Blockchain, énergie et design d'un temps géologique
Blockchain In Media (collectif BIM)

Le collectif BIM est issu du programme de recherche Blockchain in Média initié en 2020 et relevant de l’unité de recherche ECOLAB de l’ESAD Orléans. Il est composé d’artistes, théoriciens des média, de l’art et du design, étudiants de troisième cycle (DSRD) et second cycle (DNSEP). Son champ d’investigation principal consiste à penser le design du temps à partir du design de la blockchain ; ainsi posée, cette problématique permet au collectif de produire régulièrement des expositions, installations, textes critiques et workshops.
[en ligne] https://bim.esadorleans.fr/

Résumé
L’article interroge un impensé des projets visant à faire de la technologie de la chaîne de blocs, un outil de gestion des ressources énergétiques et terrestres au niveau mondial : la question de l’énergie exponentielle qu’exige un système fondé sur la puissance de calcul des ordinateurs. L’hypothèse de travail débattue ici est que cela n’est possible qu’en renonçant au temps fini et linéaire à partir duquel nos machines sont programmées, pour envisager la chaîne de blocs dans un temps long, géologique. Se tenant à distance critique des usages actuels autour de la cryptomonnaie, le collectif BIM documente la conception de sa propre blockchain, prototype conçu pour la recherche indexé sur la temporalité des marées.

Abstract
This article questions an unthought of projects aiming to make blockchain technology a tool for managing energy and land resources at the global level: the question of the exponential energy required by a system based on the computing power of computers. The working hypothesis debated here is that this is only possible by renouncing the finite and linear time from which our machines are programmed, in order to consider the blockchain in a long, geological time. Keeping a critical distance from the current uses of cryptocurrency, the BIM collective documents the design of its own blockchain, a prototype designed for research indexed on the temporality of tides.

Introduction

La technologie de la blockchain, qui permet de valider des transactions financières ou des contrats grâce à la puissance de calcul des ordinateurs, est de plus en plus évoquée comme une alternative aux organismes dits « centralisés » telles que les banques ou les structures étatiques, envers lesquels une défiance se fait entendre avec de plus en plus de force. À titre d’exemple, en janvier 2021, deux chercheurs en physique de la faculté des sciences de Porto (Bertolam, Orfeu et Francisco, Frederico) ont proposé un nouveau paradigme de gouvernance pour la gestion du système terrestre fondé sur un contrat numérique inspiré par le fonctionnement décentralisé de la blockchain1. Leur but est ainsi de se rapprocher « des valeurs optimales de l’Holocène, le […] “Safe Operating Space”, via un processus de validation réciproque et une unité d’échange qui intériorise l’état du système terrestre2 ». Souvent, les projets de ce type n’évoquent cependant qu’en marge une question centrale dans la perspective d’un développement de leurs systèmes à une échelle planétaire : ainsi que nous l’expliquons dans le paragraphe suivant, l’énergie nécessaire au fonctionnement de l’infrastructure technique qui sous-tendrait ces dispositifs serait colossale et exponentielle. À moyen et long terme, elle menace de devenir un monstre énergivore incontrôlable qui ne peut que fuir en avant. Concevoir des chaînes de blocs sans se projeter dans un monde déjà inquiet des effets du réchauffement climatique et de l’épuisement des énergies fossiles revient à accepter des systèmes qui détruiront le futur en tant que futur habitable, soit ce que le designer Tony Fry appelle faire du defuturing3 (défuturation).
Il faut, pour comprendre cet impensé, revenir rapidement sur l’un des principes cardinaux de la chaîne de blocs : la sécurité et l'immutabilité des transactions pair-à-pair, qui est garantie par la preuve de travail (Proof-of-Work). Cette dernière prend la forme d'une compétition cryptographique (une fonction de calcul dite de hachage) dénommée « minage ». Prenons l’exemple du Bitcoin. Se répétant en moyenne toutes les dix minutes, elle est fortement consommatrice en puissance de calcul, et par conséquent en électricité. Plus on dépense d'énergie dans le réseau et meilleure est sa sécurité. Elle est exécutée par des mineurs qui sont en concurrence pour valider les blocs. Si la puissance des serveurs du réseau est trop importante et qu’ils parviennent à effectuer celle-ci trop rapidement, un paramètre de difficulté des calculs est alors ajusté automatiquement. Le protocole Bitcoin prévoit que la création de chaque bloc conduit à l'émission d'un nombre fixe de bitcoins, qui récompensent les mineurs pour les efforts mis en œuvre dans la résolution du problème cryptographique. Le montant de cette récompense est divisé par deux tous les 210 000 blocs, c'est-à-dire tous les quatre ans. Il était ainsi de 50 bitcoins jusqu'en 2012, et de 6,25 depuis 20204.  La métaphore du « minage » traduit cette extraction de plus en plus difficile avec le temps.  Pour « miner » des coins, c'est-à-dire générer de nouvelles pièces, il faut donc dépenser de l'énergie. 

Dovey, Max, *Mining Cards*, 2018
Figure 1. Dovey, Max, Mining Cards, 2018.
L'artiste Max Dovey a collectionné sur les forums d'entraide, des images de ces « rigs » de minage fait maison, avec leurs spécifications techniques, et en a fait une série de cartes à collectionner.

