Ce dossier thématique est consacré aux confrontations, nuances, paradoxes et démarcations entre pratiques et savoirs, et comment l'on peut penser les histoires des sciences, des arts et du design ensemble. En étant sensible à la place des femmes dans la théorisation mais aussi dans la fondation et la production des savoirs comme des pratiques, comme aux nouveaux enjeux critiques, il s'agit de proposer des réflexions autour du rôle des femmes en tant que créatrices de savoirs.
Sans réduire les pratiques et les savoirs soit à la création, à la théorie ou à la recherche, mais au contraire en regardant les frottements qui s'opèrent entre ces postures, ce numéro accueille des contributions en histoire visuelle et culturelle, en anthropologie et histoire des sciences humaines et sociales, de l'art, du design et de l'architecture, depuis le début du XXe siècle.
2022 fut l'année des 100 ans de l'entrée de Marie Curie à l'école de médecine, et celle des 70 ans de la publication du cliché révélant la structure de l'ADN par Francis Crick et Maurice Wilkins dans la revue Nature, qui leur vaudra le prix Nobel de médecine en 1962. Ce cliché, réalisé par Rosalind Franklin, qui en fait une des chercheuses dont le travail continue d'être revalorisé car il illustre l'« effet Matilda », théorisé par Margaret Rossiter au début des années 1980. Cette théorie re-médiatisée depuis une dizaine d'années, et particulièrement depuis la fin des années 2020 dans le sillon des débats autour de la légitimation du travail des femmes, permet de faire ressurgir et de valoriser des travaux et des figures oubliées, mais également d'engager de nouvelles recherches plus soucieuses d'égalité.
En 2023 le rôle des femmes dans la construction de la connaissance est plus que jamais à l’ordre du jour car elles sont impliquées en tant que praticiennes, théoriciennes, consommatrices, historiennes, et en tant qu’objets de représentation.
Au début des années 1980, une approche féministe de l'histoire du design, notamment initiée par Griselda Pollock, avait été mise à l'ordre du jour. Selon elle, une approche féministe n'était ni une question secondaire ni une nouvelle perspective historique, il s'agissait d'en faire une préoccupation centrale de l'histoire du design contemporain.
Quarante ans plus tard, sommes-nous engagés dans une course à l'occupation d'un terrain « idéologiquement stratégique » ?
La thématique de ce dossier est représentée par 11 contributions originales portées par des points de vue et analyses d'autrices d'horizons disciplinaires et approches sensibles variés.
1. Médiation et vulgarisation scientifique. L'illustration et la pédagogie comme leviers
À la rentrée de la littérature graphique 2022, est parue la Bande dessinée de Camille Van Belle, Les oubliés de la science. Scientifique de formation et illustratrice pour la chronique « Trou de mémoire » du magazine Science et Vie junior, l'autrice propose 48 portraits d'hommes et de femmes dont les travaux n'ont pas été reconnus, ou ont été volontairement évincés. L'ouvrage est préfacé par Nadine Halberstadt, directrice de recherche CNRS en physique moléculaire et membre active de l'association Femmes & sciences. Cette association, fondée en 2000, regroupait, en 2021, 420 adhérentes et adhérents, de nombreux partenaires institutionnels, et deux autres associations au CA : Femmes ingénieures, et Femmes mathématiques. La réunion d'un engagement associatif de promotion, valorisation et constitution de réseau d'entraide, avec celui d'un récit graphique de médiation, de diffusion et de vulgarisation est particulièrement intéressante. Depuis quelques années, les collaborations entre artistes, illustrateurs, designers et scientifiques se multiplient afin de diffuser une science dont la compréhension la placerait au cœur de sa visualité, et celle-ci serait un levier particulièrement efficace et ludique pour la pédagogie.
La première contribution du dossier thématique, portée par Sacha Berna, est une approche à la fois historique et plastique. Elle propose d'interroger la place du geste scientifique dans l'iconographie des femmes de sciences, mais également d'analyser les possibles mises en valeur de ce geste grâce aux médias illustratifs et didactiques.
Lucie Barrette analyse ensuite la manière dont les rédactions de presse féminine investissent le champ des sciences techniques et comment elles le présentent à leurs lectrices. S'appuyant plus précisément sur le Journal des femmes au XIXesiècle, Il s'agira de réfléchir la presse féminine comme un espace paradoxal produisant un discours scientifique spécifique au genre féminin.
2. Enrichissement de l'histoire des contributions des femmes à la recherche savante
Les historiens des arts, du design et de l'architecture, ont contribué à renforcer ce discours en situant la place des femmes dans la division sexuelle du travail. Reyner Banham, dans Théorie et design à l'ère industrielle, a identifié deux sexes : les hommes et les femmes au foyer. Il y définit les femmes au foyer par une vie « transformée par des machines contrôlées par des femmes », comme les aspirateurs, par exemple. Philippa Goodall cite le four à micro-ondes et le congélateur comme des produits conçus ostensiblement pour alléger les tâches ménagères mais qui ont finalement créé plus de travail que de temps libre. Les deux produits ont été largement introduits dans la maison sous prétexte de commodité. La commodité pour la famille signifie avoir un accès rapide à la nourriture à tout moment, pratiquement comme s'il s'agissait pour la femme d'accomplir son devoir.
