La perception comme mesure de convenance
Pierre-Damien Huyghe

Professeur émérite des universités, Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Membre de l’Institut Acte
[en ligne] http://pierredamienhuyghe.fr/1.html

Résumé
La vie humaine repose sur l’usage d’utilités. Bien que transitoire à l’échelle de l’histoire, cet usage est par chaque génération vécu comme inévitable. Il y va d’une habituation qui oublie l’inventivité propre aux poussées techniques dont la vie humaine s’accompagne. Pareil oubli est lié à une fonction d’imagination schématisante. Ceux qui ont mis au monde l’idée moderne de design ont opposé à cette fonction d’imagination la recherche d’une formation à leurs yeux plus organique des objets et des fabrications. Que cette recherche soit éventuellement sans résultat ne plaide pas contre elle. Il y va dans tous les cas d’un critère de convenance.

Abstract
Human life is based on the use of utilities. Although transitory on the scale of history, this use is experienced by each generation as inevitable. It is a question of habituation which forgets the own inventiveness proper to the technical pushes of which the human life is accompanied. Such forgetfulness is linked to a function of schematizing imagination. Those who gave birth to the modern idea of design have opposed this function of imagination with the search for a more organic formation of objects and fabrications. The fact that this search may be without result does not argue against it. In any case, a criterion of convenience is at stake.

Le paradoxe de l’utilité

Il y a quelque chose d’étrangement paradoxal à dire que ce qui est utile, c’est – et même ce n’est que – ce qui peut servir, non ce qui sert toujours et inévitablement. Que c’est donc aussi ce qui peut ne pas servir, ne pas être utilisé, et même manquer. L’absence d’une utilité n’est pas a priori destinée, si elle devait se produire, à rendre incapables de vivre ceux qui s’en trouveraient démunis. En principe, la relation à l’utile n’est pas une dépendance. L’histoire des outillages et des équipements avec lesquels l’humanité a vécu est d’ailleurs sur ce point éloquente : elle n’est pas cumulative. Elle est en réalité faite de l’abandon régulier de pratiques et de savoir-faire. Nombre de fabrications autrefois utiles, et même répandues de par le monde, ont tant et si bien cessé d’accompagner les humains qu’ils ne sont pour l’essentiel plus même en mesure de les produire. Il faut, pour les avoir à portée et pour en disposer encore, un effort spécifique – un dépaysement laborieux – que les anthropologues sont à peu près les seuls à entreprendre et même à tout simplement pouvoir accomplir. Encore leur perspective n’est-elle pas d’augmenter la compétence pratique de leurs contemporains, mais seulement leur connaissance historique.
Si toutefois au lieu de considérer la longue durée, on se place au niveau de ce que peut éprouver une génération, l’impression change. Aux utilités du moment, chacun s’accommode et doit même d’une certaine manière s’accommoder. Impossible autrement d’être de son temps. Ce qui au niveau de l’histoire et de l’anthropologie est de l’ordre d’un usage a priori seulement possible et momentané peut être à l’échelle des vies personnelles éprouvé comme indispensable. La contingence de l’utile n’apparaît guère à cette échelle. Voici qu’il semble inévitable d’avoir avec soi telle ou telle utilité, voici que cette utilité familière a l’allure de l’incontournable : elle tend à être vécue comme nécessaire. Immergé dans son temps, chacun peut oublier qu’un état de vie autrement équipé et outillé a été possible. Et nul ou presque ne pense que le mode de vie dans lequel il se trouve a quelque raison d’être seulement transitoire. La question est de savoir jusqu’à quel point cet oubli et cet impensé aident à bien vivre. Certes, le recours aux utilités du moment peut avoir quelque chose de secourable, voire de confortable. Faut-il pour autant s’y abandonner sans réserve ? Et s’il ne le faut pas, comment faire valoir alors l’idée stricte de l’utile ? Qui pour soutenir en somme qu’il n’est pas absolument judicieux de faciliter l’usage – d’augmenter la commodité – des utilités d’un temps et/ou de faire passer plus aisément, voire plus indifféremment, ces utilités dans les pratiques de l’époque ?

