Design écosocial et industrie ouverte
Ludovic Duhem

Philosophe et artiste. Coordinateur de la recherche à l’ÉSAD de Valenciennes, il enseigne la philosophie de l’art et du design. Dernier ouvrage paru : avec Richard Pereira de Moura (dir.), Design des territoires. L’enseignement de la biorégion, Paris, Eterotopia, 2020.
[en ligne] www.ludovicduhem.com

Résumé
Cet article cherche à montrer que l’opposition a priori évidente entre design écosocial et industrie est problématique et qu’elle nécessite d’être dépassée pour répondre aux enjeux colossaux de l’ère Anthropocène. Pour parvenir à un tel dépassement, l’idée d’« industrie ouverte » proposée dans les années 1960 par le philosophe Gilbert Simondon est particulièrement intéressante et elle pourrait préparer une voie de compatibilité voire de remédiation générale sans contradiction fatale pour l’avenir.

Abstract
This paper tries to show how we could overcome the opposition between ecosocial design and industry to face the huge challenges of the Anthropocene era. To do so, the « opening industry » idea suggested by the French philosopher Gilbert Simondon in the 1960’s is really interesting and could prepare a way of compatibility even a general remediation without the finest contradiction for the future.

Design écosocial vs industrie

Le design écosocial est-il compatible avec l’industrie ? La question semble purement rhétorique tant la réponse est a priori évidente. Un design qui assume les enjeux écologiques et les enjeux sociaux, c’est-à-dire qui cherche à les intégrer comme conditions de son activité1, ne peut que s’opposer à l’industrie, au double sens d’être complètement distincte de l’industrie pour se constituer et de lutter contre l’industrie pour réaliser ses finalités.
Cette évidence d’incompatibilité semble avérée par l’enseignement que l’on tire aujourd’hui des effets de plus de deux siècles d’industrialisation dans le monde entier : l’industrie est désormais largement reconnue comme étant la cause principale du désastre écologique et humain qui s’impose partout sur la Terre, et le comble d’un tel désastre est que l’industrie parvient à en tirer profit pour poursuivre son développement sans remettre en question ses principes fondamentaux. Une même logique s’opère ainsi implacablement, celle de l’exploitation systématique des ressources naturelles (matériaux, énergie) et des vies humaines (esclavage, travail forcé, consommation) par la destruction des milieux naturels (habitats et biodiversité) et des milieux humains (techniques et symboliques). Il en résulte une crise généralisée, systémique et permanente, au point que l’on parle de la menace d’une sixième grande extinction, celle qui emporterait avec elle l’espèce humaine.
Cette situation critique inédite dans l’histoire humaine de la Terre, appelée le plus souvent « Anthropocène », est aussi celle où la misère écologique devient indissociable de la misère sociale, au point qu’elles s’entretiennent l’une et l’autre s'entretenant et s’intensifiant comme jamais auparavant. Ainsi, tous les phénomènes reconnus comme constitutifs de la situation critique globale, tels la dégradation des milieux naturels, la diminution de la biodiversité des écosystèmes, la disparition d’espèces, la pollution des sols, l’acidification des océans, la déforestation, le réchauffement climatique, touchent en priorité les populations les plus vulnérables. Ces populations, à la fois agents et victimes de l’exploitation industrielle de la nature subissent des inégalités « écosociales », qui ne sont pas seulement écologiques et sociales par conjonction circonstancielle, mais parce qu’elles se co-déterminent dans leur réalité : elles sont écologiques parce que sociales et sociales parce qu’écologiques2. Il existe en ce sens toute une série d’inégalités écosociales apparues avec le développement industriel moderne, telles que les inégalités d’exposition aux risques et aux destructions ; de connaissance des phénomènes et de leurs causes ; des capacités de réparation, de remédiation et de restauration ; de participation aux décisions pour protéger les milieux naturels ; d’accès aux agréments des paysages. Si ces inégalités touchent en priorité les pauvres, les exclus, les subalternes, au sein des démocraties occidentales mais surtout dans les pays anciennement colonisés, il n’est pas absurde de penser que cette situation d’inégalité écosociale se généralise à tous les individus et tend à devenir ainsi notre nouvelle condition (in)humaine, celle de l’autodestruction par incurie (insensibilité, ignorance, imprudence, insouciance). Un design « écosocial » au plein sens du terme est par conséquent celui ayant vocation à lutter contre ces inégalités produites par l’industrie en contribuant à rétablir la justice par le développement des capacités individuelles et collectives à prendre soin à long terme des milieux de vie inséparablement naturels et humains. Cette justice et ce soin sont évidemment indispensables aux « damnés de la terre » peut-être plus qu’à tout autre vivant humain, mais l’une comme l’autre sont indispensables à toute vie humaine digne, c’est-à-dire à une vie qui ait un sens pour valoir la peine d’être vécue.
Ainsi défini, le design écosocial rentre immédiatement en conflit avec l’idée commune selon laquelle le design est le « design industriel », qu’il n’y a pas d’autre design que le design conçu par et pour l’industrie. Il serait donc contradictoire qu’une forme de « design » s’oppose à l’industrie, au triple sens où le design est d’abord historiquement apparu avec l’avènement de l’industrie, où il est ensuite économiquement au service du développement de l’industrie, où il est enfin idéologiquement un instrument de promotion des valeurs de l’industrie. Si une telle idée commune correspond malgré tout à un état de fait, celui de la tendance majeure du design toujours dominante aujourd’hui, y compris sous la forme de l’écodesign et du design d’innovation sociale intégrés à l’industrie, il existe cependant une contre-tendance, qui refuse l’assignation ontologique à l’industrie pour définir le design3. Cette contre-tendance est apparue en même temps que la tendance majeure et elle s’est constituée selon des principes techniques (artisanat, bricolage, DIY), économiques (troc, communs, économie sociale et solidaire) et idéologiques (anarchisme, communisme, socialisme, écologisme) la plupart du temps opposés à l’industrie ou à une certaine forme dominante de l’industrie. Le design écosocial s’inscrit donc tout naturellement dans cette contre-tendance critique allant de la proposition d’expérimentations à l’activisme radical, en passant par la conception d’alternatives plus ou moins institutionnalisées.
On ne saurait donc imaginer une compatibilité entre le design écosocial et l’industrie autrement que par une logique perverse, celle qui ferait de l’exploitation de la catastrophe une opportunité et qui commanderait au design d’être un outil de gestion des nuisances, un vecteur d’esthétisation du désastre, un dispositif de masquage trompeur pour rendre plus « green » et plus « social » ce qui intrinsèquement s’y oppose. C’est d’ailleurs ce que le marketing « responsable » n’hésite pas à faire en assignant au design le rôle de sauver l’industrie et d’assurer la relance de la croissance indéfinie en s’appropriant le « développement durable », la « transition » ou encore la « résilience ». Le design écosocial, s’il est conséquent, c’est-à-dire sans compromis contradictoire avec ses valeurs (souci des milieux, respect de la vie, autonomie, participation, solidarité, délibération), ne peut pas être un design « industriel » ni être d’une manière ou d’une autre au service de l’industrie. Il n’est donc pas excessif de dire en ce sens que le design écosocial est non-industriel par définition voire anti-industriel par vocation et qu’il lutte avec ses propres armes pour contribuer à sortir de l’industrie comme modèle dominant et destructeur.
Cette manière de justifier l’incompatibilité entre design écosocial et industrie n’est cependant pas sans poser de réelles difficultés. La première d’entre toutes est celle de surestimer le pouvoir du design quant à sa capacité à résister à l’industrialisation et plus encore à proposer une alternative crédible et durable. Pour parvenir à assumer jusqu’au bout les enjeux écosociaux, il semblerait au contraire que l’échelle industrielle soit la seule qui puisse réellement permettre autre chose qu’une action marginale sans conséquences majeures pour l’avenir de l’humanité et de la biosphère. S’il ne consentait à une telle échelle, le design écosocial prendrait le risque de ne pas pouvoir participer à défaire par la critique et la déconstruction ni à refaire par l’invention et la création tout ce que l’industrie actuelle fait, c’est-à-dire aussi bien ce qu’elle produit, contrôle ou influence jusque dans le plus intime de la vie personnelle et le plus commun de la vie publique. Car la situation critique à laquelle doit répondre le design écosocial, n’est ni industrielle ni post-industrielle, mais « hyperindustrielle » pour reprendre le terme de Stiegler4. Elle est hyperindustrielle au sens où l’extension du calcul permet à l’industrie de conditionner et de transformer tous les niveaux de réalité (du nanophysique au cosmique par l’industrie de la matière), tous les types d’êtres vivants (des bactéries aux plantes et aux animaux d’élevage par l’industrie du vivant), tous les modes d’existence humains (psychique, social, culturel par l’industrie pharmaceutique, médiatique et artistique) ; mais aussi et surtout au sens où elle instrumentalise l’activité esthétique (l’art comme le design) pour contrôler les sensibilités en rendant les individus insensibles au contrôle et à ses effets sur l’humanité comme sur la nature.
C’est pourquoi il est vain de rester enfermé dans une alternative stérile entre la diabolisation de l’industrie qui lui refuse toute capacité à intégrer les enjeux écosociaux et l’espoir que le design écosocial puisse assumer les mêmes enjeux sans aucun recours à l’industrie. Pour sortir de cette alternative, il est sans doute indispensable de comprendre au préalable quelle relation le design entretient à l’industrie et donc de comprendre avant tout ce qu’est l’industrie.

