Disegno et épistémé de la Renaissance aux Lumières
Pierre Caye

Directeur de recherche au CNRS en philosophie, Pierre Caye étudie les théories artistiques de la Renaissance aux Lumières et leur rapport au système productif. Vient de publier Durer. Eléments pour la transformation du système productif aux Belles-Lettres.

Résumé
La Renaissance est non moins remarquable par l'intérêt de sa théorie artistique que par la qualité de ses œuvres d'art. Dans ce cadre, un terme particulièrement riche et complexe se dégage : le disegno. Nous montrerons que le disegno ne se limite pas à définir une catégorie de l’art, mais se révèle comme un instrument privilégié de la connaissance, et davantage encore comme un véritable paradigme de la technique qui annonce par maints traits la technique moderne, mais en constitue aussi son autre radical.

Abstract
The Renaissance is no less remarkable for the interest of its artistic theory than for the quality of its works of art. Within this framework, a particularly rich and complex term emerges: disegno. We will show that the disegno is not limited to defining a category of art, but reveals itself as a privileged instrument of knowledge, and even more as a true paradigm of technique, which announces modern technique in many ways, but also constitutes its other radical.

Commence à émerger dans les traités d’art du Quattrocento italien un terme appelé à un grand avenir, qui va fortement caractériser l’art de cette période et des siècles qui la suivent : le disegno. Le disegno est la lettre volée de la culture humaniste et classique : il bouleverse la culture et le savoir de son temps, transforme notre rapport au réel, et impose avec évidence sa visibilité au monde. Pourtant personne ne le voit, ou plus exactement on le réduit à n’être qu’un exercice préparatoire aux arts canoniques : architecture, sculpture, peinture. Vasari, qui plus que tout autre lui a donné ses lettres de noblesse théoriques, affirme dans les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes (1551-1567) que le disegno est le père de ces 3 arts1, et qu’il ne sert à rien de mesurer leur force ni de comparer leur valeur si on ne les rapporte pas à leur principe et à leur origine commune. Viollet-le-Duc, bien plus tardivement, mais dans le même esprit, accordera au disegno, une paternité bien plus prolifique encore puisque le dessin lui apparaît commander l’ensemble de notre connaissance du réel, ainsi que son dernier livre, Histoire d’un dessinateur (1879) s’efforcera de le démontrer. Bref, comme Viollet-le-Duc l’a bien compris, le disegno est, selon le terme de Michel Foucault, une épistémé, c’est-à-dire une structure ou une opération qui définit les conditions de possibilité de tout savoir, détermine le mode de constitution des domaines scientifiques, mieux encore structure le rapport entre les divers savoirs d’une époque jusqu’à profondément influencer l’organisation globale de la société et l’ensemble de ses pratiques. De fait, de la Renaissance aux Lumières, le dessin est partout : non seulement dans la représentation picturale ou dans la conception architecturale, mais aussi en astronomie (v. sur ce point les magnifiques planches des Novae theoriae planetarum de Georg Peurbach publiées en 1472), en anatomie (la Fabrica corporis de Vésale publiée en 1543), en botanique, dans le classement des espèces animales, dans les traités de mécanique et jusque dans les traités d’escrime dotées de gravures parfois aussi exceptionnelles que celles de l’Académie de l’épée de Girard Thibault d’Anvers (1627).
De fait, aucune étude d’histoire des sciences et des techniques à la Renaissance et à l’âge classique ne peut ignorer le travail du disegno et sa place dans la construction des savoirs.