1. De l’habitude

S’accommoder, cela peut vouloir dire se résigner à faire avec un objet malgré ses défauts : il n’est pas idéal, cet objet, mais tant pis, il est pratique, bien pratique parfois, et c’est en ce sens limité qu’il est en soi susceptible d’être admis. On l’adoptera alors dans l’idée de se débrouiller autant que possible avec ce qu’il y a à faire dans les conditions présentes de la vie. Pareille adoption qui relativise l’accommodement n’est toutefois pas, je viens de le faire entendre, la plus ordinairement partagée. C’est, ce serait celle du sujet actif et bricoleur qui opère avec ce qu’il y a, quelle qu’en soit l’insuffisance au regard de l’histoire. Mais actifs, bricoleurs et, donc, sujets (sujets au sens où, comme en grammaire, il s’agit avec ce mot de nommer un déterminant), les humains ne le sont pas le plus souvent dans le contexte au moins de la société industrielle. Il est plus probable que, dans cette société où les utilités familières abondent, la plupart d’entre eux sont des destinataires. Nombre de produits les attendent plus qu’ils ne les attendent. Ces produits se proposent à eux avant et sans qu’ils en éprouvent le besoin. « Ils se proposent », cela veut dire non pas qu’ils s’offrent à l’usage, mais qu’ils anticipent cet usage : ils sont posés d’avance pour qu’il y en ait service. Chacun peut s’en croire maître puisqu’en effet ils servent comme des serviteurs. Mais plus réellement ils obligent. C’est un point acquis en philosophie depuis Rousseau et, surtout, Hegel que la relation maître/serviteur est une relation dialectique : le maître accoutumé à être servi finit par dépendre de celui qui le sert. Je ne fais que transférer cette analyse au cas des objets lorsque j’écris, comme ici, que nous finissons par être dépendants de ce qui nous sert. Le ressort de cette dialectique, c’est l’habitude et c’est cela, l’habitude, qu’il faut analyser davantage.
Toute habitude est, d’abord, historique. Aucune, autrement dit, n’est naïve ou native. Quelle qu’elle soit, elle s’acquiert, elle se prend. La question est de savoir ce qui organise cette acquisition ou cette prise. Comment se fait-il qu’une génération adopte un objet dont les précédentes se passaient ? Sans doute est-ce parce qu’il y a, du côté de cet objet, quelque chose de tentant ou de séduisant, une apparence sympathique de serviabilité, une aide à vivre, voire une satisfaction, par quelque trait promise. Et en effet cette promesse a lieu. Et en effet, à bien des égards, elle est tenue. Voici qu’on se met à faire quelque chose qu’on ne savait pas faire, voici que cette chose rend service et même le fait à bas coût apparent : l’objet, parce que désormais disponible, parce qu’abondamment et même, semble-t-il, incessamment produit, devient une convenance de l'existence. C’est à présent un compagnon de route dont l’absence possible n’est plus même imaginée.
Quelque chose manque pourtant à ce compagnonnage. Qui vit et peut vivre, parce que fourni, dans l’habitude d’un objet ou d’une situation ne s’étonne pas, ne s’étonne plus de cet objet ou de cette situation. La question est de savoir si la réciproque est vraie : le caractère non étonnant d’un produit est-il la condition pour que ce produit passe dans l’usage et devienne ainsi habituel ?

