Brancusi et Duchamp, peu et design mobile
Pierre Baumann

Professeur des universités en Arts, rattaché à l'Unité de Recherches transdisciplinaire EA.4593 CLARE (équipe ARTES), de l'université Bordeaux Montaigne, Pierre BAUMANN est responsable du master recherche Arts Plastiques. Ses travaux de recherche expérimentale, recherche-action portent sur les formes multiples d'écologie de l'art et de refonte du statut des objets artistiques. Il a publié en 2016, L'usure, (co-dir.) PUB/ARBA, en 2017 De Cibecue à Lemniscate, (dir.), PUB et en 2018 Dire Moby-Dick par la recherche en arts (dir.), PUB, Réalités de la recherche (collective) en arts en avril 2019, PUB et Sillage Melville, recherche en arts et monde mobile, PUB, 2020. Il conduit depuis 2017, le programme de recherche expérimentale en arts Moby-Dick, qui porte sur l'étude des écosystèmes de création, à partir d'une relecture pratique et d'une actualisation du roman de Herman Melville, Moby-Dick et le cachalot. L'équipe, fédérée autour du Laboratoire des objets libres, rassemble chercheurs, artistes, doctorants et étudiants en arts.
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Résumé
Ce texte suppose que la relation au peu est d'abord question de geste, d'action, de façon de vivre et de mobilité. Prenant pour point de départ la conversation inaugurale entre Duchamp et Brancusi autour d'une hélice d'avion en 1912, il s'agit d'interroger comment les formes et les objets distendent les rapports entre art et design, ne craignent pas les transfuges et les migrations. Le peu et la frugalité, non moins complexe, infléchissent l'organisation d'une écologie des relations (patterns) qui concentrent les logiques d'attention.

Abstract
This text assumes that the relation to the little is first of all a question of gesture, action, way of life and mobility. Taking as a starting point the inaugural conversation between Duchamp and Brancusi around an airplane propeller in 1912, it is about of questioning how forms and objects distend the relationship between art and design, and do not fear transfuges and migrations. The little and the frugality, not less complex, inflect the organization of an ecology of the relations (patterns) that concentrate the logics of attention.

1. Liminaire : peu et différence, Maurice et Morice1

Comment faire avec le peu ? Peut-on appliquer à soi un usage, si on peut dire, « peué » (issu de peu, c'est-à-dire réduit) des formes, des objets et des espaces ? Peut-on envisager des relations « peuées » entre les individus qui s'en trouveraient paradoxalement enrichies ? En somme, comment le peu infléchit-il des modes de vie ? Telles sont les trois questions fondamentales que posent ce nouveau numéro de la revue DAM. Nous tenterons de réfléchir à ces problèmes à l'appui de deux figures historiques, Marcel Duchamp et Constantin Brancusi puisque l'un et l'autre eurent l'art et la manière de faire avec le peu. Il conviendra tout autant d'observer ce que leur rapprochement génère, que d'aller chercher, plus que des phénomènes d'actualité qui sautent aux yeux, des styles de vie éminemment inactuels, c'est-à-dire hors des modes, réglés par l'évidence et la nécessité atemporelles qui permettent, paradoxalement, toujours et encore, de répondre aux problèmes du moment. En apparence, ces deux artistes sont très différents, l'ascèse intellectuelle duchampienne répond à la frugalité matérielle brancusienne2. En réalité il n'en est rien. L'un avec l'autre ont contribué à pousser l'objet d'art hors de ses retranchements au seuil de la spécificité3 (Judd) avec et au-delà de la question du design et de l'architecture. À force de pondération et de réduction ils ont construit un mode de vie où les objets furent désormais à même d'évoluer (formellement, spatialement et conceptuellement) en toute liberté. Ce sont cette mobilité et cette liberté des objets que nous chercherons à observer à partir d'un bref détour linguistique autour de ces trois petites lettres qui forment le mot peu.

