Professeur émérite des universités, Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Membre de l’Institut Acte
Résumé
La notion de matrice disciplinaire renvoie chez Thomas S. Kuhn à celle de paradigme. Le design n'étant pas comparable aux sciences et ne relevant pas de la même sorte de matrice, je voudrais montrer que l'idée d'en proposer des exemples paradigmatiques ne va pas de soi méthodologiquement parlant. Le faire, c'est engager des hypothèses dont l'explicitation est souvent insuffisante. Pour tâcher d'éviter ce défaut, je propose, en me rapportant aux réflexions les plus générales de Kuhn, de substituer à cette notion d'exemple celle, à la fois plus relative et plus problématique, de cas. La difficulté de cette dernière notion est aussi ce qui en fait l'intérêt : elle ne suppose pas de penser ce sur quoi elle attire l'attention comme la solution d'un problème (d'une « énigme », dit aussi bien Kuhn) dont le cadre ou la matrice théorique serait parfaitement clos.
Abstract
The notion of disciplinary matrix in Thomas S. Kuhn refers to that of paradigm. Since design is not comparable to science and does not fall under the same kind of matrix, I would like to show that the idea of proposing paradigmatic examples is not self-evident methodologically speaking. To do so is to engage in hypotheses for which the explanation is often insufficient. To try to avoid this defect, I propose, referring to the more general reflections of Kuhn, to substitute for this notion of example that, both more relative and more problematic, of case. The difficulty of this last notion is also what makes it interesting: it does not suppose to think about what it draws attention to as the solution of a problem ("puzzle-solving", says Kuhn as well) whose framework or theoretical matrix would be perfectly closed.
Je me préparais à rédiger les éléments de la présente conférence lorsque le hasard d'une correspondance qui ne lui était pas a priori liée m'a conduit à lire une traduction d'un texte ancien, L'Institution oratoire, VIII, où j'ai trouvé une manière d'introduire mon sujet plus vite que je ne le pensais : « Un jeune homme qui », écrivait Quintilien, « commence à étudier l'éloquence, a besoin qu'on le mette (...) dans le chemin. Mais ce chemin doit être facile à tenir et à montrer. C'est donc à l'habile Maître dont j'ai parlé, à choisir la méthode qui lui paraît la meilleure, et à se contenter de donner les principes qu'il juge les plus nécessaires1 ». Quand Thomas Khun écrit dix-neuf siècles plus tard, c'est aussi au cheminement des jeunes étudiants qu'il pense. Mais son propos se distingue de celui de Quintilien sur deux points. Le premier tient au fait qu'en traitant de l'éloquence Quintilien traitait d'un art et non d'une science au sens moderne du terme. Le second s'en déduit : s'il s'agit de science, alors la méthode – le chemin – d'apprentissage ne saurait dépendre de la seule habileté d'un maître voué à choisir la voie. Ce point est capital pour comprendre la portée, chez Kuhn, du concept de paradigme ou de matrice disciplinaire.
Kuhn établit « qu'en musique, dans les arts graphiques et la littérature, le spécialiste se forme par contact avec les travaux d'autres artistes, en particulier d'artistes du passé ». Dans la période où il n'est encore qu'étudiant, et non pas déjà chercheur, il a « devant lui diverses solutions concurrentes et incommensurables ». Dans les domaines des sciences de la nature en revanche, ceux qui apprennent n'ont pas besoin de lire les textes originaux des scientifiques qui les ont précédés. Des manuels peuvent « se substituer systématiquement à la littérature scientifique créatrice dont ils dérivent2 ». S'il en est ainsi, c'est parce que les scientifiques peuvent « avoir confiance en leurs paradigmes ». Ou, puisque Kuhn lui-même a proposé dans sa Postface publiée en 1970, de traduire sa notion de paradigme par celle de matrice disciplinaire : il en est ainsi parce qu'il n'est de science que sûre de sa matrice. Cette matrice, autrement dit, fait indiscutablement ordre et référence dans le milieu professionnel. En ce sens, elle discipline ce milieu sans conteste. Ce n'est pas, je dois le préciser, que les sciences ressassent interminablement et de manière répétitive leur histoire ni que leurs propositions soient pour toujours stabilisées (au contraire, comme le dit éloquemment le titre du livre de Kuhn, il y a bien des « révolutions » scientifiques) mais c'est que, même si par exemple la physique contemporaine n'est plus galiléenne ni newtonienne ni même exactement einsteinienne, cependant chacun des noms ici évoqués (Galilée, Newton, Einstein) est inscriptible dans le « cadre » d'une « tradition définie » où il demeure comme ayant participé à la « résolution d'une énigme ».