Dans Le Spectre de Lillian Moller Gilbreth : les images parlent, Alexandra Midal étudie la première femme à devenir membre de la prestigieuse American Society of Mechanical Engineers, l'épouse du tayloriste Frank Gilbreth, et pour quelles raisons sa contribution fut longtemps invisibilisée par la construction des récits patriarcaux de l'histoire du design pour mériter, au contraire, d'être replacée au faîte de l'historiographie.
L'exemple de Moller Gilberth en ingénierie est suivi par l'analyse en architecure d'Apolline Vranken, Simone Guillissen-Hoa (1916-1996) : le « female gaze » comme pratique conceptuelle en architecture. Dans une approche de l'histoire de l'architecture qui comprend la discipline comme champ scientifique et domaine de création, l'article explore l'évolution des approches théoriques du female gaze, du regard féminin, conceptualisées ces trente dernières années.
Être femme et scientifique dans les universités françaises de la Troisième République : une difficile reconnaissance, d'Amélie Puche, propose ensuite de revenir sur la manière dont les femmes sont devenues des scientifiques au sens universitaire du thème, sous la Troisième République. Pour cela l'autrice analyse leur intégration au sein des facultés, tout comme les discours qui accompagnent leur arrivée, afin d'en souligner les stéréotypes persistants.
Les politiques globales de démocratisation de l'éducation dans l'après-guerre ont renforcé le nombre de filles et de femmes dans les sciences partout en Europe, bien que leurs carrières aient dû faire face au plafond de verre voire à la déqualification de leurs métiers .
Depuis le milieu du XXe siècle, de nombreuses femmes ont contribué à faire évoluer la recherche, de la médecine à l'informatique en passant par l'environnement, la philosophie, la politique, l'architecture, etc. Ces femmes scientifiques restent néanmoins symboliques encore aujourd'hui, étant considérées comme des exceptions.
Les deux articles suivant sont autant articulateurs que complémentaires. En proposant de regarder Le laboratoire de graphique, au-delà de Jacques Bertin ?, Jessica Katel Martin interroge La légitimité scientifique des femmes de science et du laboratoire de graphique. Suggérant de se dégager de sa figure centrale : Jacques Bertin. L'étude, à la fois quantitative puis qualitative de l'article, montre la représentation des femmes dans les activités du laboratoire. Il s'agit notamment d'étudier la légitimé de Madeleine Bonin et sa contribution à développer les activités informatiques au sein du laboratoire.
Cet article sera suivi de l'étude de Clémence Imbert qui ,dans La graphiste et l'ordinateur, fera une synthèse des recherches sur la visibilité des femmes dans la mise au point des premiers ordinateurs, en interrogeant l'émergence du graphisme sur ordinateur dans les années 1980.
3. Figure de l'autrice et construction du soi. L'objectivité Féministe.
Alors que l'histoire de l'objectivité est fondamentale dans la construction des sciences expérimentales, et que d'autres pratiques et savoirs se sont définis précisément en s'en insurgeant, comment la notion d'objectivité féministe est-elle née et employée dans les domaines de la création ? Comment définir un nouveau régime d'objectivité féministe qui prendrait en compte les nouveaux modèles technologiques, notamment dans la fiction médiatique et télévisuelle, design et humanités numériques ?
En posant l'hypothèse du déplacement De l'Effet Matilda à l'Effet Scully, théorisé par la virologue américaine Anne Simon, Sophie Suma étudie la visibilité des femmes dans des émissions de télévision. En interrogeant des exemples comme The X-Files et la récente série The Chair, l'article propose de contribuer à la valorisation d'une image inclusive des porteuses et porteurs de savoir.
En effet la féminisation des filières en médecine, ingénierie, et technologies informatique et numériques a sans doute connu particulièrement la subdivision du travail et de la reconnaissance des recherches, les femmes étant confinées à certains métiers considérés comme subalternes, quand ils n'étaient pas purement et simplement relégués à des domaines administratifs, ou considérés comme tel.
L'article de Marguerite Benony et Aude Bernheim, iGEM, laboratoire de l'égalité des genres en biologie de synthèse, propose ainsi une étude de cas de la Gender Study de iGEM Paris Bettencourt 2013, afin de décrire comment la visualisation de données sur la parité homme/femme dans la compétition a permis à toute une communauté l'accès à un discours critique et réflexif sur les inégalités hommes/femmes dans le domaine de la biologie de synthèse. Cette perspective sera complétée par une démarche de recherche-création en design menée par Elise Rigot au LAAS-CNRS, qui interroge des manières d'Incarner une objectivité féministe via un média de publication scientifique. Le cas du Codex de la bio-impression 3D. L'hypothèse de cette recherche est celle d'une incarnation de l'objectivité féministe à l'intérieur des formes plastiques de la science elle-même.
Si de nombreux portraits ont déjà été réalisés et la bibliographie importante, qu'en est-il des personnalités qui n'ont pas traversées le « plafond de verre » ? Et si la littérature commence à se densifier en histoire de sciences, qu'en est-il dans les domaines des arts, de la littérature, des médias et design ?
Pour clôturer ce dossier thématique et sa participation aux débats et aux études qui appellent plus que jamais à s'enrichir,
au travers de la pratique artistique de Pia Rönicke, l'archive en formes, Marjolaine Lévy propose une réflexion sur les archives à partir de l'art. C'est-à-dire, comment explorer des formes alternatives d'écriture de l'histoire, ce que Pia Rönicke a fait l'un des propos de son œuvre.