2. Duchamp Brancusi, mobilité conceptuelle, mobilité processuelle

Revenir sur le travail de Constantin Brancusi et de Marcel Duchamp, c'est un peu comme revoir pour la énième fois un bon film classique. Il y a toujours un effet un peu passé, toutes et tous ont déjà développé leurs analyses4, leurs études, mais il y a aussi de l'inusable, quelque chose d'inépuisable. Autrement dit, la question n'est pas tant ici de livrer une nouvelle lecture mais, peut-être, au contraire de revenir sur une histoire que tout un chacun connaît bien pour essayer de voir en quoi aujourd'hui elle présente encore des résonances instructives pour faire avec les conflits écologiques et systémiques de notre époque. Duchamp et Brancusi ont en particulier développé un style de vie en apparence contradictoire, d'une mobilité labile pour l'un, d'une ascétique sédentarité pour l'autre. Toutefois l'un et l'autre* ont entretenu un rapport constant avec les objets, les formes, leur usage et leur environnement avec un sens aigu du pattern frugal qui anime le développement organique de la pensée artistique. Cette écologie des relations, expression empruntée à Philippe Descola5, s'est de toute évidence formulée empiriquement sous l'égide du faire, de l'expérience, de l'attention, de la contrainte, mais aussi de l'oisiveté, de la sobriété et avant toute chose, de l'extrême mobilité6 (formelle, corporelle, conceptuelle et imaginaire). Dans ce contexte, l'observation, la sélection, le réemploi et le changement de fonction d'objets usuels et de matériaux, un tabouret, un porte-manteau, une poutre de charpente ou un bloc de calcaire récupérés sur un chantier ont dynamité les repères élémentaires qui déterminent ce que peut être une œuvre d'art. L'histoire du readymade en est l'étoile la plus lumineuse, à la condition qu'on n'omette pas qu'il s'agit d'abord d'une stratégie méthodique en apparence fondée sur « l'indifférence visuelle7 » (ou « esthétique »). On a eu vite fait d'assimiler cette indifférence à de la désinvolture, voire à du nihilisme, Duchamp ayant judicieusement entretenu le trouble. Il s'agirait toutefois de considérer l'indifférence au sens mathématique ou a minima* sans affectivité, sans état d'âme, ce qui consiste à penser qu'il n'y a désormais plus de différence entre une œuvre d'art et un objet usuel. Ce ne sont que des objets anthropologiques. Tel est le paradoxe ; miser sur l'indifférence permet de développer une attention pour les choses auxquelles on accordait jusqu'ici peu d'importance. En prenant appui sur l'anecdote connue du 4^ème^ Salon de la locomotion aérienne de 1912, qui inaugura l'amitié quasi indéfectible entre Duchamp et Brancusi, nous tenterons de voir comment, pour simplifier, l'emploi économe des objets induit chez l'un (Duchamp) une mobilité qu'on dira « prospective » (ou « rétrospective ») et « spéculative » (ou « incertaine »), donc conceptuelle et, chez l'autre (Brancusi), une mobilité « processuelle » (ou « gestuelle ») et « factuelle » (ou « décidée8 »), donc matérielle et manuelle.

3. Deux modes du peu

Par ailleurs, supposons que la relation au peu soit sous-tendue par deux modes. Le premier mode consiste à faire avec le peu : j'ai peu d'argent, je fais avec. Je n'ai que du bois sous la main, je fais avec ce peu de bois ou d'écorce (ainsi se fait un canoé...). On peut alors discuter des contraintes et des nécessités, des conséquences écologiques, systémiques, sociales ou politiques. Le second mode caractérise l'action elle-même. Elle définit une manière de faire « peu-ement », si je puis dire. Si en une percussion j'éclate en deux un caillou j'ai « peu-ement » fendu la pierre. Cette économie induit aussi des manières d'être. Le sujet n'est pas ici d'ordre linguistique (même si chez Duchamp l'usage du langage est en lui-même un territoire conceptuel et sensible pour penser la forme, les objets et les situations9), mais il convient de s'attarder un instant sur le problème que soulève ce second mode. S'il détermine une manière de faire qui serait caractérisée par cette qualité particulière (peu), quel verbe correspond à l'adverbe ? Je n'en ai pas trouvé, ce pourquoi il convient de faire quelque pas en arrière.

4. Peu et peuer

Le peu désigne bien ce qu'il est, trois petites lettres pour dire d'abord « peu nombreux » (du latin paucus employé au pluriel paucis ; il y aurait donc d'abord des « peus », avec un s), ensuite « petit » (paulus) et « pauvre » (pauper), voire une « infirmité » (parvus). Le mot touche donc à la fois au registre de la quantité et à celui de la qualité, l'une et l'autre amoindries, voire reléguées dans l'infime (retour de l'inframince duchampien10). Mais évidemment, telle est la thèse générale, le peu n'est pas que pauvre ou, autrement dit, la valeur du peu est inversement proportionnelle à sa faiblesse apparente (même s'il faut toujours se méfier du « less is more » de Mies Van Der Rohe dès l'instant où il bascule du côté de la pénurie). Plus que cela, c'est une alternative aux politiques de croissances excessives, pour peu qu'on tienne compte également du facteur de répartition11. Autrement dit, la question porte sur la revalorisation du négligeable et sur la logique durable induite par le minimalisme, à entendre d'abord comme un mode de pensée12, plus que comme un courant historique, comme une richesse mesurée.