Denny, Simon, *NFT Mine Offset: Ethereum Kryptowährung Mining-Rig 45 MH/s 2021 NFT, 23 seconds*
Figure 2. Denny, Simon, NFT Mine Offset: Ethereum Kryptowährung Mining-Rig 45 MH/s 2021 NFT, 23 seconds, Unique, Courtesy of the artist and Petzel Gallery.
Dans ce projet, l'artiste imagine ce que pourrait être l'équivalent de la "Compensation Carbone" pour la Blockchain Ethereum. Description du projet disponible à l'adresse suivante : [en ligne] https://nft-mine.com/about/

Des cryptomonnaies comme le Bitcoin n’améliorent donc pas l’habitabilité du monde futur, mais la mise en place d’un système monétaire stable, assurant la rareté progressive de la monnaie qui, bien qu’immatérielle, reprend un principe d’épuisement et de contrôle des ressources en circulation.
L’hypothèse qui est à l’origine du projet collectif évoqué ici, BIM (Blockchain In Media), est que la prise en compte du coût énergétique d’une telle initiative n’est possible que si l’on est en mesure d’envisager la technologie à une autre échelle temporelle que celle qui conditionne le fonctionnement de nos machines, le temps fini de l’humanité et celui l’obsolescence technologique, pour intégrer ces questions à un temps plus long : celui dans lequel évoluent les éléments de la nature, que nous désignerons géologique5. Alors que nous concevons nos ordinateurs pour un temps court – d’où, par exemples, les frayeurs d’un immense bug de l’an 2000 ainsi que celui de 20386 –, il faut envisager ici l’échelle de la machine en adéquation avec celles des énergies terrestres et concevoir des structures qui, dans le temps, épouseront les cycles de l’ère géologique que nous habitons. Il nous semble en effet que le meilleur moyen de bâtir un système énergétiquement pérenne est non seulement d’utiliser des énergies renouvelables mais également de les inclure dans les différents cycles qui déterminent la vie sur terre : le soleil, les marées, etc. Notre recherche s’est ainsi donnée pour but de questionner ce que serait une technologie de chaîne de blocs fonctionnant à partir d’énergies renouvelables, compatibles avec cette temporalité géologique alternative. Pour cela, notre démarche, modeste et fragmentaire, diffère radicalement de la proposition de Bertolami et Francisco en s’inscrivant dans une recherche en design fondée sur une méthodologie orientée projet et la production d’un savoir situé. Les expériences présentées ici se structurent autour d’une recherche par le faire et tentent de répondre avant tout à un défi technique et de design : sommes-nous en mesure de créer dans une école d’art, sans l’aide de l’industrie, une chaîne de blocs indexée sur un temps géologique ? En d’autres termes, les expériences menées dans le cadre de ce projet n’ont pas pour objectif de produire un objet fini, mais de construire tout en expérimentant ce que pourrait être un objet, un prototype de recherche. La réflexion sur les processus de conception et de production, l’élaboration d’un prototype, qui sont souvent associés à des étapes préparatoires à la future reproductibilité technique et industrielle d’un produit, s’envisagent ainsi comme un dispositif technologique structuré pour la recherche et pleinement dédié à celle-ci.

1. Une chaîne de blocs, autonome énergétiquement, inscrite dans la temporalité cyclique des marées

Pour envisager la technologie de la chaîne de blocs dans une temporalité alternative, cyclique et renouvelable, notre collectif a choisi d’aborder les questions relatives à la construction d’une chaîne de blocs depuis sa réalité technique, son rapport à l’énergie et non depuis ses utilisations (création décentralisée de monnaie, marchés intelligents, archivage sécurisé, marchés prédictifs, etc.) ou encore leurs conséquences économiques, juridiques et politiques, qui ont été jusqu’alors les angles d’approche ayant donné lieu au plus grand nombre d’analyses. Notre projet s’inscrit ainsi, d’une part, dans la réalité matérielle de cette technologie, et d’autre part, dans un récit qui se rapproche plus du design fiction que de la physique : la conception idéale d’une chaîne de blocs capable de fonctionner en autonomie énergétique en utilisant la chaleur solaire et la force motrice du courant liée aux marées, soit une technologie capable de s’intégrer à une temporalité cyclique dans un écosystème à l’échelle géologique7. Ce premier ordinateur de calcul, dénommée mineuse, car sa principale fonction sera de calculer et résoudre le puzzle cryptographique de notre blockchain, fonctionnera avec l’énergie hydraulique de la marée ainsi que solaire.

© BIM
Figure 3. Dessin du prototype encore utopique, que nous projetons de construire et que nous avons intitulé « la bimmineuse ».

Notre blockchain est conçue avec des nano-ordinateurs. Notre choix d’utiliser un nano ordinateur, en l’occurrence le Raspberry Pi, se justifie par la recherche d’une basse consommation ainsi que d’une structure logicielle Open source telle que Linux. Ce n’est pas la puissance qui est recherchée mais l’inscription durable dans le temps, hors de toute course à la performance. Cette mineuse sera connectée à un marégraphe dédié, que nous projetons de fabriquer pièce par pièce grâce à une imprimante 3D, en s’inspirant des modèles existants depuis le XIXe siècle, tels qu’ils ont été notamment conçus par William Thomson8. Ce marégraphe permettra d’effectuer les mesures de marnage en temps réel et de les utiliser afin de réguler le temps sur le réseau. La première mineuse fonctionnant ainsi fera office de serveur de temps de référence au sein du futur réseau pair-à-pair de notre blockchain. Ainsi chaque nouvelle mineuse installée, créée avec les mêmes caractéristiques techniques, sera ajoutée en tant que serveur de temps de référence sur la strate 0, fournissant un temps pondéré équivalent au Network Adjusted Time au fur et à mesure de leurs déploiements. Cette blockchain une fois déployée et interconnectée en 4G pourra distribuer la nouvelle unité de temps à toutes les machines, ordinateurs, objets connectés, etc. présents sur le réseau et dont le port 123 « écoutera » les données de synchronisation. Trois axes de recherche peuvent a posteriori être dégagés de notre première phase d’expérimentation : la manière dont une technologie fonctionnant sur une temporalité alternative peut s’affranchir du temps computationnel traditionnel, le partage des modes de fonctionnement computationnels à des publics ne pratiquant pas le code informatique et la visualisation de données permettant une visibilité, une lisibilité et une réflexion sur les temporalités alternatives explorées par la machine.

