Chiara Rubessi (PhD) est enseignante et chercheuse reconnue en Histoire et Culture du Design à l'ISIA Design Roma, ISIA Design Florence et à l'Accademia di Brera Milan, affiliée à CINESTHEA (Université Grenoble Alpes) et au CEREFREA (Université de Bucarest). Ses recherches portent sur la transformation des espaces et des artefacts dans les contextes urbains, patrimoniaux, muséaux et numériques, en explorant leurs dimensions historiques, esthétiques, sociales et culturelles, ainsi que les pratiques de maintenance et de préservation comme formes de soin, de médiation et d'interaction entre technologies, objets et cultures matérielles.
Résumé
Cette étude met en lumière la manière dont l'artiste et designer Anni Albers a construit, tout au long de son parcours, une conception du design fondée sur l'expérience directe des matériaux, enracinée dans le geste artisanal. À rebours de la séparation traditionnelle entre conception et exécution, elle propose un modèle exposé notamment dans une sélection de textes réunis dans On Designing (1959) et On Weaving (1965). Dans cette perspective, la sensibilité tactile et le geste occupent une place centrale dans le processus créatif, revalorisant le rôle de la main et du faire dans l'élaboration du projet. Cette approche invite à reconsidérer, de manière critique, les frontières souvent rigides entre pratiques artisanales et design industriel. Elle offre ainsi une contribution précieuse aux débats contemporains sur les méthodologies du projet, en mettant l'accent sur les temporalités longues, l'expérimentation sensible et l'intelligence des matériaux. En ce sens, la pensée d'Anni Albers constitue un point d'entrée particulièrement fécond pour interroger les valeurs, les visions du monde et les régimes de légitimation qui ont façonné – et continuent de redéfinir – le champ du design.
Mots clés
Design, matériaux, artisanat, textile.
Abstract
This study highlights how the artist and designer Anni Albers developed, throughout her career, a conception of design grounded in the direct experience of materials and rooted in artisanal practice. Contrary to the traditional separation between conception and execution, she proposes a model presented notably in a selection of texts compiled in On Designing (1959) and On Weaving (1965). From this perspective, tactile sensitivity and gesture occupy a central place in the creative process, reaffirming the role of the hand and of making in the development of a project. This approach invites a critical reconsideration of the often rigid boundaries between artisanal practices and industrial design. It thus offers a valuable contribution to contemporary debates on design methodologies, emphasizing extended temporalities, sensitive experimentation, and material intelligence. In this sense, Anni Albers' thinking provides a particularly fertile entry point for examining the values, worldviews, and regimes of legitimacy that have shaped – and continue to redefine – the field of design.
Keywords
Design, materials, artisan, textile.
1. Introduction
Entre design et artisanat, la distinction fréquemment évoquée repose sur la manière dont s'articulent les moments de conception et de fabrication. Si le design moderne a souvent tendu à instituer une autonomie relative de la phase conceptuelle – soutenue par des outils de représentation tels que le dessin ou le prototype –, l'artisanat reste généralement associé à une continuité entre penser et faire, où la main se déploie dans une relation directe avec la matière.
Cette séparation, cependant, n'est ni absolue ni universelle : de nombreux praticiens du design adoptent une approche plus empirique, fondée sur l'expérimentation manuelle et l'intelligence du faire. Comme le souligne Tim Ingold, « making is thinking1 », rappelant que l'acte de fabriquer constitue déjà une forme de pensée incarnée. Cette perspective invite à reconsidérer les frontières entre artisanat et design, non pas comme des oppositions binaires, mais comme des régimes différenciés d'engagement envers les matériaux, les outils et les formes de savoir.
Ainsi, l'artisanat, tel qu'il est envisagé ici, remet en question l'approche traditionnelle du design fondée sur la séparation entre conception et exécution. En réintroduisant la matérialité, le geste et la lenteur au cœur du processus créatif, il déplace les enjeux du projet vers une intelligence située, sensible et réflexive.
Dans un contexte où le terme de « design » recouvre aujourd'hui une pluralité de pratiques – Design Thinking, Design Management, design stratégique, design d'innovation, etc. –, cette posture artisanale permet de repousser les limites du champ et de réévaluer ses matrices disciplinaires. La notion de matrice disciplinaire, introduite par Thomas S. Kuhn2, constitue un cadre pertinent pour interroger à la fois ce qui fonde l'unité du design et ce qui explique la diversité, voire la dispersion, de ses pratiques contemporaines. Plutôt que de chercher une matrice originelle ou perdue, il s'agit de reconfigurer les matrices existantes en les inscrivant dans une perspective éthique, critique et durable, attentive aux conditions contemporaines de la production et de la transmission du savoir. En ce sens, l'artisanat réintroduit au sein du champ du projet une dimension critique et réflexive du faire, en réaffirmant que la connaissance émerge de l'expérience sensible, de la matérialité et du dialogue continu entre la main et la pensée.
Dans cette optique, cette étude examine la relation entre design et artisanat à travers la réflexion et la pratique de l'artiste et designer Anni Albers. Formée au Bauhaus puis enseignante au Black Mountain College en Caroline du Nord, Albers a développé une réflexion critique originale sur le rôle de la matérialité, de la technique et de la transmission dans le processus de conception.
