice de l'Institut Supérieur Couleur Image Design. Ses travaux de recherche investiguent les méthodologies de conception, la caractérisation sensorielle et les ambiances, notamment autour de la lumière et de la couleur.
Résumé
Selon une approche de type prospective, cet article se propose d'examiner en quoi, dans un contexte de crise du design marqué par une éclipse des modèles esthétiques, l'ambiance pourrait faire figure de matrice pour un design contemporain se réclamant, en lien aux enjeux écologiques actuels, d'un retour aux valeurs et compétences du sensible. L'exploration de cette hypothèse, à partir des théories de Gernot Böhme, suggère que l'ambiance est porteuse de modèles esthétiques, éthiques et méthodologiques, susceptibles d'ébaucher les contours d'une matrice « méta-esthétique » (Findeli et Bousbaci) pour un tel design (du) sensible.
Mots clés
Ambiance, Gernot Böhme, design sensible, méta-esthétique, écologie de l’attention
Abstract
Taking a forward-looking approach, this article examines how, in a context of design crisis marked by an eclipse of aesthetic models, ambiance could appear as a matrix for a contemporary design that, in relation to current ecological issues, calls for a return to the values and skills of the sensitive. Exploring this hypothesis, based on the theories of Gernot Böhme, suggests that ambiance can support aesthetic, ethical and methodological models that could sketch the contours of a 'meta-aesthetic' matrix (Findeli and Bousbaci) for such a sensitive design.
Keywords
Atmosphere, Gernot Böhme, sensitive design, meta-aesthetic, attention ecology
Introduction
Il y a 20 ans, à partir de l'étude d'un large corpus de textes allant de Vitruve à l'époque contemporaine, Alain Findeli et Rabah Bousbaci1 s'essayaient à une synthèse typologique et évolutionniste des différents modèles de théorie du projet2 ayant traversé l'histoire du design. Ils postulaient alors que, malgré leur diversité, ces modèles pouvaient être regroupés sous trois catégories principales se distinguant par leur orientation respective et que l'ensemble pouvait être interprété à travers les trois grands domaines de la philosophie moderne. Ainsi, selon eux, les modèles de premier type porteraient principalement leur intérêt vers « l'objet » et correspondraient au champ de l'« esthétique » ; ceux de second type, centrés sur les « processus » (en amont, au niveau de la conception) et les « fonctions » (en aval, du côté de la réception) relèveraient du domaine de la « logique » ; enfin les modèles du dernier type, focalisant sur les « acteurs » (en amont) et les « expériences » des usagers (en aval) s'inscriraient dans la sphère de l'« éthique »3. L'apparition de ces trois types dans le paysage théorique suivrait quant-à-elle une structure chronologique : le modèle esthétique dominant une longue période allant de Vitruve et plus tard Alberti jusqu'au début du modernisme, le modèle logique s'imposant à compter des années 1950 notamment autour des design method movement, le modèle éthique émergeant quant à lui au tournant du XIXe siècle avec, entre autres, le développement des démarches participatives. Dans cette dynamique de succession où l'apparition d'un nouveau type marque une minimisation significative du précédent, l'hypothèse principale des auteurs est que se donnerait à lire une « éclipse de l'objet.
Où en sommes-nous deux décennies plus tard ? L'appropriation du terme de design par de nouvelles pratiques (design thinking, design innovation, design strategy, etc.) qui en creusent, entre autres, le sillon procédural et n'ont plus aucune attache avec un quelconque modèle esthétique semble participer à un effacement toujours croissant de l'objet, à une désincarnation du design. Si, comme le postule ce dossier thématique, le design rencontre aujourd'hui une crise d'identité, ne serait-elle pas pour partie la conséquence de cette éclipse ? À l'inverse, ne pourrait-on lire, dans le regain d'intérêt actuel pour la sensibilité et « le domaine des sens4 », irriguant de nombreuses disciplines, dont le design, l'appel à une revalorisation de modèles orientés « objet » ? Ou, plus exactement peut-être, la revalorisation d'une approche aisthésique5 et sensible du projet. Car, dans un contexte de crise de notre relation avec le monde – qu'on le qualifie d'Antropocène ou de Capitalocène – qui tiraille le designer et ne cesse de l'interroger sur le sens de son métier, l'enjeux prioritaire n'est plus de produire « esthétiquement » de nouveaux artefacts. Il s'agit plutôt de se ressaisir des compétences et valeurs du sensible que soutient l'héritage esthétique du design, pour repenser nos approches et nos méthodes dans une direction plus attentive, plus empathique, à notre environnement.
Dès lors, il ne s'agit pas de rejeter tout questionnement logique ou éthique au profit d'un retour nostalgique aux modèles esthétiques du passé mais, bien au contraire, à l'instar de l'un des scénarios envisagés parmi l'une des évolutions possibles du modèle typologique de Findeli et Bousbaci, de les intégrer à l'intérieur de ce qui pourrait alors s'apparenter à une nouvelle matrice de type méta-esthétique6.
Cette nouvelle matrice, nous postulons qu'elle peut être envisagée à partir de la notion d'ambiance qui, nous semble-t-il, possède en elle-même un caractère « méta », voire matriciel dans le sens où elle comprend certaines composantes des matrices disciplinaires distinguées par Thomas Khun. En effet, en ce qu'elle n'est pas le sensible lui-même, mais ce qui le précède, le contient, « ce par quoi le monde devient sensible7 », l'ambiance peut être vue comme un phénomène « méta-sensible », « méta-aisthésique ». En tant qu'elle « met en jeu une corrélation fondamentale entre un état affectif et ce qui nous entoure8 », qu'elle manifeste « l'unité mobile et syntonale de la présence au monde9 », l'ambiance exprime aussi une sorte de conception du monde, ou de notre être au monde, qui sous-tend des valeurs « éthiques », une voie potentielle pour repenser sensiblement notre relation au monde et aux autres. De plus, l'ambiance comprend une dimension « logique ». Épistémologique d'abord, dans la mesure où son mode de donation tonal et mersif appelle une forme de compréhension pré-réflexive et immédiate, « une herméneutique spontanée du corps10 » qui échappe aux cadres cognitivistes ou pratiques traditionnels de l'élaboration du savoir – voire de l'acte de design lui-même – et invite à y revaloriser la place du flair, de l'intuition sensible, comme une modalité de connaissance à part entière. Méthodologique ensuite, car, si les ambiances peuvent être produites, qu'il existe comme le postule Gernot Böhme une fabrique des atmosphères11, c'est que l'ambiance se prête potentiellement à une investigation méthodologique.
Dans une démarche de type prospective, cet article se propose de cheminer en direction de cette hypothétique matrice « ambiantale » et d'esquisser quelques premiers jalons de ce qu'elle pourrait être ou permettre. Pour ce faire, dans une première partie, nous examinerons en quoi l'appropriation du terme de design par des pratiques telle que le design thinking participe d'une éclipse de l'objet, qui se donne aussi comme le symptôme d'une éclipse du sensible et des valeurs qu'il porte. Dans un second temps, après avoir observé les signes d'une réhabilitation du sensible dans le design contemporain, nous tenterons de montrer en quoi le concept d'ambiance résonne avec ce « tournant sensible » en design, et pourquoi l'aisthétique des atmosphères de Gernot Böhme pourrait permettre d'en intégrer et développer les enjeux à l'intérieur d'une matrice de type méta-esthétique. Les deux dernières parties, quant à elles, consisteront en une première mise à l'épreuve de cette hypothèse. Ainsi, la troisième partie s'intéressera à l'axe éthique de cette méta-esthétique. À partir de l'idée böhmienne d'esthétique écologique de la nature, nous essaierons de comprendre dans quelle mesure les modalités d'imprégnation de l'ambiance recèlent un potentiel d'éco-sensibilisation et comment elles nous incitent à reconsidérer nos manières d'aborder le terrain de projet en termes d'écologie de l'attention. Enfin, en examinant en quoi cet outil partagé par de nombreux designers que sont les planches d'ambiance actualisent implicitement ce que Böhme nomme des « caractères » d'ambiance, sera questionné la potentielle opérativité méthodologique du modèle ambiantal dans le champ des pratiques.