2. De l’engouement à la forme : le design

L’extension de toute utilité (sa propagation aussi bien que son devenir habituel) se fait en deux temps. Le premier, c’est celui de l’invention. Quelque chose qui n’avait pas été mis au monde y advient, et sans doute y a-t-il là, pour une part au moins, étonnement : les inventeurs peuvent être surpris, les cas ne manquent pas, par ce à l’existence de quoi ils ont contribué. Mais cette surprise est-elle en mesure de tenir et de durer ? Un objet ne peut se répandre dans l’usage et devenir habituel que parce qu’il n’étonne pas ou plus. Là est le deuxième temps, celui du commerce ou, comme on dit aujourd’hui, du partage. Je soutiens que ce commerce ou ce partage supposent une certaine disparution (je dis bien : « disparution ») de ce qu’il y a de neuf dans l’invention1. Il y va non d’une perception de la chose en tant que telle2, mais d’une imagination de cette chose : nous ne saurions adopter ce qui ne serait en rien imaginé car, incapables que nous serions alors de conceptualiser ce qui nous arrive, n’en ayant sur le champ aucune espèce de compréhension, nous ne pourrions en faire usage courant. Cet argument, je le sais, a quelque chose de kantien : il fait jouer de façon non orthodoxe une théorie du schématisme en effet présentée d’abord chez Kant mais ensuite reprise et transférée par d’autres auteurs (dont plus près de nous Simondon3) aux cas des objets techniques moyennant, il est vrai, de notables remaniements. Seulement, l’imagination qui fait passer une chose qui se donne sensiblement non à la connaissance précise de cette chose mais à sa compréhension pratique, nous ne la développons pas à loisir ni volontairement : ce sont les objets tels qu’ils sont alors donnés, c’est-à-dire tels qu’ils apparaissent, qui la suscitent. Elle a une fonction, celle d’assurer une intelligence (en langage kantien : une synthèse) suffisante de ce qui advient. Par « compréhension suffisante », je veux dire, jouant toujours avec le lexique kantien, que l’objet peut être catégorisé. Pas seulement voué à se tenir dans la perception, il est si bien entouré par une imagination (et, par cette imagination, lié, voire noué) qu’il peut entrer dans une classe de compréhension disponible. Ainsi installé dans l’esprit, il ne dérange pratiquement pas l’intelligence de cet esprit.
C’est donc grâce à une fonction d’image qu’un supposé « sujet » peut assimiler et faire sien ce qui lui arrive et qu’a priori il ne connaît pas. Ce faisant, en fait, il amortit. Réciproquement, le changement que produit substantiellement une nouveauté ne saurait s’inscrire perceptiblement qu’en raison d’un travail allant pour ainsi dire à contre-sens de la fonction ordinaire de l’imagination, laquelle est moins créative qu’absorbante. Il s’agit par ce travail de ne pas se trouver quitte de la liaison des choses à leur imagination et d’estomper ce faisant ce qu’il peut y avoir d’inédit dans leur donne. C’est dans ce genre de travail à moindre estompe possible que je vais inscrire la tâche historique du design dans les conditions de production propres à la société industrielle.
Pareille tâche a – ne pouvait qu’avoir – un revers. Ne suppose-t-elle pas foncièrement quelque chose comme une désorientation de l’esprit ? Reprenons le raisonnement. Un objet juste inventé est une utilité au sens strict : il peut, il pourra peut-être, on ne sait pas encore, servir. Il servira en effet si un trait d’image en quelque sorte tracé sur sa donne peut le faire comprendre assez pour qu’il s’implique dans un cadre d’usage qui est aussi un cadre de compréhension disponible. Mais « disponible », cela veut dire, en fait, « préalable ». Dans cette affaire, la reconnaissance (et pas seulement la connaissance) joue donc un rôle. Il y va d’un air de famille dont la nouvelle utilité est dotée et qui la rend identifiable sans dérangement majeur des habitudes mentales. De là la possibilité de ce que Baudelaire réagissant à l’invention de la photographie nomma en la circonstance « engouement » et qu’il associa à une sorte d’ignorance de l’industrie de la chose. Le design a commencé en allant, sur d’autres cas, au-delà de ce seul genre de réaction. Ceux qui en ont les premiers forgé l’idée moderne autour de textes et d’opérations ayant fait de la notion de forme une notion clé (pour aller vite, je dirai seulement ici que je pense d’une part, du côté des États-Unis, au texte fameux The Tall Office Building artistically considered que publia Louis Sullivan en 1896, d’autre part, en Europe, à l’ensemble des recherches qui se développèrent dans la mouvance du Bauhaus allemand), ceux-là, donc, ont au fond souhaité qu’existe, après le temps de l’invention et celui de la classification schématique et familiarisante capable de constituer telle ou telle habitude du monde, un troisième moment. Il s’agissait non pas tant de dire mais de montrer, par des faits, par des constructions, par des fabrications spécifiques que, dans certains cas au moins, il était possible de penser les objets au-delà de leur seule reconnaissance d’usage. Au point de vue qui se satisfaisait d’aider de nouvelles capacités de production à se répandre moyennant une perceptibilité seulement approximative de leur puissance opératoire, on entreprit de suppléer en travaillant non pas à rendre plus signifiantes pratiquement les possibilités d’époque en matière de fabrications, mais à faire en sorte que la teneur objective (matérielle et technique) de ces fabrications s’exprime formellement. Il s’agissait même pour cela, comme en témoigne tel ou tel texte de Walter Gropius, de faire « laboratoire », ou recherche4. En son cœur, cette affaire ne pouvait, je le répète, que faire problème à l’imagination disponible. Ainsi considéré, le problème revenait à savoir si, des capacités de production qui poussent dans le monde et qui, en tant qu’elles sont en train de pousser, sont encore nouvelles et encore proches du temps de leurs inventions fondatrices, il pouvait être fait non pas image, mais forme. Réciproquement pour ainsi dire, ce problème revenait aussi à poser que, dans le temps même de la poussée, ce que nomme assez énigmatiquement, il faut bien le dire, ce mot de « forme », était foncièrement manquant. C’est comme s’il était dit (je traduis à ma façon) qu’une technique peut être employée (et ce qu’elle permet de produire mis en usage) sans attendre d’être formée et sans être appréhendée dans toute sa puissance de formation.