Mais qu’est-ce que le disegno ? Vasari, au début de son introduction à la peinture, en donne une définition appelée à caractériser l’art classique :  le dessin est l’expression visible et la mise au jour d’un projet mental qui s’opère par les mains2. Plus d’un siècle auparavant, Alberti lui aura ouvert la voie en définissant l’architecture comme un dessin (lineamenta) appliqué à la construction (structura), et le dessin comme « un projet (praescriptio) précis et fixe, conçu mentalement, et obtenu au moyen de lignes et d’angles qu’une intelligence inventive et savante a porté à la perfection3 ». De cette double signification à la fois mentale et artistique, la langue française rend habilement raison par le couple d’homonymes dessein-dessin. Le disegno, ainsi défini, modifie radicalement notre rapport au réel et à sa vérité. La vérité ne se définit plus seulement comme l’adéquation de la parole à l’intellect ainsi que l’affirme la philosophie scolastique de l’époque ; deux autres facultés désormais interviennent : l’œil qui voit, et la main qui dessine, facultés qui à leur tour viennent solliciter l’intellect et en déployer les potentialités. Ici, l’œil et la main n’existent pas l’un sans l’autre, le disegno guide, informe et structure le regard qui à son tour se sert du disegno pour pénétrer et magnifier la réalité, en lui inspirant sa lumière. Alberti s’est donné pour emblème un œil ailé qui signifie assez ce que peut l’intellect porté par la vision et le dessin. Francesco di Giorgio Martini, l’architecte d’Urbino, voit dans le dessin une ressource qui permet de résoudre des questions auxquelles l’écriture et ses modalités de raisonnement logique ne permettent pas d’accéder4. Le disegno permet en effet de conjoindre ce que la logique juge opposé ou sans relation possible ; il fait preuve de solertia, cette faculté de l’esprit qui permit à Archimède dans son bain de découvrir le calcul de la densité des corps, intuition de l’esprit capable de jeter des ponts entre les données les plus éloignées pour en montrer les affinités, condition de l’unité du savoir aussi bien que de l’œuvre. Ainsi, la main démontre comme celles de Léonard de Vinci qui « savaient si bien, grâce au dessin, exprimer sa pensée qu’il dominait et confondait par ses démonstrations les talents les plus vigoureux5 ».

Pour comprendre l’opérativité du disegno, il faut aussi revenir à la méthode que suit le médecin Galien et qu’il définit par la succession du logos, de la skia et de l’ergon : du logos, c’est-à-dire de la conception, de la parole et plus précisément du diagnostic ; de l’ergon, c’est-à-dire de l’œuvre ou plus exactement de l’opération au sens chirurgical du terme, sans oublier la skia, le dessin, le croquis qui sert de plan au chirurgien pour guider l’opération et qui fait donc le lien entre le logos et l’ergon, en organisant le passage de l’un à l’autre sans solution de continuité. Cependant, la méthode galénique est unilatérale : le médecin commence par faire son diagnostic, puis dessine son croquis, avant, dans une dernière étape, d’opérer : ni l’opération ni même le croquis ne viennent remettre en cause ni modifier le diagnostic. Ils ne servent qu’à concrétiser le logos, à lui donner son efficace. Le disegno artistique lui aussi articule la pensée, le dessin et l’œuvre, mais de façon plus récursive, moins unilatérale : le dessin modifie le concept, tandis que l’œuvre à son tour, comme si dans le mouvement même de sa genèse il formait un précédent, contribue à nourrir la conception et à modifier le dessin, ainsi qu’en témoigne l’usage que fait de la maquette Alberti, qui ne cesse d’y ajouter et d’y retrancher, de la déplacer et d’y innover, au point que la maquette devient dans ses mains un instrument de conception autant que de réalisation, par le moyen duquel conception et réalisation se convertissent mutuellement6. Autour de la maquette, se met en place tout un dispositif euristique où s’enchaînent les uns aux autres la réflexion intellectuelle, l’œil, la main, la parole pour arriver à l’ouvrage définitif par toute une série d’itérations entre les différentes facultés, voire les différents acteurs, que met en jeu la création artistique.