1. Trois exigences pour penser et critiquer l’industrie

L’industrie a principalement trois sens : technique de production, système économique, idéologie politique. Ces trois sens ont un lien organique fort et ils varient en fonction des époques et des lieux. Le sens technique est particulièrement intéressant car il varie moins, il conditionne en grande partie les deux autres sens et il peut révéler une autre manière de comprendre l’industrie5. C’est en tout cas ce que Simondon peut contribuer à mettre en évidence en proposant de penser l’industrie non pas comme un simple mode de production, mais plutôt comme un mode d’existence de la technicité. Or, une telle démarche nécessite au préalable de respecter trois exigences fondamentales.

Première exigence – La première exigence est de refuser d’adopter les quatre positions classiques qui occultent la technicité. La première position est celle qui réduit la technique à un ensemble d’objets matériels. Le « schème hylémorphique6 » est en effet ce qui structure toute pensée de la technique en la réduisant à une forme imposée à une matière, la forme étant abstraite, supérieure, extérieure et active alors que la matière est indéterminée, passive et plastique. Pour comprendre un objet technique, c’est-à-dire un composé de forme et de matière concret, il faut le penser à travers sa genèse, c’est-à-dire selon les niveaux et les phases de son devenir ainsi que les conditions énergétiques, topologiques, chronologiques qui le rendent possible et efficace. L’objet technique, même le plus simple, apparaît alors comme un système complexe d’individuation, un ensemble de relations où la forme et la matière sont concrètes, construites, préparées, constituant l’une et l’autre deux « demi-chaînes » techniques médiatisées par un geste humain qui les active en les rendant compatibles l’une avec l’autre à différentes échelles (microphysique et macrophysique) selon des propriétés naturelles précises. L’objet fabriqué est ainsi bien plus que le résultat individualisé prêt à être manipulé, il est dans sa réalité objective une récapitulation des phases de sa fabrication, un système cohérent de ses composants, un ensemble de relations concrétisées où se rencontre le milieu naturel (matériel, formel, énergétique) et le milieu humain (technique et symbolique).
La deuxième position contestable est celle qui réduit la technique à un ensemble d’objets utilitaires. D’un point de vue extérieur, l’intention fabricatrice, l’idée qui conduit l’action, la raison qui préside à l’existence d’un objet technique est sa vocation à servir des finalités en tant que moyen. Mais là encore, l’opposition entre intention et finalité risque de nier sa véritable raison d’être, à savoir celle de résoudre un problème technique par une invention. L’objet technique ne sert pas seulement des fins prédéterminées qui sont définies par les besoins d’un individu ou d’une société à un moment donné, il se sert aussi lui-même si l’on peut dire, ou plutôt, il sert l’évolution technique à laquelle il participe en résolvant un problème. Qui plus est, un objet technique apportant un véritable progrès dépasse l’intention initiale et la finalité satisfaite en relançant la dynamique d’invention.
La troisième position contestable est celle qui réduit la technique à un ensemble d’outils. Or, tous les objets techniques ne sont pas des outils, ni au sens métonymique de moyen comme on vient de le voir ni au sens d’une catégorie particulière d’objets techniques. Les outils sont des éléments techniques simples et amovibles, maniés à la main par un opérateur, permettant de prolonger l’action du corps propre sur une matière donnée à transformer. L’outil a un certain mode d’existence qui est différent de celui de l’instrument, qui pour sa part est un prolongement de la perception, comme il est différent de celui de la machine qui est un individu technique pouvant porter des outils et des instruments afin d’effectuer telle ou telle action. Mobiliser la catégorie d’outil pour désigner la technique en général est donc à la fois une réduction et une abstraction qui occulte la pluralité des modes de la technicité dont les spécificités deviennent par là incompréhensibles.
La quatrième position contestable est celle qui réduit la technique à un ensemble de marchandises. Au-delà de l’utilité immédiate, particulièrement dans le contexte de la société industrielle consumériste, l’objet technique est en effet voué à la vénalité, il n’existe que pour être vendu. L’utilité ultime ou réelle de l’objet technique est alors celle d’être consommé. L’objet technique est en grande partie nié par l’échange marchand, ses caractéristiques étant virtualisées par sa valeur économique et par les valeurs psychosociales associées à la marque qu’on lui appose de l’extérieur. Il n’est plus ni un objet inventé qui résout un problème technique ni même un objet utile pour satisfaire tel ou tel besoin, mais le support de signes pour manipuler les conduites des consommateurs par la publicité et le vecteur de propriétés extrinsèques qui le recouvrent pour en masquer sa réalité concrète par le design (mercantile). Un objet technique véritable est celui qui se perpétue dans le fonctionnement et non pas celui qui se supprime dans la consommation.
Cette critique des quatre positions classiques est cruciale pour comprendre la technique en elle-même et la technicité en général, car elle révèle l’abstraction problématique avec laquelle on pense et on critique la technique – a fortiori l’industrie – sans pouvoir en saisir toutes les dimensions, les relations et les implications. La plupart du temps, ce sont d’ailleurs des schèmes préindustriels qui sont mobilisés pour penser et critiquer la technique, à savoir ceux de l’artisanat où le schème hylémorphique s’est constitué. Au contraire, une pensée et une critique réelle de l’industrie doit nécessairement entrer dans la réalité technique sans la réduire à une réalité matérielle, utilitaire et marchande, c’est-à-dire être génétique et relationnelle en replaçant les objets techniques dans leur système de réalité qui est toujours plus complexe que celui de la technique en général et plus complexe aussi que celui des techniques particulières. Par ailleurs, toute pensée et toute critique de la technique doivent être contemporaines des techniques dominantes qui structurent la relation de l’être humain au monde. Car l’époque où domine l’outil n’implique pas la même relation au monde que celle où domine la machine-outil ni celle où domine les ensembles informationnels. L’époque actuelle de la réticulation numérique mondiale nécessite ainsi des schèmes de pensée propres à l’industrie de l’information et de la computation, c’est-à-dire des schèmes issus de la technique et de la science qui leur permet d’exister et de faire système avec les autres sciences et les autres industries.