1. L'éclipse de l'objet : une crise d'identité ?
Le design rencontrerait donc aujourd'hui une crise d'identité dont la démultiplication d'expression telles que design thinking, design management ou design strategy serait l'une des manifestations. Pourquoi avons-nous le sentiment que ces pratiques participent d'un émiettement de la discipline ? Constituent-elles une appropriation abusive de ce qu'est le design ou sont-elles seulement le résultat logique – ou encore le dérivé inévitable – de son évolution et des différents types de modèles qui l'ont traversé ? Et si tel est le cas, pourquoi ne nous y reconnaissons-nous pas ?
Pour tenter de répondre à de telles question, il convient de présenter un peu plus avant de quoi le design thinking12 se réclame. Comme l'a précédemment fait Pierre-Damien Huyghe dans les pages de cette revue13, fions-nous, pour en saisir l'essentiel et ne point trop nous étendre, sur la définition qu'en donne l'encyclopédie en ligne wikipédia : « La démarche design, ou conception créative, (en anglais : design thinking, littéralement "penser le design"), est une méthode de gestion de l'innovation élaborée à l'université Stanford aux États-Unis dans les années 1980 par Rolf Faste. Cette méthode, qui se veut une synthèse entre pensée analytique et pensée intuitive, relève du design collaboratif, pratique du design qui implique les usagers dans un processus de co-créativité14 ». À travers cette première définition et tout le lexique que l'on rencontre avec insistance dans la suite de l'article, il est possible de lire une forme de concordance avec deux des trois catégories de modèles identifiés par Findeli et Bousdaci, soit le type « logique » (résolution de problèmes, solutions, processus, méthode, logique, preuve) et le type « éthique » (co-créativité, expérience usager, empathie...). Partant de ces éléments, nous pourrions donc conclure que le design thinking s'inscrit légitimement dans le champ du design, participant de son mouvement historique général vers l'éclipse de l'objet, c'est-à-dire vers un effacement (ici total15) des modèles de type « esthétique » au profit des deux autres.
Dès lors, reprenons l'une de nos questions premières : pourquoi, malgré cette apparente concordance, ne nous y reconnaissons-nous pas ? Ce nous que nous invoquons, quel est-il ? La notion de matrice disciplinaire proposée par Thomas Khun peut nous aider à voir plus clair sur ce point. Lorsque, dans la postface à la seconde édition (parue en 1970, 8 ans après la première) de La structure des révolutions scientifique, Khun avance la notion de matrice disciplinaire pour éclaircir les diverses acceptions du terme de paradigme, il vise avant tout à en mettre en exergue la dimension sociale, affirmant même que s'il devait réécrire ce livre, « il commencerait par une étude de la structure de communauté du monde scientifique16 ». Il poursuit en précisant que celle-ci « se compose de ceux qui pratiquent une certaine spécialité scientifique. Tous ont eu une formation et une initiation professionnelle semblables, à un degré inégalé dans la plupart des autres disciplines17 ». Bien que le design ne puisse être assimilé à une spécialité scientifique proprement dite, nous tenons là probablement le premier élément de compréhension du sentiment d'étrangeté qu'une partie de la communauté des designers conçoit à l'égard des design thinking et autres design management. En effet, à quelques exceptions près (dont il ne serait pas inutile d'examiner les motivations), ce type d'activité n'est quasiment pas enseigné dans les formations françaises en design – ou ce qui il n'y pas si longtemps portait encore dans notre pays le nom d'arts appliqués – mais dans les écoles de marketing, management, communication ou ingénierie. Et, si l'on réfléchit à ce qui distingue « à un degré inégalé » les formations en design de ces autres disciplines, ce serait sans conteste les pratiques d'atelier et la culture artistique (histoire de l'art, esthétique, etc.), soit précisément tout ce qui affère aux qualités et à la plasticité de cet objet18 que le design thinking éclipse. De ce point de vue, le design thinking et le design renvoient donc à deux groupes sociaux, à deux communautés de praticiens et de penseurs distinctes19 qui, formées différemment, n'ont ni les mêmes pratiques, ni la même culture et, moins encore, pour reprendre la terminologie khunienne, les mêmes « croyances » ou les mêmes « valeurs ».
En effet, si l'on s'en tient au lexique par lequel il se définit, le design thinking croit en un monde où toute situation ou relation sociale est par hypothèse rationalisable, systématisable, par la force du brainstorming et du post-it20. Ses valeurs sont celles de l'efficacité et du progrès, où les problèmes à résoudre sont d'abord ceux des entreprises et de l'acceptation sociale de leur fonctionnement ou de leurs « innovations » techniques. Dans ce cadre, la « pensée design », revendiquée par certains des théoriciens du design21, se voit schématisée à outrance et instrumentalisée, sous couvert de pratique éthique (la co-créativité, l'empathie), au service d'une optimisation du système économique et de production. L'emploi qui est fait du terme d'empathie (mot détonnant dans un tel contexte, mais par lequel est qualifié la première étape du processus de design thinking et qui constitue l'un de ses principaux arguments de vente) est à ce titre éloquent : il s'agit de d'« interroger le[s] client[s] intéressé[s]22 », « dans le but de comprendre leurs désirs et leurs besoins, ce qui pourrait leur faciliter la vie et la rendre plus agréable, et comment la technologie peut leur être utile23 ». De cette version capitalistique et technologique de l'empathie est absente non seulement la forme de réceptivité, d'intériorisation affective propre au mot (qui ne peut se réduire à une « interrogation » de l'autre) et la sensibilité esthétique de l'Einfühlung allemand dont « empathie » est originellement la traduction.
Si le design participe lui aussi indubitablement du système capitaliste et de production et a même pu, à certains moments de son histoire, s'engager ouvertement en direction de son développement et de sa « promotion », chacun de ces moments a toujours rencontré des oppositions à l'intérieur de la communauté des designers elle-même. L'enjeu revendiqué (à défaut d'être toujours atteint) du design n'est pas de fournir un prétexte fonctionnel à la technologie, ni une forme qui en assurerait l'acceptation voire la désirabilité. Pour le dire (trop) rapidement, l'axiome qui soutient actuellement le design est celui, politique, social, écologique, d'accroître ou de préserver « l'habitabilité du monde24 ». Or dans le prolongement même de cette idée, certains designers en viennent à douter que leur rôle consiste à améliorer cette habitabilité. Matali Crasset par exemple affirme qu'« aujourd'hui ce n'est plus du tout cette définition qui importe vu les enjeux écologiques qui sont devant nous [mais de] permettre à un maximum de personnes de redevenir sensibles25 ».
2. L'ambiance comme potentielle matrice méta-esthétique d'un tournant sensible en design
Qu'entendre dans cet appel au sensible, à redevenir sensible ? Ne s'agit-il que d'un appel isolé ou est-ce le signe que le design, à l'instar du « virage sensoriel26 » opéré il y a plus de 30 dans le champ de l'anthropologie, entame un « tournant sensible » ? Si tel est le cas, que désigne-t-on par le terme de sensible ? Quelles pratiques, quelles valeurs, quelles visions du monde et du design vise-t-on à exprimer à travers lui ?
