Rénover des pratiques de l'ordinaire : gestes de peu et transmissions discrètes
Chloé Bappel

Doctorante en Arts (Histoire, Théorie, Pratique), université Bordeaux Montaigne, rattachée à l'Unité de Recherche CLARE, Centre ARTES. Ses recherches ont pris part au programme de recherche « Moby-Dick Project » développé au sein du Laboratoire des Objets Libres. (Site du projet : https://www.mobydickproject.com/)
chloe.bappel@live.fr

Résumé
Cet article propose une réflexion sur les pratiques de l'ordinaire en interrogeant la nature des modes de transmission des connaissances spécifiques aux gestes de peu et aux savoir-faire vernaculaires. Par la recherche en arts et à l'appui d'autres champs disciplinaires, il s'agira de comprendre comment ces pratiques conduites en amateur, et réalisées avec frugalité, peuvent être esthétiques, créatives, multiples et aussi contenir en elles un potentiel de régénération, voire de rénovation, inouï.

Abstract
This article suggest a study on ordinary practices by questioning the nature of the modes of transmission of knowledge specific to little gestures and vernacular know-how. Through research in arts and other disciplinary fields, it will be a question of understanding how these practices carried out as an amateur, and carried out with frugality, can be aesthetic, creative, multiple and also contain in them an amazing potential of regeneration or renovation.

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1. Introduction

En portant une attention aux gestes de peu1 qui entourent les usages domestiques et vernaculaires2, en milieu rural en particulier, et à l'appui d'expérimentations plastiques conduites depuis 2016 dans le cadre d'un doctorat, nous questionnons la valeur de la transmission au sein de pratiques de l'ordinaire. Nous préférons le terme « ordinaire » à celui de « quotidien » notamment parce que le quotidien peut être extraordinaire. Nommer des pratiques « de l'ordinaire » – c'est-à-dire qui appartiennent à l'ordinaire – c'est signaler que l'on observe ces pratiques de manière continue et non dans le rythme exclusivement routinier et répétitif du quotidien. Faire de la soupe d'ortie, réparer des vieux outils, tresser des roseaux ou encore faire du feu sont des activités composées d'une quantité infinie de gestes de peu, qui d'un point de vue extérieur à celui qui les pratique, peuvent paraître tout à fait extraordinaires. Pourtant, il nous paraît fondamental de ne pas négliger un point de vue intérieur, au plus proche des « gens de peu », comme le dit Pierre Sansot, qui consiste à percevoir les activités qu'ils pratiquent habituellement comme tout à fait ordinaires. « L'extraordinaire » entraîne l'idée de rareté et d'exception. De telles pratiques seraient alors considérée comme hors-normes, voire hors d'usage et bientôt : obsolètes. Nommer les pratiques « de l'ordinaire » c'est donc une manière de revendiquer leurs existences actives dans le présent et déjà les accepter comme courantes et appartenant à un flux continu de gestes transmis et inventés à travers le temps et l'espace. Il ne s'agit pas d'être dans le déni de la disparition de certains savoir-faire et avec eux des gestes de peu, mais au contraire, il est intéressant de prendre conscience que la perte est aussi génératrice de nouvelles pratiques, notamment par ce que l'on assimile à une possible rénovation matérielle autant qu'immatérielle, de celles-ci. Pour se positionner en observateur de « l'intérieur » il est utile d'enquêter sur le terrain et d'observer les gestes et les savoir-faire des individus, dans leur milieu. Nous avons évoqué notre propre expérimentation des gestes de peu par une pratique artistique menée sous forme d'enquête dans la famille et particulièrement centrée sur la figure de la grand-mère. Nos actions artistiques ont pour intention de chercher une esthétique des formes, des gestes et des attitudes dans un milieu familier en essayant de révéler « l'éclat dans le terne3 » pour reprendre les mots de Daniel Klébaner. Enquêter et agir de l'intérieur permet de saisir des nuances insaisissables d'un point de vue extérieur au terrain et d'être au cœur de la variabilité qui existe au sein des pratiques de l'ordinaire. En ce sens, nous dépassons donc l'idée d'un ordinaire commun et général. Par l'attention aux gestes de peu qui sont singuliers et individuels, nous pouvons aussi donner des visages à ceux qui les font et des nuances à leurs manières de faire. Au-delà de notre expérience pratique, nous cheminerons sur cette idée de rénover des gestes de peu à l'appui d'exemples circonstanciés qui serviront de balises à notre réflexion et il est important de bien distinguer les gestes de peu, contraints, des gestes délibérés.

Nous évoquons donc dans cet article les pratiques qui naissent et existent dans un contexte de crise et se développent par nécessité économique. Il s'agit de périodes de bouleversements historiques comme en France entre la première et la seconde guerre mondiale ou encore pendant la guerre froide avec le cas de l'embargo contre Cuba. Plus récemment, nous pouvons évoquer les crises écologique et migratoire qui créent de plus en plus de situations de précarité au sein des groupes humains. On distingue alors les autochtones vivant de peu, contraints par un contexte socio-économique qui les défavorisent et les obligent à adopter des modes de vie induisant des gestes de peu ; des personnes qui adoptent volontairement des modes de vie frugaux comme des habitants désirant expérimenter un mode de vie alternatif, basé sur l'idée de vivre « avec moins ». Nous donnerons aussi des exemples d'artistes et de designers dont la recherche s'approche de l'activisme politique. Les gestes de peu sont parfois similaires en apparence dans un cas comme dans l'autre, néanmoins il faut être attentif à leur contexte de création et aux acteurs qui les initient afin de comprendre les enjeux de leur transmission. En effet, les objectifs des artistes et/ou des activistes diffèrent généralement de ceux des gens de peu qui agissent par nécessité. On pourrait dire que les artistes, les activistes ou les simples habitants essaient de rénover des gestes de peu pour les raviver sous un autre angle et dans d'autres lieux que là où on les aperçoit habituellement. Les contacts entre ces deux types de modes de vie sont difficilement traçables. Cependant, ce qui est certain, c'est que les pratiques qui en résultent se développent à l'appui des personnes ordinaires qui détiennent (souvent de manière inconsciente) les savoirs précieux qu'elles ont développés par habitude et par héritage. Expérimenter, reproduire, s'inspirer des gestes de peu permet de les actualiser, voire de les rénover.

Nous relèverons dans un premier temps l'importance de l'expérience dans le transfert des connaissances à l'appui d'exemples de gestes de peu issus de savoirs autochtones, de productions artistiques et de nos propres expérimentations. Nous nous concentrerons ensuite sur les enjeux de mettre au point une forme de rénovation ou de régénération de pratiques du peu en insistant sur les caractères essentiels de l'invention et de la créativité au sein des pratiques.