Deuxième exigence – La deuxième exigence est celle de refuser l’opposition entre technique et culture7. Pour Simondon, la culture n’est pas un domaine d’objets fermé, celui par exemple des objets esthétiques et des objets sacrés qui seraient seuls dignes d’appartenir à ce qui exprime le monde humain comme tel. Non seulement les objets techniques appartiennent à la culture et l’expriment à leur manière en étant porteurs de significations, de valeurs et de normes propres à une époque, à un peuple, à un groupe humain ; mais leur refuser cette participation à la culture revient à imposer une alternative stérile entre humanisme et technicisme d’une part, et à perpétuer l’aliénation et la destruction par ignorance d’autre part.
L’alternative entre humanisme et technicisme est stérile car elle suppose de considérer que la technique est extérieure à la réalité humaine et qu’il faut défendre cette réalité contre la menace d’agression, d’amoindrissement voire d’annihilation que porte intrinsèquement la technique, et plus encore la machine industrielle, en lui assignant une place subalterne. Or, la technique est pleinement humaine, parce qu’elle est issue de l’intelligence et de l’effort humains, parce qu’elle participe de tous les objets présents au sein du monde humain, parce qu’elle est surtout inséparable de la vie humaine comme telle qui est toujours une vie symbolique exprimant l’articulation entre vie organique et vie technique. Telle que Simondon l’entend, exclure la technique de la culture au nom de l’humanisme est donc une négation non seulement de l’humanité présente au sein du monde des techniques mais c’est aussi une négation de l’humanité comme telle. Ce « facile humanisme » comme Simondon l’appelle, est une manière de se conduire envers la technique analogue à celle de l’esclavagisme qui exploitait un être humain étranger en refusant de reconnaître son humanité. Le véritable humanisme est donc celui qui est aussi capable de reconnaître l’humanité dans la technique de la machine industrielle et de chercher à la libérer pour l’intégrer pleinement à la culture8. Cette libération ne repose pas sur une humanisation délirante de la technique, mais bien sur la dimension irréductiblement humaine de la technique et sur l’importance décisive de libérer aussi les machines de leur asservissement à l’économie qui les condamne à l’obsolescence plutôt qu’à la perpétuation du fonctionnement.
Cet « humanisme technologique9 » proposé par Simondon n’est pas pour autant un technicisme. Bien au contraire, intégrer la technique à la culture, vouloir libérer les machines, ce n’est pas verser dans une pensée de la puissance aspirant au pouvoir inconditionnel. La machine n’est pas pour Simondon « un philtre moderne » venant satisfaire un désir de domination, ce n’est pas un « moyen de suprématie » pour accomplir une société technocratique homéostatique où tout serait prévisible et contrôlable (ce qu’il pressentait dans l’avènement de la cybernétique), voire une société complètement artificielle où les machines se comporteraient comme des êtres autonomes et pourvus d’intentions pouvant menacer l’existence humaine par l’asservissement ou par le remplacement, comme on le voit dans les œuvres de science-fiction ou de manière plus inquiétante dans la perspective transhumaniste. En ce sens, le technicisme est en réalité une idéologie trompeuse, parce que fausse sur la réalité technique qu’elle réduit à l’automatisme sous toutes ses formes (à travers le mythe du robot androïde parfait ou de l’usine sans êtres humains), et une idéologie dangereuse, parce que fondée sur le désir de puissance et de contrôle alors qu’une société où les individus humains vivent parmi les machines est celle où ils en sont les inventeurs, les organisateurs et les interprètes.
Pour éviter les conséquences désastreuses du technicisme comme de l’humanisme, c’est-à-dire de la destruction au nom du « Progrès » et de l’aliénation au nom de l’« Homme », il faut déconstruire les mythes qui les soutiennent et donner aux individus humains les moyens de penser leur existence et leur avenir en fonction de leur situation par rapport à la technique. Ceci exige une culture complète, équilibrée et régulatrice, qui confère une place, une dignité et un sens aux objets techniques. Mais une telle culture n’est pas une accumulation objective de connaissances ni un conditionnement à occuper une certaine place dans la société, c’est une culture réflexive, c’est-à-dire une culture par laquelle les êtres humains remettent en question leur rapport au monde et leur rapport à eux-mêmes, donc nécessairement aussi leur rapport au milieu technique associé de leur existence. Selon Simondon, l’époque actuelle est particulièrement adaptée pour permettre d’élaborer une telle culture, parce qu’elle réside désormais dans les ensembles techniques (industries) plutôt que dans les éléments techniques (les outils) où elle ne pouvait s’intégrer que de l’extérieur par « addition », et dans les individus techniques (les machines) où elle ne pouvait le faire que par « effraction » ou « révolution ». Au lieu d’être une contradiction avec la culture, l’époque actuelle serait au contraire la condition nécessaire pour fonder une culture qui puisse intégrer toute la réalité technique.