Dans la continuité de l'analyse de Findeli et Bousbaci, l'on peut peut-être d'abord y lire l'appel à un retour à une pensée aisthésique de « l'objet », à une attention accrue aux qualités sensorielles des artefacts et des expériences qu'elles suscitent, l'invitation à se ressaisir des leçons d'un László Moholy-Nagy, d'un Ugo La Pietra ou d'un Bruno Munari27. Bien que cette lecture sensorielle (c'est à dire centrée sur les sensations) du sensible semble attestée par le regain d'intérêt actuel du design pour les gestes, les savoir-faire28, la « matérialité dialogique et sensible » du médium29, ou par la démultiplication des travaux sur les technologies de l'immersion et du corps augmenté, il nous semble qu'il y aussi dans l'invocation à « redevenir sensible », quelque-chose de plus existentiel, le « besoin de changer notre relation au monde, de se remettre en cause, de s'ouvrir30 ». Dans ces propos, où l'on entend l'écho d'Henry Maldiney pour qui sentir n'est pas avoir des sensations mais se tenir ouvert, exister31, résonne aussi tout un pan des humanités écologiques contemporaines concevant la crise écologique comme une « crise de la sensibilité » et invitant à se ressaisir de cette dernière pour penser à nouveaux frais nos conditions d'existence, notre rapport à la nature et au vivant32.
Dans ce cadre, si l'idée de sensible renvoie en partie à la vie des sensations, aux perceptions sensorielles, c'est d'abord comme modalité relationnelle avec le monde, comme manifestation d'un mode d'être au monde, d'une attitude d'attention, de réceptivité, voire d'hospitalité vis-à-vis de ce qui nous entoure. Une approche qui vise à prendre ses distances avec le modèle mathématique et rationaliste dominant de description du monde, modèle qu'appelle aussi, dans le champ du design, la vision fonctionnaliste et productiviste du design industriel. Pour Crasset, il y aurait là « deux visions du monde qui s'opposent », l'une concevant le monde comme une « réalité mesurable » et objectivable, considérant « la nature comme une simple ressource que l'on peut utiliser sans ménagement », l'autre l'appréhendant en termes « d'expérience vécue et de sentiments », soit « comme un tout » auquel nous appartenons33. Selon la grille proposée par Khun, on pourrait donc considérer que cette relation sensible au monde constitue une sorte de « croyance métaphysique », qui s'incarne notamment dans les valeurs de soin et d'attention dont les tendances actuelles de l'éco-design ou du care design se font l'écho. Dès lors, si tournant sensible il y a dans le design, il est donc d'abord à comprendre comme une éthique. Une éthique qui dépasse l'opposition que la tradition philosophique et épistémologique occidentale a construite avec l'esthétique pour les penser dans un mouvement commun, une esthétique comme éthique, ou plus précisément une « éthique à partir de l'esthétique [...une] esthéthique34 ». Une esthéthique qui comprend également une vertu épistémologique, le sensible devenant un moyen de connaissance du monde, voire une forme de savoir à part entière.
C'est dans ce contexte que la notion d'ambiance nous semble pouvoir prendre place et participer à construire les fondements d'une possible nouvelle matrice pour un design (du) sensible. En effet, si l'ambiance, vague et impalpable, se prête difficilement à une définition formelle, les significations et conceptualisations successives dont elle a fait l'objet au cours du temps résonnent avec les formes et préoccupations de ce tournant sensible en design que nous venons d'esquisser. À défaut de retracer l'ensemble de ces significations, un rapide examen des origines sémantiques de la notion et des éléments de caractérisation sur lesquels s'accordent ses différentes conceptualisations contemporaines, nous paraît suffire à attester de cette résonnance. Le premier point de corrélation est sans doute à trouver dans l'ancienne idée grecque de périékhon, traduite en latin par le verbe ambire (dont ambiance fut tardivement dérivé), dont Léo Spitzer fait le point de départ de son histoire sémantique croisée des mots de milieu et ambiance35. Dans l'antiquité grecque, τὸ περιέχων et sa déclinaison ὁ περιέχων ἁὴρ (ce qui entoure, enveloppe), servaient à désigner « l'air environnant, l'espace, le ciel, l'atmosphère, le climat – le milieu cosmique de l'homme36 » ; un milieu dont Spitzer rappelle qu'il comprenait, dès l'origine, une coloration affective de protection et d'étreinte. Le périékhon manifestait la « sympathie37 », la communauté de sentiment, entre l'homme et le cosmos permise en particulier par l'air (ἁὴρ) conçu comme μέσον, « medium de perception », comme « ce qui voit et entend avec nous ». Bien que la notion de périékhon s'inscrive dans une conception du monde qui n'est plus la nôtre, l'on peut néanmoins lire, dans cette relation de communion affective entre l'homme et son milieu, l'idée de médium sensible qui la porte et les valeurs de protection (de soin) qu'elle comprend, une congruence certaine avec les préoccupations d'un design se réclamant d'un retour au sensible, mais aussi avec les théories contemporaines de l'ambiance. En effet, si ces dernières diffèrent quant à la manière de comprendre le phénomène, toutes ou presque trouvent leur fondement dans le concept heideggérien de stimmung38 et s'accordent, sur la base des thèses anti-dualistes et existentielles qu'il soutient, à considérer l'ambiance comme l'expression d'une tonalité affective, primordiale et indivise entre sujet et objet, entre l'homme et le monde.
Parmi les différentes conceptualisations de l'ambiance reprenant et interprétant à leur compte ce fondement commun, l'approche de Gernot Böhme nous paraît particulièrement pertinente pour traiter des questions qui nous occupent ici. Premièrement, dans la lignée de Baumgarten, l'esthétique böhmienne est explicitement formulée comme une aistéthique, une théorie de la connaissance et de l'expérience sensible, dont l'ambiance (ou l'atmosphère) serait « le paradigme fondateur39 ». Deuxièmement, cette esthétique laisse entrevoir la voie d'une possible articulation entre « design » et « nature » en lien avec les préoccupations écologiques à la base du tournant sensible en design. En effet, selon Böhme, les problèmes concrets qui défient aujourd'hui la pensée de l'expérience sensible ne se rapportent plus seulement au domaine de l'Art mais aussi, voire surtout, à ceux du design et de la nature qui constituent donc, pour lui, deux des trois domaines principaux de l'esthétique. Certes, il ne thématise pas l'un et l'autre autour des mêmes problèmes et enjeux (« esthétique écologique » pour la nature, et « esthétisation du réel » pour le design) cependant il leur reconnait un principe de phénoménologisation commun en ce que l'une des « caractéristiques essentielles de la nature [est] celle de l'apparaitre, du sortir-de-soi [...] [et que] le travail esthétique des humains n'est qu'une élaboration de cette même activité40 ». Ce faisant, le design – le travail esthétique – en vient à occuper une place centrale au sein de l'esthétique des atmosphères de Gernot Böhme. Son aisthétique est non seulement « une théorie générale de la perception [...] en tant que modalité de la présence corporelle [prenant] en considération l'impact affectif de l'objet de la perception41 », mais aussi « une théorie générale du travail esthétique, une théorie de la fabrique des atmosphères42 », en somme une poïétique.
Ainsi, si on l'envisage par le spectre böhmien, l'ambiance contiendrait, en germes tout du moins, les trois domaines d'une matrice méta-esthétique pour le design. En effet, l'esthétique constitue son domaine central, l'éthique y est entre autres conceptualisée à travers l'esthétique écologique de la nature43, la « logique » (pour peu que le terme convienne ici) y intervient à travers la question de la fabrique qui ouvre, en droit tout du moins, à des enjeux méthodologiques.