2. La transmission des connaissances par l'expérience

2.1. Savoir-faire autochtones : entre gens de peu et lanceurs d'alertes

Les pratiques du peu se situent à l'intersection entre des attitudes contraintes et des attitudes choisies. En effet, faire avec les ressources locales et les matériaux présents « à portée de main » peut advenir dans un premier temps comme une nécessité, puis dans un second temps, se transformer en habitudes, voire en attachements4 pour enfin donner naissance à des pratiques délibérées.

Les gestes de peu concernent différents types de personnes, il y aurait d'un côté les gens de peu, des personnes ordinaires et modestes qui vivent de peu de choses. On désigne des bricoleurs, des réparateurs, des femmes et des hommes qui reproduisent des gestes appris et créent pour vivre ou survivre avec « les moyens du bord ». Ils développent ainsi une créativité utilitaire destinée à améliorer leurs quotidiens ou au moins à subvenir à leurs besoins essentiels. D'un autre côté, on a des individus qui choisissent délibérément de se tourner vers des pratiques du peu comme des citoyens qui ne sont pas dans le besoin mais qui décident d'adopter un mode de vie frugal, soit par conviction personnelle ou politique, soit pour le simple fait de vivre l'expérience et par attrait pour des formes simples et brutes. Ainsi on compte parmi les exemples correspondants à cette deuxième catégorie de personne, des profils tout aussi variés que des activistes politiques, des militants écologistes, des amateurs de sobriété et de la nature mais aussi des artistes et des designers poussés par les valeurs humaines et économiques que suggèrent les gestes de peu ainsi que par leur portée esthétique discrète et précieuse. Les statuts se mêlent facilement si bien qu'une forme de classification des gestes de peu semble impossible. Comme le dit Pierre Sansot à propos de son étude sur les gens de peu : « La science préfère prendre en considération un objet qui paraît susceptible d'être déterminé avec rigueur et qui n'implique pas une intervention empathique du chercheur. Or pareille catégorie (celle des gens modestes ou de peu) ne semble pas pouvoir être délimitée avec précision comme celle des cadres supérieurs ou des OS5 ». Dans les exemples que nous citons dans cet article, les frontières entre artiste et militant peuvent paraître floues puisque nous évoquons surtout des travaux qui revendiquent l'intérêt essentiel de l'usage du peu, l'utilité de réactualiser des pratiques qui se perdent ainsi que la rénovation de certains gestes.

À l'appui des études de Pierre Sansot sur les gens de peu et aussi celles de Michel de Certeau, Pierre Mayol et Luce Giard sur les pratiques de l'ordinaire dans les deux tomes de L'invention du quotidien6, nous pouvons constater que les usages ordinaires se développent dans un milieu donné. Les gestes liés aux usages domestiques dans une famille et les pratiques de l'ordre du bricolage, de l'entretien ou de la réparation des objets par soi-même dans un village, se transmettent donc de manière fluide dans un milieu précis de manière continue. L'héritage des manières de vivre et de faire s'inscrit dans une temporalité longue, de génération en génération au sein des familles et des petites communautés : les gestes circulent. Ils persistent mais aussi ils se transforment. Néanmoins, les gestes de peu, comme des petits agissements au quotidien et les paroles éphémères échangées qui les accompagnent, en assurent l'apprentissage. Aussi, certains usages requièrent d'une véritable technique acquise, non par formation, mais par une multitude de petits gestes accumulés.

En effet, il est important de souligner l'ancrage des pratiques du peu dans un rapport au temps puisque des pratiques ou des gestes simples, en apparence spontanés ou anodins, peuvent relever d'une véritable pratique établie dans le temps transmise de génération en génération. Prenons l'exemple d'un « outil » vestimentaire multifonction : le tablier. Sorte « d'uniforme de travail » des tâches domestiques (en particulier associé aux femmes) il était, jusque dans les années 1950, un outil indispensable en milieu rural. À partir de l'après-guerre il devient un argument de propagande pour diffuser la figure de la ménagère. Néanmoins, ici nous évoquerons seulement cette idée d'objet de peu, multifonction et capable de se transformer tantôt en soufflet pour le feu, en manique pour porter un plat chaud, en panier (ancêtre du tote-bag7 actuel ?), en chiffon à tout faire, en cachette pour les enfants, en parapluie et enfin il endosse son rôle de protection des vêtements. Ces manières d'employer le vêtement semblent assez répandues puisqu'elles sont retranscrites dans de nombreux contes sous la forme de l'histoire du tablier des grands-mères. Ces histoires racontent tous les usages surprenants que l'on peut faire avec ce simple vêtement et, comme toutes histoires transmises oralement, elles varient d'un conteur à l'autre et leurs origines sont très complexes à retracer8. Il faut souligner à ce propos la dimension pédagogique de cette expérience puisque l'histoire, en évoquant différents usages utiles, transmet un enseignement (ne pas se brûler, prendre soin, savoir se débrouiller avec peu, etc.)

Les savoir-faire autochtones forment les pratiques vernaculaires par l'action des personnes qui, souvent, développent des pratiques frugales mais polyvalentes. À la fois inventeurs, producteurs et usagers, les gens ordinaires sont les détenteurs de savoirs dans une localité déterminée et limitée, ce qui constitue ainsi leur identité. Adossé aux analyses de Pierre Frey en architecture ou encore d'Ivan Illich sur le « genre vernaculaire9 », Clément Chéroux définit le vernaculaire en rappelant que « le mot recouvre tout ce qui est confectionné, élevé ou cultivé à la maison. C'est une production domestique [...]. Dans le système capitaliste, le vernaculaire est l'envers de la marchandisation industrielle. Il échappe par conséquent à la domination de marché10 ». Échappant à la commercialisation, les connaissances de certaines pratiques vernaculaires et les objets qui en résultent, peuvent aussi échapper à toute forme de traçabilité et d'archivage et ainsi, ils risquent de tomber dans l'oubli11. Les savoirs vernaculaires se transmettent principalement par l'oralité et par habitudes. En temps de crise, les gens ordinaires vont nécessairement s'adapter au contexte dans lequel ils vivent. La transmission des gestes permettant de se débrouiller avec ce que l'on trouve s'élabore généralement au contact des individus avec lesquels on vit. Cela vaut au sein de la famille, mais aussi dans des groupes élargis (quartier, village, communauté, etc.).