Ses écrits – dans On Designing (1959)3 et On Weaving (1965)4 – témoignent d'un positionnement singulier, à la croisée de l'art, de l'artisanat et du design, où l'expérience directe des matériaux devient à la fois un vecteur de connaissance et une source d'innovation. Albers considérait que le travail de recherche et le travail technique, même créatifs, restaient trop spécialisés pour fonder une véritable posture constructive. Selon elle, la conception ne pouvait se limiter à des savoirs théoriques ou à des compétences techniques cloisonnées : elle exigeait une immersion continue dans la pratique, à travers la matière et ses résistances. C'est par l'expérimentation sensible et l'action manuelle que se formaient, à ses yeux, les conditions d'une pensée créative pleinement féconde. Cette réflexion souligne ainsi l'importance de revaloriser l'apprentissage empirique et la dimension artisanale comme composantes essentielles de la pratique du design. À rebours d'un design normatif et industrialisé5, Albers défend l'émergence d'un design, marqué par l'attention portée aux temporalités étendues et par la dimension éthique inhérente à la pratique créative.
Le concept de « design lent », tel qu'il est employé dans cet article, n'est pas un terme forgé par Albers elle-même, mais un outil analytique, qui permet d'associer les idées d'Anni Albers aux discussions actuelles sur la durabilité et l'éthique du design. Il désigne une approche du projet attentive à l'intelligence des matériaux et aux savoir-faire culturels, en rupture avec les logiques d'accélération6 et d'obsolescence programmée, et proche des véritables besoins des usagers. Il s'agit de repositionner la conception vers une qualité du temps plutôt que vers la rapidité productive.
Cette notion trouve un ancrage solide dans l'histoire des pratiques de conception et résonne avec les réflexions critiques sur la durabilité, l'éthique et la sensibilité matérielle.
Dès les années 2000, Alastair Fuad-Luke a théorisé le slow design7 (design lent) comme une approche visant à repenser les temps de conception et d'usage, en privilégiant la qualité, le soin apporté aux matériaux. Il s'agit moins d'une lenteur imposée que d'une philosophie du projet, cherchant à soutenir les individus dans la réalisation des choses au bon moment, afin de leur donner le temps de comprendre et de réfléchir à leurs actions. Dans une perspective voisine, Ezio Manzini souligne la responsabilité sociale et environnementale des designers, en insistant sur le fait que l'éthique du projet suppose de penser les temporalités longues et les interactions durables entre l'objet et son utilisateur. Dans Design, When Everybody Designs8, Manzini affirme que la durabilité exige une transformation culturelle profonde, fondée sur la valorisation des pratiques locales et sur leur lenteur respectueuse des ressources.
Cette perspective permet de relire l'œuvre d'Albers sous un angle renouvelé : dans On Designing, Albers insiste sur la nécessité de s'immerger dans le processus et de laisser le matériau révéler sa propre logique ; On Weaving montre comment le tissage implique une action patiente et répétitive, attentive aux variations subtiles des fibres et des couleurs. Ces textes illustrent une approche du design qui conjugue attention aux temporalités, sensibilité aux matériaux et intelligence pratique, confirmant que l'étiquette de design lent ne constitue pas une projection anachronique, mais un outil pertinent pour saisir la profondeur et la durabilité de la pensée d'Albers.
Le projet lent ne se réduit pas à une opposition nostalgique entre artisanat et technologie, mais propose une manière de faire qui respecte les temporalités nécessaires pour comprendre, expérimenter et interagir avec la matière, les ressources et les usagers, tout en préservant et réinventant une pratique en constante évolution.
2. Forger sa pensée : le parcours d'Anni Albers
Artiste textile, mais aussi designer et enseignante, Anni Albers fit du textile non seulement un médium d'expression, mais le cœur même de sa pratique de création. Née à Berlin en 1899 sous le nom d'Annelise Else Frieda Fleischmann, elle intègre l'atelier de tissage du Bauhaus – d'abord à Weimar (1922-1925), puis à Dessau (1925-1932) – où elle rencontre Josef Albers, qui deviendra son époux et avec lequel elle partagera un parcours humain et intellectuel étroitement lié. Elle adopte alors le nom d'Albers et devient une figure centrale de la recherche textile et pédagogique du Bauhaus.
En 1933, à la suite de la fermeture du Bauhaus par le régime nazi, elle émigre avec Josef aux États-Unis, où elle prend la direction de l'atelier de tissage du Black Mountain College – une école expérimentale fondée la même année, centrée sur l'art et l'interdisciplinarité, qui accueillit de nombreuses figures majeures du modernisme – qu'elle dirigera jusqu'en 1949. Cette même année, elle devient la première artiste textile à bénéficier d'une exposition personnelle au Museum of Modern Art (MoMA) de New York9 – un événement qui consacre le textile dans l'espace muséal, annonce la réévaluation actuelle des savoir-faire dits mineurs, souvent genrés et marginalisés. Ce déplacement s'inscrit aujourd'hui dans une dynamique plus large où l'artisanat, les pratiques vernaculaires et les cultures matérielles locales sont repensés comme des ressources critiques face à la mondialisation et à l'uniformisation.