3. L'esthétique écologique de la nature : éthique ambiancielle et approche attentionnelle de l'environnement de projet
Bien qu'au sein de l'aisthétique böhmienne, l'esthétique écologique ne s'articule pas directement au domaine du design mais à celui de la nature, nous pensons pour notre part qu'elle constitue tout de même l'occasion, pour le designer, de réfléchir aux manières d'aborder le « terrain » dans lequel le projet aura à prendre place et, plus largement, de renouveler son regard sur le monde, sa façon de s'y inscrire et de s'en saisir sur un mode plus attentif, plus affectif (empathique, sympathique ou unipathique), plus « esthéthique ». Avant d'examiner les formes que cela pourrait prendre, précisons ce que Böhme entend par esthétique écologique de la nature. Critiquant le caractère réducteur de l'approche scientifique de la nature, qui l'aliène en l'instrumentalisant, il attribue à l'esthétique écologique la mission de penser « le rapport immédiat entre l'homme et la nature, l'effet corporel et affectif de celle-ci sur celui-là, la nature dans sa réalité sensible44 ». Ainsi définie, l'esthétique écologique böhmienne s'inscrit dans la continuité du pan des humanités écologiques évoqué plus haut. Pour elles, comme pour lui, en tant que modalité fondamentale de nôtre être-au-monde, le sensible possède une valeur de résistance face à l'ingénieurisation de la nature et notre usage abusif des technologies qui ont conduit à endommager notre planète, mais aussi à déréaliser l'impact de cette détérioration, à en faire pour nous une abstraction.
Ainsi, la vue d'un mégafeu à la télévision, confortablement installé dans un espace climatisé ne nous affecte pas vraiment, ou peu, de manière affaiblie, médiatisée et donc mise à distance par l'écran. Au contraire, lorsque l'on se trouve par 40° dans un potager avec la peau qui nous brûle, la terre sèche qui craque sous nos pieds, les plantes jaunies, les tomates noircies et l'odeur âcre de la fumée dégagée par une portion de forêt qui brûle au loin, l'on sent, l'on ressent, la souffrance du monde, sa désolation est aussi la nôtre, elle nous affecte avant même que nous analysions pourquoi. Ceci illustre le mode d'être particulier de l'ambiance par rapport à d'autres modalités sensibles. Non seulement elle les contient, mais « nous percevons selon elle45 », elle nous fait éprouver la compénétration qui nous lie aux choses et au monde, la manière dont nous somme faits de la même chair que lui. C'est donc selon cet attachement contexturel et pathique au monde que nous sommes littéralement sensibilisés à l'état de l'environnement, que peut s'éveiller une conscience écologique, mais aussi une manière d'agir de manière plus sensible, plus empathique, plus modérée et plus attentive. Cette dernière remarque concerne le design au premier chef. La portée écologique de l'ambiance, invite les designers à développer leur pratique dans une écologie, plutôt qu'une économie, de l'attention46, à revenir, avant toute intervention matérielle, avant toute intention projectuelle, à une attention située, sensible, voire hypersensible aux infra-évènements climatiques et ambiantaux, aux gestes, aux affects, aux choses et aux personnes. Mais, dans sa dimension intentionnelle, en tant que tension de l'esprit vers quelque-chose, être attentif à l'ambiance n'est-ce pas, comme le pense Bégout47, en même temps en sortir, en trahir l'autonomie mersive et préréflexive, au profit d'une approche dualiste sujet / objet ? Si l'on s'en tient, à l'instar de Bégout, à une compréhension strictement ontologique du phénomène, c'est très probablement le cas. Mais une fois dissoute l'ambiance ne disparait pas complètement, une part d'elle reste incorporée à nos corps et à notre mémoire. Thibaud dit d'ailleurs, qu'elle est « le lieu par excellence de formation de nos habitudes perceptives48 ». On peut donc penser que si, dans l'espace-temps de sa présence, l'ambiance est l'expérience d'une co-naissance49, elle est aussi, pour nous, au fil des expériences, une re-connaissance et cette reconnaissance repose bien sur certains traits. Ceci laisse entrevoir deux choses. D'une part, la possibilité, envisagée par Böhme, que de l'indifférenciation originelle de l'ambiance, puisse ensuite être extrait « par différenciation progressive, des perceptions sensorielles spécifiques, et finalement les deux pôles du moi et de l'objet perçu50 ». D'autre part, que dans l'exercice de reconnaissance de certains traits ambiantaux, se constitue progressivement une culture aisthétique susceptible d'informer, voire d'inspirer de futurs projets. Cela donne toute sa légitimité à une approche attentionnelle de l'ambiance et c'est aussi, selon nous, la condition de son opérativité pour le design dans son ensemble. En effet, au-delà du design d'espace et du domaine connexe de l'architecture au sens large (où l'ambiance constitue depuis plusieurs décennie un champ de recherche à part entière51), l'ambiance est impliquée dans tous les champs du design, que ce soit par la capacité de ces derniers à produire ce que Böhme nomme de la « valeur scénique », à diffuser une atmosphère par leurs productions, ou parce que ces productions sont toutes destinées à prendre place dans le monde, au sein d'une situation, et donc, du même coup, dans une ambiance. C'est plus précisément dans ce dernier cas, où l'ambiance se substitue à ce que nous appelons généralement « contexte », « environnement » ou « terrain » du projet, que l'approche attentionnelle nous paraît devoir se déployer. Que cette ambiance préexiste ou soit projetée, il s'agira de porter l'attention non seulement sur le ou les cadres environnementaux dans le(s)quel(s) le projet va, ou pourrait, prendre place, mais aussi aux situations (sociales, climatiques, etc.), plus ou moins habituelles, ou potentielles, qu'ils accueillent. Cette approche attentionnelle, recouvre plusieurs modes, plusieurs échelles et plusieurs dynamiques, allant du global au détail, de l'attention flottante à une attention plus scrutatrice, d'une positions statique, à une position plus dynamique. Nous n'avons pas la place ici pour développer chacune de ces échelles, qui de surcroit peuvent toutes se croiser et visent des « objets » et des qualités d'objets des plus variés. Retenons juste que l'attention dite « flottante », qu'elle se réalise sur un mode statique ou dynamique, sera toujours le point de départ de toute investigation attentionnelle car c'est elle qui se rapproche le plus de l'expérience pleine et autonome de l'ambiance. L'attention flottante est non directive et non discriminante, elle laisse venir à soi, elle se laisse emporter. Contrairement à cette attention plus scrutatrice, plus localement et/ou intentionnellement focalisée, que mobilise souvent le design (relevés, repérages...) et où il est possible de noter, de caractériser, certains traits sensibles, affectifs ou sociaux pendant l'expérience, l'attention flottante interdit par principe à celui qui la vit, l'usage de toute forme de captation technique ou de notation qui médiatiserait l'expérience. La seule manière d'en rendre compte est de la ressaisir, dans un second temps, par un acte de remémoration. Ce ressaisissement peut sans doute se prêter à différentes formes et méthodes (telles que les expériences réactivées expérimentées dans le champ des études architecturales et urbaines), cependant il nous semble que, paradoxalement peut-être, le langage écrit ou oral, comme nous l'avions évoqué dans une précédente communication52, présente plusieurs avantages. Notamment, par la forme de récit qu'il peut prendre, celui de s'émanciper du « quoi » descriptif pour articuler l'expérience elle-même et rendre compte de sa tonalité affective.
De l'attention flottante à l'attention scrutatrice, ce sont donc « les deux pôles du moi et de l'objet perçu » de l'ambiance qui sont progressivement différenciés, pour être ensuite réarticulés dans le projet, sous une forme plus ou moins différente par l'introduction de nouvelles données, de nouveaux facteurs d'ambiance. Dans le champ du design, le premier état de cette réarticulation arrivant généralement au terme de la veille attentionnelle, prend souvent la forme d'un type de représentation particulier, qui porte le nom (prédestiné ?) de planche d'ambiance.