Troisième exigence – La troisième exigence est de refuser l’opposition entre technique et nature. Il semble aller de soi que la technique n’est pas la nature, qu’elle est précisément tout ce qui n’est pas naturel, c’est-à-dire qu’elle est extérieure à tout ce qui n’est pas déterminé par la volonté humaine. La technique est plus encore ce qui s’oppose à la nature, elle est la liberté qui s’excepte de la nécessité, la maîtrise rationnelle de ce qui est sans volonté, l’expression de l’intelligence sur la brutalité et la sauvagerie. Pour Simondon, il en va tout autrement : la technique est inséparable de la nature. La réalité technique est une réalité humaine et naturelle, dans la mesure où tous les objets techniques, de l’outil artisanal à l’instrument scientifique, de la machine-outil au réseau d’information, ne peuvent exister sans relation à la nature.
Ainsi, bien qu’elle soit apparemment en contradiction complète avec la nature, la machine entretient une relation réelle avec elle. Elle est tout d’abord un « geste humain cristallisé en fonctionnement », ce qui fait qu’à titre de schème, quelque chose de la nature – au sens de la vie organique – perdure dans son fonctionnement. Elle est ensuite dépendante des forces et des effets propres aux lois de la nature qu’elle intègre dans son fonctionnement par l’intermédiaire des sciences. Elle est enfin dépendante du milieu naturel et technique associé pour fonctionner effectivement, par exemple lorsqu’elle intègre un élément naturel sans lequel tout fonctionnement est compromis comme dans l’exemple fameux de la turbine Guimbal de l’usine marée motrice de la Rance10.
Au niveau des ensembles techniques comme pour une industrie ou un réseau d’énergie ou d’information, le lien avec la nature paraît le plus distant alors qu’il existe toujours. Certes l’ensemble technique ne dépend pas directement de la nature pour fonctionner comme les machines qui le composent, mais il dépend toujours des forces et des effets naturels et il est surtout inséré dans la réalité géographique qu’il exprime. Un réseau est ainsi implanté en fonction des points-clés de la géographie comme le montre les pylônes installés aux sommets des collines pour enjamber les vallées ou les antennes sur des éminences supprimant les obstacles à la diffusion des ondes.
À ces relations, il faut ajouter que l’évolution technique est pour Simondon analogue à l’évolution du vivant, au sens où elle vient du vivant et évolue comme le vivant. Le moteur de l’évolution technique est l’invention qui vient résoudre un problème technique par une structure capable de fonctionner sans s’autodétruire. Or, l’invention est précisément un acte produit par un être vivant, au sens d’un être vivant complet (individu-milieu associé) et pas seulement par la pure pensée. Plus encore, c’est la nature comme poussée, comme élan, comme fond dynamique au sein du vivant humain pris dans une situation, qui suscite l’invention autant que le problème objectif à résoudre.
L’invention est aussi l’acte originaire d’une lignée technique qui évolue par concrétisation. La concrétisation est le passage d’un objet technique de l’abstrait au concret par une cohérence interne de plus en plus grande entre les éléments et par une convergence de plus en plus efficace entre les fonctions. Corrélativement, un objet technique est aussi plus concret à mesure qu’il intègre plus finement les lois de la nature dans les principes de son fonctionnement et que ce fonctionnement est plus conditionné par la relation au milieu associé (naturel et technique).
C’est pourquoi l’évolution technique tend à être une « naturalisation » au sens où par les inventions successives les objets techniques deviennent de plus en plus assimilables à des êtres naturels comme les êtres vivants, qui eux sont « concrets dès le début ». La concrétisation est ainsi une tendance à la « naturalisation » qui ne pourra jamais produire des êtres vivants comme tels ; ceci en raison du fait qu’ils seront toujours incapables de réformer leurs structures par eux-mêmes pour résoudre un problème, ce que le vivant fait à travers l’évolution des espèces11.

2. L’industrie selon Simondon

L’industrie n’est pas un simple mode de production, c’est un mode d’existence de la technicité. Comme tel, elle est le « stade concret » de l’évolution technique. L’artisanat est au contraire un « stade primitif » qui demeure abstrait. Le passage de l’artisanat à l’industrie est le passage d’un « ordre analytique » abstrait à un « ordre synthétique » concret. L’industrie est plus précisément le stade concret de l’évolution technique parce que la corrélation entre « le système des intentions techniques correspondant à une finalité définie » et le « système scientifique de la connaissance des interactions causales qui réalisent cette fin » est plus forte que dans l’artisanat. Il s’ensuit alors qu’un objet technique peut devenir industriel non pas lorsqu’il est produit en série, standardisé, distribué en masse (même à un stade artisanal), mais lorsqu’il est connu scientifiquement, c’est-à-dire objectivable dans ses conditions d’invention, schématisable dans son fonctionnement, mesurable dans ses propriétés, prévisible dans ses effets. Pour autant, le progrès technique n’est pas réductible au progrès scientifique, et l’objet technique « n’est jamais complètement connu » et il « n’est jamais non plus complètement concret12 » précise Simondon.
L’industrie se caractérise deuxièmement par la présence d’individus techniques au sein d’ensembles techniques fortement cohérents (lorsque les sous-ensembles ont le même niveau d’individualisation relative), alors que l’artisanat est avant tout un monde d’éléments techniques et d’ensemble peu cohérents où les individus techniques complets sont absents. Simondon n’en fait pas un critère absolu puisqu'il n’y a pas selon lui de « différence foncière entre les peuples n’ayant pas d’industrie et ceux qui ont une industrie bien développée13 » puisque les ensembles techniques et les individus techniques existent dans les deux cas. La différence tient au fait qu’« au lieu d’être stabilisés par des institutions qui les fixent et les perpétuent en les installant, ces individus et ces ensembles sont temporaires ou même occasionnels ; seuls sont conservés, d’une opération technique à une autre, les éléments, c’est-à-dire les outils ou certains objets fabriqués14 ». Dans cette perspective, il n’y a donc aucun industrialisme chez Simondon qui affirmerait que l’industrie est la forme nécessaire et achevée du progrès technique, et qu’elle est ainsi intrinsèquement bonne parce que totalement rationnelle grâce aux sciences. Dans la réalité technique complète, il y a une diversité de modes d’existence de la technicité, c’est-à-dire une coexistence des modes de production et des stades de concrétisation même si l’époque hyperindustrielle se caractérise notamment par la volonté de supprimer cette diversité et cette coexistence d’une part en faisant disparaître les savoir-faire non industriels, qu’ils soient artisanaux où impliqués dans les pratiques amateurs, et d’autre part en focalisant le progrès technique sur l’automatisation et l’innovation qui appauvrissent la technique en réduisant la « marge d’indétermination » nécessaire à son perfectionnement et en la rendant totalement dépendante dans son évolution de l’économie.
Simondon reconnaît ainsi pleinement les limites propres à l’industrie. Son « pouvoir immense » capable de « modeler une civilisation » est pour lui un problème majeur, car la réalité technique n’est plus dès lors à la « dimension humaine ». Elle est hors de portée de l’action mais aussi de la perception et de la connaissance, car il n’y a plus de commune mesure ni de code commun entre la réalité technique et la vie humaine. Parallèlement, le progrès technique est devenu lui aussi hors de portée, il ne peut plus être apprécié à travers la force, la précision et la vitesse de l’individu technique humain. C’est un progrès technique ambivalent qui s’impose alors et qui est à la fois angoissant et cosmique. Il est angoissant parce qu’il n’est plus à l’échelle de l’expérience quotidienne et pratique de l’artisan ; et il est cosmique parce qu’il devient une doctrine, une pensée abstraite et une opération calculée à distance. Il en résulte une véritable aliénation, qui est plus profonde et plus vaste que l’aliénation économico-sociale décrite par Marx, et qui renforce l’aliénation psycho-physiologique de la machine qui ne prolonge plus le schéma corporel comme l’outil et surtout l’aliénation de la méconnaissance de la technique à l’époque des machines à information réticulées. Cette aliénation, Simondon cherche à la combattre par un nouvel encyclopédisme, une réforme de la culture et corrélativement par l’élaboration d’une « industrie ouverte ».