À partir de 1950, le couple s'installe à New Haven (Connecticut), où Anni poursuit son activité de recherche textile, d'écriture théorique, de production graphique et de bijoux artisanaux. Parmi ses publications majeures figurent On Designing et On Weaving, deux textes fondamentaux qui synthétisent sa pensée critique et sa démarche créative. On Designing propose une réflexion sur le design. Il s'agit d'une collection d'écrits explorant la pensée d'Anni Albers sur le design et le tissage, offrant une perspective unique sur le rôle de l'artiste, de l'artisan et du designer dans le monde moderne. Le livre, avec la préface de l'historien de l'art Nicholas Fox Weber10, rassemble les textes d'Anni Albers, depuis ses années au Bauhaus jusqu'aux années 1980 aux États-Unis, et explore le design intemporel, l'importance du contact direct avec les matériaux, le courage créatif ainsi que la conviction que créer est une expérience profondément engageante. On Weaving retrace une histoire du médium textile, depuis l'artisanat jusqu'à la production industrielle, en mettant l'accent sur la matérialité née de l'expérimentation manuelle. Il s'adresse autant au grand public qu'au spécialiste averti, en proposant une méditation sur le tissage, son histoire, ses outils et ses techniques, ainsi que sur ses implications pour le design et pour les designers du XXe siècle. Ce livre comprend des schémas dessinés à la main, des détails de textiles précolombiens, des études réalisées à partir de matériaux simples comme le maïs, le papier ou encore la machine à écrire, accompagnés de reproductions précieuses de ses œuvres personnelles.
Ces deux publications témoignent d'une conception du design dans laquelle l'expérience directe de la matière occupe une place centrale, faisant de l'expérimentation et du contact tactile des éléments fondamentaux du processus créatif. La pratique d'Anni incarne ainsi une vision du design comme espace d'articulation entre art et artisanat, où la matière et la pensée s'entrelacent dans une réflexion critique sur les dimensions sociales, esthétiques et culturelles de l'acte de faire. Lauréate de nombreux prix et distinctions, elle reçoit en 1961 la médaille d'or de l'American Institute of Architects dans la catégorie « artisanat ». Elle s'éteint à Orange, dans le Connecticut, en 1994.
La trajectoire d'Anni Albers se révèle aujourd'hui d'une étonnante actualité, offrant un cadre critique pour penser le design du XXIe siècle. Ses jalons biographiques constituent autant d'étapes déterminantes où s'élabore une conception hybride du projet, à l'intersection de la main, de la matière et de la pensée. Le Bauhaus lui transmet une pédagogie du « faire », où la manipulation des matériaux deviennent des vecteurs de connaissance ; le Black Mountain College, véritable laboratoire d'interdisciplinarité, lui offre l'occasion d'élargir sa pratique à l'enseignement et à la recherche collective ; enfin, l'exposition au MoMA marque un tournant décisif, consacrant la légitimité du textile dans le champ des arts majeurs. Cet héritage exerce encore aujourd'hui une influence notable sur les débats contemporains en design, en particulier dans les champs liés à la durabilité, à la valorisation des savoir-faire artisanaux et à la reconnaissance des contributions féminines dans l'histoire de la création. La conception d'Albers trouve une résonance particulière dans des pratiques actuelles où les dimensions matérielles et sensibles du faire sont réhabilitées comme vecteurs d'engagement et de réflexion. Pour illustrer cette continuité, il est pertinent de recourir aux travaux d'Hella Jongerius et de Formafantasma. Ces deux pratiques contemporaines incarnent de manière exemplaire la manière dont la matérialité, le geste et la réflexion critique peuvent coexister dans le processus de création : Jongerius, par ses recherches sur les textures, les couleurs et les matériaux, interroge la dimension perceptive et sensorielle des objets, tandis que Formafantasma explore les liens entre production, contexte culturel et durabilité, engageant une réflexion profonde sur la matérialité et l'usage.
Parmi ces prolongements, la démarche de Jongerius illustre cette interaction entre artisanat et innovation durable à travers des projets tels que la série textile Spindle, présentée lors de l'exposition Woven Cosmos (2021) au Gropius Bau de Berlin. Cette création reprend des cordes élaborées pour l'installation Cosmic Loom, traduisant l'importance universelle du filage et du tissage. Elle transforme ces formes irrégulières en dix motifs répétitifs, jouant sur des textures tissées et une palette raffinée mêlant turquoise vif, bronze, indigo, orange brossé et tons naturels de laine mérinos et acrylique. Produit sur un métier jacquard, Spindle11 prolonge les expérimentations industrielles de broderie menées dans les séries Layers (2008), Borders (2011) et Flutter (2018), et témoigne d'un intérêt constant pour la matérialité et l'intelligence des matériaux. Le projet démontre que l'intelligence des matériaux, cultivée par l'expérimentation manuelle, peut enrichir la production industrialisée. Jongerius concilie le savoir-faire avec l'innovation, à l'image du modèle d'Albers qui dépasse les frontières rigides entre pratiques artisanales et design industriel.
Dans une perspective complémentaire, le duo Formafantasma engage une réflexion critique sur les ressources naturelles (le bois) avec le projet Cambio (2020)12, exposé à la Serpentine Gallery de Londres. Cette recherche interroge les usages du bois et les liens entre l'humain et l'arbre, mettant en lumière l'importance d'une connaissance approfondie des matériaux et de leur chaîne de valeur. Leur approche confirme que la matière n'est pas un simple support, mais constitue un partenaire actif, porteur d'enjeux écologiques et culturels.