Comme anthropologue de la production vernaculaire cubaine, Ernesto Oroza étudie les objets créés de manière autonome et indépendante par le peuple cubain dans un contexte de crise politique et économique à la suite de la Révolution cubaine et au blocus américain sur l'exportation des produits. Ainsi, il en fait état dans l'ouvrage : Objets réinventés, La création populaire à Cuba, co-écrit avec Pénélope de Bozzi. La réparation, le bricolage et la transformation d'objet pour en créer de nouveaux, sont des pratiques vernaculaires car elles sont initiées par la population, puis l'État en a ensuite organisé et règlementé les pratiques (mise en place d'espaces de stockage d'objets et de matières, mise à disposition de lieux, d'ateliers de réparation et de création). Le projet Rikimbili12 est une étude qui a pris la forme d'un « manifeste de la nécessité » sur la désobéissance technologique. Tout se répare et se transforme : cette philosophie cubaine est bien sûr le résultat d'un design du peu contraint. La créativité des Cubains apparaît par nécessité. C'est une question de survie, en temps de pénurie les humains s'adaptent et trouvent des manières de faire alternatives. Dans certains cas, l'ingéniosité des techniques inventée (l'hybridation des matériaux et objets : un modèle américain de ventilateur qui fonctionne avec un moteur de machine à laver soviétique) ou encore le système mis en place (les ateliers de réparation par exemple) peuvent néanmoins se pérenniser voire faire modèle et inspirer d'autres populations.

« La société occidentale a accéléré le processus de fermeture des objets : la société de consommation prêche la croissance et l'augmentation de la production. Aussi pour que les objets soient plus vite consommés, le design produit des formes à effets de mode et l'ingénierie ferme les objets en remplaçant les vis par des points de soudure, en faisant en sorte que les dispositifs électroniques remplacent les anciens circuits, ce qui rend toute réparation impossible. À Cuba, ce qui est expérimenté, ce sont des procédures d'objets ouverts coûte que coûte. Les occidentaux ne sont plus capables de lire depuis un objet ou une partie d'objet, le potentiel qu'il contient pour créer un autre objet. Pour produire un objet à partir des pièces de trois autres, il faut une capacité à lire le potentiel que portent les produits13 ».

Dans un texte intitulé « Le volet cubain de la recherche : Rikimbili », Marie-Haude Caraës et Philippe Comte interrogent notre capacité en tant que citoyens, ou plutôt comme habitants occidentaux, à être capable de collecter, de décomposer et de transformer des objets en faisant force de créativité et d'inventivité. Il s'agit d'une manière de faire qui ne semble pas ancrée massivement dans nos mœurs bien qu'elle l'ait été à d'autres périodes. Pourtant elle existe, même discrètement, peut-être au travers de la rénovation, par exemple. Rénover, c'est aussi essayer de lire dans les objets et les architectures, essayer de comprendre comment c'est fait, avec quoi et comment. Les matériaux peuvent être discernables, on peut aussi parfois deviner les techniques, en revanche, les gestes qui ont permis de fabriquer ne sont pas toujours repérables. Il faut alors savoir « lire » dans les matériaux, leurs textures, leurs formes, pour envisager de réparer - littéralement de « remettre à neuf » - avec d'autres matériaux qui ne seront peut-être pas ceux utilisés à l'origine. Il faut donc savoir anticiper leur potentiel assemblage et inventer des formes tout en recréant un dialogue avec l'existant. Marie-Haude Caraës et Philippe Comte, désigne l'incapacité des occidentaux à être dans cet état d'esprit et de création mais il ne faut pas oublier que ces manières de faire et ces comportements existent avant tout en réaction à un contexte de crise, comme on l'a dit plus haut, puis exemplifié avec le cas cubain. Afin de créer un parallèle avec une situation analogue en France, il faut se pencher sur des phénomènes observables en temps de crise, notamment économique. Ainsi, les personnes qui pourraient témoigner de l'existence de telles pratiques seraient la génération des personnes nées dans l'entre-deux-guerres. Avant l'explosion de la société de consommation, beaucoup de gens dans les milieux pauvres, ruraux mais aussi urbains, ont connu des modes de vie frugaux voire précaires et ils ont habité et se sont construits « de peu de choses ». Avec la succession et l'enchaînement de crises économiques, sociales, écologiques et migratoires qui frappent les territoires de manière constante et provoquent des ruptures de plus en plus profondes à l'échelle internationale, on voit aujourd'hui se développer toutes sortes de pratiques inspirées des usages ordinaires et revendiquant des valeurs éthiques en développant des recherches autour du peu.

De nombreux artistes comme Lucy + Jorge Orta14, développent un travail remarquable sur le terrain (les recherches conduites en antarctique en particulier la pièce : Antarctic Village No Borders15) mais également sous forme de laboratoires coopératifs. En réaction à la crise migratoire qui précipite les migrants dans des situations d'extrême précarité, ils créent des objets prototypes à mi-chemin entre le vêtement et l'architecture qui par leur capacité à être multifonctions et transformables apparaissent comme une réponse potentielle à des problèmes multiples. Ainsi les séries d'habitats portatifs tels que Refuge Wear ou Body Architecture, présentent des objets qui proposent concrètement de pallier à un besoin en vêtements chauds et en bâches plastiques permettant de construire des abris de fortune. Les problématiques soulevées par le couple d'artistes tournent autour des effets des crises politiques, sociales et écologiques mondiales et ils proposent des projets inscrits dans la durée et construits en collaboration avec des institutions mais aussi des associations et des populations touchées par ces crises. Sur des sujets aussi vastes et importants que sont les déplacements de population, le don d'organes, la pénurie d'eau ou encore le gaspillage alimentaire, ils se posent comme des lanceurs d'alertes, diffusant leurs idées par la recherche et les actions artistiques. Le recyclage des déchets ou le réemploi des matières ou objets est un des piliers de l'économie circulaire et c'est aussi typiquement une pratique du peu. Les travaux, Dans le même Panier (acte I) présenté à la Galerie St Eustache au cœur de l'ancien marché des Halles lors d'une exposition en 1996, puis Hortirecycling Enterprise (acte II) à la Weiner Secession en 1999, sont construits en réaction à une manifestation nationale qui a eu lieu en 1996. Cette manifestation a été organisée par des paysans pour lutter contre la législation européenne sur la déréglementation du marché autorisant l'importation à bas prix de produits agricoles en provenance des pays européens voisins. Les paysans avaient déversés leurs marchandises sur les voies publiques provoquant ainsi un véritable choc, signe de leur désespoir mais aussi l'indignation quant à la question du gaspillage. Leur projet a donc consisté pour Dans le même Panier, à collecter des fruits et légumes délaissés en fin de marchés sur les stands parisiens puis ils ont fait appel à un chef cuisinier pour offrir au public des préparations conçues à partir de ces « rebuts », révélant ainsi la relativité de cette notion. Ces œuvres ont contribué à interpeller sur les questions du gaspillage et des inégalités de distribution de la nourriture en générant un véritable débat public.