Je doute, ce sera ici mon sujet, que ces deux dernières caractéristiques, une tradition définie et la capacité à résoudre une énigme, appartiennent au design. Cela ne veut pourtant pas dire que je souhaite renvoyer l'enseignement de cette matière à l'influence de maîtres « habiles à choisir la méthode » qui, au fond arbitrairement et subjectivement, « leur paraîtrait la meilleure ». Non, une certaine rigueur est ici possible, rigueur qu'on parviendra à caractériser en partant de cette double hypothèse : s'il n'y a pas de tradition définie ni d'énigme résolue, c'est peut-être parce qu'est là en jeu sinon d'innombrables, au moins plusieurs, au moins deux traditions et énigmes et que les énigmes en question ne sont à aucun moment résolues (il n'y a pas, je vais y revenir, de solution en design, il n'y a que des propositions faites à ce titre). Je voudrais donner à penser que sous cette hypothèse la responsabilité première en situation d'apprentissage n'est pas de fournir aux élèves des paradigmes ni d'emmagasiner à leur intention des exemples, mais de justifier ce que j'appellerai des cas.
Les notions d'exemple et de paradigme renvoient à celle de tradition. Quand la première implique la possibilité d'imiter (Quintilien et la tradition rhétorique ne cessent d'en faire usage à cette fin) et la seconde celle de transposer ou de traduire (ce ne sont pas les mêmes thèses qui sont formulées de Galilée aux physiciens post einsteiniens, mais c'est la même rationalité qui opère), le design est fait de cas qui ne sont ni imitables ni transposables, mais à chaque fois singuliers. En ce sens, il est toujours problématique, toujours énigmatique. La question ne manque jamais de se poser de savoir en quoi et pour quelles raisons une opération peut être justifiée de son nom. Pour reprendre l'une des expressions de Kuhn que je viens de citer, le design est, comme l'art depuis les modernes dont il est contemporain, fait de « solutions incommensurables » les unes aux autres et qui, partant, ne sont pas exactement des solutions. Cela veut dire que la question de savoir si tel ou tel cas est bien un cas de design est toujours au moins relativement ouverte. Mais cela veut dire aussi, au fond, je reviens au mot de Kuhn, qu'il n'y a pas réellement en design de « solution », du moins pas de solution qui puisse être reproduite ou transposée. Et s'il n'y a pas de solution, c'est parce que la voie – la méthode – pour parvenir à la proposition ou au résultat qui pourra être dit « design » n'est jamais sûre.