1.1 Temps des machines, temps des marées

Le projet d’une blockchain indexée sur la temporalité des marées demande de se poser la question de l’articulation de cette temporalité avec celle de l’ordinateur qui mine. Une chaîne de blocs à preuve de travail comme la blockchain Bitcoin a besoin d’horodater précisément toutes les données qui sont inscrites dans ses blocs et que ces dates soient toutes parfaitement synchronisées sur le temps universel du réseau de pair-à-pair constitué des ordinateurs responsables du minage. L'horodatage est un petit élément de données stocké dans chaque bloc en tant que série unique et dont la fonction principale est de déterminer le moment où le bloc a été extrait et validé par la blockchain. En raison du caractère décentralisé de la blockchain, l’horodatage est basé sur un ajustement instantané qui utilise une médiane des horodatages renvoyés par tous les nœuds du réseau, le Network Adjusted Time. Compte tenu du fait que les nœuds invalident les nouveaux blocs ayant un timestamp inférieur à la médiane des timestamps des onze derniers blocs, il deviendra impossible de continuer à écrire dans la chaîne quand la valeur numérique du timestamp d’un bloc aura atteint sa valeur maximale. Par exemple, dans le logiciel Bitcoin, l’horodatage d’un bloc se réalise en comptant le nombre de secondes écoulées depuis l’epoch Unix, c’est-à-dire, depuis le 1er janvier 1970 à minuit et zéro seconde. Ce nombre de secondes est contenu dans un emplacement mémoire sur quatre octets, un entier non signé 32 bits, soit une valeur entre 0 et 4 294 967 296. Dans un tel système, la blockchain Bitcoin aurait donc une longévité de 4 294 967 296 secondes à partir de ce premier janvier 1970, soit à peu près 136 années. Le dernier bloc du Bitcoin pourra être inscrit le 7 février 2106 à 06h28 et 15 secondes ; la seconde d’après, la valeur de l’empreinte temporelle retombera à 0, autrement dit, elle correspondra au 1er janvier 1970 à minuit et la boucle sera close – il s’agit du bug de l’an 2106, la version du bug de l’an 2038 pour les entiers non signés 32 bits. Puisque les blocs ne peuvent être écrits trop loin dans le passé, ils seront illégitimes. La technologie sur laquelle repose le Bitcoin, en ne laissant que quatre octets au temps qui passe, a ainsi figé son écriture entre deux dates bien précises et bien que ce système d’écriture se prétende immuable et perpétuel, il porte aujourd’hui en lui sa propre échéance. 
Ces explications techniques permettent de mettre en évidence le fait que sous une apparente neutralité technologique, des choix de design ont bien conditionné la temporalité dans laquelle se trouvent les machines avec lesquelles nous travaillons et nous interagissons aujourd’hui. Ces choix limitent non seulement une période de validité pour l’utilisateur, mais ils témoignent également d’un mode de penser fini qui projette la question du renouvellement du temps à un futur lui semblant simplement suffisamment lointain pour ses premiers concepteurs et utilisateurs. Autrement dit, le temps est pensé comme une fuite en avant. Il n’est pas conçu comme une structure cyclique et répétable à l’image du design des calendriers perpétuels, de la plupart des horloges et des montres analogiques, dont la structure en cercle permet la rotation des aiguilles, toutes les vingt-quatre heures, autour d’un seul et même cadran.
Ces considérations techniques sont, dans le cas de notre chaîne de blocs indexée sur les marées, un problème qu’il nous faut résoudre : si les ordinateurs que nous utilisons s’inscrivent dans une temporalité parfaitement linéaire d’un point de vue chronologique, notre blockchain, quant à elle, est modélisée pour fonctionner avec sa propre unité de temps, hors de l’epoch Unix, cyclique et synchronisée comme un Network Adjusted Time, variant en fonction des coefficients de marée. En tant qu’entité terrestre naturelle, le rythme de l’océan agit ainsi comme un variateur sur l’horloge temps réel de la machine suivant les cycles de marnage.

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Figure 4. Photographie de l’installation BIM.

Comment articuler ces deux temporalités dans un même réseau et sur les mêmes machines ? Pour pouvoir modéliser et travailler autour de cette temporalité alternative fondée sur des cycles d’ordre géologique, nous proposons de modifier l’horloge temps réel interne qui permet un décompte très précis du temps. L’horloge temps réel d’un ordinateur se trouve le plus souvent sous la forme d’un circuit intégré contenant un quartz piézoélectrique, dont les propriétés sont nécessaires à la rythmique de la machine, ainsi qu’une source d’énergie embarquée, une pile au lithium par exemple, lui permettant de conserver le temps si la source d’énergie principale est éteinte. Cette horloge temps réel interne, tendant à dériver de quelques secondes par jour, a été synchronisée avec celle d’un serveur de référence grâce à un protocole de temps réseau, le NTP (Network Time Protocol). Ce protocole est une solution globale et universelle de synchronisation utilisable dans le monde entier. Sa première version date de septembre 1985, ce qui en fait l’un des plus anciens protocoles d’internet encore en service. Un ordinateur connecté au réseau Internet sera synchronisé via le port 123 et un serveur de temps. Les serveurs de temps sont organisés en quatre strates, la première est connectée aux horloges de référence (par exemple les horloges atomiques au césium) via une interface physique comme un port série. Les strates 2 et 3 constituent généralement les serveurs de références utilisés par nos ordinateurs personnels présents sur la strate 4. En utilisant le port 123, nous pouvons insuffler une unité de temps variable, indépendante et différente de l’UTC (ou Temps Universel Coordonné, équivalent au temps civil international) dans le réseau de notre blockchain. Cette nouvelle unité du temps pourra alors être calculée en fonction du rythme des marées résultant de l’attraction du soleil et de la lune sur les mers et océans mesuré à l’emplacement de notre premier ordinateur de calcul, en baie de Saint-Nazaire. 

1.2 Du protocole technologique à l’atelier analogique

Une première version de ce prototype a été présentée en octobre 2020 lors d’une exposition de l’Ecolab, unité de recherche de l’ESAD d’Orléans9. Si elle n’était pas encore conçue pour flotter et s’auto-alimenter du point de vue énergétique, celle-ci était bien indexée aux cycles des marées10, tout d’abord grâce à un flux de données capté près de Nantes issu du SHOM (Service Hydrographique et Océanographique de la Marine) puis pour une seconde version, grâce au modèle mathématique des constantes harmoniques, soit l’amplitude et la situation des ondes élémentaires liées au phénomène dans un lieu donné11.
Outre la présentation de ce prototype, l’exposition a été l’occasion d’expérimenter la relation du temps variable du minage que nous avons mis en place avec le temps vécu des membres de l’équipe BIM et des visiteurs.