Le disegno est donc d’abord un instrument de connaissance du réel. Certes la question de l’image est non moins décisive dans la construction des savoirs aujourd’hui qu’hier, que ce soit pour sonder l’infiniment petit (biologie) ou l’infiniment grand (astrophysique) ; cependant ce nouveau régime d’images ne passe plus par la médiation de la main mais par des outils qui la mettent à distance. À la Renaissance, la recherche scientifique n’a pas d’autre instrument technique que le disegno – ni télescope, ni microscope, ni moins encore les machines sophistiquées de notre temps – pour appareiller l’esprit et le regard en vue d’approfondir son investigation du réel. Seul le dessin, qui devient le nouvel organon de la connaissance, permet de faire émerger à la lumière cette part d’invisibilité sur laquelle repose toute visibilité. La physique des Anciens est double. Elle s’efforce de distinguer les réalités dans leur singularité, de les définir et de les circonscrire tant il est vrai que, pour Aristote, la limite apparente des corps en exprime toute l’essence : c’est la part du visible. Mais elle est aussi et surtout la connaissance du mouvement des corps, de leur kinêsis sans laquelle ils ne pourraient atteindre à la perfection de leur délimitation : c’est la part de l’invisible. Le terme aristotélicien qui définit ce type de perfection – l’entelékheia – exprime bien l’idée de la dynamique interne de la chose (en) vers sa fin et sa perfection (télos). Or, le disegno, ce en quoi il s’impose comme un savoir décisif, réussit à lier la double dimension du réel : à la fois le visible et l’invisible, la forme et sa genèse, le mouvement et sa délimitation. Le disegno est par essence morphogénétique.

L’art de la renaissance repose sur l’imitation de la nature. Mais encore faut-il savoir ce que signifie cette imitation qui n’a évidemment rien à voir avec de la simple copie. Quatremère de Quincy, le théoricien majeur du néo-classicisme, l’auteur d’un Essai sur la nature, le but et les moyens de l’imitation dans les beaux-arts (1823), conçoit la véritable imitation de la nature comme la capacité qu’a l’art de comprendre, de pénétrer et de reproduire les processus mêmes par lesquels la nature produit ses ouvrages. Il écrit dans l’article Imitation de sa monumentale Encyclopédie méthodique d’Architecture : « C'est prendre la nature pour modèle, c'est l'imiter que de se donner pour règles, dans certains ouvrages de l'art, les règles qu'elle suit elle-même, que de scruter ses intentions dans la formation des êtres, les principes auxquels elle a subordonné son action, la direction qu'elle donne à ses moyens, le but ou la fin à laquelle elle tend. Imiter ne signifie pas nécessairement faire la ressemblance d'une chose, car on peut ne pas imiter l'ouvrage, et imiter l'ouvrier. On imite donc la nature, en faisant non pas ce qu'elle fait mais comme elle fait, c'est-à-dire qu'on peut l'imiter dans son action lorsqu'on ne l'imite pas dans son ouvrage7 ». Autrement dit, la doctrine canonique de l’imitation artistique renvoie en définitive à une morphogénèse artificielle, c’est-à-dire à un processus complexe de conception et d’engendrement des formes par l’art. Témoigne de cette recherche la grande diversité des types de dessin qui correspondent à des phases différentes de la conception artistique : études, esquisses, quadrillage en peinture, ou encore en architecture le congetto, le disegno in digrosso, le disegno proporzionato, le disegno rivelato qui préparent la confection de la maquette. La théorie architecturale est particulièrement précise sur ce sujet. Filarète dans son Traité d’architecture (1464) nous permet ainsi de mieux comprendre la signification de ces différents types de dessins. Au début de la conception, correspond le croquis qui représente l'idée de façon schématique, ce que Filarète appelle le congetto : non pas le pro-jet, mais, si j'ose dire, le « con-jet », ce qui n'est encore qu'une conjecture, mais aussi ce sur quoi se sont mis d'accord ensemble (cum- ou con-) le maître d'ouvrage et le maître d'œuvre, ce qu'ils ont conçu en commun ; dans une deuxième phase, l'architecte présente au commanditaire une esquisse, ce que Filarète appelle le disegno in digrosso, un schéma encore grossier du projet ; dans un troisième temps, l'architecte dresse les plans à l'échelle : ce que Filarète appelle le disegno proporzionato, qui marque la dimension articulée du corps ; dans un quatrième temps, l'architecte dresse les plans de détail, ce que Filarète appelle le disegno rivelato, avant d'en arriver, en une cinquième phase : la maquette qui fait enfin accéder le projet à la tridimensionnalité8. Par cette succession de dessins et de plans de plus en plus élaborés et précis, Filarète marque bien la progression logique de la conception qui fait passer le projet d'un stade de la représentation à un autre toujours plus riche et complexe, selon une dynamique proversive, assurant la cohérence et l'unité du processus morphogénétique, dynamique que seul le dessin peut nourrir et maintenir dans sa lancée.
C’est dans ce cadre morphogénétique qu’il importe de questionner la place incontournable que l’art de la Renaissance a accordée aux mathématiques, qui contribuent assurément à affirmer sa scientificité. Il ne faudrait pourtant pas fétichiser l’usage que l’art de la Renaissance fait des mathématiques comme l’historiographie, depuis trop longtemps déjà, a tendance à le faire, du nombre d’or à la théorie de la perspective. La perspective n’est pas une forme symbolique au contraire de la fameuse thèse défendue par Erwin Panofsky9 : elle n’exprime ni l’essence de l’œuvre d’art « classique », ni moins encore le rapport au monde que l’homme entretient par la médiation de l’art. Alberti, qui passe pourtant, avec Brunelleschi, comme l’inventeur de la théorie de la perspective en art et qui consacre toute la première partie du De pictura à en décrire les modalités, réduit pourtant la perspective à un simple rudiment (rudimentum10), c’est-à-dire littéralement à une technique de débutant, de rudus, de gens grossiers dans l’exercice de l’art auxquels s’opposent les érudits, ceux qui s’y connaissent en peinture et qui en ont une longue pratique. La perspective géométrique en peinture ou, en architecture, la proportion arithmétique qui joue un rôle analogue de mise à bonne distance d’éléments que l’on vise à accorder, sont en réalité appelées à s’effacer une fois achevée leur opération de mise en place. Toute l’histoire de l’art à l’âge humaniste et classique depuis Alberti et Brunelleschi, à quelques exceptions près (comme Piero de la Francesca), vise à effacer la structure mathématique de l’art, comme l’on démonte les échafaudages une fois l’édifice achevé. Chez Alberti, la perspective laisse place à l’istoria, à l’action qui elle-même dépend de la cohérence des corps et de la dynamique qu’assure l’harmonie de leurs lignes, ce qu’Alberti appelle la concinnitas lineamentorum ; et de même en architecture, la trame régulière du système des proportions se transforme en une seconde harmonie, d’une autre nature, l’eurythmie, ou encore l’harmonie linéaire : ce ne sont plus des quantités continues ou discrètes qui rentrent en accord, mais des lignes ou des qualités. Tel est le sens de la morphogénèse dont la dynamique vise à assurer le passage du quantitatif en qualitatif, la transformation des espaces ou des masses en lignes les plus fines et les plus justes, qui flottent dans l’espace ainsi mis en suspens. Mieux encore, de la perspective à l’istoria, de la proportion à l’eurythmie, s’opère comme une mise en mouvement de l’œuvre d’art. Il s’agit de faire vibrer les lignes pour alléger et dynamiser les corps ou les masses, à l’exemple de la peinture de Raphaël où, selon Vasari, «  la chair palpite, on sent le souffle et le pouls qui bat dans ces figures dont l’animation même est perceptible11 ». La morphogénèse en art est au service de la représentation du mouvement.