Pareille situation serait désespérante et, encore une fois, ouvrirait à l'arbitraire des maîtres si nous ne voyions pas que l'incertitude qui pèse sur la méthode et, par conséquent, sur l'aboutissement du chemin, ne signifie pas l'absence de tout principe. Si je juge que tel ou tel cas est bien un cas design, soit je suis en train de faire jouer mon autorité et de prendre une sorte de pouvoir sur l'institution du mot, soit, si je ne suis pas autoritaire, je me charge de faire valoir, dans et pour ce cas, une idée qui n'est pas mienne car si elle était seulement mienne, alors je retomberais dans la situation de pouvoir et de maîtrise que je cherche précisément à éviter. Dans cette dernière hypothèse, mon travail, ma responsabilité, c'est d'aller chercher cette idée qui n'est pas mienne et qui, donc, a été professée par un autre que moi. Pour juger des cas de design, il me faut, il nous faut non pas une histoire du design mais une histoire des idées auxquelles il a pu correspondre. Or si ces idées sont bien plusieurs, s'il en est au moins deux (sans quoi tout ce qui me fait parler ici de cas n'aurait pas de raison d'être dit), cependant elles ne sont pas innombrables : elles ne sont, c'est un fait, que tournures autour de quelques principes dont la combinatoire n'est pas infinie. À la différence des scientifiques qui ne jugent pas différemment les uns des autres le passé de leur discipline (ce qui permet à Kuhn de parler les concernant, j'insiste encore sur ce point, d'une tradition « définie »), les designers ne considèrent pas tous de la même façon la signification historique du mot qu'ils revendiquent pour nommer leur activité. Ainsi ne professent-ils pas ce mot de manière univoque. Pour autant, les possibilités de variation ne sont pas infinies et le mot n'est pas condamné au performatif. Sa profération, par extension sa déclaration comme profession n'auront cessé, au moins jusqu'à présent, de renvoyer aux traits plus traditionnellement réservés aux métiers, lesquels supposent la mise en œuvre de compétences non subjectives dont il faut bien qu'il soit fait témoignage à un moment ou à un autre par la réalisation d'un objet ou la construction d'un bâti.
Sans doute faudrait-il que je m'explique davantage sur la distinction que je viens de faire entre profession et métier. Pour ne pas être trop long, je laisserai ici à cette affaire son caractère allusif. Il me paraît plus immédiatement utile de souligner que si l'on adopte la position de responsabilité que je viens de dire, alors ce qui est cas peut devenir sinon exemple, du moins paradigme. C'est-à-dire ouvrir à une question de transposition. Soit un cas, celui des poteaux cruciformes dont Mies van der Rohe a nourri son pavillon pour l'exposition universelle de Barcelone en 1929. S'agit-il de cas de design ? Comment régler cette question ? Réponse : en lisant l'ouvrage, publié en 1947, de László Moholy-Nagy, Le design pour la vie, ouvrage dont le titre même fait assez supposer qu'il implique une définition du terme. Qu'y trouvons-nous ? Ceci notamment : « La pratique montre qu'un designer est toujours placé au départ devant un certain nombre de possibilités ayant chacune une plus ou moins grande qualité "objective". Pour réaliser une structure, par exemple, on a le choix entre divers matériaux, mais aussi, une fois ce matériau choisi, entre diverses manières de l'utiliser. Si, dans la construction d'un immeuble, une colonne en béton armé est aussi satisfaisante structurellement, qu'elle soit de section hexagonale, pentagonale ou carrée, laquelle faudra-t-il choisir ?3 ». Certes les poteaux de Mies van der Rohe ne sont pas en béton. Mais il est clair que le propos de Moholy s'applique à leur cas, et même deux fois, d'une part en ce qui concerne précisément le choix du matériau, d'autre part en ce qui concerne celui de leur section. Là est l'idée qui m'autorise à dire en effet cas de design la situation que j'examine : il y va d'un choix entre plusieurs possibilités que le propos de Moholy me permet de juger comme un fait, « toujours », de design. Suivant ce propos, il y a design dès lors qu'il n'y a pas de solution structurelle inévitable. Par extension, il peut être soutenu que les questions structurelles ne sont pas l'affaire spécifique du design.