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Figure 5. Version 1 du prototype de la Blockchain BIM, vue de l’exposition « Uncool Memories #2 », octobre 2020.

Dans cette version, nous avons ajouté un effet de handicap en fonction de la hauteur de la marée : plus l’eau était haute, plus nous supposions que les courants étaient forts et plus il était facile de miner. En revanche, sans eau, le minage prenait beaucoup plus de temps, voire devenait impossible. Confrontés à des difficultés importantes de compréhension des protocoles de la machine permettant cette distorsion temporelle de la part des membres de BIM qui ne maitrisaient pas la programmation, nous avons profité de cette exposition pour nous poser la question suivante : comment rendre visible et lisible à des publics non familiers des langages computationnels, cette expérience sur le temps par la machine ? Pour cela, nous avons mis en place un atelier-jeu qui proposait aux publics volontaires une suite d’actions transposant le protocole du minage par l’ordinateur. Les visiteurs étaient invités à imprimer une grille de sudoku12, dont la difficulté de résolution était équivalente à la difficulté induite par la hauteur de l’eau qu’avait notre prototype pour miner à cet instant « T ». En fonction du niveau de l’eau, il fallait plus ou moins de temps au joueur pour venir à bout du problème, comme il fallait plus ou moins de temps de calcul à la machine pour résoudre les puzzles cryptographiques. Par l’expérience de la difficulté ou de la facilité de résolution d’un problème, il était ainsi possible de se projeter dans un temps qui n’était plus linéaire et qui tour à tour s’étirait et s’accélérait. S’ils parvenaient à finir leur grille, les visiteurs recevaient en guise de récompense – au même titre qu’un ordinateur ayant miné un bloc reçoit une récompense –, des pixels (que nous avions inclus en nombre limité dans le premier bloc miné de la chaîne). Ces pixels leur permettaient de construire et de dessiner des lettres, qu’ils pouvaient emporter pour eux-mêmes ou laisser sur un mur. Dans le deuxième cas, les lettres pouvaient être reprises par les visiteurs suivants qui, au bout d’un moment, pouvaient former de véritables mots, de véritables phrases. De cette manière, il était possible de prendre conscience des mécanismes et des processus de minage. Ce moment d'expérimentation partagé nous a révélé que l'incapacité à penser la technologie elle-même, autrement dit cette fuite constante vers les usages que nous avons tendance à faire, n'est en réalité que l'effet d'une méconnaissance des processus de calcul et de traitement des données par la machine. Formuler une chaîne d’instructions en la transposant du numérique à l’analogique permettait ici de se réapproprier une technologie qui à première vue apparaît, conceptuellement et cognitivement, hors de portée.

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Figure 6. Atelier analogique pour mieux comprendre le principe du minage indexé sur les marées de la Blockchain BIM, vue de l’exposition « Uncool Memories #2 », octobre 2020. 

1.3 Visualiser le temps de la Blockchain BIM

Loin de se limiter à un simple jeu pédagogique de vulgarisation, nous sommes convaincus que cette démarche consistant à expérimenter des temporalités alternatives et à rendre visibles les protocoles computationnels en jeu dans des technologies comme celle de la chaîne de blocs, est constitutive d’une recherche collective, pluridisciplinaire en sciences humaines. La visualisation des données, la manière dont par exemple une temporalité alternative est retranscrite à travers un modèle graphique, ne doit pas être considérée comme une simple question de forme, sans rapport avec les processus de recherche qui sont liés à sa conception. Nous formulons l’hypothèse, à la suite de Johanna Drucker13, qu’il est possible de produire par le graphisme et le design d’interface de véritables projets de connaissance et que, de la même manière qu’il y a recherche en design, il peut y avoir recherche en design graphique et en visualisation de données. Notre projet offrait en particulier un terrain de recherche sur la manière de représenter la façon dont la machine s’emparait de ce temps alternatif.

À travers la visualisation des protocoles de validation des transactions par la technologie de la chaîne de blocs, se joue la question capitale des interactions potentielles entre notre temporalité de chercheurs et d’êtres humains et celle, cyclique, de notre machine prototypique à la temporalité géologique – il faut que nous soyons, à un moment, présents pour miner, pour prendre soin du système. Si un système de visualisation de données permet de rendre visible et sensible le point de jonction entre ces deux temporalités, s’il permet de dégager la « structure d’un modèle (également compris comme un argument) » et d’être en mesure de le comparer à d’autres modèles, nous soutenons l’idée que cette visualisation de données est ce que Johanna Drucker désigne comme une interprétation modélisante pouvant être à la fois un outil, un processus de connaissances et un objet d’étude dans le cadre d’un projet de recherche en design14. Pour pouvoir se projeter dans une temporalité alternative, il est indispensable que l’on puisse extraire non seulement des données chiffrées, mais également produire des images et des représentations de cette autre chronologie. Dans cette optique, afin de pouvoir visualiser les allers-retours entre les blocs passés et futurs pendant les activités computationnelles de minage, notre chaîne de blocs a été conçue de sorte à être connectée à un ensemble d’objets servant traditionnellement à la mesure du temps et consistant en deux horloges à aiguilles, une pendule avec un coucou et un métronome. Pour cette expérience, nous avons utilisé des horloges du commerce, débarrassées de leurs moteurs et mécanismes d’origine, et auxquelles nous avons ajouté des dispositifs électroniques qui permettent de modifier certaines instructions et usages habituellement attendus de ces objets – la mobilité des aiguilles par exemple. Un microcontrôleur (une puce programmable, regroupant les éléments essentiels d’un ordinateur et permettant de piloter un système électronique) est utilisé comme cerveau à l’intérieur de chacun de ses objets. Nous avons choisi d’utiliser la famille de microcontrôleur Arduino pour son accessibilité, sa documentation abondante et son faible prix15. Le microcontrôleur de chaque horloge est relié à la blockchain avec un câble et va recevoir en temps réel via le protocole i2c les données émises par la blockchain centralisatrice (minage d’un bloc, processus de vérification, hachage du bloc, etc.) Ces informations seront ensuite traduites sous la forme d’instructions qui auront un impact sur le fonctionnement de l’horloge.