Ce bricolage linguistique ne va pas sans deux arguments encore. Avant de dire « peu » on a employé « pou » (1050) puis « poi » (1080). Autrement dit, le peu a aussi à peine la valeur d'un petit pois (qui ne pèse pas lourd13). Cqfd. Plus sérieusement, le peu est, comme toute forme langagière d'ailleurs, à ajustement variable au fil du temps. Le peu est mobile. Il est relatif, évolutif et de circonstance. Il qualifie par approximation, toujours de manière un peu vague, ou « à la louche ». Un peu finit toujours par trouver son équilibre. Exemple : « Je veux bien encore un peu de soupe, mais pas trop », histoire d'arriver à satiété. « Peux-tu bouger un peu à gauche ce tableau ? » histoire qu'il trouve sa bonne place. Ce doit être de quelques centimètres, mais de combien exactement, cela se fait au jugé.

Deuxième argument, puisque la présente publication se place par ailleurs sous l'égide du « faire », il convient de penser le peu d'abord comme une activité, plus que comme un état, la question étant certes de faire avec (le) peu, mais aussi de faire peu, ce qui n'est pas exactement la même chose. Nous voilà revenus en haut du paragraphe... Quel verbe utiliser pour qualifier une telle activité qui engloberait ces nuances (peu nombreux, petit, pauvre, infirme) ?

Étonnamment, si pour pauvre on dispose du verbe appauvrir (le préfixe a- désigne une direction), si pour petit on a rapetisser (le préfixe ra- est dépréciatif), pour peu on n'a rien à se mettre sous la langue. Peanuts. Je suggère donc de créer pour l'occasion un verbe, du premier14 groupe : peuer, sans préfixe qualificatif.

Je peue, tu peues, il peue, nous peuons, vous peuez, il peuent.

Il faut admettre que le verbe n'est pas très agréable à manier, présente au présent beaucoup trop d'homophonie avec le verbe pouvoir. Il conviendra de penser son usage dans l'intervalle situé entre la spéculation conceptuelle (l'idée d'un possible, au sens duchampien15) et la preuve par le geste (la démonstration d'un usage, au sens brancusien16). L'usage du verbe se place donc entre son principe théorique et l'expérience pratique du peu. C'est donc un verbe imaginé à usage rare (unique ?) mais qui décrit des activités variées ô combien courantes.

Faire l'expérience de sa conjugaison c'est un peu comme signer l'arrêt de sa signification. Il suffit de la réciter pour ne plus rien y comprendre. En contrepartie, cette invention nomme un angle mort de la langue (francophone). Pourquoi n'existe-t-il pas de verbe capable de qualifier une activité aussi simple et générique que celle de faire peu et avec peu, comme on peut exprimer manger, vivre ou dormir, compliquer ou simplifier ? Tout compte fait, je n'ai pas la réponse.

Pourquoi ne peut-on pas dire, « je peue avec un caillou » (Jimmie Durham ou Jean Dupuy peuent très souvent avec des pierres) ? Par approximation, on peut dire « Une hélice d'avion affine la pensée formelle du design industriel ». Mais on ne peut pas dire « Une hélice d'avion peue la pensée formelle du design industriel », ce qui pourtant permettrait de penser différemment le sens même de cette forme dynamique très particulière.

Face à cette impasse de la langue, il faut en conclure qu'on ne parviendra à qualifier cet usage qu'à travers l'exemple et une suite d'approximations linguistiques. Retenons toutefois que le peu investit donc une mobilité prospective et factuelle.