4. Planches d'ambiance et caractères d'ambiance
La planche d'ambiance est un cas tout à fait singulier de présence de l'ambiance dans le champ des arts appliqués. Elle est non seulement typique du design, l'architecture par exemple ne l'utilise pas ou rarement, mais elle est aussi utilisée par une grande majorité de ses sous-domaines (et pas uniquement le design d'espace). Par ailleurs, ce qui peut paraître étonnant au vu de sa prolifération, elle reste pour l'heure relativement impensée. En effet, si certains secteurs – tels que les bureaux de style – ont développé une certaine expertise en la matière, elle reste essentiellement le fruit d'un savoir tacite ; à notre connaissance, aucune étude n'a à ce jour tenté d'en mettre au jour la structure méthodologique ni même d'interroger le choix du terme ambiance pour définir ces planches dont le caractère ambiantal ne saute pas immédiatement aux yeux. Nous proposons ici de faire un premier pas en direction de l'étude et de la compréhension des planches d'ambiances, en examinant en quoi elles justifient leur nom. Notre hypothèse est qu'elles expriment des caractères d'ambiance.
Par caractère, nous entendons avec Böhme, la manière caractéristique qu'ont les ambiances de nous affecter en première impression et dont le langage courant (duquel, selon l'auteur, l'étude des ambiances aurait beaucoup à apprendre) va rendre compte en qualifiant, par exemple, l'ambiance de « joyeuse », de « froide » ou de « bohème ». Le choix de ces trois mots, fréquemment rencontrés dans les planches d'ambiance, n'est pas complétement anodin. Bien qu'on ait pu opter pour quantité d'autres, chacun d'eux illustre l'une des trois catégories d'ambiances, des trois classes de caractère qui nous semblent pouvoir être observées, de manière indépendante ou plus croisée, dans les planches d'ambiances. Böhme distingue cinq classes de caractères : « les caractères sociaux, les synesthésies, les humeurs, les caractères communicationnels et les impressions de mouvement53 ». Cependant, certains éléments se recoupent à l'intérieur de ces cinq classes, qui nous semblent tous pouvoir être classés sous la classe des humeurs. En effet, caractériser une situation communicationnelle de « tendue, calme, hostile54 » ou qualifier d'« oppressant, enthousiasmant, ample, émouvant55 » le sentiment d'un mouvement, revient pour simplifier à les considérer en termes d'humeur. Sur la base de ce recoupement, nous retiendrons trois classes d'ambiances : les « styles de vie », qui correspondent plus ou moins aux caractères sociaux et que les planches d'ambiance qualifieront par exemple de « bohème », « familiale », « cocooning » ou, dans une interprétation plus décorative, d'« Art déco » ou de « vintage » ; les humeurs (joyeuse, maussade, sereine...) ; et enfin les synesthésies (définies par des attributs sensoriels « froide », « douce », etc.), ce à quoi l'on pourrait éventuellement ajouter les climats, au sens météorologique du terme, dans la mesure où ils viennent souvent teinter les autres catégories.
Les styles de vie renvoient à une certaine « valeur de mise en scène56 » de l'ambiance, et les « planches » qui entrent sous cette catégorie, pourraient aussi être qualifiées de « planches tendances » ou de « planches de style ». Les ambiances classées sous cette catégorie « ont un caractère tout à fait conventionnel et l'on peut soupçonner qu'elles sont produites par des éléments conventionnels57 ». La convention ici n'est pas à entendre comme une norme ou un ensemble de règles imposées de l'extérieur mais plutôt comme le résultat d'une sédimentation et d'une habituation historique et culturelle qui a ancré certaines ambiances dans notre culture collective et permet de les reconnaitre immédiatement par l'expression de certains traits. Les planches de ce type véhiculent donc des stéréotypes, mais c'est précisément en ce qu'ils sont intuitivement et immédiatement saisis que les stéréotypes entretiennent une certaine familiarité avec la manière dont l'ambiance s'impose à nous. Par ailleurs, cette connaissance tacite des stéréotypes permet, en principe du moins, de les manipuler, de les hybrider pour inventer ou suggérer de nouveaux « styles de vie », qui activent tout de même en nous une certaine résonnance.
Les caractères placés sous la classe des humeurs, expriment quant à eux la tonalité affective dans laquelle prend place, ou qu'est sensé suggérer, le projet. L'on pourrait considérer que l'expression anglaise de « moodboard » désigne les planches d'ambiances attachées à cette catégorie. Néanmoins, dans leurs formes, celles-ci différent assez peu, voire pas du tout, des planches de style et autres planches tendance. Le mood en question est intégré aux unes et aux autres sous forme de mots. Les mots qui sont peut-être la seule manière d'exprimer une humeur clairement et en laissant ouverte l'interprétation atmosphérique à l'appréciation de chacun, cohabitent sur ces planches avec des images illustrant plutôt des styles de vie. Cependant les humeurs elles-mêmes sont traversées par certains schèmes formels, nourris de culture et d'expériences – notamment climatiques. Ainsi, on associera plus généralement une ambiance triste à un jour pluvieux et gris, à des teintes éteintes, une forme de vide, une lumière uniforme et rabattue, qu'à un jour de printemps ensoleillé, avec ses couleurs vives, sa lumière franche, le chant des oiseaux et l'odeur verte d'une végétation qui renait. Ce fond plus ou moins partagé des humeurs permet, dans la combinaison des mots aux images, de travailler la concordance, en inscrivant le projet dans une sorte de convention atmosphérique, ou bien de jouer de la discordance, via des associations plus inattendues.
La dernière catégorie de caractère, les synesthésies, ne correspond à aucune qualification de planche existante, mais l'on pourrait en repérer les traces dans celles qui intègrent des matières et des échantillons. Sous l'entrée « synesthésies » Böhme place toutes les atmosphères « que l'on décrit en règle générale au moyen d'expressions qui servent également à désigner des qualités sensibles58 ». Dans la langue courante, une même de ces expressions peut être utilisée pour désigner des sensations issues de sens différents : ainsi l'on pourra dire « verte » une couleur, mais aussi une odeur, un gout, un ton de voix ; ou dire « sec » un toucher, mais aussi un son ou le goût d'un vin blanc. Il arrive même que l'on utilise ces mêmes mots pour décrire une émotion ou un comportement. Cependant on a toujours tendance à considérer que « vert » qualifie d'abord une couleur et « sec » une impression tactile dont les autres acceptions dérivent par métaphore. Böhme réfute cette interprétation métaphorique des synesthésies. Pour lui elles ne découlent ni de relations métaphoriques entre des données sensibles propres à chaque sens, ni même d'une disposition neurologique : ce sont les caractères des atmosphères. Ce sont les synesthésies elles-mêmes qui « au départ [...] sont claires, sèches, brillantes, chaudes, etc.59 » ; et leur lien avec des qualités matérielles spécifiques tient au fait que ces dernières peuvent indistinctement contribuer à la production de l'ambiance pour peu que leur effet concorde avec son caractère. Si les qualités sensibles participent d'une certaine synesthésie ce n'est donc pas au titre de relations métaphoriques transversales qu'elles entretiendraient entre elles mais par ce qu'elles sont substituables les unes aux autres dans la production du caractère atmosphérique.
Pour revenir aux planches d'ambiance, le lien qu'établit Böhme entre atmosphère et qualités sensibles, atteste du caractère potentiellement ambiantal des échantillons que l'on y retrouve parfois, ce qui à priori n'allait pas de soi. Certes le rôle de ces échantillons dans les planches est pour l'heure peut-être sous exploité dans la mesure où, soit ils expriment la convention du caractère de style de vie, soit ils se contentent de rendre palpable les matériaux déjà présents dans l'image, et que, de toute façon, le format même de la planche complique la possibilité d'y intégrer autre chose que des qualités visuelles ou tactiles. Néanmoins, la réflexion autour des synesthésies nous semble ouvrir, pour l'avenir, des pistes fécondes pour l'étude et la réalisation des planches d'ambiances, voire des ambiances elles-mêmes, car c'est dans le principe synesthésique de substituabilité entre caractères et caractéristiques que les pôles sujet et objet de l'ambiance s'articulent le plus intimement.