3. Le design comme laboratoire

Pareille position demande aujourd’hui encore qu’on l’étudie avec un minimum de bienveillance, sans lui faire grief d’un fonctionnalisme qu’elle n’a jamais soutenu et qui n’a pu lui être reproché que par une espèce de projection à la fois rétrospective et partiale. Un article comme celui que j’écris ici ne saurait suffire à développer cette étude. Ce qui est en revanche sur le champ possible, c’est de signaler une sorte de conséquence par quelques-uns tirée, dans un lexique qu’on a pu discuter, de la critique portée au règne des seuls usages. Cette conséquence tient à un mot qu’on trouvera au moins chez László Moholy-Nagy et chez Frank-Lloyd Wright, celui d’une insuffisance « organique » d’un monde privé du supplément expressif et/ou formel par le design proposé. Je voudrais de ce mot en quelques lignes préciser l’enjeu.
D’abord il faut dire, c’est vrai, son ambiguïté possible. Elle n’existe cependant, cette ambiguïté, que si, lisant trop rapidement par exemple Le design pour la vie, enclin à ne voir qu’un aspect non seulement le plus douteux mais même le plus catastrophique de l’appel en effet développé dans l’Europe des années trente du vingtième siècle au registre de la vie, on oublie que ce mot : la « vie » n’a pas pour seul correspondant le vital, mais aussi le vivace et même, et surtout, le vif. C’est en pensant à cette distinction que tout à l’heure déjà j’évoquais l’idée d’une réception « amortie » des poussées et des nouveautés d’une époque. Avec ce genre de réception, assurément il est possible de vivre, c’est-à-dire, en un sens, de supporter ce qui advient. Mais « supporter », ce n’est que se faire à la chose et s’y habituer, vaille que vaille en somme, ou « distraitement », comme a pu dire Walter Benjamin, lequel avait, comme en attestent quelques traces textuelles, de l’estime pour Moholy. Voilà qui n’est pas se trouver vivement dans la présence de cette chose.