5. L'hélice d'avion

Exemple choisi à dessein, l'hélice d'avion est sans doute responsable, tout au moins fut le démarreur, de plusieurs évolutions fondamentales du monde de l'art. En 1912, lorsque Marcel Duchamp, Constantin Brancusi et Fernand Léger visitent le 4^ème^ Salon de la locomotion aérienne à Paris se joue une scène très exactement dans cet angle mort de la langue évoqué plus haut, dans le peuer. En arrêt devant une hélice d'avion, Brancusi s'exclame, c'est Fernand Léger qui relate : « En voilà une sculpture ! La sculpture dorénavant ne doit pas être inférieure à cela ». La forme qui, ainsi, résulte de sa fonction dépasse toute forme issue de la création artistique. Duchamp répond : « Hélice (Délices d'), c'est fini la peinture. Qui ferait mieux que cette hélice ? Dis, tu peux faire ça17 ? ». Cette forme au caractère industriel se suffit à elle-même. C'est la fin de l'art. Il existe beaucoup de littérature sur la question.

Autrement dit, le choc esthétique qui consiste à faire rentrer le design industriel dans le champ de l'art est ici de deux ordres.

Pour Duchamp, il s'exprime par le réemploi minimal de l'objet manufacturé et pour Brancusi par une conversion formelle épurée, plus précisément essentielle (« objet trouvé », « donné » selon Krauss). Cette hélice contient le strict nécessaire à sa fonction, ce que Brancusi appelle « l'essence des choses18 ».

6. Peu et potentialité (Duchamp)

Il est intéressant d'observer comment chez ces deux artistes l'anecdote est inaugurale puisqu'en 1913, Marcel Duchamp réalise à Paris son premier ready-made aidé Roue de bicyclette, puis en 1914 Hérisson, porte-bouteille acheté au Bazar de l'hôtel de ville à Paris. Toutefois, ce n'est qu'en 1916 que le concept même de readymade sera formulé (en tout cas il s'agit de la première trace manuscrite) à l'occasion d'un échange épistolaire entre Duchamp, parti vivre à New York, et sa sœur Suzanne, toujours installée à Paris. C'est à cet époque que Duchamp trouve le terme de « ready-made19 » (ou « already made ») pour catégoriser certains objets produits auparavant et parmi eux la roue de bicyclette et le porte-bouteille. C'est donc « avec retard » ou après coup qu'il demande à sa sœur d'inscrire sur le porte-bouteille « en bas et à l'intérieur du cercle du bas, en petites lettres peintes avec un pinceau à l'huile en couleur blanc d'argent la [sic] inscription que je vais te donner ci-après et tu signeras de la même écriture comme suit : [d'après] Marcel Duchamp20. »

L'objet au geste artistique réduit au minimum précède, certes, l'idée et sa transformation en œuvre à partir d'un processus d'accompagnement langagier (la triple inscription, titre, date et signature). Mais c'est tout compte fait le principe qui l'emporte puisque les objets concernés, fin mot de l'histoire, n'existent plus puisque sa sœur Suzanne les avait jetés aux ordures lorsqu'elle avait déménagé ses affaires. Il en sera également d'un autre type de disparition avec la pissotière.

Au principe de délégation (à sa sœur), thèse défendue par Francis M. Naumann21, s'ajoute donc une dépossession d'ordre matériel qui place l'œuvre dans un espace potentiel, du registre de l'idée. Non content de faire disparaître littéralement (puisque perdus) les originaux et la notion-même qui va avec eux, Duchamp conforte le principe d'équivalence déjà énoncé, qui consiste très concrètement à produire et à diffuser des répliques qui ont tout autant de valeur (sinon plus, puisqu'elles, elles existent) que l'original lui-même, répliques elles-mêmes « inscrites » par son auteur, ou par délégation.

Un tel phénomène d'apparition, de disparition et de réapparition des œuvres confirme la logique de dématérialisation de l'objet artistique au profit de ce que j'appelais plus haut un usage économe de l'objet industriel à la mobilité « prospective » (tourné vers les répliques à venir) ou « rétrospective » (tourné vers les originaux perdus) et « spéculative » ou « incertaine », c'est-à-dire potentiel, d'ordre conceptuel.

Nous pourrons considérer que cette disposition artistique assez nouvelle pour l'époque n'est pas (historiquement), ce sont les mot de Duchamp à Suzanne, « à comprendre dans le sens romantique ou impressionniste ou cubiste – cela n'a aucun rapport avec22. » 

Voilà peut-être la première orientation fondamentale suscitée par la rencontre fortuite de Marcel Duchamp avec une hélice d'avion, à savoir une pratique du peu fondée sur la potentialité néanmoins ancrée dans une matérialité vérifiable23. Il va sans dire que les perspectives d'usage d'une telle logique de l'existence indécise, entre principe théorique et présence avérée offre un très grand nombre de possibilités d'applications.