Autour de soi, les déchets peuvent donc devenir matière première. Réutiliser, recycler et enfin rénover demande une forme d'attention au milieu qui nous entoure. Les manières de faire avec peu induisent d'avoir développé des aptitudes à « lire » dans le potentiel des objets, et à inventer des nouvelles manières de « faire avec ». Les gestes de peu apparaissent donc comme des sortes de « réflexes » provenant des habitudes de vie que l'on a appris. Néanmoins, l'inventivité, au sens d'une capacité à imaginer le potentiel des matières et des objets qui nous entourent et qui pourraient être réemployés, est aussi quelque chose qui se cultive et qui naît de pratiques délibérées. Ces gestes de peu, peuvent même devenir le fruit d'une véritable recherche.

2.2. Une expérience artistique : apprentissage entre observation et participation

Les pratiques vernaculaires sont exposées à une grande variabilité : elles se transforment au fur et à mesure qu'elles se transmettent. En se penchant particulièrement sur les objets et gestes de peu qui circulent dans la famille, on constate que, ce qui se transmet n'est pas forcement annoncé ou anticipé ni clairement définit. L'apprentissage et la transmission résident beaucoup sur l'observation et l'intégration des manières de faire passe par mimétisme et par l'oralité. Les habitudes, par la répétition des gestes, induisent une maîtrise progressive des pratiques tandis que l'héritage se transmet presque inconsciemment.

Préoccupée par la transmission des savoir-faire paysans ruraux et de leurs possibles actualisations, j'expérimente des pratiques de l'ordinaire en me positionnant comme amatrice. Il s'agit d'activités qui génèrent des gestes, des objets et un langage singulier dans un contexte qui est celui de la vie quotidienne rurale et dans le cadre de pratiques qui ne relèvent pas du travail salarié, autrement dit, durant ce « temps pour soi » dont parle Pierre Sansot. Mes recherches prennent appui sur les observations des modes de vie de mes grands-parents16 dans leur lieu d'habitation (que nous partageons depuis le début du doctorat). Inspirée à la fois par l'anthropologie et par des groupes de recherches en art privilégiant les méthodes d'enquête de terrain, j'ai adopté tantôt une posture d'observatrice en retrait de l'action, tantôt j'ai pris part aux activités conduites afin d'apprendre des savoir-faire et plus encore peut-être : afin d'être capable de rénover des usages qui, sous mes yeux, étaient en train de disparaître.

Ainsi, nous partageons des moments de vie où les gestes de l'ordinaire révèlent toutes leurs esthétiques, au fil de l'apprentissage quotidien et des saisons. Filmer, enregistrer, photographier et noter sont des actions qui accompagnent mon observation et me permettent de comprendre les gestes et les méthodes de travail. Expérimenter ensemble, autour d'un geste et d'une matière choisie, permet ensuite de croiser les compétences et de confronter les points de vue. Les mémoires des gestes enseignés par les ancêtres transparaissent en pratiquant et ils se trouvent soudainement transformés sous l'action de nouvelles mains, de nouvelles manières de faire. La création est fondamentalement liée à la notion d'apprentissage. Chaque geste transmis ou reçu est unique. Conscientiser la manière de réaliser ce geste lui donne sa singularité et son authenticité. Au quotidien, je collecte des objets, des gestes, des mots de vocabulaires vernaculaires. Ces matières, ces manières, sont vouées à tomber en désuétude en même temps que disparaissent leurs détenteurs : les vieux, ces anciens, ruraux, adonnés à la mécanique de leurs gestes. Notre environnement détermine les pratiques de vie et les attitudes adoptées ainsi que notre rapport au travail. Mes recherches ont lieu dans et autour de la maison : siège des travaux manuels et donc du travail (non salarié). Il s'agit d'un travail réalisé librement et avec attachement. Le point de départ du protocole de travail artistique est un « laisser faire ». Les matières qui sont devenues les objets d'études n'ont pas été choisies par mes soins mais elles ont été déterminées à partir des usages et des activités qui avaient lieu spontanément dans la vie ordinaire de mes grands-parents lors des différentes saisons de l'année. Il s'agit donc de ressources indigènes présentes dans notre lieu de vie depuis suffisamment longtemps pour qu'elles aient générées des histoires, des mémoires et des apprentissages transmis sur plusieurs générations. Travailler ces matériaux donne donc aussi aux usages leurs caractéristiques vernaculaires. Ainsi, j'ai choisi sept matières parmi celles qui auraient pu constituer d'autres analyses afin de resserrer l'étude. Ce que j'ai nommé les « gestes de matières » sont donc le résultat d'enquêtes empiriques développées tout au long du doctorat. Au sein d'un volet de « gestes de matières », trois expériences ont systématiquement été mises en place autour de la matière choisie. Les expériences correspondent à certains usages que l'on peut faire avec la matière afin d'en révéler la multitude de gestes de peu qui les font exister (les micro-gestes, les liens, les échanges verbaux, les contacts, les mouvements et les immobilités, etc.). Les expériences se présentent souvent par des verbes à l'infinitif indiquant simplement l'action : « glaner », « conserver », « laver », etc. J'ai à ce jour décliné vingt-et-une expériences correspondantes à sept matières organiques : « gestes d'orties », « gestes de pissenlits », « gestes de canards », « gestes de moutons», « gestes de fusain», « gestes de cendres» et « gestes de massettes ». Le cas des « gestes de massettes » est sans doute un des plus représentatifs d'une manière de faire vernaculaire actualisée où gestes de peu et transmissions discrètes sont sans cesse convoqués.


Fig. 1 : Tomas Smith, Gestes de Massettes_01, Photographie, 2018.