4. Une perspective optimiste

Pareille compréhension de la vivacité peut-elle nous convenir encore ? Ne sommes-nous pas en train de penser que la sorte d’optimisme qui animait nombre de personnalités du design naissant n’est plus de mise ? Cet optimisme nous aurait quitté. Parce que trop entourés de techniques dont nous saurions désormais la dangerosité foncière, nous ne pourrions plus, comme Walter Gropius et, par extension pour ainsi dire, Moholy en leur temps, « dire résolument oui à l’environnement vivant des machines et des véhicules5 ». Justement, pour nous, l’environnement technico-économique ne serait plus « vivant », il menacerait même, pour son approvisionnement, les conditions élémentaires de la vie. Cette hypothèse est-elle tout à fait justifiée ? Elle est en tout cas grandement plausible et, à coup sûr, partagée. Je lui opposerai cependant deux remarques.
La première concerne le mot même de design. Il s’agit de savoir si ce mot pourra jamais nommer une position de principe qui serait pessimiste quant au monde des techniques en devenir. Est-il possible de le joindre à une attitude qui ne dirait résolument oui, non pas à aucune technique, mais à aucune poussée technique ? Si ce devait être le cas, il ne s’agirait plus de faire fond sur l’arrivée de nouvelles capacités de production, et le design serait alors peu ou prou rétro-actif en cette matière. Et pourquoi pas en effet ? Reste qu’à cet éventuel design, probablement celui pour lequel s’activa un Victor Papanek, on pourra toujours demander ce qu’il fait de l’engouement qui ne manque pas d’accompagner le déploiement, dès lors seulement commercial, de nouveautés dont je vois mal qu’elles puissent être jamais empêchées ni de se produire ni de se répandre. Si elles l’étaient, c’est que l’animal humain aurait cessé d’être technicien et même d’exister : il ne s’émanciperait plus des modes de vie qu’il aurait connu, il n’aurait comme avenir que de retourner sur le passé de sa condition.
Ma seconde remarque, tenant compte de la précédente, consiste à suggérer non pas de renoncer à tout l’optimisme du design historique, mais à le nuancer. Admettant substantiellement que toutes les poussées ne sont pas équivalentes, elle prend au mot un argument que développa, je l’ai dit déjà, Gropius et fait décidément du design une sorte de laboratoire. Non pas un milieu où l’on inventerait, non pas non plus un endroit où l’on mettrait au point des applications, non pas encore un espace de développement, mais un lieu où, sans être sûr de parvenir toujours à un résultat, on examinerait si l’on peut former davantage ce qui déjà est utile et utilisé, c’est-à-dire mis en service. Ce laboratoire serait au fond non pas secondaire, mais de second temps. Et il serait, dans cette condition, critique. Peut-être ressortirait-il dans certains cas de son travail et de sa recherche un constat d’impuissance au moins provisoire : on ne saurait pas, pour reprendre une expression de F.-L. Wright que je cite souvent, « faire mieux (en l’occurrence faire mieux qu’utiliser ou qu’avoir usage et commerce), « c’est-à-dire trouver les rythmes de la forme6 ». Ne nous en tenons cependant pas à ce seul constat et considérons même la difficulté à faire ici ou là design avec optimisme : elle serait l’indice d’une inconvenance possible. Inversons cette proposition et, puisque c’est la perspective, formulons-là en termes positifs : le développement d’une technique jusqu’au niveau d’un rythme formel serait en quelque sorte, quand il parvient à avoir lieu, un critère de convenance. Encore faut-il, de ce développement où peut se fonder une conscience non pas savante mais sensible du possible, ne pas s’interdire a priori la plausibilité. Cela suppose au moins, et c’est tout ce que je soutiens, qu’on accepte d’en faire la recherche.

La perception comme enjeu

Sans doute les techniques qui font le cœur des existences contemporaines ont-elles rendu quelque peu résiduelles celles auxquelles Gropius proposait d’acquiescer avant de commencer le travail de formation que nous reconnaissons aujourd'hui comme celui du design. Impliquant de l’électronique, de l’informatique, de la génétique, elles offrent au déploiement de la vie économique des conditions qu’ignoraient ceux qui ont lancé l’idée de design. Aujourd’hui comme hier cependant demeure la question de la perceptibilité ou, pour le dire autrement et dans un lexique apte à rappeler les formulations de Moholy et plus encore de Wright, celle d’une réception « organique » correspondant à « l’intrinsèque » des choses produites7. Je dis bien : « perceptibilité », je ne dis pas : « compréhension » ni « connaissance ». C’est qu’il ne s’agit pas seulement d’avoir la science des opérations devenues possibles, ni de tenir sur ces opérations un discours plus ou moins politique. Il s’agit aussi de faire quelque chose – de chercher au moins ce faire – qui puisse engager, concernant les processus en cours, une perception délestée d’images assimilatrices, une perception à moindre imaginaire possible. Pareille perception ne saurait pas plus aujourd’hui qu’hier suffire à régler l’ensemble des problèmes induits par l’alimentation du monde en objets et situations techniques d’époque. Mais là se trouve toujours à mon sens la perspective et l’enjeu du design, là se dessine encore le champ de sa contribution possible au cours du monde.