Chaque projet d’interprétation modélisante est relié à une même série électrique. Les informations captées dans la blockchain les traversent les unes après les autres en utilisant une seule voie de communication. La pendule avec le coucou (un petit oiseau mécanique sort de son abri pour marquer les heures) va être modifiée avec l’adjonction d’un optocoupleur, composant électronique qui a la capacité de transmettre un signal électrique entre deux circuits (celui du microcontrôleur, piloté depuis la blockchain, et celui déjà présent à l’origine dans la pendule). Cette modification nous permet de déclencher le coucou et de faire sortir l’oiseau pour signaler qu’un bloc vient d’être miné. Quant aux trois horloges, elles sont employées à rendre visible le processus de vérification des chaînes de blocs en étant équipées de moteurs pas à pas. Ces derniers transforment les impulsions électriques envoyées par le microcontrôleur en un mouvement précis, afin de contrôler la vitesse et la position des mouvements des aiguilles.

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Figure 7. Photographie de l’installation lors de l’exposition « Uncool Memories #2 », Théâtre d’Orléans, octobre 2020.

Le minage en réseau implique également une mise en concurrence des blocs produits par l’activité des différentes machines. Un processus de vérification s’enclenche, afin de vérifier la validité de la chaîne et de mettre à jour le registre. Les blocs antérieurs sont comparés en se basant sur leur horodatage, puis mis à jour et corrigés si besoin. Des allers-retours temporels s’effectuent au sein de cette chaîne, telle une tête de lecture parcourant un flux, à la recherche de blocs non conformes. Cette progression temporelle au sein de la chaîne, dans un ordre chronologique ou antéchronologique peut ainsi être visualisée sur les deux horloges, grâce au sens de rotation des deux aiguilles. Celles-ci, rendant le processus de calcul et de vérification de la machine du minage, laquelle retourne aux blocs précédents avant d’envisager les blocs suivants, font des aller-retours sur le cadran. Ces représentations dynamiques du temps permettent de rendre visible un processus de calcul abstrait, non observable, qui caractérise le processus d’archivage de la technologie de la chaîne de blocs. Une fois expliqué comme nous venons de le faire, le processus, les outils et la sélection des données captées par le système que nous avons mis en place, ces représentations dynamiques du temps permettent de rendre visible un processus de calcul abstrait, non observable, qui caractérise le processus d’archivage de la technologie de la chaîne de blocs. Cette interprétation modélisante du minage de notre blockchain, dont le rythme est d’autant plus irrégulier qu’il dépend des marées et de leurs coefficients, agit comme une preuve visuelle des temporalités multiples et alternées, sujettes parfois à des retours à rebrousse-temps afin de corriger les erreurs et les doublons, qui structurent ce médium technique. Cette interprétation visuelle est modalisante dans le sens où, par le mouvement des aiguilles, elle fournit un espace de représentation commun à deux temporalités alternatives.