Les massettes17 poussent en colonies sur des terrains humides aux bords des eaux dormantes. Mon grand-père évoqua un jour l'idée de nettoyer un petit étang envahit de massettes au fond du jardin. Il était asséché en raison des fortes chaleurs de l'été et c'était donc l'occasion d'entreprendre son entretien annuel [fig. 1]. C'est un travail physique qui consiste à ramasser les feuilles, à les entreposer pour le séchage, pour s'en servir ensuite de rempaillage pour les chaises ou autres tressages. S'en suit toute une série d'activités créatrices guidées par ma grand-mère et ses histoires personnelles liées à la plante (en partie en patois, sa langue maternelle18). Ainsi elle m'a enseignée plusieurs techniques de tressage [fig. 2] puis, j'ai réalisé des pièces en autonomie et d'autres à quatre mains : une parure, un tapis, une tresse de onze mètres de longueur, etc. [fig. 3] Ces pièces ont donné lieu à une exposition où j'ai pu transmettre à mon tour, certains savoirs liés aux matières. Cette donnée est importante car c'est aussi par la restitution que l'on réactualise ou que l'on rénove des pratiques oubliées. Les savoir-faire trouvent alors un nouveau mode d'existence, à la fois vernaculaire et contemporain. Les activités pratiquées s'inscrivent au cœur de l'intimité, du quotidien, dans l'ordinaire de la vie. Comme le dit Barbara Formis pour amorcer son ouvrage L'esthétique de la vie ordinaire, « la vie en tant que telle est une aventure et elle mérite d'être jugée comme telle. L'ordinaire doit être réévalué et considéré comme source d'étonnement philosophique et d'émerveillement esthétique19 ». En portant une attention accrue aux gestes simples, en délaissant les outils et les besoins superflus, en revenant à des pratiques de l'ordinaire, à des gestes proches de notre nature humaine et de notre environnement, on redonne de la réflexivité à ceux-ci. Il s'agit d'accepter l'idée que les pratiques relatives à l'entretien, à la cuisine, au bricolage, ne sont pas forcément le résultat de travaux contraints mais qu'elles peuvent être de véritables activités créatrices auxquelles on s'attache, et qu'elles peuvent être conduites avec plaisir et engagement. Subvenir à ses besoins soi-même ou à ceux d'un nombre restreint de personnes (famille, communauté ou village), c'est agir en conscience du milieu dans lequel on s'inscrit, c'est aussi s'impliquer avec les autres et surtout s'adapter à la temporalité de cet ensemble. Le travail s'inscrit dans une temporalité précise au cœur de l'ordinaire : il faut suivre les saisons, faire en fonction des cultures partagées et des savoir-faire potentiellement praticables dans ce milieu et enfin, avec les personnes qui nous entourent.


Fig. 2 : Tomas Smith, Gestes de Massettes_02, Photographie, 2018.

Fig. 3 : Tomas Smith, Gestes de Massettes_03, Photographie, 2018.

3. Rénover des pratiques

3.1. Faire une fouille

« Faire renaître et redonner sa force à quelque chose. [...] Faire revivre quelque chose d'oublié », la définition du verbe « rénover20 » semble pouvoir s'appliquer aux gestes de peu qui se transmettent discrètement, entre individus. Riches de nuances, véhiculé par oralité et mimétisme, les pratiques ordinaires et vernaculaires tendent à se perdre de plus en plus, en même temps que disparaissent nos ancêtres, nés dans l'entre-deux guerres, en particulier. C'est pour lutter contre cette disparition irrémédiable qu'il nous semble important de comprendre l'enjeu qui est de « rénover » ces pratiques dont la sobriété naturelle apporte parfois un éclat surprenant à une diversité d'usages actuels.

Rénover induit de transformer quelque chose qui l'a déjà été, par les effets du temps et par une action extérieure. Cette transformation opérée va permettre de donner une nouvelle forme à l'objet tout en conservant la structure et en respectant au maximum les manières de faire originelles. Ainsi, dans cette quête de reconstruction à partir de l'existant, il faut parfois faire des concessions et autrement dit : inventer. En effet, l'invention est souvent indispensable dans la rénovation. Au-delà de la métaphore du chantier, les pratiques du peu s'inscrivent tout à fait dans cette idée où se mêle savoir-faire traditionnel et inventivité par association de matériaux, création d'objets ou hybridation.

La création d'objets de peu comporte des formes hybrides tout à fait surprenantes comme on l'a vu avec l'exemple des Cubains. Nous aurions pu évoquer également la jugaad en Inde ou la gambiarra au Brésil, qui sont des pratiques vernaculaires frugales. Le phénomène existe dans tous les pays et à toutes les époques, il serait donc difficile d'identifier toutes ces pratiques, alors nous avons posé la question directement dans notre entourage proche et intime.

À la question, « Qu'est-ce que le design du peu, à ton avis ? », Odette, ma grand-mère âgée de 91 ans formule la réponse suivante : « Pendant la guerre, on n'avait rien, et moi, je voulais des sandales, alors j'ai pris une chambre à air et des vieilles semelles et j'ai fabriqué mes sandales ! Ça, c'était super, et avec peu de choses21 ».

En situation de crise ou de pauvreté par exemple, nous l'avons évoqué plus haut, « faire du neuf avec du vieux » advient simplement sans même qu'aucune règle ne soit fixée, aucune intention écrite. Parce que ce sont des gestes et qu'il n'y a pas, ou presque pas, d'archive concernant les gestes de peu, leurs traçabilités est difficile. Ce qui persiste, ce sont les histoires racontées et quelques savoirs autochtones qui ont survécu dans le temps en se transmettant. On peut donc dire que ces pratiques relèvent du patrimoine de l'immatériel, autrement dit, ce sont des savoirs non palpables et invisibles mais qui sont constitutifs de notre culture et qui font partie de notre histoire.

Rénover une partie de ces pratiques tombées dans l'oubli en même temps qu'à disparu la nécessité de « faire les choses par soi-même » semble être un moyen authentique pour entretenir la mémoire. Par l'usage de ce terme qui appartient plutôt à l'univers du chantier, nous dépassons l'idée de simplement refaire un geste ancien dans un temps présent. Il s'agit, comme lorsqu'on restaure un bâti ancien, de procéder à une fouille lente et obstinée, à la découverte des différentes strates correspondant à différentes époques, aux ajouts de styles, etc., pour enfin trouver les restes d'une architecture primitive. Puis, de là, essayer de comprendre et de refaire les gestes à la manière de ces anciens bâtisseurs qui nous auront précédés. Rénover des pratiques sous-entend de réaliser une forme de chantier immatériel, où l'on s'aventure dans des activités partagées avec des autochtones pétris des connaissances d'un lieu et des savoir-faire qui y sont liés. Une manière de voir les choses qui nous permettrait peut-être de comprendre la nature de gestes profondément anciens, de les distinguer d'autres manières de faire acquises en cours de route et ainsi retisser les strates, fil après fil, couche après couche, qui font exister ces pratiques ordinaires dans un ensemble riche et complexe.