Bibliographie

• Beaubois, Vincent, « Un schématisme pratique de l’imagination », dans Appareil, n° 16, 2015. [en ligne] https://journals.openedition.org/appareil/2235

• Baudelaire, Charles, « Salon de 1859 », dans Curiosités esthétiques. Œuvres complètes, vol. II,* Paris, Michel Lévy frères, 1868. [en ligne] https://fr.wikisource.org/wiki/Salon_de_1859

• Benjamin, Walter, Petite histoire de la photographie [1931], traduction de Gunthert, André, dans Gunthert, André (dir.), Études photographiques, n°1 : Nouvelles pratiques, nouveaux sujets / La critique et ses modèles, novembre 1996. [en ligne] https://journals.openedition.org/etudesphotographiques/99

• Benjamin, Walter, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée » [1939], traduction de Klossowski, Pierre, dans Benjamin, Walter, Écrits français, Paris, Gallimard-Folio, 1991.

• Gropius, Walter, « Principes de production du Bauhaus » [1925], traduction de Petit, Dominique, dans Gropius, Walter, Architecture et société, Fermanville, Éditions du Linteau, 1995.

• Hegel, Georg Wilhem Friedrich, Phénoménologie de l’Esprit [1807], traduction de Lefebvre, Jean-Pierre, Paris, Flammarion, 2012.

• Huyghe, Pierre-Damien, Sociétés, services, utilités, Réville, De l’incidence éditeur, 2019.

• Huyghe, Pierre-Damien, Poussées techniques, conduites de découverte, Réville, De l’incidence éditeur, [à paraître] 2021.

• Kant, Emmanuel, Critique de la raison pure [1781-1787], traduction de Tremesaygues, André et Pacaud, Bernard, Paris, Presses universitaires de France, coll. Quadrige, 2012.

• Moholy-Nagy, László, « Nouvelle méthode d’approche. Le design pour la vie » [1947], dans Moholy-Nagy, László, Peinture, photographie, film et autres écrits sur la photographie, traduction de Wermester, Catherine, Kempf, Jean et Dallez, Gérard, Paris, Gallimard, 2007, pp. 269-306.

• Papanek, Victor, Design for the Real World: Human Ecology and Social Change, New York, Pantheon Books, 1971.

• Rousseau, Jean-Jacques, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes [1755] – Discours sur les sciences et les arts [1749], Paris, Flammarion, 2018.

• Simondon, Gilbert, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958.

• Sullivan, Louis, « The Tall Office Building artistically considered », dans Lippincott’s Magazine, n°57, mars 1896, pp. 403-409.

• Wright, Frank-Lloyd, L’Avenir de l’architecture, traduction de Loudière, Georges et Bellaigue, Mathilde, Fermanville, Éditions du Linteau, 2003.


  1. Cf. Huyghe, Pierre-Damien, Sociétés, services, utilités, Réville, De l’incidence éditeur, 2019 et Poussées techniques, conduites de découverte, Réville, De l’incidence éditeur, [à paraître] 2021. 

  2. L’idée selon laquelle est ouverte aux humains la possibilité de « percevoir des objets en tant que tels », c’est-à-dire de ne pas les trouver dans le monde comme des stimuli auxquels il n’y aurait qu’à répondre, est examinée par Giorgio Agamben dans L'Ouvert : De l'homme et de l'animal, Paris, Payot et Rivages, 2002. 

  3. Cf. Beaubois, Vincent, « Un schématisme pratique de l’imagination », dans Appareil n° 16, 2015, revue Open Edition. [en ligne] https://journals.openedition.org/appareil/2235 

  4. Gropius, Walter, « Principes de production du Bauhaus » [1925], traduction de Petit, Dominique, dans Walter Gropius, Architecture et société, Fermanville, Éditions du Linteau, 1995, p. 37. 

  5. Walter Gropius, Ibid., p. 38. 

  6. Wright, Frank-Lloyd, « L’Architecture moderne », dans Wright, Frank-Lloyd, L’avenir de l’architecture, traduction de Loudière, Georges ; Bellaigue, Mathilde, Éditions du Linteau, 2003, p. 108. 

  7. Cf. Wright, Frank-Lloyd, « Vocabulaire d’une architecture organique », dans Wright, Frank-Lloyd, L’avenir de l’architecture, Ibid.