2. Le Bitcoin peut-il être un outil de régulation énergétique (vert)ueux à l’ère de l’anthropocène ?

Loin d’enfermer la chaîne de blocs dans une tour d’ivoire, ces expériences ont également pour objet d’apporter un point de vue critique à l’imaginaire « vert » qui se développe depuis quelques années dans des cercles d’acteurs économiques de la chaîne de blocs. Ces derniers prétendent en effet que celle-ci est non seulement compatible avec le développement des énergies renouvelables, mais les favorise en cherchant à récupérer de l’énergie produite non utilisée, qui risque d’être gaspillée. Au-delà du fait que cette assertion ne s’appuie sur aucune preuve tangible – n’est-ce pas mieux encore, dans ce cas, de réduire le gaspillage de l’électricité produite ? –, elle est caractéristique d’une certaine myopie du marché de la blockchain qui ne cherche pas à construire des infrastructures pérennes dans le temps, envisagées comme des pierres d’achoppement pour les usages et l’habileté du monde présent et futur, mais qui parcourent le monde, l’espace dans une fuite en avant permanente à la recherche de profits rapides et immédiats et sans se soucier de l’épuisement des richesses et de la quantité d’énergie exponentielle nécessaire à une blockchain comme celle du Bitcoin. Si dans les premiers temps, il était possible de miner des bitcoins sur un simple processeur CPU d'un ordinateur personnel standard, rapidement cependant, les coûts énergétiques nécessaires pour traiter l'algorithme de hachage ont commencé à dépasser la valeur marchande des bitcoins produits. Aujourd'hui, les premiers dispositifs domestiques Do It Yourself ont fait place à de grandes « fermes de minage » qui peuvent abriter des milliers voire des centaines de milliers d'ASICs (application-specific integrated circuit).  Alexander Galloway compare ces fermes de Bitcoin aux machines à vapeur du XIXe siècle qui « fonctionnent avec la chaleur et l'énergie ». Dans son essai critique Anti-Computer16, il applique la perspective marxiste aux fermes de Bitcoin, ce qui en fait « essentiellement de grandes batteries de valeur » au même titre que les machines utilisées pour produire de l'acier ou du textile : « Ces machines du XXIe siècle sont donc soumises à un mandat du XIXe siècle : brûler du carburant pour libérer de la valeur17 ». S’il est difficile de trouver des données précises fiables, le Bitcoin est ainsi régulièrement critiqué pour ses besoins massifs en électricité et pour son empreinte carbone. Selon Cambridge Centre for Alternative Finance, la consommation estimée d'électricité annualisée au début de 2020 de 71,07 Twh a fait un bond spectaculaire à 138 Twh le 29 mars 202118 et seuls 39% de la consommation d'énergie totale pour le hachage proviendrait d'énergie renouvelable et en particulier de l'hydroélectricité19.
Ces estimations sont contestées par certains professionnels du secteur comme Coinshares qui estime que ce taux serait plutôt de 73%20. Ils soutiennent que le « Bitcoin ne va pas faire bouillir les océans21 », et qu’il pourrait être moteur dans la transition énergétique vers les énergies renouvelables. C'est également ce que défend l’un des principaux mineurs français, Bigblock Datacenter, dont nous avons interrogé le cofondateur, Sébastien Gouspillou22. Face au récit dominant selon lequel le minage de crypto monnaies (et plus spécifiquement la Proof of Work) est un puits énergétique sans fonds, Gouspillou est l’un des acteurs les plus visibles de cette partie de l’industrie de la cryptomonnaie qui porte un nouveau récit concernant la chaîne de blocs, considère que l’indexation de la monnaie au coût de l’énergie nécessaire à la validation des transactions demande d’envisager une récolte nomade de l’énergie et d’étudier toutes les alternatives de production d’électricité, en particulier les énergies renouvelables. Parmi ces promoteurs du « Bitcoin vert », on retrouve également la Holding norvégienne du pétrole, Aker ASA, qui a lancé Seetee pour investir dans l'industrie du Bitcoin et de la blockchain. Dans sa lettre aux actionnaires23, l'entreprise décrit le Bitcoin comme une « batterie économique ». Le minage permettrait de convertir de l'électricité (non utilisée ou intermittente comme l'éolien, le solaire et l'hydroélectricité) en valeur, sous la forme de crypto actifs, comme le bitcoin, qui peuvent être utilisés partout. Ces actifs peuvent ensuite être déplacés, transférés et transformés de manière instantanée via une connexion Internet24
Bigblock Datacenter se présente comme une entreprise de minage « vert » priorisant l'hydroélectricité, une « énergie verte et peu chère » à destination de ses clients25. L'entreprise propose d'acquérir des machines de minage pour des organisations ou des particuliers et de fournir l'infrastructure ainsi que l'accès à une électricité verte à très bas coût. Fin 2017, l'entrepreneur installe sa ferme de minage en France, à Orvault non loin de Nantes dans l'ancienne usine Alcatel, avant de délocaliser ses activités en Asie centrale du fait d’un coût trop élevé de l’énergie en Europe au regard de la rémunération en bitcoins, dont le cours s’est effondré26. « En 2018 toute l'Europe s'est retrouvée en arrêt de mining, sauf l'Islande, grâce à la géothermie ».  Cette équation entre valeur de la rémunération en bitcoins et coût de l’énergie expliquerait une chasse à l’électricité gaspillée aux quatre coins du globe. Dès 2018, Bigblock datacenter a ainsi commencé sa « chasse au jus le moins cher » partout autour du monde, au Kazakhstan27, nouvel eldorado des mineurs, en Sibérie, au Tadjikistan, aux Îles Féroé, en Afrique, etc. privilégiant l'hydroélectricité et les surplus produits par les centrales, énergies qui seraient autrement « perdues », par manque de demande locale. Ces surplus permettent aux mineurs de négocier les prix à la baisse auprès des fournisseurs, qui peuvent néanmoins dégager un revenu supplémentaire d'une ressource qui serait sinon « jetée ». L'industrie du minage s'inscrirait dans cette tradition de récupération d'énergie existante mais non exploitée, qu'elle vient valoriser.  « Les mineurs de bitcoin agissent comme des charognards qui récupèrent les restes d’énergie disponible au rabais28 » écrit l'expert Yves Bennaïm. « Quand il n'y a plus de surproduction, le producteur d'électricité a intérêt à stopper les opérations de minage. Étant donné que les mineurs achètent l'électricité à prix cassés, il préfèrera n'importe quel autre client qui va acheter l'énergie à un meilleur prix », assure le cofondateur de Bigbloc Datacenter. Cette logique économique fait que selon lui le mining ne peut pas cannibaliser la production électrique d'un pays29. Cette chasse à l'électricité la moins chère explique la grande mobilité géographique de cette activité basée essentiellement en Chine30 et en Amérique du Nord, qui se déplace en fonction des opportunités, voire des conditions météorologiques. Parce que le minage ne produit aucun bien physique, c’est une industrie qui n’est pas liée à une géographie précise et est très mobile. Davantage qu’un design du temps, les acteurs économiques de la blockchain se fondent sur un mobilier et des infrastructures nomades, conçues pour répondre à une problématique d’espace. Pour s’adapter à ce nouveau modèle, Bigblock Datacenter a par exemple développé de petites fermes en containers. Trois containers pilotes ont été installés en 202031, qui seront bientôt suivis par quatre autres, dans le Parc National des Virunga en République démocratique du Congo, à 10 mètres de l'entrée d'une centrale hydroélectrique de 15 MW nouvellement construite, située sur le Luviro, un lieu très difficile d'accès, surveillé en permanence par 25 écogardes. Pour des raisons conjoncturelles, « cette centrale […] n'a pas de client. En raison de l'arrêt total du tourisme à cause du Covid, le développement du réseau électrique est pour l'instant pratiquement à l'arrêt. » Cette centrale fait partie d'un vaste projet d'électrification de ce Parc classé parmi les sites du Patrimoine mondial de l’UNESCO, deuxième surface forestière mondiale après l’Amazonie, qui doit faire face à une exploitation illégale des ressources par des milices armées, notamment du charbon de bois, fabriqué à partir des arbres du parc, qui accélère la déforestation. Pour lutter contre la pauvreté et le trafic de charbon, trois centrales sont déjà sorties de terre, afin de sustenter les besoins domestiques des populations riveraines du parc et aider à développer l'activité économique. En attendant que le réseau arrive jusqu'à ses habitants, Bigblock Datacenter mine des bitcoins avec l'électricité produite par la centrale, une activité présentée comme transitoire, censée cesser dès que la centrale atteindra son rythme de croisière. 80% des machines de minage installées dans les containers appartiennent au producteur d'électricité, Virunga Energy. Bigblock Datacenter a actuellement onze projets en Afrique, dans cinq pays différents, au Zimbabwe, au Rwanda, en Afrique du Sud en RDC.

Au-delà de contestations concernant la validité scientifique et technique de ces projets qui doivent questionner la véracité de ce discours, le nouveau récit d’une blockchain verte permettant de se projeter dans un futur habitable nous semble peu représentatif de l’activité réelle dans le sens où il ne repose que sur un déploiement dans l’espace d’une infrastructure technologique qui cherche à consommer de l’énergie, bien réelle, pour produire un système monétaire au fonctionnement classique, fondé sur l'instantanéité des échanges et une logique de profits immédiats.