Ces démarches contemporaines montrent que l'héritage d'Albers continue une ressource vivante pour repenser les enjeux du design à la lumière des défis écologiques, sociaux et culturels. Ces projets illustrent également la pertinence de son « éthique du faire lent » comme principe guidant une approche du design attentive à la matérialité, aux processus et à la dimension sensible de la création, des aspects souvent négligés aujourd'hui dans un contexte où le design tend à uniformiser ses pratiques13 pour s'adresser à un public élargi, au détriment de la réflexion critique et de l'engagement sensible.
3. Apprendre à créer : le faire comme école de pensée
La philosophie du design développée par Albers se caractérise par une remise en question fondamentale de la séparation traditionnelle entre les phases de conception et de fabrication. Ses œuvres oscillent constamment entre le travail manuel et la production mécanisée, tout en tissant un dialogue entre les héritages artistiques anciens et les innovations contemporaines. Cette approche reflète sa conviction que le design ne saurait être réduit à une simple étape conceptuelle dissociée de l'action manuelle, mais qu'il s'inscrit au contraire dans une continuité où la matière et le faire occupent une place centrale.
La pensée d'Albers prend racine dans la formation qu'elle a reçue à l'école du Bauhaus. Elle affirmait :
En général, l'éducation signifie pour nous éducation théorique, c'est-à-dire non directement productive. Si nous voulons apprendre à faire, à créer, nous devons nous tourner vers le travail artistique, et plus spécifiquement vers le travail artisanal, qui est une partie du premier. Dans ces deux domaines, l'apprentissage et l'enseignement sont orientés vers le développement de notre aptitude générale à créer. Ils nous invitent à développer notre sens de l'organisation, notre capacité de concevoir, notre inventivité et notre imagination, notre sens de l'équilibre des formes, à appréhender des principes tels que la tension et la dynamique [...] toutes les facultés qui entrent en jeu dans un acte créatif ou plus spécifiquement dans une œuvre d'art. Une fois posées les bases de cette disposition à créer, nous pouvons ensuite apporter les connaissances requises, les études spécialisées.14
Ces propos soulignent que la formation d'un designer ne peut se limiter à l'acquisition de savoirs techniques : elle repose avant tout sur le développement d'une sensibilité esthétique et d'une disposition créative, entendue comme aptitude à organiser, concevoir et imaginer. En cela, Albers s'inscrit dans les traditions pédagogiques héritées du Bauhaus et dans l'influence de la Gestaltpsychologie15, tout en rejoignant des réflexions plus récentes, telles que celles de Donald Schön16, qui insiste sur la pratique réflexive, ou encore de Tim Ingold (déjà évoqué), pour qui penser et faire forment un continuum intégrant geste, perception et compréhension du monde.
Pour Albers, apprendre à créer ne consiste pas simplement à accumuler des connaissances ou à maîtriser des concepts, mais à cultiver une expérience directe et sensible des matériaux. Elle défend ainsi une pédagogie de l'expérimentation où l'artisanat devient un champ privilégié de formation cognitive, sensorielle et imaginative. Dans cette perspective, l'artisanat ne se réduit pas à un savoir-faire technique : il devient une véritable école de pensée. Cette intuition trouve un écho dans les travaux d'auteurs contemporains tels que Richard Sennett17, qui analyse l'artisanat non seulement comme un ensemble de techniques manuelles, mais surtout comme une forme d'intelligence incarnée, sociale et collaborative. Pour Sennett, le geste artisanal n'est jamais purement mécanique : il implique un processus cognitif complexe où la main et l'esprit agissent de concert, et où l'apprentissage repose sur la répétition, l'observation et la coopération au sein d'une communauté de pratique. Cette vision met en lumière le rôle central de l'éthique du faire, de l'attention aux matériaux et du soin apporté aux détails comme fondements d'une culture du travail durable et signifiante.
De manière complémentaire, Glenn Adamson18 plaide pour la reconnaissance du savoir-faire comme une ressource intellectuelle et critique, capable de questionner les hiérarchies établies entre arts majeurs et arts appliqués. Pour lui, le craft ne se réduit pas à une compétence subalterne, mais constitue un mode de pensée et un outil conceptuel, permettant d'explorer des relations inédites entre technique, esthétique et culture matérielle.
Ces postures épistémologiques réaffirment que la formation du designer passe par un apprentissage enraciné dans les pratiques matérielles et artisanales, envisagées comme des lieux de développement de l'imagination, de l'invention et de la sensibilité formelle. Elles proposent ainsi une alternative aux approches modernistes et technocratiques du design, en redonnant à l'expérimentation et au geste une place centrale dans la construction du savoir.
En ce sens, Albers souligne que le « faire » ne se limite pas à la production d'un objet, mais constitue un mode de connaissance et d'interprétation du monde. Le processus créatif s'inscrit dans un va-et-vient constant entre la main et l'esprit, où l'expérience matérielle – manipulation, essai, erreur, ajustement – nourrit la réflexion conceptuelle. Il devient ainsi un vecteur de compréhension, révélant les propriétés de la matière, explorant des solutions inédites et ancrant la création dans une tension entre intuition et rationalité. Cette approche confère au design une dimension profondément cognitive et réflexive, où l'action manuelle porte une valeur intellectuelle et culturelle, et où la pratique artisanale, loin d'être accessoire, se révèle un instrument stratégique pour penser et transformer la discipline.