Les artistes et designers ont participé à la valorisation de l'artisanat et des savoir-faire traditionnels ainsi qu'aux plus petits gestes, aux attitudes les plus modestes qu'ils traduisent par bribes dans de nouvelles créations. En effet, dès l'avènement dans les années 1960 de la société de consommation, de nombreux groupes d'artistes, de designers mais aussi et simplement d'habitants ont cherché des alternatives aux objets produits par l'industrialisation et aux architectures nouvelles qui fracturent les paysages et bouleversent les modes de vie humains. Par l'amélioration massive des conditions de vie, les évolutions techniques, la croissance et l'accessibilité au travail salarié, les gens de peu, les paysans, les gens ordinaires qui avaient toujours vécus à la campagne vont progressivement (mais assez rapidement) abandonner leurs modes de vie traditionnels. Délaissant autant les métiers artisanaux que les usages et les pratiques vernaculaires transmises de longue date. Bien sûr, certains habitants n'ont pas changé toutes leurs habitudes profitant tout de même des bienfaits de la modernité (confort, hygiène, accessibilité à l'eau etc.). Il s'agit des personnes qui étaient restés attachés à leurs manières de vivre et qui ont toujours préféré se contenter « de peu » (comme c'est le cas pour mes grands-parents par exemple). Ces personnes deviennent des mines d'informations pour les chercheurs et artistes. Elles ont, dès les premières actions artistiques conduites au XXesiècle, été une véritable source d'inspiration pour les créateurs intéressés par la réhabilitation et/ou simplement l'inspiration mêlée à leur inventivité. Nous évoquons ici les créateurs qui se sont engagés dans des voies à contre-courant de cette société de consommation grandissante. L'histoire du design illustre bien cette idée d'opposition que Jean Baudrillard émet en conclusion de son ouvrage dans la phrase suivante : « Comme la société du Moyen-Âge s'équilibrait sur Dieu et le diable, ainsi la nôtre s'équilibre sur la consommation et sur sa dénonciation22 ». En effet, si l'origine du design repose sur une critique du nouveau système économique capitaliste, les acteurs qui ont fait l'histoire de la discipline se sont massivement engagés sur la voie de la consommation, de l'industrialisation des objets et se sont alignés sur les nouvelles stratégies de l'obsolescence programmée des objets. Néanmoins, les dénonciateurs ont, dès les années 1960 et 1970, élaborés des stratégies pour contrer le pouvoir en place et le système marchand en pensant un design à l'opposé. Nous pouvons citer les créations de l'agence Superstudio ou encore d'Archizoom associati, du designer Enzo Mari qui développe le fameux concept de Do it yourself23, ou encore d'Ettore Sottsass qui a fondé la Global Tools. Ces derniers renouent avec les premiers designers comme William Morris qui a lutté pour abattre les frontières entre arts mineurs et arts majeurs, art et artisanat et a alerté dès le début, contre les dangers de l'industrialisation moderne. Cette énumération trop rapide et incomplète permet tout de même de rappeler que tous les mouvements foisonnants que l'on voit émerger aujourd'hui sont hérités de ces premiers artistes, designers et chercheurs contestataires qui proposent de contourner les systèmes de production et de circulation des objets et des pratiques, notamment en se penchant sur les savoir-faire artisanaux et les usages ordinaires. Pour se confronter aux savoirs et savoir-faire vernaculaires, il faut se confronter aux habitants or, dans un milieu rural, beaucoup des personnes garantes de savoirs et de techniques oubliés sont plutôt âgées. Ces savoirs sont utiles au développement de modes de vie alternatifs et de pratiques du peu. Si la rupture d'une société dite traditionnelle à la société moderne a bouleversé profondément les structures familiales et les usages domestiques à partir du milieu du XXe siècle, nous pouvons aujourd'hui redécouvrir certaines pratiques et renouer avec d'anciens modes de vie, par choix. Autrement dit, on assiste à un glissement des pratiques du peu subies vers des comportements délibérément frugaux.

Ainsi, les œuvres ou objets créés par les artistes peuvent fonctionner comme des révélateurs de ces pratiques du peu. Les créations, inspirées des manières de faire vernaculaires ou apprises directement au contact des autochtones par observation et apprentissage produisent un effet de loupe sur des pratiques discrètes qui s'opèrent à contre-courant de toute forme de médiatisation et d'industrialisation. Elles sont aussi un moyen pour catalyser des problèmes de société.

Rénover c'est donc résolument accepter l'inventivité dans les pratiques. Cette capacité d'invention, qui est essentielle à la recherche semble indispensable à tous travaux conduits autour des mondes vernaculaires (au contact des personnes, des objets et des milieux). En effet, si à première vue, les pratiques du peu (dont le design du peu) sont intimement liées aux pratiques autochtones, il est aussi important d'évoquer les relations que l'on peut développer avec la notion de tradition.

3.2. La tradition à dimensions variables : transmettre et inventer

Le terme « tradition24 » est issu de la même racine latine que « transmission », lui-même dérivé de tradere qui signifie « transmettre, remettre ; transmettre oralement ou par écrit. La notion de tradition est complexe à appréhender car elle possède plusieurs sens qui ne peuvent être rigoureusement définis et étudiés de manière exhaustive. La tradition est censée induire l'idée de conservation des éléments qui la compose, elle est porteuse d'un message culturel et enfin elle suggère aussi un mode particulier de transmission : l'oralité. L'anthropologue Gérard Lenclud, décrit la difficulté à déterminer ce que pourrait être la tradition de manière générale, en s'appuyant sur ces trois grands critères qui la caractérise. Néanmoins, prôner l'existence d'une continuité dans le temps, de manière parfaitement immuable, est impossible. La transmission orale, principalement inhérente à la notion de tradition, induit, de fait, une exposition à la variabilité. Chaque transmission, de génération en génération se maintient par la pratique et les habitudes, par l'expérience du corps, par les savoir-faire ou encore par le mimétisme. Ainsi, la répétition du geste et l'usage routinier, l'expérience se perpétue et assure ainsi une continuité. Cependant, il est évident que l'expérience est, par définition, soumise à la variabilité. C'est aussi ce qui caractérise la richesse et la diversité de certaines pratiques ancestrales. Passées dans le prisme des générations puis pratiquées, perdues, retrouvées : l'histoire des pratiques qui « font tradition » est souvent chaotique, difficilement traçable entièrement et pourtant c'est à partir de traces, de bribes que l'on établit des éléments comme étant traditionnels.

Nous avons parfois une perception faussée de ce que véhicule la tradition, et nous insistons sur le verbe « véhiculer » car les notions de mouvement et de fluctuation sont, en effet, fondamentales dans la tradition. On associe souvent à ce qui est ou doit être « immuable » à ce qui se « conserve », par conséquent ce qui est déterminé comme étant traditionnel semble figé. Pourtant, la tradition étant véhiculée par la transmission entre les individus, elle ne peut être immuable puisque chaque mot, chaque histoire mais aussi chaque geste et savoir-faire sont tantôt enrichis tantôt appauvris, en tout cas, ils se transforment à chaque fois qu'ils passent de génération en génération. Des micro-gestes, des inflexions dans le langage demeurent et ils sont dus aux caractères singuliers des personnes qui transmettent, au contexte socio-historique et simplement en raison de l'impossibilité, humainement, de transcrire toujours de la même manière. Comme le souligne Gérard Lenclud : 

« La conservation dans le temps est-elle un critère de traditionalité ? L'idée sous-jacente à cette conception de la tradition est qu'un objet culturel peut être dit traditionnel dès lors qu'il répète un modèle d'origine élaboré à une époque plus ou moins éloignée. Seraient traditionnels un mythe, une croyance, un rite, un conte, une pratique, un objet matériel, toute institution préservée de la transformation. La tradition serait l'absence de changement dans un contexte de changement25 ».