Conclusion

À travers les deux axes de travail présentés ici – d’une part, la construction d’un prototype de recherche d’une chaîne de blocs indexée sur le cycle des marées à Saint Nazaire et d’autre part, une enquête critique du discours de certains acteurs économiques de la blockchain prétendant que les mécanismes des cryptomonnaies permettraient aux sociétés postindustrielles de basculer dans les énergies renouvelables –, notre collectif BIM souhaite attirer l’attention sur la question du design du temps. Les recherches autour de notre prototype permettent de souligner la linéarité et la finitude de la temporalité qui structurent les programmes de nos ordinateurs, décorrélées des imaginaires qui voient dans les nouvelles technologies comme la chaîne de blocs, infalsifiable, la prolongation potentiellement infinie de notre mémoire. Grâce à celui-ci, nous avons fait l’expérience d’une double difficulté dans notre expérience visant à entrer dans une temporalité alternative indexée sur les cycles géologiques de l’anthropocène : d’une part, il est techniquement laborieux de se départir de l’horloge interne de nos ordinateurs (et même impossible avec les processeurs de nos machines actuelles) et d’autre part, il est difficile pour les personnes non formées à la programmation de rendre visible et lisible la manière dont des temporalités cycliques et variables comme celles des marées, modifient le fonctionnement d’un média technologique. La tenue d’une exposition autour de notre prototype a ainsi été un point de départ pour penser la visibilité des expériences sur le temps que nous faisions accomplir à la machine et travailler à transformer nos données et interfaces graphiques en interprétations modélisantes[^33], envisagées comme outils de connaissance. Enfin, l’enquête que nous avons initiée auprès d’acteurs économiques qui affirment que la technologie de la chaîne de blocs créerait un cercle vertueux permettant une transition vers des énergies renouvelables, a montré les limites de ce discours. Elle montre que les processus mis en place pour chasser l’énergie la moins chère ne sont pas pensés dans la durée mais au contraire pour exploiter le plus de ressources électriques possibles dans un temps court, tant que celles-ci sont meilleur marché que le cours du bitcoin. Cette enquête révèle ainsi l’impensé que constitue le design du temps dans la conception des outils numériques qui façonnent notre monde d’aujourd’hui et de demain.


  1. Bertolami, Orfeu ; Francisco, Frederico, « A Digital Contract for Earth System Restoration Mediated by a Planetary Boundary Exchange Unit », The Anthropocene Review, janvier 2021. 

  2. Magalães, Paulo ; Steffen, Will ; Bosselmann, Klaus ; Aragão, Alexandra ; Soromenho-Marques, Viriato, SOS TREATY - The Safe Operating Space Treaty: A New Approach to Managing Our Use of the Earth System, Cambridge Scholars Publishing, 2016 ; Cité dans Bertolami, Orfeu ; Francisco, Frederico, op. cit

  3. Fry,Tony, Design Futuring. Sustainability, Ethics and New Practice, Oxford / New York, Berg, 2009. 

  4. Cette réduction progressive du niveau d'émission de nouveaux bitcoins est appelée « halving ». Elle a pour objectif de maintenir une certaine rareté de cette monnaie. En date du premier avril 2021, il y a 18 966 625 bitcoins en circulation sur les 21 millions, nombre maximal théorique de bitcoins qui doivent être émis. Ce chiffre change environ toutes les 10 minutes, à chaque fois que de nouveaux blocs sont minés.  

  5. Notre démarche diffère ici des théories de : Parrika, Jussi, A Geology of Media, University of Minnesota Press, 2015. L’ouvrage interroge également les interactions entre les technologies des médias et les processus naturels dans un temps géologique, mais étudie l’entropie, la décomposition chimique et physique, l’obsolescence des machines qui perdent leurs facultés de fonctionnement pour se transformer en un nouveau type de déchets. Nous interrogerons au contraire, dans notre projet, la capacité d’une technologie (et de sa matérialité) à se maintenir en état de marche dans ce temps géologique.  

  6. Le bug de l'an 2038, ou bogue de l'an 2038 est un bug informatique similaire au bug de l'an 2000 qui pourrait perturber le fonctionnement d'un grand nombre de systèmes (qui utilisent une représentation des dates en 32 bits) le 19 janvier 2038 à 3h 14min 8s, temps universel. Ils afficheront alors 13 décembre 1901, et 20h 45min 52s. 

  7. Nous avions en mémoire, notamment, le projet suivant : Oliver, Julian, Harvest, 2017. Il fonctionne avec le vent. Voir [en ligne] https://julianoliver.com/output/harvest (consulté le 15 avril 2021). 

  8. Ghys, Étienne, « Les machines de Lord Kelvin », dans Planète Terre. Ressources en ligne pour les Sciences de la Terre et de l’Univers, publié en ligne le 02/05/2018 [en ligne] https://planet-terre.ens-lyon.fr/ressource/machines-marees-Kelvin.xml (consulté le 15 avril 2021). 

  9. « Uncool Memories #2 », exposition du Théâtre d’Orléans, du 22 octobre au 10 décembre 2020. 

  10. Nous nous sommes récemment mis en contact avec les porteurs du projet OceanMiner de la Fondation Tara Océan qui proposent une infrastructure utilisant l’énergie de la mer pour lever de l’argent à des fins de recherche. Une turbine électrique a été installée dans l’eau, là où les courants sont forts et peuvent alimenter un ordinateur qui mine du Bitcoin. Les récompenses sont réinvesties dans la recherche autour de l’océan. Voir [en ligne] https://oceans.taraexpeditions.org/m/environnement/ocean-homme-et-pollution/ocean-miner/ (consulté le 15 avril 2021). 