Au terme de ce rapide passage en revue des caractères d'ambiance que l'on peut retrouver dans les planches du même nom, il s'avère possible d'affirmer que celles-ci « méritent » à priori ce nom. A priori, car au-delà de ce premier constat, il nous apparait aussi qu'un important travail de fond reste encore à mener pour faire de ces planches de véritables outils d'investigation ambiantale et de formulation de projet répondant aux enjeux et valeurs d'un design sensible en particulier, voire du design en général. En effet, pour l'heure, les styles de vie, les humeurs et les sensorialités qu'articulent les planches d'ambiances n'ont que peu, voire rien, en commun avec les caractères issus de l'expérience, de l'attention à l'ambiance située dans laquelle prend place le projet. Ils véhiculent pour l'essentiel une imagerie stéréotypée et marketée décorrélée de toute situation concrète. Les caractères sociaux ou « styles de vie » par exemple, relèvent moins de la « vie » elle-même et de problématiques sociales que du style – au sens de l'expression typique (ou supposée typique) d'une tendance décorative – et de sociotypes. Décontextualisées et le plus souvent inhabitées, les planches d'ambiance sont en quelque sorte déshumanisées, désocialisées, dépolitisées. Aussi, si, comme nous le croyons, les planches d'ambiances ont quelque rôle à jouer dans cette matrice ambiantale que nous avons tenté d'esquisser, il semble à l'avenir impératif de réfléchir aux façons dont elles pourraient se saisir des « données » d'une réelle investigation attentionnelle et à comment y intégrer ces dimensions essentielles des « climats » humains que sont les problématiques sociales, voire politiques.
Conclusion
Dans le champ de l'épistémologie des sciences, une période de crise disciplinaire correspond, selon Khun, à l'apparition de nouveaux problèmes mettant en défaut les paradigmes établis et donnant lieu à de nouvelles hypothèses théoriques dont l'une finira par s'imposer pour constituer une nouvelle matrice. Partant du principe que cette analyse pouvait s'appliquer au design qui rencontrerait lui-même une crise, cet article a tenté de repérer certains indices pouvant indiquer l'émergence de nouveaux problèmes et enjeux et d'imaginer sous quelle forme ils pourraient en venir à faire matrice.
Dans ce cadre, nous avons envisagé l'idée de matrice au croisement de la compréhension sociologique qu'en donne Khun et de l'approche typologique et évolutionniste dessinée par Findeli et Bousbaci, considérant que cette dernière, en remontant de modèles singuliers aux domaines d'investigation dans lesquels ils s'inscrivent, propose finalement une interprétation de ce que seraient les composantes essentielles d'une matrice dans le champ du design. C'est donc sur les plans des croyances, des valeurs, des exemples (soit les composantes d'une matrice selon Khun), mais aussi de l'esthétique, de l'éthique et de la logique (matrice selon notre lecture de Findeli et Bousbaci) que nous nous sommes employée à tracer les indices d'une potentielle nouvelle matrice pour le design. Ceci nous a conduit, d'une part, à thématiser le moment de crise que traverse la discipline autour de la question du sensible et, d'autre part, à formuler l'hypothèse que la notion d'ambiance pouvait fédérer les croyances (le pouvoir relationnel et d'éco-sensibilisation du sensible vs l'instrumentalisation de notre rapport au monde et ses conséquences), les valeurs éthiques (écologiques et sociales) et les compétences (aisthésiques) du sensible en une forme matricielle de type « méta-esthétique ». Une forme qui intègre donc les trois modalités (esthétique, éthique et logique) essentielles d'une pensée de l'acte de design.
Pour l'heure, cette matrice ambiantale n'est qu'une ébauche, une sorte de caneva encore un peu lâche. Pour que l'ambiance puisse pleinement faire figure de matrice pour le design, de nombreux aspects restent encore à articuler, à étudier, à conceptualiser, à expérimenter, à l'instar du pan critique de la pensée de Gernot Böhme qui vise spécifiquement le design et que nous n'avons pas abordé. Toutefois, nous espérons que toutes liminaires qu'elles soient, les quelques pistes esquissées ici auront contribué à entrevoir la potentielle légitimité d'une telle hypothèse et dans quelle mesure elle est susceptible, pour peu que nous en poussions l'investigation, de nous aider à « former de nouvelles conduites, créer plastiquement des manières de sentir et d'agir qui réforment l'état actuel de la sensibilité60 ».
Bibliographie
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FINDELI Alain, BOUSBACI Rabah, « L'Eclipse de l'objet dans les théories du projet en design », dans The Design Journal, volume 8, issue 3, Farnham, Ashgate, 2005, p. 35-49. ↩
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Les auteurs postulent, et nous les rejoignons sur point, que le design étant avant tout une pratique de projet, son champ de recherche privilégié est cellui qui vise à rendre compte de l'acte de design, soit la théorie du projet. ↩
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FINDELI Alain, BOUSBACI Rabah, « L'Eclipse de l'objet dans les théories du projet en design », dans The Design Journal, op. cit., p. 44. ↩
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THIBAUD Jean-Paul, « Petite archéologie de la notion d'ambiance », dans Communications, n° 90 – Les bruits de la ville, Paris, Seuil, 2012, p.155. ↩
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Le terme aisthésique est la forme adjectivée du grec αἴσθησις (aisthesis) qui signifie sensation, action de percevoir par les sens (mais aussi par l'intellect). En français il est plus fréquent de rencontrer les formes « esthésis » et « esthésique ». Nous préférons pour notre part celui d'aisthésique en référence au titre de l'ouvrage de Gernot Böhme (Aisthetique, pour une esthétique de l'expérience sensible, Dijon, Les presses du réel, 2020.) sur lequel nous nous appuierons largement dans la suite de cet article. ↩
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FINDELI Alain, BOUSBACI Rabah, « L'Eclipse de l'objet dans les théories du projet en design », dans The Design Journal, op. cit., p. 45. ↩
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THIBAUD Jean-Paul, « Vers une écologie ambiante de l'urbain », Environnement Urbain / Urban Environment [En ligne], Volume 13 | 2018, p.2, mis en ligne le 04 juillet 2018, consulté le 15 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/eue/2135 ↩
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BÉGOUT Bruce, Le concept d'ambiance, Paris, Seuil, 2020, p. 31. ↩
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BÉGOUT Bruce, « Du milieu à l'ambiance. Réflexions philosophiques sur une autre conception de l'environnement », dans Les études philosophiques, n° 142 – Milieu, Ambiance, Environnement, Paris, Presses Universitaires de France, 2022, p. 91. ↩
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BÉGOUT Bruce, Le concept d'ambiance, op. cit., p. 183. ↩
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Ce point ne fait pas l'unanimité chez les théoriciens contemporains de l'ambiance. Adoptant une approche qu'Yves Michaud qualifie de « techno-esthétique », Gernot Böhme reconnait chez les designers (les « travailleurs esthétiques ») un savoir-faire ambianciel dans leur capacité à lier propriétés sensibles et effets affectifs et fait de la « fabrique des atmosphères » l'un des pans structurants de son esthétique. À l'inverse, selon la perspective ontologique qui est la sienne, Bruce Bégout considère que la nature intuitive et pré-logique de l'ambiance l'oppose à toute « jection », à tout projet, que s'il existe des ambiances fabriquées, elles seront « toujours et nécessairement autre[s] que celle[s] qu'ils [les designers] auront la prétention faustienne de créer ». Pour nous, ces deux perspectives ont quelque-chose à nous apprendre de l'ambiance et ne sont pas si antithétiques qu'elles n'y paraissent. En effet, si Bégout se concentre sur le « moment pathique » de la donation phénoménale, Böhme poursuit l'investigation du processus perceptif jusqu'au « moment gnosique » de différenciation/identification de l'objet et du sujet. Or, si à cet instant, le phénomène ambianciel n'est plus en tant que tel, la réflexion sur l'ambiance ne nous semble pas s'arrêter, il s'agit alors non plus de penser le phénomène lui-même mais ce qu'il nous apprend, nous fait et nous permet de faire ; comment, comme le concède Bégout lui-même dans les toutes dernières lignes de Le concept d'ambiance, il nous permet de « former de nouvelles conduites, créer plastiquement des manières de sentir et d'agir ». cf. BÉGOUT Bruce, Le concept d'ambiance, op.cit. BÖHME Gernot, Aisthetique, pour une esthétique de l'expérience sensible, op.cit. MICHAUD Yves, L'art c'est bien fini. Essai sur l'hyper-esthétique et les atmosphères, Paris, Gallimard, Coll. « NRF Essais », 2021. ↩