Il met en évidence ici un phénomène que la plupart des anthropologues n'ont pas nié : nous savons que très peu de choses des connaissances et des savoir-faire et donc de la culture des populations qui transmettent leurs héritages par les expériences et par l'oralité. Les écrits du philosophe, historien de l'art, critique littéraire, d'art et traducteur allemand Walter Benjamin, sont particulièrement éclairants à ce propos, (et pourtant ils datent des années 1920 - 1930). Dans son ouvrage Expérience et pauvreté il déclare : 

« Qui peut encore aujourd'hui rencontrer des gens capables de raconter quelque chose avec rectitude ? Où entend-on encore aujourd'hui de la bouche de ceux qui meurent, des paroles si durables qu'elles cheminent de génération en génération à la manière d'un cycle ? [...] Que vaut en effet tout ce patrimoine culturel s'il n'est pas lié pour nous justement à l'expérience26 ? » 

L'art de raconter semble s'acheminer vers sa fin et il décrit dans Le conteur, « C'est comme si une capacité qui nous semblait indéniable, comme si la plus assurée de nos certitudes, nous était enlevée. C'est-à-dire la capacité d'échanger des expériences27 ». En insistant sur la subjectivité du conteur, Benjamin rompt avec l'idée d'une sacralité de la tradition et de sa conservation immuable perpétuée par la préservation des héritages. Ce sont les situations racontées à partir du vécu qui, par un processus de transmission orale des expériences, forment les traditions. C'est dans le présent que ce processus se crée, dans un mouvement de regard vers le passé, et non l'inverse.

4. Conclusion

La recherche en art est un moyen de réinjecter du sens aux pratiques de l'ordinaire en les réapprenant. Observer, faire, défaire, refaire, montrer, échanger, répéter, donnent une survivance aux gestes y compris aux gestes de peu. Champ propédeutique par excellence, les savoir-faire, leurs documentations, leurs apprentissages et leurs transmissions apparaissent comme terrains d'expérimentations et de création, ils sont aussi le terreau d'un champ de connaissances contemporaines. Après plusieurs années d'observation participante dans le milieu familial et à l'appui de nos différentes études de cas, il nous semble plus approprié de ne pas parler de tradition mais plutôt de traces qui subsistent, des survivances de gestes et de langages transmis de génération en génération et employés par habitude et par attachement. Il s'agit donc plutôt d'usages singuliers qui sont autant la synthèse d'apprentissages passés que de découvertes et d'inventions quotidiennes. Ces manières de vivre et de faire sont liées à un territoire, à une localité, aux objets et à leurs environnements habituels et aux personnes côtoyées dans l'intimité ainsi qu'à la mémoire de cet ensemble qui apparaît comme un écosystème (histoire collective et histoires individuelles).

Plutôt que d'opposer la notion d'invention à la tradition nous revendiquons qu'au contraire, en dépit de leurs héritages parfois très lointains, les pratiques de l'ordinaire et en particulier les gestes de peu résultent d'un somptueux mélange entre pratiques anciennes et contemporaines. Régénérer et rénover ces pratiques révèle la force et la singularité des créateurs et met en lumière que leurs pensées, leurs conceptions et enfin leurs usages ne sont pas attachés à un conservatisme porté en héritage mais, au contraire, à une remarquable capacité d'adaptation. C'est cette force d'adaptation qui permet de résister aux changements (contextes historiques, culturel, social, environnemental et politique). À la recherche d'un équilibre entre mémoire et transmissions ancestrales d'une part et inventions et habitudes induites par les changements de modes de vie d'autre part ; les pratiques du peu offrent des réponses potentielles foisonnantes pour lutter contre l'uniformisation des usages et renouer avec l'expérience.

BIBLIOGRAPHIE

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Baudrillard, Jean, La société de consommation, Paris, Denoël, 1970.

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Klébaner, Daniel, L'art du peu, Paris, Gallimard, Collection « Le Chemin », 1983.

Oroza, Ernesto, Rikimbili, Une étude sur la désobéissance technologique et quelques formes de réinvention, publication de l'université de Saint-Etienne, Cité du design, 2009, (trad. Nicole Marchand-Zanartu).

Revues en ligne

Lenclud, Gérard, « La tradition n'est plus ce qu'elle était... », Terrain [En ligne], 9 | octobre 1987, mis en ligne le 19 juillet 2007, consulté le 22 avril 2021, URL : http://journals.openedition.org/terrain/3195

Sansot, Pierre, Les gens de peu, Presses Universitaires de France, « Quadrige », 2009, 228 pages. Mis en ligne sur Cairn.info le 01/07/2014, consulté le 26 juillet 2021, URL : https://www-cairn-info.ezproxy.u-bordeaux-montaigne.fr/les-gens-de-peu\--9782130574798.htm

Bande son

Bappel, Chloé, « Gestes_de_Massettes_Extrait_Entretien_Odette ». 2mn46. Extrait d'entretien avec Odette, [montage sonore : Étienne Beaudouin], URL : https://soundcloud.com/chloe-bappel/gestes_de_massettes_extrait_entretien_odette/s-pwgsGVpaZ28


  1. Nous utilisons l'expression « geste(s) de peu » pour désigner des gestes qui emploient peu de choses, des gestes « faits avec » peu. Autrement dit, il s'agit de gestes qui sont concrètement réalisés à partir de ressources « pauvres » (peu de denrées ou de matières disponibles). Il faut entendre aussi une forme de modestie inhérente aux gestes réalisés. Cette manière de dire évoque une manière de faire et d'agir. La formule fait aussi écho aux « gens de peu » décrits par Pierre Sansot, dans son ouvrage où il analyse, au-delà d'une « sociologie du temps libre », ce qu'il appelle « le temps pour soi » des gens de peu. Il dit : « Gens de peu comme il y a des gens de la mer, de la montagne, des plateaux, des gentilshommes. Ils forment une race. Ils possèdent un don, celui du peu, comme d'autres ont le don du feu, de la poterie, des arts martiaux, des algorithmes. La petitesse suscite aussi bien une attention affectueuse, une volonté de bienveillance ». Sansot, Pierre, Les gens de peu, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Sociologie d'aujourd'hui », 1991, p. 7.
    Nous utiliserons cependant les formules : « design du peu », « pratique du peu » comme « art du peu », étant donné qu'elles ne sont pas sur le même registre que les gestes. Elles concernent des pratiques et des activités dans leur globalité et qui « proviennent du peu ». Elles ne se situent pas directement dans le mouvement mais dans les attitudes et les formes. Les gestes qui leur correspondent ne sont pas toujours des « gestes de peu ». En effet, des œuvres d'art et de design peuvent très bien être conçues en s'inspirant du peu (voire des « gens de peu »), ou bien en veillant à produire un résultat de peu, tout en ayant eu recours dans leur mise en place à des dispositifs économiques ou de productions plus complexes. 