  11. Ce modèle mathématique est notamment utilisé par EDF pour concevoir ses simulateurs Telemac, eux-mêmes utilisés pour l’étude de ses infrastructures présentes et futures. Cf. Pham, Chi-tuân ; Bourban, Sébastien (HR Wallingford) ; Durand, Noémie (HR Wallingford) ; Turnbull, Michael, Méthodologie pour la simulation de la marée avec la version 6.2 de TELEMAC2D et TELEMAC-3D, Edf R&D, laboratoire national d’hydraulique et environnement simulation multidimensionnelle et modélisation physique en hydraulique fluviale et maritime. [en ligne] http://www.opentelemac.org/ (consulté le 19 avril 2021). 

  12. Les règles du Sudoku, jeu inspiré du carré latin, sont les suivantes : des grilles doivent être remplies avec des chiffres de 1 à 9, tous différents dans chaque case d’un même bloc composant la grille. Dans la grille de départ, quelques cases sont déjà remplies permettant au joueur de chercher des suites logiques qui lui permettent de résoudre le problème.  

  13. Drucker, Johanna, SpecLab: digital aesthetics and projects in speculative computing, Chicago, University of Chicago Press, 2009.  

  14. Drucker, Johanna, Visualisation. L’interprétation modélisante, Paris, éditions B42, 2020.  

  15. Arduino est un projet ouvert, créé par des enseignants du Interaction Design Institute d’Ivrea, en Italie et adopté largement par les étudiants, les ingénieurs, les artistes ou encore les designers dans leurs projets nécessitant de l’électronique.   

  16. Galloway, Alexander R., « Anti-Computer », article publié en ligne par l’auteur sur le site de la Steinhardt School of Culture (université de New York), mise en ligne Mar. 19, 2018. Lu sur www.cultureandcommunication.org [dernière consultation le 15 avril 2021]. Traduction du collectif.  

  17. Serada, Alesja, « The continuous materiality of blockchain » [conférence, retranscription écrite], Scientific Track der Blockchain Autumn School 2020, Université de Vaasa, Finlande, octobre 2020.  

  18. Nous reprenons ici les données fournies par la Cambridge Bitcoin Electricity Consumption, Cambridge Center for Alternative Finance. [en ligne] https://cbeci.org (consulté le 15 avril 2021). 

  19. 3rd Global Cryptoasset Benchmarking Study, Cambridge Center for Alternative Finance, septembre 2020.  

  20. The Bitcoin Mining network, Coinshares Research, décembre 2019. 

  21. Bennaïm, Yves, « Non bitcoin ne va pas faire bouillir les océans », dans Le Temps, Genève, 20 février 2021 ; [en ligne] www.blogs.letemps.ch/yves-bennaim (consulté le 15 avril 2021). 

  22. Entretien téléphonique du 16 mars 2021 entre Sébastien Gouspillou et deux membres du collectif BIM Sauf mention contraire, les citations de Sébastien Gouspillou sont extraites de cet entretien.  

  23. [en ligne] https://www.microstrategy.com/en/bitcoin/documents/seetee-shareholder-letter 

  24. Pour le chercheur en informatique berlinois, Elad Verbin, la valeur du Bitcoin est, selon lui, totalement décorrélée de la quantité d'énergie utilisée pour le produire. Si l'électricité est moins chère, davantage d'électricité sera injectée dans le système, mais le protocole produit toujours le même nombre de bitcoins soit 6,25 bitcoins sur une période de dix minutes. Lorsque les mineurs mettent plus d'électricité dans bitcoin, ils ne touchent pas plus de bitcoins, mais la sécurité de l'entièreté du réseau bitcoin est renforcée. La sécurité n'est cependant pas une marchandise qu’il serait possible de revendre plus tard. Le prix du Bitcoin est dicté par le marché de la crypto-monnaie, c'est-à-dire par l'offre et la demande de bitcoin. Le prix du Bitcoin est en réalité à peine affecté par la disponibilité matérielle et financière de l'électricité, estime le chercheur. Si le prix du bitcoin augmente, il devient plus profitable de dépenser de plus en plus d'énergie pour miner, y compris de l'électricité plus chère aspirée à son tour. « Bitcoin n'est pas une batterie mais plutôt un puits », commente-t-il, et en tant que tel, son impact environnemental négatif ne fera que s'amplifier à mesure que son prix augmente. » Lire notamment : Verbin, Elad, « Bitcoin is not a battery it is a sink », publié dans le blog Lunar Ventures. Thoughts on Deep Tech [en ligne] https://medium.com/lunar-ventures/bitcoin-is-not-a-battery-it-is-a-sink-852db9669f20 (consulté le 15 avril 2021). 

  25. [en ligne] https://bdatacenter.fr/ (consulté le 15 avril 2021). 

  26. Outre le fees de transaction, les mineurs sont rémunérés par un certain nombre de bitcoins par bloc miné. 

  27. Bigblock Datacenter affirme collaborer avec des partenaires kazakhstanais travaillant à 100% avec cette électricité verte, en achetant les surplus des producteurs nationaux. Les énergies renouvelables au Kazakhstan ne représentent cependant que 1,4% du mix énergétique en 2018 selon l'IEA (International Energy Agency). Le pays est un producteur majeur d'énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz naturel).  

  28. Bennaïm, Yves, op. cit

  29. Cet argument est régulièrement contesté par les fermetures régulières de fermes de minage rendues responsables par certaines autorités étatiques de surcharges du réseau et des coupures, comme récemment encore en Abkhazie, ainsi que le mentionne par exemple une dépêche du 1er mars 2021 de l’agence Reuters / Bacchi, Umberto, Analysis - Crypto tears: Bitcoin miners face blame for Abkhazia energy crisis | Reuters [en ligne] https://www.reuters.com/article/us-georgia-tech-currency-analysis-trfn-idUSKBN2AT1UC (consulté le 15 avril 2021). 

  30. En mars 2021, la Chine produit 65% du hashrate global, loin devant les États Unis (7,24%), la Russie (6,90%), le Kazakhstan (6,17%), la Malaisie (4,33%) l'Iran (3,8%) selon le Cambridge Bitcoin Electricity Consumption Index http://cbeci.org (consulté le 15 avril 2021). 

  31. Une visite guidée en vidéo de l'un des containers de Bigblock Datacenter est disponible [en ligne] https://twitter.com/SebGouspillou/status/1350406060545368065 (consulté le 15 avril 2021).