4. Artisanat et design : enjeux et perspectives
Dans le chapitre « Design : Anonymous and Timeless » contenu dans On Designing, Albers souligne la nécessité d'un design fonctionnel, capable d'accompagner l'objet au-delà de sa dimension esthétique, en lui conférant une utilité et une universalité qui transcendent les modes éphémères. Cette conception s'oppose aux diktats du marché et privilégie une approche fondée sur la recherche et l'exploration. Albers observe par ailleurs que le design contemporain tend à se vivre de manière de plus en plus indirecte, où le contact concret avec la matière est remplacé par une médiation graphique et verbale. C'est dans cette dérive qu'elle identifie la nécessité d'un retour à l'artisanat, compris comme une manière de renouer avec la matérialité et de dialoguer avec ses contraintes dans le processus créatif.
Au cœur de sa pratique se trouve la relation intime et sensorielle avec la matière. Le tissage, à la fois métaphore et réalité de cette relation, illustre une pratique artisanale complexe, où couleur, texture et structure du tissu émergent d'un contact direct et prolongé avec le matériau19. Dans le chapitre « Tactile Sensibility » de On Weaving, elle défend avec force l'importance de cette expérience :
[...] Nous touchons les choses pour nous assurer de la réalité. Nous touchons les objets que nous chérissons. Nous touchons les choses que nous formons. Nos expériences tactiles sont fondamentales. Si nous en réduisons la diversité [...] nous devenons bancals. Avec la tendance actuelle à surcharger notre matière grise de mots et d'images [...], nous sommes bien en peine de trouver le stimulus capable d'éveiller notre élan créatif, comme le ferait un matériau encore informe, une matière brute.20
L'art occupe également une place centrale dans sa démarche : en tant qu'espace d'expérimentation, il permet à l'informe de se structurer par l'intuition, l'émotion et la créativité. Tandis que l'art confère liberté et ouverture, l'artisanat en impose les cadres techniques et les méthodes traditionnelles, organisant cette liberté et générant ainsi un équilibre subtil. L'artisanat n'est pas pour Albers un simple héritage : il constitue une discipline de création fondée sur la lenteur, la répétition, la précision et la transmission. Il engage une éthique du projet, valorise les savoirs culturels et introduit une temporalité spécifique, opposée aux rythmes accélérés de la production industrielle et à l'obsolescence programmée.
En articulant matérialité, pratique artistique et artisanat, Albers élabore une pensée novatrice du design, qui dépasse les frontières traditionnelles entre art, artisanat et production industrielle. Ces domaines ne s'opposent pas, mais s'entrelacent pour former un écosystème où chaque élément informe et transforme les autres. La matérialité constitue l'ancrage de ce processus : elle n'est pas un simple support neutre, mais un partenaire actif qui contraint, guide et stimule la créativité. Elle affirmait : « La confiance en soi peut grandir, et le désir d'exaltation se satisfaire sans motif extérieur, à l'intérieur de soi ; car créer est la joie la plus intense que l'on puisse connaître21 ».
Cette interaction entre main, esprit et matière ouvre des horizons insoupçonnés, révélant un potentiel enraciné dans la réalité tangible des choses. Cette approche s'inscrit dans une vision multidirectionnelle, proche de celle développée par Bruno Munari, où l'exploration du matériau s'effectue simultanément sous toutes ses perspectives et à travers une pluralité de formes potentielles22. Le matériau ne se réduit jamais à un simple support neutre ou à un vecteur formel soumis à la volonté du créateur : il impose des contraintes spécifiques, guide et oriente la main, tout en offrant des possibilités inédites de créativité.
Loin de rejeter la modernité, Albers conçoit l'artisanat comme une forme de modernité critique, où la tradition devient une ressource stratégique pour résister à l'uniformisation et à la perte de sens engendrées par la production de masse. Par cette approche, l'artisanat et le design sont envisagés comme des pratiques complémentaires, capables de concilier créativité, savoir-faire, sensibilité matérielle et réflexion éthique, et de proposer ainsi un modèle durable et profondément humain de la création contemporaine.
5. Le tissage : un matériau pour penser et développer le design
Dans l'œuvre d'Anni Albers, le tissage incarne une forme de pensée qui transcende les frontières classiques entre artisanat et production industrielle. Confrontée à la nécessité de situer ses créations à la fois dans le champ artistique – à travers des pièces uniques – et dans celui du design – avec des prototypes reproductibles – elle élabore un discours novateur fondé sur l'expérience directe et sensible des matériaux, lesquels imposent des contraintes spécifiques tout en offrant un large éventail de potentialités formelles.
Son œuvre couvre une large gamme d'expressions : expérimentations avec du papier, du maïs, de l'herbe ou de la ficelle pour produire des effets textiles ; tissus destinés à des rideaux, revêtements ou vêtements ; tapisseries à caractère pictural. Son esprit se manifeste notamment dans l'usage de matériaux inhabituels : rideaux tissés en cellophane noir, en chenille de cuivre ou en combinaisons de cellophane et coton ; paravents composés de raphia noir et de corde, de lattes et de baguettes de bois, de lin associé à du raphia noir et blanc ou à de la cellophane.