3. Industrie fermée vs industrie ouverte

La « surhistoricité » est cette nouvelle forme d’aliénation créée par l’opposition entre producteur et consommateur issue de l’avènement de l’industrie15. Elle consiste dans la « virtualisation » du travail du producteur produite par l’achat du consommateur y compris lorsqu’il s’agit de la même personne. Cette virtualisation engendrée par la discontinuité entre producteur et consommateur s’exprime plus particulièrement lorsque « la production est rendue esclave de normes et d’exigences extra-techniques16 ». À cet égard, la surhistoricité a tendance à se concentrer sur la couche extérieure de l’objet, celle qui est en communication directe avec le consommateur et que le design (mercantile) prend justement en charge pour le séduire et engendrer l’acte d’achat par la conformité à des stéréotypes et à des modes passagères17. Le design, que Simondon appelle « esthétique industrielle », est alors le principal agent de la surhistoricité. Il produit une barrière à la technicité de l’objet, au double sens de la virtualisation du travail du producteur par la symbolisation et de l’accès concret à la technicité par des ajouts esthétiques inessentiels qui le recouvrent et l’alourdissent parfois jusqu’à mettre en péril le fonctionnement et censurer le progrès technique. Il en résulte une véritable « cryptophanie », c’est-à-dire une dissimulation de la technicité dans un mystère plus ou moins magique, alors que le design devrait être au contraire une « organisation de la technophanie » pour permettre aux objets techniques de s’inscrire dans la culture selon leur technicité explicite18.
L’objet technique ainsi nié, virtualisé, surhistoricisé, est un objet « fermé ». Il est « celui qui est tout entier constitué au moment où il est prêt à être vendu ; à partir de ce moment de la plus haute perfection possible, l’objet ne peut que s’user, se dégrader, perdre ses qualités, jusqu’au démontage et au retour à l’état de pièces détachées19 ». C’est donc la vénalité qui est la source principale de la fermeture de l’objet technique, toute la réalité de l’objet étant concentrée dans le moment de l’acte d’achat, son devenir étant déjà complètement déterminé, à savoir celui de la ruine ou du déchet et du remplacement par la consommation. Dans la consommation d’objets usuels, cette situation de fermeture est assez évidente tant leur mode d’existence est déterminé par la mode et le discours publicitaire attribuant des qualités et des valeurs pour contrôler les motivations des acheteurs et faire passer la fermeture pour une forme authentique de mystère (secret artisanal de fabrication ou haute technologie inaccessible au non savant) ou de prestige (le luxe comme retrait de la technicité). Dans le monde industriel, cette situation est en général moins prégnante puisque l’achat d’une machine industrielle est un investissement à long terme ; l’objet technique est produit et utilisé dans un contexte de continuité entre production et utilisation ; le réglage, l’entretien et la réparation sont possibles ; le producteur de la machine reste souvent présent dans le rôle de formateur et de réparateur. A priori, l’objet technique industriel paraît ainsi correspondre davantage à l’ouverture qu’à la fermeture. Il est en ce sens un objet « néoténique », c’est-à-dire « toujours, dans une certaine mesure, en état de construction, à l’image d’un organisme en voie de croissance20 » comme on peut le constater dans la longévité impressionnante de certaines locomotives si elles sont bien entretenues.
L’ouverture de l’objet artisanal existe aussi. Elle consiste principalement dans la concentration des fonctions de production et d’utilisation en un seul individu. L’artisan est le plus souvent le producteur et l’utilisateur des objets techniques qu’il réalise. Et lorsque l’artisan n’est pas l’utilisateur direct, il est presque toujours celui qui répare lorsque l’objet technique dysfonctionne. L’ouverture de l’objet technique artisanal s’exprime aussi par l’ajustement et la réparation des objets produits. L’ajustement s’opère grâce à l’adaptation des pièces les unes par rapport aux autres au cours de la construction, il y a ainsi une normativité progressive qui s’exprime et s’adapte étape par étape. L’ajustement est aussi effectué dans la relation de l’objet au corps de l’artisan ou de l’utilisateur, ce qui permet une manipulation sûre et qui peut être rectifiée par une retaille ou le remplacement d’une pièce d’usure tel un manche d’outil. La réparation quant à elle, soit par casse franche soit par usure progressive, est possible lorsque les pièces à réparer peuvent être remplacées ou retravaillées par aiguisage, forgeage, taillage, etc.
La fermeture de l’objet artisanal est quant à elle essentiellement due à son caractère analytique et contingent dans sa constitution interne, c’est-à-dire à son manque de concrétisation. L’objet technique artisanal est plus simple logiquement que l’objet technique industriel mais il est plus compliqué dans sa réalisation, plus fragile dans son utilisation et tous ses éléments ne sont pas corrélés entre eux. L’objet technique artisanal n’est pas non plus à proprement parler « inventé », au sens de pensé et voulu, il est plutôt progressivement élaboré par approximations successives. Les secrets de fabrication, les recettes de composition, la protection de la tradition, la transmission par initiation, font aussi de la pratique artisanale une pratique souvent ésotérique et fermée, non partageable hors de l’atelier ou du cercle de la corporation.
De son côté, l’objet industriel fermé est « celui qui utilise des procédés de montage ou d’assemblage exigeant une conception préalable de l’ensemble, et conduisant à un ensemble qui ne peut être corrigé, continué, repris21 ». Cette fermeture s’exprime principalement de deux manières. La première et la plus évidente est celle qui consiste au moment de la construction à fermer matériellement l’objet technique par des opérations irréversibles telles la soudure, le rivetage, le collage, même si ces opérations ont parfois des fonctions de protection du fonctionnement et de l’opérateur en action. Une autre forme de fermeture est celle qui est imposée par les normes de qualité qui impliquent une mise au rebut si la conformité n’est pas respectée sans adaptation ni correction possible a posteriori – ce à quoi on pourrait ajouter la logique propriétaire des brevets qui empêche l’intégration des inventions et leur reprise pour amélioration par d’autres producteurs. L’objet industriel comme objet de série est en ce sens nécessairement fermé puisqu’il « éloigne les structures du produit des modes individuels et humains d’intervention et de retouche » alors que l’objet artisanal le permet bien plus facilement.