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Nous ne retiendrons, pour notre analyse, que cet item dans la mesure où il semble constituer le point de convergence des autres qualifications que sont design innovation, design strategy, design innovation, voire UX design. En effet, dès lors qu'on cherche les définitions de ces dernières formules, l'on rencontre invariablement, et sans trop tarder, le terme de design thinking. ↩
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HUYGHE Pierre-Damien, « Situation du design », dans SACKS Kim, GUÉGAN Victor (dir.), Systèmes : logiques, graphies, matérialités, Revue Design Arts Medias, 04/2022, URL : https://journal.dampress.org/issues/systemes-logiques-graphies-materialites/situation-du-design (consulté le 23/07/2025). ↩
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Extrait de l'article « démarche design » de la version française de wikipedia, auquel le moteur de recherche google renvoie lorsque l'on cherche la définition de design thinking en français. https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9marche_design. (consulté le 24/07/2025). ↩
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Plusieurs designers procédant à une analyse critique du design thinking ont notamment mis en évidence sa tendance à se focaliser, voire à se limiter, au processus, à la génération d'idée, sans véritablement se soucier des résultats – ce qui compromettrait leur qualité – ni même parfois sans que cela débouche sur aucun résultat concret. Voir notamment les propos de Natasha Jen et de Jake Knapp rapportés respectivement dans les articles suivants : HERNANDEZ-RAMIREZ Rodrigo, "On design thinking, bullshit, and innovation", dans Journal of Science and Technology of the Arts, vol. 10, n°3, 2018, p. 45-57. ACKERMANN Rebecca, "Design thinking was supposed to fix the world. Where did it go wrong?«, dans MIT Technology Review, 9 février 2023, https://www.technologyreview.com/2023/02/09/1067821/design-thinking-retrospective-what-went-wrong/ (consulté le 17/07/2025). ↩
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KHUN Thomas, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, coll. « Champs », traduit par Laure MEYER,1983, p. 240. ↩
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Ibidem, p. 241. ↩
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Soit, tout ce dont le design était originellement le nom, depuis le disegno italien et jusqu'à l'idée de gestalt présente dans le nom allemand de l'école d'ULM dont nombre de représentants, comme Tomás Maldonado ou Bruce Archer, furent pourtant largement engagés en faveur d'une approche systémique et logique du design. ↩
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Cette différence de groupes sociaux est d'ailleurs annoncée clairement sur la couverture et la 4e de couverture de la première édition française de l'un des ouvrages qui a le plus œuvré à l'évangélisation du design thinking : « le design est trop important pour être laissé aux seules mains des designers » ; « Attention, ceci n'est pas un livre écrit par un designer à l'intention d'autres designers ! Il s'adresse aux managers qui souhaitent s'initier à la "pensée design" - en tant qu'approche créative - pour faire émerger de nouvelles opportunités au bénéfice de leur entreprise ». BROWN Tim, L'esprit design, le design thinking change l'entreprise et la stratégie, Londres, Pearson, coll. « village mondial », traduit par Laurence NICOLAIEFF, 2010. ↩
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Il s'agit là de deux « techniques » récurrentes du design thinking, qui réduisent la conception à une connexion de mots et à une juxtaposition d'idées schématiques puisque limitées à l'espace restreint de papillons autocollants. L'obsession du design thinking pour ces « outils de créativité » systématiques constitue l'un des points critique de ses détracteurs. Cf. HERNANDEZ-RAMIREZ Rodrigo, "On design thinking, bullshit, and innovation", dans Journal of Science and Technology of the Arts, op. cit., et, ACKERMANN Rebecca, "Design thinking was supposed to fix the world. Where did it go wrong?«, dans MIT Technology Review, op.cit. ↩
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C'est globalement le cas de la majorité des modèles de théorie du design s'inscrivant dans une matrice orientée processus. On peut penser à ce titre, que le travail de Nigel Cross, notamment ses nombreuses publications autour de l'idée de « Designerly ways of knowing » (par exemple : CROSS Nigel, « Designerly ways of knowing », dans Design Studies, vol. 3, n° 4, 1982, p. 221-227 ; et plus récemment son ouvrage intitulé Design thinking : Understanding how designers think and work, Oxford, Berg Publisher, 2011) ont pu constituer l'un des points de départ de l'appropriation du design par le design thinking. ↩
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Extrait de l'article « pensée design » de wikipedia, op. cit. ↩
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Traduction d'un extrait de l'article « design thinking » de la version anglophone de wikipedia, https://en.wikipedia.org/wiki/Design_thinking (consulté le 24/07/2025). ↩
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FINDELI Alain, « La recherche-projet en design et la question de la question de recherche : essai de clarification », dans Sciences du design, n° 1 – « Quelles sciences du design », Paris, PUF, mai 2015, p. 45-57. Dans son article Findeli, articule l'idée d'habitabilité du monde comme « but » du design, à la question écologique de la « relation » entre les êtres humains et leur environnement comme objet de connaissance de la recherche en design. On verra plus loin que cette relation constitue l'un des points centraux des théories de l'ambiance. ↩
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CRASSET Matali, dans Pour une relecture d'« Histoire d'objets », Captation vidéo, Paris, Centre Pompidou, 03/11/2021, 1:25:15. https://www.centrepompidou.fr/fr/ressources/media/iUaoKQe (visionné le 22/07/2025) ↩
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HOWES David, MARCOUX Jean-Sébastien, « Introduction à la culture sensible », dans Anthropologie et sociétés, vol.30, n° 3 – « La culture sensible », Laval, Université de Laval, 2006, p. 7-17. ↩
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Si le travail sur la sensorialité n'a jamais constitué un mouvement unifié ou une tendance dominante du design, de nombreux designers ont néanmoins exploré cet aspect au cours de l'histoire de la discipline. On peut citer, entre autres : les entrainements à la perception sensorielles par l'expérimentation tactile de la matière mis en place par Moholy-Nagy dans le cadre du cours préliminaire du Bauhaus, les explorations du design radical italien et l'attention portée aux « qualités secondaires » d'un Sottsass ou les bulles sensorielles d'un La Pietra, ou encore, tout le travail de Munari, inspiré du « Tactilisme » de Marinetti, notamment la polysensorialité de ses « livres illisibles » pour la jeunesse. Voir à ce propos la thèse de doctorat d'Elena Tosi Brandi qui retrace les moments clés et les figures majeures de l'histoire du design ayant investigué la sensorialité comme un sujet de recherche et de création pour le design : TOSI BRANDI Elena, Design de l'expérience sensible. Une philosophie des sens pour le design et la création, thèse de doctorat en Philosophie et Sciences sociales, sous la direction de CASATI Roberto et AZAMBOURG François, Paris, PSL / EHESS, 2018. ↩