Comme l’a justement noté Paul Valéry dans son Introduction à la pensée de Léonard de Vinci, Leonard part de la chambre vide, de l’espace isotrope pour engendrer un système inséparable de la matière qu’il contient et du temps. « C’est par abstraction que l’œuvre d’art peut se construire12 ». Et il en va de même de la perspective albertienne qui apparaît comme « un réel sans pensée, sans sujet […] fiction étrangement stérile, comme celle d’un monde désert où aucun sujet, c’est-à-dire aucune possibilité d’interaction, ne rendrait nécessaire la forme de quelque objet que ce soit13 ». Mais la nature a horreur du vide. La tâche de l’art consiste précisément à habiter ce vide et à le dilater pour mieux le remplir et le densifier.
L’œuvre d’art humaniste et classique s’affirme d’abord comme une image à haute définition. Elle est le résultat d’un grand nombre d’opérations visuelles et mentales que la ligne résout et simplifie et qui s’enrichissent à chaque passage d’une stase à l’autre de la morphogénèse. Chaque nouvelle stase connaît un niveau supplémentaire de complexité dans ses questions, mais aussi de simplicité dans leur résolution linéaire. Car chaque phase se clôt par une résolution visuelle qui, à son tour, est retraitée et simplifiée par la phase suivante jusqu’à « ce qu’on ne soit plus susceptible d’ajouter, de changer ou de retrancher quoi que ce soit à moins de vouloir rendre l’ouvrage défectueux et de moindre qualité14 ». Arrivée à ce point, l’image atteint alors à sa plus haute définition. La densité de l’image dépend du nombre des opérations qu’elle transcrit et résout, ainsi que du nombre des phases qu’elle traverse, mais aussi du dynamisme même de la morphogénèse et de sa puissance de transition d’une phase à l’autre qui renforce à la fois la simplification des opérations et leur synthèse. Car la force du disegno résulte de l’accord entre la complexité de ses opérations et la simplicité de ses résolutions.
L’image HD de l’art ressemble à ce que les stoïciens appellent la phantasia katalêptikê la « représentation compréhensive », qui exprime le plus haut degré de vérité à laquelle l’esprit peut atteindre. Il ne s’agit plus, pour reprendre la métaphore même des stoïciens, de tendre la main pour accueillir le réel, mais de la replier et de serrer le poing pour que la réalité fasse la sphère, prenne toute sa consistance et s’approprie autant à elle-même qu’à celui ou à celle qui la saisit. La densité de l’image, sa haute définition, ne font en définitive que témoigner de la force de la poigne artistique.
Si les draperies sont si présentes dans la peinture de cette période, c’est parce qu’elles mettent en jeu les caractéristiques les plus essentielles du disegno. Il y a quelque chose de virtuose dans le drapé où, à partir d’un contenu insignifiant (qu’est-ce qu’un drap ?), l’artiste atteint à une présence et à une densification de l’image fascinantes au point que la peinture prend un air de statuaire en donnant l’impression d’accéder à la 3D ; mieux encore, cet effet de tridimensionnalité contribue à représenter le mouvement et la vie du corps à travers l’art même du pli.