Une dernière forme de fermeture consiste dans l’incompatibilité entre le code humain et le code mécanique. Comme l’explique Simondon : « quand l’homme est en présence d’un objet qui a été construit selon la meilleure organisation possible des opérations industrielles de production, il se heurte à un problème préalable de décodage qui rend pour lui difficilement déchiffrable cette œuvre de mécanisme industriel22 ». Ce décryptage nécessaire impose une distance qui peut devenir une exclusion voire même une aliénation par le manque d’un code commun pour comprendre l’objet technique industriel. C’est pourquoi, la production industrielle est en réalité moins écrasante par sa démesure que déroutante parce qu’elle met l’individu humain « en présence d’objets qui ne sont pas immédiatement clairs pour lui » et bien qu’ils soient « tout près de lui en tant qu’objets d’usage », « ils lui demeurent étrangers parce qu’ils ne sont pas déchiffrables, et que l’action humaine ne sait plus trouver ses points d’insertion23 ». C’est donc une « fermeture plus essentielle et plus aliénante » qui se joue alors, celle qui fait que « l’objet n’est plus décodable, plus compréhensible comme résultat d’une opération de construction24 ». Et c’est parce qu’il est étranger et incompréhensible qu’on peut le réduire à l’esclavage en le livrant à la publicité qui « produit un effet de masquage qui accentue la disjonction créatrice d’aliénation25 ». Telle est la situation de fermeture de l’industrie en général, du moins celle qu’a imposé le modèle industriel moderne dominant ; modèle qui n’a fait que se renforcer au cours des « révolutions » industrielles successives, et qui trouve son accomplissement dans l’avènement de l’industrie de l’« hypermodernité » numérique où tout est devenu indécodable.
L’ouverture industrielle n’est cependant pas impossible, elle passe par une réduction de la distance entre la production et l’utilisation à un « niveau supérieur », celui du réseau26. La première forme de réseau à considérer est celle des réseaux techniques de pièces détachées. Simondon considère en effet que la production en série, qui suppose une standardisation des sous-ensembles d’un produit, permet une véritable ouverture par rapport à l’ensemble. Une pièce détachée est séparable de l’ensemble et elle est bien moins soumise à la virtualisation, comme les composants mécaniques d’une automobile ou les composants électroniques d’un ordinateur qui ne subissent pas de surhistoricité, d’esthétisation, de symbolisation systématique (à part dans le monde du luxe où la technicité est esthétisée comme complexité savante et comme valeur sociale distinctive de privilégiés). Ce caractère détachable et correspondant à un type standardisé permet l’interchangeabilité entre objets techniques mais il permet aussi une concrétisation continue, la pièce se perfectionnant alors que l’ensemble reste identique à lui-même.
Mais le plus important pour Simondon est que la pièce détachée comme élément d’ouverture implique deux modalités relationnelles nouvelles entre le producteur et l’utilisateur. La première est la nécessité d’une compétence technique pour entretenir et améliorer la machine ouverte par les pièces détachées. Cette compétence réduit la distance entre producteur et utilisateur, mais elle implique aussi une critique contre les « simplifications contestables et fallacieuses » imposées par les constructeurs dans une logique commerciale. L’exigence d’éducation technique pour comprendre le fonctionnement de la machine et les modalités de remplacement de pièces d’usure ou défectueuses voire leur amélioration par invention, devient alors une exigence d’information, d’accès pratique et de conception, en un mot de participation comme on peut le voir aujourd’hui dans le monde du logiciel libre (dont les conséquences sont aussi sociales et politiques).
La deuxième modalité relationnelle nouvelle entre production et utilisation est celle du réseau lui-même. Des pièces détachées n’ont de sens qu’à travers un réseau de technicité inscrit sur le territoire où elles sont disponibles, donc en contact avec les points d’utilisation. La réalité technique est alors à la fois « condensée » dans la pièce détachée et « dilatée » dans le réseau. Si le risque de fermeture existe toujours au niveau humain médian de l’utilisation, au niveau « microtechnique » de la pièce détachée et au niveau « macrotechnique » du réseau, elle n’a pas lieu. Mais cela est encore insuffisant car la charge de surhistoricité doit aussi disparaître au niveau mésotechnique, c’est-à-dire au niveau humain de communication avec l’objet.
Cette ouverture mésotechnique peut s’opérer selon Simondon par la convergence entre le réseau de technicité et le réseau de sacralité à travers l’« œuvre esthétique27 ». Or, l’« œuvre esthétique » dont il parle n’est pas l’œuvre esthétique instituée, celle d’un domaine limité d’activité avec ses normes et ses conventions comme le monde de l’art ou du design. La réalité esthétique qui fait converger technicité et sacralité n’est pas « détachable du monde », elle est une « préoccupation de totalité et d’organisation du réel existant selon ses lignes et ses pouvoirs28 ». La rencontre entre la sacralité et la technicité que la réalité esthétique rend possible doit alors s’entendre de la manière suivante : la sacralité est à la fois « le sens du donné et de la valeur de son intégrité » et ce qui « apporte au geste esthétique son pouvoir de contemplation » ; et la technicité est ce qui « apporte sa force opératoire et l’ouverture de communication par la multiplication possible29 ». Pour qu’une telle rencontre soit une véritable compatibilité entre deux ordres de grandeur, elle doit s’opérer au niveau médian, celui de l’objet produit et plus précisément de ses structures et fonctions. Une telle découverte de compatibilité serait selon Simondon l’analogue pour l’époque industrielle de la place centrale que pouvait occuper « l’œuvre esthétique » dans l’Antiquité grecque ou à la Renaissance et plus récemment, mais de manière partielle, avec certains projets de Le Corbusier.
S’il fallait ainsi résumer ce qu’il faut pour produire une industrie ouverte, il faudrait donc rétablir une communication avec la technicité, construire un code commun entre l’humain et la machine, lutter contre la virtualisation commerciale en concevant des objets compréhensibles que l’on peut entretenir, réparer et améliorer, c’est-à-dire les perpétuer dans l’existence en vivant parmi eux sans idolâtrie ni angoisse à travers une relation esthétique où convergent technicité et sacralité.