L'œuvre Open Letter (coton, 58,4 × 61 cm, 1958) illustre parfaitement la technique du pictorial weaving, où chaîne (warp) et trame (weft) cessent d'être de simples supports structurels pour devenir vecteurs d'expression graphique. Cette tapisserie fusionne texte, textile et abstraction, proposant une forme d'adresse visuelle – une communication sans mots – où l'écriture est suggérée et transfigurée dans la structure même du tissu. Par l'alignement subtil des fils, la modulation des tensions et l'usage maîtrisé de la couleur, Albers compose une écriture abstraite, un langage tissé qui convoque simultanément l'alphabet, la musique et le rythme23.
Cette œuvre témoigne de sa volonté de dépasser les frontières entre art et design, langage et matière, surface décorative et contenu signifiant. Elle s'inscrit dans la continuité de ses expérimentations formelles, où le tissage devient non seulement un acte de fabrication, mais aussi un mode permanent de pensée plastique : une forme d'écriture alternative, tactile et lente. La dimension du temps lent ne se limite pas au simple temps d'exécution : elle renvoie également à une attitude réflexive et attentive, dans laquelle chaque geste, répété avec patience, se transforme en une véritable modalité de connaissance et de création.
Black, White, and Yellow (coton mercerisé, soie, 203,8 × 10,3 cm, 1926)24 conçu dans les ateliers textiles du Bauhaus et re-tissé en 1965 par Gunta Stölzl, illustre la médiation entre rigueur moderniste et expérimentation matérielle. Cette pièce occupe une place charnière dans la production d'Albers, à la croisée de la rigueur moderniste et de l'expérimentation matérielle. Conçu à l'origine comme un tissu fonctionnel – destiné à des applications architecturales et décoratives telles que des rideaux ou des séparateurs d'espace – l'ouvrage illustre la manière dont Albers pense le textile comme une interface entre espace, lumière et surface. Sur le plan formel, la pièce se distingue par une structure linéaire et fortement graphique, où les contrastes chromatiques marqués et la géométrie répétitive résonnent avec les principes du constructivisme et les recherches visuelles menées au Bauhaus. Le choix des matériaux – soie et coton mercerisé – révèle une attention particulière à la texture et à la réflexion de la lumière, mettant en relation, de manière dynamique, le tissu et l'espace environnant. Ce travail manifeste également l'influence de Paul Klee, dont l'enseignement au Bauhaus encourageait une approche rythmique et poétique des structures visuelles, transposée ici dans le médium textile.
Enfin, Wallhanging (soie et coton, 127 × 96,5 cm, 1924)25 est une œuvre emblématique d'Albers, alliant les techniques andines traditionnelles au formalisme moderniste. Ce panneau illustre la manière dont les motifs ne sont pas simplement appliqués à la surface, mais intégrés dans la structure même du textile. Cette approche s'inspire du tissage à la ceinture (backstrap weaving), une technique dans laquelle l'artisan mobilise la tension de son propre corps pour maîtriser la trame26. Ainsi, le tissage dépasse la simple technique pour devenir un véritable matériau de pensée. La manipulation directe des fils, la gestion de la tension et la modulation des textures créent un espace d'expérimentation à la fois sensible et conceptuel. Dans cette perspective, le design se construit non seulement par la conception abstraite, mais aussi par l'expérience tangible et réflexive de la matière. La pratique d'Albers incarne une forme de design lent, où la temporalité et la sensibilité aux matériaux constituent des éléments essentiels de la créativité, offrant ainsi un modèle de production profondément humain.
L'héritage de l'artisan, capable de maîtriser l'intégralité du processus de fabrication, continue d'éclairer cette approche du design. Lorsque la pièce reste entre ses mains du début à la fin, l'artisan peut en modifier la forme, intégrer des motifs et dialoguer pleinement avec le matériau, transformant chaque geste en acte réfléchi et créatif. Dans ce contexte, le tissage se révèle comme un véritable outil de pensée : la manipulation des fils, la tension des structures et la modulation des textures offrent un espace d'exploration simultanée de la forme, de la fonction et de l'expression.
6. Conclusion
En plaçant la matière et la fabrication artisanale au cœur de sa réflexion, Anni Albers met en évidence les limites que la technologie et la production de masse imposent à la créativité et au savoir-faire. Pour elle, la confiance dans un processus évolutif est essentielle : il s'agit d'un parcours où l'intuition initiale, souvent empirique, se transforme progressivement en une recherche structurée. La nature du design, intrinsèquement dynamique, rend sa relation avec l'artisanat complexe, une discipline qui exige patience, attention et approfondissement. L'étude approfondie des formes et des structures matérielles, comme celle des textiles andins, illustre l'importance de cette approche tant pour les pratiques artisanales qu'industrielles.