L’art de la Renaissance et sa morphogénèse sont l’inverse de la révolution galiléenne et c’est pourquoi l’art vient ici compléter la nature : Galilée essayait de mettre en valeur la structure mathématique à partir du monde sensible tandis que l’art de son temps s’efforce de créer un nouveau monde sensible à partir de la structure mathématique du monde : un monde à haute définition, mieux à même de lier l’intelligence et les sens, de nourrir à la fois l’intelligence du sensible et la sensualité de l’intelligence. L’art vient ainsi compléter et enrichir la nature.
Qu’il n’y ait pas de malentendu sur la signification de ce complément ou supplément artistique. La technique à l’âge humaniste et classique n’a pour but ni la transformation de la matière ou son intensification, ni le renouvellement des formes et leur adaptation au jeu des forces qui les traversent : la morphogénèse mentale, la dynamique de l’esprit ne vise pas à métamorphoser le monde pour en intensifier l’énergie. Elle se contente de tracer des lignes : ce qui a précisément pour nom disegno. Le disegno travaille en surface, à la limite des choses ; elle redessine les formes pour les stabiliser et les rendre plus disponibles aux êtres humains sans pour autant les transformer ou les mobiliser. Le disegno travaille sur l’accident et non sur la substance, c’est-à-dire sur la qualité, la quantité, le temps, le lieu, etc., même s’il est vrai que l'entretissage de ces accidents qui fait l’œuvre d'art finit par en signifier l’essence.