Design écosocial et industrie ouverte

L’industrie ouverte est-elle une proposition écologique ? Comment le design peut-il l’assumer ou y contribuer ? Pour répondre à la première question, bien qu’elle ne soit pas présentée comme telle par Simondon, l’idée d’une industrie ouverte prend un sens écologique à bien des égards. En tant qu’industrie, elle est plus concrète que l’artisanat, elle tend donc à la naturalisation, c’est-à-dire à une analogie de fonctionnement avec les êtres vivants. Ensuite, un objet concret est aussi plus économe en matériaux et en énergie car il est plus cohérent par synergie des fonctions et synergie des éléments. Enfin, le milieu associé, à la fois naturel et technique, est une condition sine qua non du fonctionnement, ce qui traduit une co-détermination qui peut s’entendre de manière positive. Mais les résultats du fonctionnement comme les résidus et les déchets ne sont pas directement intégrés dans le couplage individu technique – milieu associé, ainsi que les impacts multiples comme l’emprise au sol, la pollution et la destruction de la machine hors d’usage (même si pour Simondon toute machine réellement concrète est non destructive et « lutte contre la dégradation de l’énergie de l’univers »). La modification des écosystèmes par la simple présence de la machine, même en dehors de son fonctionnement, n’est pas non plus prise en compte à ce niveau.
C’est plutôt la condition d’ouverture30, corrélative théoriquement de la concrétisation, qui peut s’entendre comme une exigence écologique. De manière claire, il apparaît que les modalités concrètes de l’ouverture, à savoir l’information, l’entretien, la réparation et l’amélioration contre l’obsolescence produite par la vénalité, ont une valeur positive et constructive sur le plan écologique. Tout ce qui peut perpétuer un fonctionnement technique en évitant son usure prématurée et surtout sa mise au rebut anticipée en faisant obstacle à tout ce qui s’y oppose et en particulier le progrès technique, est directement écologique. Le paradoxe est donc que le progrès technique en ce sens précis de concrétisation et d’ouverture, est écologique alors que la position classique consiste à penser le contraire. Une écologie technologique n’est pas une contradiction dans les termes mais bien une nécessité. Une industrie réellement ouverte est en ce sens écotechnologique.
On peut en trouver une confirmation dans les ultimes textes de Simondon des années 1970-1980 où il reconnaît la « communauté de destins31 » qui unit désormais l’humanité et la nature suite au développement industriel planétaire, et qu’une telle communauté de destins exige une responsabilité qui ne peut trouver son sens dans l’alternative entre industrialisme et écologisme, c’est-à-dire entre humanisation terminale de la nature par la technique et sanctuarisation absolue de la nature contre les activités humaines. Pour dépasser une telle alternative, Simondon reconnaît l’importance du mouvement écologiste32 pour sa capacité à penser les ordres de grandeur topologiques (local et planétaire) et chronologiques (passé et avenir lointains) pour que le présent soit constructif, mais à condition que le souci et l’action écologistes ne se fassent pas dans le rejet mystique et massif de la technique.
C’est d’ailleurs en ce sens qu’il proposera trois perspectives pour une nouvelle éthique des techniques33 où le progrès technique est de nouveau convoqué pour montrer que la technique industrielle peut au présent devenir une technique de « récupération ». L’exemple qu’il donne est celui de la fusion nucléaire pour récupérer les déchets radioactifs issus de l’ancienne technologie de fission. Bien qu’il soit toujours spéculatif à ce jour, il donne une occasion de s’interroger sur une « industrie de la désindustrialisation » qui semble incontournable pour « sortir du nucléaire » en récupérant les déchets radioactifs précédents et en neutralisant les effets polluants du démantèlement. En ce sens, la technique industrielle peut aussi devenir une technique futurologique, et préparer ainsi l’avenir sous la forme d’un « plan d’organisation d’une société post-industrielle ». À la suite des écologistes, Simondon considère que de petites unités autogérées, conviviales (au sens d’Illich), décentralisées, locales et en autarcie énergétique, est une « chose effectivement possible et sans doute souhaitable34 ». La technique industrielle peut enfin procéder à une récupération du passé comme source pour le présent étayée par les orientations de l’avenir contre l’obsolescence. Cette récupération du passé se ferait par réintégration de schèmes techniques, d’inventions mais aussi de pratiques oubliées ou d’objets délaissés que l’on peut réemployer en leur donnant une utilité et surtout un sens nouveau et durable y compris sous la forme muséale. Finalement, l’enjeu éthique de l’industrie ouverte est de pouvoir « récupérer » à la fois la technique, la nature et l’humanité en un tout vivant qui fait la richesse du monde.
L’industrie ouverte est donc compatible avec l’écologie si et seulement si l’exigence profonde de réforme culturelle qu’elle implique est respectée. C’est sans doute une démarche complémentaire qu’il faut mettre en œuvre pour qu’elle ait une chance de s’accomplir. Cela signifie que le design non-industriel peut exister pour certains aspects de la vie quotidienne par l’artisanat, le bricolage et l’ingénierie low tech ; que le design industriel peut exister sur d’autres aspects plus durs comme la récupération et la désindustrialisation ; mais que le design qui correspond à la situation critique que nous vivons est un design compatible avec l’industrie ouverte. Il faut alors considérer un tel design comme un design pluriel et complémentaire au sens où il est à la fois une activité scientifique de conception, une activité technique d’invention, une activité artistique de création et une activité politique de participation. Autrement dit, pour lutter contre les inégalités écosociales et prendre soin à long terme des milieux de vie, le design ne peut sans doute pas faire l’économie de repenser son rapport à l’industrie et l’idée d’industrie ouverte de Simondon replacée dans son exigence intellectuelle, sociale et politique de réformer la culture est d’un grand intérêt. Sa critique est nécessaire à condition qu’elle soit une « récupération » au sens d’une ressource de schèmes de pensée et d’une exigence d’invention plutôt que d'une force négative que le modèle industriel dominant intègre pour se redéployer.

Bibliographie

• Aron, Raymond, Dix-huit leçon sur la société industrielle, Paris, Seuil, 1962.

• Barthélémy, Jean-Hugues, Simondon, Paris, Les Belles Lettres, 2014.

• Barthélémy, Jean-Hugues, La Société de l’Invention. Pour une architectonique philosophique de l’âge écologique, Paris, Éditions Matériologiques, 2018.

• Beau, Rémy ; Larrère, Catherine (dir.), Penser l’Anthropocène, Paris, Les Presses de SciencesPo, 2018.

• Bergson, Henri, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 2003

• Bonneuil, Christophe ; Fressoz, Jean-Baptiste, L’événement anthropocène, Paris, Seuil, 2013.

• Bontems, Vincent (dir.), Gilbert Simondon ou l’invention du futur, Colloque de Cerisy, Paris, Klincksieck, 2016.

• Bontems, Vincent, « Esclaves et machines, même combat ! L’aliénation selon Marx et Simondon », Cahiers Simondon, numéro 5, Paris, L’Harmattan, 2013.

• Bookchin, Murray, « Vers une technologie libératrice », dans Au-delà de la rareté. L’anarchisme dans une société d’abondance, Montréal, Écosociété, 2016.

• Bookchin, Murray, Pouvoir de détruire, pouvoir de créer. Vers une écologie sociale et libertaire, Paris, L’Échappée, 2019.

• Bookchin, Murray, Notre environnement synthétique. La naissance de l’écologie politique, Paris, Atelier de création Libertaire, 2017.

• Duhem, Ludovic ; Rabin, Kenneth (dir.), Design écosocial. Convivialités, pratiques situées et nouveaux communs, Fauconney-et-la-mer, it : éditions, 2018.