Le travail d'Albers sur les textiles et les objets faits main constitue une réponse culturelle et critique aux excès de la mondialisation, visant à restaurer un lien historique, symbolique et spirituel entre art et artisanat. Le design lent incarne un processus créatif propre aux pratiques artisanales, constituant une forme de résistance aux logiques d'accélération et d'obsolescence. Cette approche invite à repenser la relation entre rythme technologique et rythme de vie, en intégrant des notions telles que l'économie circulaire27, la gestion durable des ressources et la transmission des savoir-faire locaux. Dans l'œuvre d'Albers, le tissage dépasse la simple dimension technique pour s'affirmer comme un véritable outil de pensée. La patience des gestes, inscrite dans une temporalité prolongée et réflexive, traduit les principes du design lent. Chaque réalisation – qu'il s'agisse d'Open Letter, de Black, White, and Yellow ou de Wallhanging – manifeste l'entrelacement intime de la main, de l'esprit et de la matière, où s'élaborent conjointement forme, fonction et expression. L'expérience tactile et cognitive qui en résulte devient un vecteur de connaissance, transformant le tissage en laboratoire conceptuel pour le designer.
L'héritage d'Albers, qui offre une perspective nuancée, invite à considérer que son dialogue avec la matière et son éthique du faire lent ne sont pas un rejet total de l'industrie, mais plutôt une invitation à repenser ses processus. Cette approche nous pousse à nous demander comment les technologies actuelles, telles que la production additive (souvent appelée impression 3D) ou la robotique collaborative, pourraient réintroduire une forme de savoir-faire différent à l'échelle industrielle. Il ne s'agit pas de revenir à une vision idéalisée et nostalgique du passé, mais d'intégrer l'éthique d'Albers dans les technologies contemporaines. Sa philosophie est un guide pour imaginer un design industriel plus éthique et durable, qui valorise le temps, la matière et la créativité dans un contexte évolutif. Dans le contexte contemporain, des initiatives comme le New European Bauhaus (NEB)28 prolongent cette vision, en cherchant à concilier durabilité, esthétique et inclusivité. Le NEB soutient la transformation de quartiers par la recherche et la co-création avec les communautés locales, illustrant comment le design peut intégrer une dimension sociale, culturelle et environnementale.
Au XXIe siècle, le design s'impose comme une discipline omniprésente, attentive à l'ensemble du cycle de vie des objets. La pratique d'Albers fournit la matrice du design, un savoir-faire à la fois cognitif et culturel qui met en lumière les implications éthiques de la création.
Bibliographie
ALBERS, Anni, On Designing, New Haven, Pellango Press, 1959, traduit par Julie Debiton, En tissant, en créant, Paris, Flammarion, 2021.
ALBERS, Anni, , On Weaving, Middletown-Connecticut, Wesleyan University Press, 1965, traduit par Armelle Chretien, Du tissage, Paris, Presses du réel, 2021.
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Sitographie
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L'une des formulations les plus influentes de ce concept est celle proposée par INGOLD Tim, Making : Anthropology, Archaeology, Art and Architecture, London, Routledge, 2013, p. 6. Dans cet ouvrage, Ingold affirme : « Making is thinking ». Par cette formule – que l'on peut traduire par « faire, c'est penser » –, il entend montrer que la pensée ne précède pas nécessairement l'acte de faire, mais qu'elle se déploie au sein même de la manipulation matérielle. Faire constitue une forme de connaissance en soi, et non simplement l'application d'un savoir préexistant. Cette expression est devenue centrale dans de nombreux domaines de la recherche en design, en artisanat et dans la pédagogie artistique. ↩
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KUHN Thomas Samuel, The Structure of Scientific Revolutions, The University of Chicago Press, Chicago, 1962, traduit par L. Meyer, La Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 2008. ↩
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ALBERS Anni, On Designing, New Haven, Pellango Press, 1959, traduit par Julie Debiton, En tissant, en créant, Paris, Flammarion, 2021. ↩
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ALBERS Anni, On Weaving, Middletown-Connecticut, Wesleyan University Press, traduit par Armelle Chretien, Du tissage, Paris, Presses du réel, 2021. ↩
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Une critique fondatrice du design industriel normatif et de ses impacts socio-environnementaux se trouve chez PAPANEK Victor, Design for the Real World, Pantheon, New York,1971, édité par A. J. Clarke et E. Quinz, traduit par R. Louit et N. Josset, Design pour un monde réel : écologie humaine et changement socia, Dijon, Presses du réel, 2021, où l'auteur souligne la nécessité d'un design responsable, attentif aux contextes locaux, aux matériaux durables et aux véritables besoins des usagers. Dans une perspective voisine, mais centrée sur la réflexion autour du geste, de la durée et de la transmission, MARI Enzo, avec Proposta per un'autoprogettazione, Centro Duchamp, 1974, défend un design fondé sur l'autonomie de l'utilisateur, la lenteur du faire et la réappropriation éthique des processus de production. Il y affirme la valeur du travail manuel, la centralité de l'apprentissage par la pratique et conçoit le projet comme un acte critique et engagé. Enfin, MANZINI Ezio, dans Design, When Everybody Designs. An Introduction to Design for Social Innovation, MIT Press, 2015, propose une vision du design comme processus distribué et participatif, ancré dans les dynamiques locales et orienté vers un progrès social lent, soutenable et situé. ↩