Au cours de son voyage en France que relate le chevalier de Chantelou, le Bernin, sollicité de partout, se rend un jour à l’invitation des Carmes déchaussés visiter leur église à Paris. À Chantelou qui lui demande comment mettre en valeur la statue de la Vierge qui s’y présentait dépourvue de grâce et qui passait quasi inaperçue, Le Bernin lui répondit qu’il fallait la faire tourner et « qu’il marquerait avec un crayon comment il la faudrait mettre15 ». Nul besoin de confectionner une nouvelle statue, ni même de réaménager son cadre ; un simple trait suffit. Le trait ici fait l’œuvre. Le trait ne trace et ne rend visible que s’il est déplacement, arrêt et limite ; inversement, il n’y a de processus technique parfait que celui qui s’achève moins par une forme que par un trait. Ce qui distingue l’art de la nature. Daniele Barbaro, le mentor de Palladio et son commanditaire, distingue, dans son long Commentaire au De architectura de Vitruve (1556-1567) trois instances créatrices dans le Monde : Dieu, la Nature et l’Art16. Le monde se fait ainsi trois fois. Il est produit de rien, c’est le moment proprement divin de la production ; il se sépare et se distingue en espèces et en individus, c’est le moment proprement naturel de la distinction ; il est enfin fini, orné et embelli : c’est le moment proprement artistique du disegno. Dieu est l’instance de la production, qui crée simultanément matière et forme en une invention ex nihilo sans aucune antécédence. Il y va de la toute-puissance de la création qui prend la dimension de l’inouïe et qu’aucune technique ne peut atteindre. La Nature, quant à elle, ne crée pas, mais procède à la distinction des réalités ; elle apparie les matières et les formes, en métamorphose les composés, y fait passer le flux de la vie pour multiplier les substances sans pour autant en changer les règles de constitution. C’est en quoi l’industrie, la technique moderne reste bien une imitation de la nature. L’art humaniste et classique, quant à lui, finit la création : il lui donne sa précision et ses limites, sa parure et son décor. Et c’est en quoi au demeurant le disegno est si étroitement lié à l’ornement. Le disegno est ainsi la part élégiaque de la technique, qui se satisfait d’effleurer le monde pour l’embellir. Au terme de création, l’art humaniste et classique préfère celui de composition que l’on retrouve aussi bien dans le vocabulaire de l’architecture que dans celui la peinture. L’œuvre architecturale est définie à deux reprises par Vitruve comme une compositio17, c’est-à-dire comme un assemblage d’éléments distincts. C’est pourquoi l’art ici se présente comme un jeu de déplacement et d’aboutement, parfois infimes et imperceptibles, opérant par une succession de modifications jusqu’à ce que, comme le note Alberti, on ne puisse rien ajouter ni retrancher à l’ouvrage sans nuire à sa perfection18. Pour la critique d’art contemporaine, la substitution de la composition à la création est une faiblesse, le signe de l’invention défaillante d’un art voué à l’imitation, voire à la répétition. Mais s’il est vrai que l’art entretient depuis l’origine un lien étroit avec l’ensemble du système productif, alors cette faiblesse devient une force, indiquant un rapport de l’être humain au monde plus durable et protecteur.
C’est précisément parce que l’art déplace qu’il réussit à engendrer le sentiment du mouvement à partir d’une œuvre par essence statique, ce que traduit le fameux passage de la beauté à la grâce dont en architecture l’eurythmie est l’expression. Ce jeu de déplacement et de modification se fait toujours à la limite, au bord de l’excès ou du manque, et c’est la raison pour laquelle la limite (lineamenta) est à la fois l’objet et la finalité de l’art humaniste et classique. C’est sur cette limite et par son moyen que se règle la forme. Il n’y a là ni centre ni périphérie, ni ergon ni parergon, chaque trait renvoie à un autre sans hiérarchie de sorte qu’à chaque fois celui-ci polarise et diffuse l’espace, déploie une force à la fois centripète et centrifuge qui substitue sans cesse le centre à la périphérie, et la périphérie au centre. C’est la loi de l’harmonie, la logique qui préside ici à la relation du tout aux parties, des parties entre elles ainsi qu’avec le tout. Le sens du trait, l’intelligence de la limite, le refus de la hiérarchie expliquent l’importance de l’ornement dans ce type d’art, ornement qui à son tour exprime la dimension élégiaque de l’art transfigurant le réel sans le transformer.
La vieille tripartition Dieu, nature, art exprime aujourd’hui le dilemme de notre système productif arrivé à la croisée des chemins. Notre système productif fondé sur l’imitation de la nature est appelé nécessairement à se transformer face aux contraintes écologiques, même si cette transformation apparaît ambiguë : soit vers le transhumanisme (Dieu), soit vers une approche élégiaque de la technique fondée sur la pacification de notre rapport au monde, sur le sens de la mesure et de la limite, sur la technique entendue au sens néoplatonicien du terme c’est-à-dire comme ce qui rythme et mesure la procession de l’être, l’apaise bien plutôt qu’elle ne l’intensifie, ce qu'on est en droit d'appeler « Art ».

Bibliographie

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• Valéry, Paul, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, 1957.