  2. Le terme « vernaculaire » est historiquement appliqué à l'architecture et à la photographie, mais il est intéressant d'évoquer des pratiques qui sont à la croisée de différents champs, et qui se situent en dehors des disciplines : les savoir-faire et pratiques autochtones ont leurs identités propres, parfois difficilement observables d'un point de vue extérieur. 

  3. Klébaner, Daniel, L'art du peu, Paris, Gallimard, Coll. « Le Chemin », 1983. 

  4. Antoine Hennion parle de l'attachement par rapport à la figure de l'amateur à l'appui d'enquêtes sociologiques. Il utilise ce terme pour exprimer les liens entretenus entre un amateur et l'objet de sa passion. Hennion, Antoine, Maisonneuve, Sophie, Gomart, Emile, Figures de l'amateur. Formes, objets, pratiques de l'amour de la musique aujourd'hui, Paris, La Documentation française, 2000. 

  5. Sansot, Pierre, op.cit., pp. 12 – 13. 

  6. De Certeau, Michel, (dir.), L'invention du quotidien, Tome 1 Arts de faire (1980), nouv. éd., Paris, Gallimard, coll. « Folio essais » n°146, 1990. / Tome 2 Habiter, Cuisiner (1980), nouv. éd. Revue et augmentée, Paris, Gallimard, coll.« Folio essais » n°238, 1994. 

  7. Tote est un mot anglais qui signifie littéralement « fourre-tout ». Il s'agit d'un sac très sommaire (généralement en tissu) permettant d'accumuler des affaires à transporter, comme le tablier dans l'histoire. Nous pouvons à ce propos évoquer la création d'un objet multifonction qui est le « tablier totebag » crée par La cantine des cocottes, une cuisine participative et traiteur éthique qui organisait les repas durant la journée d'étude « Workshop(s) : La fabrique du faire (#2) », le 10/10/2019 à La Fabrique Pola, à Bordeaux. Cette création apparaît comme un parfait exemple de réactualisation d'un objet tout en témoignant d'une nouvelle manière de penser ses usages. 

  8. Le tablier est évoqué dès le moyen-âge, notamment dans les Canterbury Tales de Geoffrey Chauce. On retrouve l'histoire des tabliers de grands-mères dans les ouvrages de contes populaires anonymes. J'ai moi-même appris l'histoire de ma grand-mère qui, elle-même a vu sa grand-mère se servir de son tablier de la sorte et elle a inventé une histoire à partir de son expérience. 

  9. Illich, Ivan, Le genre vernaculaire, Paris, Seuil, 1982, (Trad. Maud Sissung). 

  10. Chéroux, Clément, Vernaculaire, Essais d'histoire de la photographie, Cherbourg-en-Cotentin, Le Point du Jour, p. 10. 

  11. Sur la perte des savoir-faire : voir la « Convention de 2003 », Patrimoine Culturel Immatériel de l'Unesco, [en ligne], URL : https://ich.unesco.org/fr/artisanat-traditionnel-00057 

  12. Oroza, Ernesto, Rikimbili, Une étude sur la désobéissance technologique et quelques formes de réinvention, publication de l'université de Saint-Etienne, Cité du design, 2009, (trad. Nicole Marchand-Zanartu). 

  13. Caraës, Marie-Haude, Comte, Philippe, « Vers un design des flux : l'hybridation des disciplines - Le volet cubain de la recherche : Rikimbili », pp. 137 - 153, dans Dautrey, Jeanne (dir.), Milieux et créativités, Nancy, Les presses du réel / ENSAD Nancy, 2016, pp. 150 - 151. 

  14. Cette manière d'écrire a valeur de signature pour leur œuvre collaborative. 

  15. « En 2007, la biennale mondiale d'Ushuaïa a chargé Lucy + Jorge Orta de se lancer dans une remarquable expédition en Antarctique à bord du vol Hercules KC130. Vers la fin de l'été austral, pendant les mois de février à mars, aidés par l'équipe logistique et les scientifiques stationnés à la base antarctique de Marambio, les artistes ont fondé le village antarctique éphémère et ont hissé le premier drapeau antarctique en hommage au Traité sur l'Antarctique. » Traduction personnelle, dans Lucy + Jorge Orta [site officiel], URL : http://www.studio-orta.com/en/artwork/144/Antarctic-Village-No-Borders-ephemeral-installation-in-Antarctica 

  16. Mes travaux ont débuté en 2016 avec mes deux grands-parents puis le décès brutal de mon grand-père m'a contrainte de resserrer l'étude exclusivement sur la figure de ma grand-mère. 

  17. « Massette », subst. fem., roseau donnant une fructification brune en forme de quenouille, CNRTL, [en ligne], URL :https://www.cnrtl.fr/definition/massette 

  18. Un entretien a été réalisé avec Odette, ma grand-mère, afin qu'elle partage son expérience des massettes. Un extrait de cet entretien est écoutable à l'adresse suivante. URL : https://soundcloud.com/chloe-bappel/gestes_de_massettes_extrait_entretien_odette/s-pwgsGVpaZ28 

  19. Formis, Barbara, Esthétique de la vie ordinaire, Paris, PUF, « Lignes d'art », 2010, p. 8. 

  20. « Rénover », définition, CNRTL, [en ligne], URL : https://www.cnrtl.fr/definition/r%C3%A9nover 

  21. Marcillaud, Odette, 91 ans, propos recueillis le 03 mars 2021, à La Coquille. 

  22. Baudrillard, Jean, La société de consommation, Paris, Denoël, 1970, p. 316. 

  23. Aujourd'hui très démocratisé, notamment par les réseaux sociaux, le DIY est un courant issu des contre-cultures qui invite à faire les choses par soi-même. Il se développe principalement aux États-Unis avec des projets comme celui de Stewart Brand qui invente un catalogue capable de recenser une grande quantité d'objets et de produits, explicitant différents usages créatifs en prônant toujours de faire un maximum de choses par soi-même afin de viser l'autonomie. Le premier catalogue intitulé Whole Earth Catalog a été publié en 1968. 

  24. « Tradition », définition, CNRTL, [en ligne], URL : https://www.cnrtl.fr/definition/tradition 

  25. Lenclud, Gérard, « La tradition n'est plus ce qu'elle était... », Terrain [En ligne], 9 | octobre 1987, mis en ligne le 19 juillet 2007, consulté le 22 avril 2021. URL : http://journals.openedition.org/terrain/3195 

  26. Benjamin, Walter, Expérience et pauvreté, Paris, Rivages Poche, coll. « Petite Bibliothèque », 2011, pp. 38 - 40. 

  27. Ibid., p. 54.