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Cf. COZZOLINO Francesca, DUBOIS Arnaud, KRIER Sophie (dir.), Savoirs sensibles : savoir-faire et création, journée d'étude de la Plateforme « art design et société » de l'ENSADLab, Paris, École des Arts Décoratifs, 07/06/2022. Archives vidéo disponibles en ligne : https://plateformeartdesignsociete.ensadlab.fr/category/produire-le-sensible/ ↩
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Cf. CHAILLAT Estelle, et al. (dir), Sciences du Design, n° 19 – « Design et médium(s) », Paris, Presses universitaires de France, 2024. Voire notamment l'ouverture : CHARPIER Ambre (et al.), « Design et médium : une matérialité dialogique et sensible », p. 8-13. ↩
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CRASSET Matali, dans Pour une relecture d'« Histoire d'objets », op. cit., 1 : 24. ↩
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MALDINEY HENRY, Regard Parole Espace, Lausanne, L'Âge d'Homme, 1973. ↩
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L'idée de crise écologique comme crise de la sensibilité est empruntée à Baptiste MORIZOT, notamment dans Manières d'être vivant : enquêtes sur la vie à travers nous, Arles, Actes Sud, 2020. À titre d'exemples d'autres travaux investiguant cette question, l'on peut également citer : ABRAM David, Comment la terre s'est tue. Pour une écologie des sens, Paris, La Découverte, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond », 2013. GÉ BARTOLI David, GOSSELIN Sophie, Le toucher du monde, Techniques du Naturer, Bellevaux, Éditions Dehors, 2019. TASSIN Jacques, Pour une écologie du sensible, Paris, Odile Jacob, 2020. ↩
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CRASSET Matali, dans Pour une relecture d'« Histoire d'objets », op. cit. ↩
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LAPLANTINE François, Le social et le sensible. Introduction à une anthropologie modale, Paris, Téraèdre, Coll. « L'anthropologie au coin de la rue », 2005, p. 213-216. ↩
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SPITZER Léo, « Milieu et ambiance » (1942), dans Conférence, n° 24 et 25, traduit par Olivier MORONI, 2007, p. 113-189 (n° 24), et p. 405-494 (n° 25). ↩
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Ibidem., Conférence n° 24, p. 121. ↩
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Pour tous les passages entre guillemets de cette phrase : Ibid., p. 124. ↩
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Il serait trop long ici d'entrer dans le détail de ce que Martin Heiddeger conçoit sous le concept de stimmung, terme « intraduisible », équivalent en français à : accord, ambiance, atmosphère, humeur, disposition, tonalité affective (DAVID Pascal, « Stimmung », dans CASSIN Barbara (dir), Vocabulaire européen des intraduisibles, Paris, Seuil – Le Robert, 2004, p. 1217-1219). Retenons simplement que par ce terme, qu'il développe notamment dans Être et temps (Paris, Authentica, traduit par Emmanuel MARTINEAU, 1985), Heidegger désigne le fait que toute existence est déjà disposée affectivement, que notre ouverture au monde, aux autres et à nous même baigne toujours dans une certaine tonalité affective qui « constitue existentialement l'ouverture au monde du dasein (p.122) ». Cette tonalité n'est ni un état psychique ni un état du monde, elle « ne vient ni de l'extérieur ni de l'intérieur, mais en tant que guise de l'être-au-monde, elle monte de celui-ci même (p. 114) », « et c'est seulement parce que "les sens" appartiennent ontologiquement à un étant qui a le mode d'être de l'être au monde affecté qu'ils peuvent être "touchés" et "avoir du sens pour..." (p. 115) ». ↩
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BÖHME Gernot, Aisthetique, pour une esthétique de l'expérience sensible, op. cit., p.53. ↩
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BÖHME Gernot, « L'atmosphère, fondement d'une nouvelle esthétique », dans Communications, n° 102 – « Exercices d'ambiances », Paris, Seuil, 2018, p. 42. ↩
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BÖHME Gernot, Aisthetique, pour une esthétique de l'expérience sensible, op. cit., p. 37-39. ↩
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BÖHME Gernot, « L'atmosphère, fondement d'une nouvelle esthétique », dans Communications, op. cit. p. 28. ↩
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Au-delà des questions en lien avec une esthétique écologique de la nature, les réflexions d'ordre éthique de l'esthétique de Gernot Böhme touchent aussi à une critique de l'esthétisation du réel, qu'il conceptualise autour de l'idée « d'économie esthétique » et d'un sous-type de valeur d'usage qui en découlerait qualifiée de « valeur de mise en scène ». Sur cette facette critique de sa pensée, voir notamment : BÖHME Gernot, « Contribution to the critique of the aesthetic economy », dans Thesis Eleven n° 73, London, SAGE publications, 2003, p. 71-82. ↩
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BÖHME Gernot, Aisthetique, pour une esthétique de l'expérience sensible, op. cit., p. 31. ↩
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THIBAUD Jean-Paul, « Vers une écologie ambiante de l'urbain », Environnement Urbain / Urban Environment, op. cit, p. 3. ↩
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CITTON Yves, Pour une écologie de l'attention, Paris, Seuil, 2014. ↩
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Cf. BRUCE BÉGOUT, Le concept d'ambiance, op. cit., p. 191. ↩
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THIBAUD Jean-Paul, « Vers une écologie ambiante de l'urbain », Environnement Urbain / Urban Environment, op. cit., p. 3. ↩
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GE BARTOLI David, GOSSELIN Sophie, Le toucher du monde, Techniques du Naturer, op. cit., p. 121. ↩
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BÖHME Gernot, Aisthetique, pour une esthétique de l'expérience sensible., op. cit., p. 53. ↩
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Depuis les travaux pionniers de Jean-Francois Augoyard au milieu des années 80 et la création, en 1998, de l'UMR AAU – Ambiances, Architectures, Urbanités, les études architecturales et urbaines francophones ont su développer une véritable théorie de la connaissance ainsi qu'un large répertoire méthodologique pour renouveler leur discipline à partir de l'ambiance. Dans ce domaine, l'on peut considérer que l'ambiance a aujourd'hui valeur de matrice disciplinaire. ↩
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BECHERAS Élodie, « Y'a comme du vert dans l'air : essai de compréhension des modalités d'imprégnation de l'ambiance », Colloque Design(s) Vert(s) & impermanence chromatique : du vert magique au vert de ville, Toulouse, Mars 2019. ↩
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BÖHME Gernot, Aisthetique, pour une esthétique de l'expérience sensible., op. cit., p. 112. ↩
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Ibidem ↩
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Ibid. ↩
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Rappelons que pour Böhme, la « valeur de mise en scène » désigne une forme de valeur d'usage typique de certaines productions contemporaines dont la fonction n'est pas pratique mais scénique. Cette nouvelle valeur est selon-lui la manifestation de l'« économie esthétique » dominante au sein des nations industrialisées qui ne produisent ni ne consomment plus aujourd'hui des marchandises mais des mises-en-scènes, des atmosphères suggérant des styles de vie. Cf. BÖHME Gernot, « Contribution to the critique of the aesthetic economy », dans Thesis Eleven, op. cit. ↩
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BÖHME Gernot, Aisthetique, pour une esthétique de l'expérience sensible., op. cit., p. 111. ↩
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Ibidem, p. 113. ↩
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Ibid., p. 114. ↩
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BÉGOUT Bruce, Le concept d'ambiance, op. cit., p. 403. ↩