• Vasari, Giorgio, Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, 11 vol., Chastel, André (dir.), Paris, Berger-Levrault, 1981-1987.


  1. Vasari, Giorgio, Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, I, traduction française de Chastel, André, Paris, Berger-Levrault, 1981, p. 149. 

  2. « Procédant de l’intellect, le dessin, père de nos trois arts – architecture, sculpture, peinture – élabore à partir d’éléments multiples un concept global. Celui-ci est comme la forme ou l’idée de tous les objets de la nature, toujours originale dans ses mesures. Qu’il s’agisse du corps humain ou de celui des animaux, on saisit la relation du tout aux parties, des parties entre elles et avec le tout. De cette appréhension se forme un concept, une raison, engendré dans l’esprit par l‘objet, dont l’expression manuelle se nomme dessin […] Le dessin quand il a extrait de la pensée l’intention a besoin que la main, exercée par des années d’étude et de pratique, puisse rendre exactement ce que la nature a créée […] Car lorsque l’intelligence formule des concepts clairs et logiques, ces mains longuement exercées, démontrent la perfection et l’excellence des arts en même temps que la science de l’artiste. » (Ibid., pp. 149-150). 

  3. Alberti, Leon Battista, L’art d’édifier, I, 1, traduction française de Caye, Pierre ; Choay, Françoise, Paris, Le Seuil, 2004, p. 56. 

  4. Di Giorgio Martini, Francesco, Trattati di architettura, ingegneria e arte militare, a cura di C. Maltese & L. Maltese Degrassi, I, Milano, Il Polifilo, 1967, p. 142.  

  5. Vasari, Giorgio, Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, V, traduction française de Chastel, André, Paris, Berger-Levrault, 1983, p. 34. 

  6. « En réalisant des maquettes, on sera en mesure d’observer et d’étudier au mieux le site, le périmètre de l’aire, le nombre et l’ordre des parties de l’ouvrage, l’aspect des murs, la solidité des toits et enfin l’organisation et la forme de tous ce dont nous avons traité au livre précédent. Ces maquettes permettront ainsi sans danger d’ajouter, d’ôter, d’intervertir, et d’innover et même de bouleverser l’ouvrage de fond en comble jusqu’à ce que toutes ses parties s’accordent convenablement entre elles et nous donnent satisfaction ». (Alberti, Leon Baptiste, L’art d’édifier, op. cit., II, 1, Paris, Le Seuil, 2004, p. 99). 

  7. Quatremère de Quincy, Antoine-Chrysostome, Imitation, dans Encyclopédie méthodique. Architecture, II, Paris, Vve Agasse, 1801-1820, p. 544a.  

  8. Averlino, Piero, dit Filarète, Trattato d'Architettura, A. M. Finoli & L. Grassi, Milan, Il Polifilo, 1972, pp. 208, 302, 464, 538, 541. 

  9. Panofsky, Erwin, La perspective comme forme symbolique, traduction française de Ballangé, Guy, Paris, Minuit, 1975. 

  10. Alberti, Leon Battista, De la Peinture/De Pictura [1435], traduction française de Schefer, Jean Louis, Paris, Macula, 1992, p. 72. 

  11. Vasari, Giorgio, Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, op. cit., V, p. 211. 

  12. Valéry, Paul, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, 1957, p. 45. 

  13. Schefer, Jean Louis, « L’histoire et la Pyramide » dans Alberti, Leon Battista, De la Peinture/De Pictura [1435], op. cit., p. 15. 

  14. Alberti, Leon Battista, L’art d’édifier, op. cit., II, 3, p. 104. 

  15. De Chantelou, Paul, Journal de Voyage du Cavalier Bernin en France, Paris, L. Lalanne, La Gazette des Beaux-Arts, 1885, p. 92. 

  16. Caye, Pierre, Le savoir de Palladio, Architecture, métaphysique et politique dans la Venise du Cinquecento, Paris, Klincksieck, 1995, p. 84. 

  17. Lorsqu’il définit ce qu’est la dispositio puis l’eurythmia, cf. De Architectura, I, 2, 2-3. 

  18. Alberti, Leon Battista, L’art d’édifier, op. cit., II, 3, p. 104.