• Duhem, Ludovic ; Pereira De Moura, Richard (dir.), Design des territoires. L’enseignement de la biorégion, Paris, Eterotopia, 2020.

• Duhem, Ludovic, « Entrer dans le moule. Poïétique et individuation chez Simondon », Revue La Part de l’Œil, n°27-28, Formes et forces. Topologies de l’individuation, Deleuze, Simondon, Bruxelles, 2012-2013.

• Duhem, Ludovic, « La réticulation du monde. Simondon penseur des réseaux », dans Vincent • Bontems (dir.), Gilbert Simondon ou l’invention du futur, Colloque de Cerisy, Paris, Klincksieck, 2016.

• Duru-Bellat, Marie, Pour une planète équitable. L’urgence d’une justice globale, Paris, Seuil, 2014. 

• Guchet, Xavier, Pour un humanisme technologique. Culture, technique et société dans la philosophie de Gilbert Simondon, Paris, PUF, 2010.

• Huygues, Pierre-Damien, Art et industrie. Philosophie du Bauhaus, Paris, Circé, 1999.

• Illich, Ivan, La convivialité, Paris, Seuil, 1973.

• Larrère, Catherine, Les Inégalités environnementales, Paris, PUF, 2017.

• Laurent, Éloi ; Pochet, Philippe, Pour une transition sociale-écologique. Quelle solidarité face aux défis environnementaux ?, Paris, Les petits matins/Institut Veblen, 2015.

• Malm, Andreas, L’anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital, Paris, La Fabrique, 2017.

• Simondon, Gilbert, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, Millon, 2013.

• Simondon, Gilbert, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 2012.

• Simondon, Gilbert, Sur la technique, Paris, PUF, 2014.

• Simondon Gilbert, Imagination et invention (1965-1966), Paris, PUF, 2014.

• Simondon, Gilbert, L’invention dans les techniques. Cours et conférences, Paris, Seuil, 2005.

• Stiegler, Bernard, Constituer l'Europe, 1. Dans un monde sans vergogne, Paris, Galilée, 2005.

• Stiegler, Bernard, De la misère symbolique, 1. L’époque hyperindustrielle, Paris, Galilée, 2004.

• Stiegler, Bernard, Le design de nos existences à l’époque de l’innovation ascendante, Paris, Mille et une nuits, 2008.


  1. Voir l’Introduction de Duhem, Ludovic ; Rabin, Kenneth (dir.), Design écosocial. Convivialités, pratiques situées et nouveaux communs, Fauconney-et-la-mer, It : éditions, 2018. 

  2. Voir à ce sujet toute une série récente d’ouvrages : Duru-Bellat, Marie, Pour une planète équitable. L’urgence d’une justice globale, Paris, Seuil, 2014 ; Larrère, Catherine, Les Inégalités environnementales, Paris, PUF, 2017 ; Laurent, Éloi ; Pochet, Philippe, Pour une transition sociale-écologique. Quelle solidarité face aux défis environnementaux ?, Paris, Les petits matins/Institut Veblen, 2015.  

  3. Voir Midal, Alexandra, Le Design. Introduction à l’histoire d’une discipline, Paris, Pocket, 2009.  

  4. Voir Stiegler, Bernard, De la misère symbolique. 1. L’époque hyperindustrielle, Paris, Galilée, 2004. 

  5. C’est ce que l’on peut constater dans les travaux des historiens des techniques qui considèrent que l’industrie existe à différentes époques précédant le XVIIIe siècle où on en situe habituellement l’origine. Voir par exemple Gimpel, Jean, La révolution industrielle du Moyen Âge, Paris, Seuil, 2002 et Gilles, Bertrand, Les ingénieurs de la Renaissance, Paris, Seuil, 1964. 

  6. Pour une analyse détaillée, voir Simondon, Gilbert, L’individuation à la lumière des notions de formes et d’information, Grenoble, Millon, 2013, chap. 3. Pour un commentaire, voir Duhem, Ludovic, « Entrer dans le moule. Poïétique et individuation chez Simondon », La Part de l’Œil, n°27-28, Formes et forces. Topologies de l’individuation, Deleuze, Simondon, Bruxelles, 2013. 

  7. Voir Simondon, Gilbert, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 2012. Noté MEOT. 

  8. Voir Bontems, Vincent, « Esclaves et machines, même combat ! L’aliénation selon Marx et Simondon », Cahiers Simondon, n°5, Paris, L’Harmattan, 2013, pp. 9-25. 

  9. Voir Guchet, Xavier, Pour un humanisme technologique. Culture, technique et société dans la philosophie de Gilbert Simondon, Paris, PUF, 2010. 

  10. Voir MEOT, p. 54. 

  11. Voir MEOT, p. 144. 

  12. MEOT, p. 35. 

  13. MEOT, p. 75. 

  14. MEOT, p. 76. 

  15. Voir Simondon, Gilbert, « Psycho-sociologie de la technicité », in Sur la technique, Paris, PUF, 2014. Noté ST. 

  16. ST, p. 58. 

  17. Voir Simondon, Gilbert, Imagination et invention (1965-1966), Paris, PUF, 2014, pp. 167-170. 

  18. Voir Vincent Beaubois, « Design et technophanie », Cahiers Simondon, n°5, Paris, L’Harmattan, 2013, pp. 59-74. 

  19. ST, p. 60. 

  20. ST, p. 61. 

  21. ST, p. 64. 

  22. ST, p. 65. 

  23. Ibid

  24. ST, p. 66. 

  25. Ibid

  26. Voir Duhem, Ludovic, « La réticulation du monde. Simondon penseur des réseaux », dans Vincent Bontems (dir.), Gilbert Simondon ou l’invention du futur. Colloque de Cerisy, Paris, Klincksieck, 2016, pp. 227-240. 

  27. Sur cette convergence, voir Duhem, Ludovic, « “Non omnis moriar…” : spiritualité, religiosité et sacralité chez Simondon », Cahiers Simondon, n°6, Paris, L’Harmattan, 2015, pp. 111-130. 

  28. ST, p. 121. 

  29. Ibid

  30. Qu’il faut comprendre avec et au-delà de Bergson (Les deux sources de la morale et de la religion) et de Von Bertalanffy (Théorie générale des systèmes) dont Simondon fait la critique. 

  31. Simondon, Gilbert, « Art et nature », dans Sur la technique, op. cit., p. 198. 

  32. Voir Simondon, Gilbert, « Sauver l’objet technique », dans Sur la technique, op. cit., pp. 447-454. 

  33. Simondon, Gilbert, « Trois perspectives pour une réflexion sur l’éthique et la technique », dans Sur la technique, op. cit., pp. 337-351. 

  34. ST, p. 344. Voir en particulier Bookchin, Murray, « Vers une technologie libératrice », dans Au-delà de la rareté. L’anarchisme dans une société d’abondance, Montréal, Écosociété, 2016, pp. 97-153.