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Voir à ce propos ROSA Harmut, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010. Tonkinwise Cameron, « Design for Transitions – from and to what? », dans Design Philosophy Papers, 13(1), p. 85-92, 2015. ↩
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Voir à ce propos FUAD-LUKE Alastair, « Slow Design : A paradigm shift in design philosophy ? », dans Design by Development, 2nd International Conference on Open Collaborative Design for Sustainable Innovation, Bangalore, India, December 2002. ↩
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MANZINI Ezio, Design, When Everybody Designs. An Introduction to Design for Social Innovation, Cambridge, The MIT Press, 2015. ↩
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Voir à ce propos URL : https://www.moma.org/calendar/exhibitions/2736, consulté le 20 juillet 2025. ↩
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Nicolas Fox Weber est le directeur exécutif de la Fondation Josef et Anni Albers à Bethany. ↩
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Voir à ce propos URL : https://jongeriuslab.com/product/spindle/, consulté le 20 juillet 2025. ↩
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Voir à ce propos URL : https://formafantasma.com/works#filter=research, consulté le 20 juillet 2025. ↩
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Voir à ce propos les recherches sur le Design Thinking (DT) comme agent de standardisation méthodologique. KIPUM Lee, « Critique of Design Thinking in Organizations : Strongholds and Shortcomings of the Making Paradigm », dans She Ji The Journal of Design Economics and Innovation, 7, 497-515, 2021. ↩
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ALBERS Anni, En tissant, en créant, op. cit., p. 84. ↩
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La Gestaltpsychologie (ou psychologie de la forme) est un courant de pensée développé en Allemagne au début du XXe siècle. Élaborée à travers les travaux de Max Wertheimer (1880-1943), Kurt Koffka (1886-1941) et Wolfgang Köhler (1887-1967), elle postule que la perception repose sur la reconnaissance de formes globales, où le tout prévaut sur les parties. Autrement dit, l'organisation des stimuli en figures structurées ne résulte pas d'un assemblage d'éléments isolés, mais d'un processus cognitif immédiat par lequel saisit une totalité signifiante. Cette théorie a eu une influence majeure sur l'enseignement du design, notamment au Bauhaus, en contribuant à développer une approche fondée sur les principes d'organisation visuelle, de structure et de perception unitaire de la forme. Voir à ce propos KÖHLER Wolfgang, Gestalt Psychology, Horace Liveright, New York, 1929, traduit par Serge Bricianer, La psychologie de la forme, Paris, Folio, 2000. ↩
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Voir à ce propos SCHON Donald, The Reflective Practitioner, New York, Basic Books, 1983. ↩
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Voir à ce propos SENNETT Richard, The Craftsman, New Haven – London, Yale University Press, 2009, traduit par Pierre-Emmanuel Dauzat, Ce que sait la main : La culture de l'artisanat, Paris, Albin Michel, 2022. ↩
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Voir à ce propos ADAMSON Glenn, Thinking Through Craft, New York, Berg, 2007. ↩
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Cette expérience prend une résonance particulière si l'on considère la condition physique d'Anni, marquée par le syndrome de Charcot-Marie-Tooth. La neuropathie de Charcot-Marie-Tooth (CMT) est une affection neurologique héréditaire qui entraîne une dégénérescence progressive des nerfs périphériques, provoquant une faiblesse musculaire et une perte sensitive dans les extrémités (pieds, jambes, mains et avant-bras). Voir à ce sujet le témoignage de Nicolas Fox Weber URL : https://www.ft.com/content/066cecd2-c6b4-4e49-91d8-8b6d32a57b0c, consulté le 20 juillet 2025. ↩
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ALBERS Anni, « Sensibilité Tactile », Du tissage, op. cit., p. 66. ↩
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ALBERS Anni, « Travailler avec le matériau », En tissant, en créant, op. cit., p.119. ↩
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Voir le travail de MUNARI Bruno, Arte come mestiere, Bari, Laterza 1997 [1966], Fantasia : invenzione, creatività e immaginazione nelle comunicazioni visive. Bari, Laterza 2006 [1997], MUNARI Bruno, Da cosa nasce cosa, Bari, Laterza, 1981, traduit par Audrey Favre, De choses et d'autres, Paris, Pyramyd, 2016. ↩
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Anni Albers a été formée au Bauhaus, où l'enseignement de Paul Klee exerça une influence décisive et durable sur le développement de sa sensibilité artistique. ↩
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Voir URL : https://www.metmuseum.org/art/collection/search/489778, consulté le 28 juillet 2025. ↩
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Voir URL : https://www.albersfoundation.org/art/highlights/wallhanging_1994-12-1, consulté le 28 juillet 2025. ↩
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Voir à ce propos TROY Virginia Gardner, « Anni Albers : Pre-Columbian Resonances : The Significance of Pre-Columbian Art in Her Textiles and Writings », dans Textile Society of America Symposium Proceedings, 1056, 1994, URL : https://digitalcommons.unl.edu/tsaconf/1056, consulté le 28 juillet 2025. ALBERS Anni, Pre-Columbian Mexican Miniatures: the Josef and Anni Albers collection, London, Lund Humphries, 1970. ↩
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Voir à ce propos R. STAHEL Walter, The Circular Economy A User's Guide, UK, Routledge, 2019. ↩
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Voir URL : https://new-european-bauhaus.europa.eu/funding/new-european-bauhaus-facility, consulté le 20 juillet 2025. ↩