Il n'échappera à personne que pareille position n'est pas celle de tous ceux qui ont revendiqué l'appellation design. Il en est pour dire plus négligeable que spécifique le cas que je viens d'impliquer dans mon raisonnement. Mais ceux-là ne pourront à leur tour non pas imposer, mais bel et bien justifier leur jugement qu'en s'opposant aussi explicitement et argumentativement que possible à l'idée soutenue par Moholy. Or dans cette opposition même tout n'est pas soutenable, du moins si, refusant l'arbitraire et l'autoritarisme, l'on s'en tient à un point de vue logique. Car à la phrase disant que les questions structurelles ne sont pas l'affaire spécifique du design il n'est possible d'en opposer que deux autres. L'une ce sera que ces questions sont aussi affaire de design (autrement dit le designer s'en mêle, il doit aussi non pas seulement choisir mais chercher, avec l'ingénieur, des solutions structurelles), l'autre qu'elles sont spécifiquement de sa responsabilité (autrement dit, la définition la plus extensive et la plus compréhensive de la notion de structure, ce serait dans la pensée du design qu'on la trouve).
Pour conclure sans tarder, je ne débattrai pas de la question de savoir laquelle de ces trois positions, assurément non équivalentes, vaut mieux tant pour les designers que pour ceux qui ne le sont pas. Je me suis exprimé ailleurs sur cette question : je ne pense pas que l'idée d'un design aux compétences étendues soit la meilleure idée que nous puissions avoir, justement parce que s'y dilue la possibilité pour le design de disposer d'une utilité spécifique, je veux dire d'une utilité qui n'est telle, utile, que d'être spécifique. À cette spécificité, le texte de Moholy permet de penser, lui qui évoque implicitement, là où je l'ai cité, la notion de forme. Cette notion, et avec elle l'idée de mettre des formes au monde, se perd ou se perdrait s'il ne devait plus être question en design que de structure, c'est-à-dire s'il ne devait plus être question que de systématiser le registre du structurel en l'appropriant à une discipline souveraine. Justement ce que laisse entendre le propos de Moholy, c'est qu'il n'y a pas de solution structurelle systématique s'il y a design.
Reste que, quoiqu'il en soit de ce que je viens de dire, j'espère avoir montré qu'on pouvait produire un enseignement non arbitraire du design.
Bibliographie
KUHN, Thomas, La structure des révolutions scientifiques [1962, 1970 pour l'édition augmentée], traduction Laure Meyer revue par l'auteur, Flammarion, Paris, 1983.
MOHOLY-NAGY, László, « Le design pour la vie » |1947], traduction J. Kempf et G. Dallez, p. 242-274, dans Moholy-Nagy, László, Peinture, photographie, film, Éditions Jacqueline Chambon, Nîmes, 1993.
QUINTILIEN, « L'Institution oratoire*, VIII [92] », traduction par L'Atelier Quintilien sous la direction de Sylvie Franchet d'Espèrey, Exercices de rhétorique n° 21*, revue en ligne, https://journals.openedition.org/rhetorique/1514, 2023.
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Quintilien, « L'Institution oratoire », VIII, traduction par L'Atelier Quintilien sous la direction de Sylvie Franchet d'Espèrey, Exercices de rhétorique n° 21, revue en ligne https://journals.openedition.org/rhetorique/1514, 2023. ↩
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KUHN, Thomas, La structure des révolutions scientifiques [1962, 1970 pour l'édition augmentée], traduction Laure Meyer revue par l'auteur, Flammarion, Paris, 1983, p. 225-226. Outre les expressions citées ci-dessus, on peut lire également ceci (p. 226) : « Pourquoi l'étudiant en physique devrait-il lire les œuvres de Newton, Faraday, Einstein ou Schrödinger, alors que tout ce qu'il doit savoir sur ces travaux est récapitulé sous une forme beaucoup plus courte, plus précise et plus systématique dans un certain nombre de manuels modernes ? » ↩
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MOHOLY-NAGY, László, « Le design pour la vie » |1947], traduction J. Kempf et G. Dallez, p. 242-274 in Moholy-Nagy, László, Peinture, photographie, film, Éditions Jacqueline Chambon, Nîmes, 1993, p. 265. ↩