7. Peu, disposition et style de vie (Duchamp)

Passées les questions de choix et d'inscription, il faut se souvenir que la plupart des readymades subissent une opération technique, très pratique de renversement. La pissotière est renversée, le porte-manteau est fixé au sol, la pelle à neige est suspendue, etc. On a donc affaire à une des suites de gestes, sur le plan anthropologique, des plus élémentaires puisqu'elle consiste en une préhension puis un basculement. L'objet manufacturé subit donc une opération de renversement qui entre alors dans une nouvelle chaîne d'usage : certes il passe du domaine du design industriel à l'art, mais il passe surtout d'un usage à un autre. Et ça, c'est le titre qui l'indique : Trébuchet est un porte manteau vissé au sol (paf patatras !), In advance of the broken arm est une pelle à neige accrochée au mur (on saura ce à quoi s'expose celui qui voudrait en faire l'usage). Bref, cette logique de l'usage, qui résulte de bien peu de choses, prospective, par anticipation cette fois-ci, presque divinatoire, cristallise l'emblématique disposition duchampienne au moindre geste, autrement dit aussi au Lazy art (art de ne pas trop en faire – en apparence). Cette disponibilité, pour ne pas dire disposition, à l'égard du geste amoindri a fortement contribué à la construction d'une mythologie (en partie fondée) qui donne à penser la figure de Duchamp comme le grand représentant de l'artiste paresseux.

Toutefois, la logique du moindre geste consiste aussi désormais à porter toute son attention aux phénomènes imperceptibles et éphémères, d'une part, et au placement des choses d'autre part. En trois points, premièrement, l'imperceptible et l'éphémère sont incarnés par une deuxième notion forte (après celle du readymade, peut-on les élever au rang de concept ?) qu'est l'inframince. Si l'inframince est avant tout à considérer comme une condition dimensionnelle (la chose doit être considérée dans l'infiniment mince), il induit une logique de l'attention accrue, tant sur le plan conceptuel que sensible, qui consiste donc à s'attacher au peu jusqu'ici peu ou non pris en compte24, tel que l'écart qui subsiste entre deux objets (industriels) issus du même moule. Toutefois l'inframince possède des dimensions multiples : ouvert aux mathématiques, à la forme et aux expressions matérielles, à l'image et aux procédés photographiques, ainsi qu'au langage et aux idées abstraites25. Bien qu'il ne l'ait, à notre connaissance, pas formulé, on pourrait supposer que la pression de l'air sur l'hélice qui tracte l'avion est inframince (ou n'est pas eu égard à la masse tractée), tout au moins l'idée qu'on s'en fait l'est (comment une telle courbure peut-elle aussi solidement accrocher l'air ?).

Deuxièmement, la disposition tient compte également de la fragilité et de la mobilité : mobilité de l'artiste, qui passa sa vie entre Europe et États-Unis et des œuvres telle que Sculpture de voyage (encore une œuvre disparue), réalisée vers 1918 avec de la ficelle et des bonnets de bain, attestent autrement encore un art de vivre avec le peu, libre comme l'air et parfois fait avec trois bouts de ficelle.

Troisièmement, et pour terminer, l'observation attentive des photographies documentaires de l'appartement de Duchamp à New York autour de 1917 et 1918 illustrent un dernière propriété du peu duchampien, qui consiste à entretenir une tension forte entre un espace de vie, le désordre induit par ses activités et la valeur d'exposition des objets librement installés dans ce même appartement. Par conséquent, il ne s'agit plus ici du même type de potentialité que celle du readymade, il s'agit d'une potentialité qui résulte d'une suite de dispositions empiriques, approximatives26, mais parfaitement mesurées et pondérées.

Autrement dit, l'art du peu chez Duchamp s'exerce également en dehors de son rôle d'artiste, homme du commun, mais aussi commissaire d'exposition et intermédiaire. En effet cet art de la disposition par l'exposition (vu aussi comme un autre champ du design) peut tout aussi bien être observé, avec plus de simplicité et d'équilibre, moins de fougue peut-être, sur les documents qui montrent des vues de la seconde exposition Brancusi en 1933 (la première fut produite en 1926) à New York à la galerie Brummer. Si l'artiste producteur d'œuvre se désiste au profit du scénographe et du médiateur, l'activité sensible et esthétique de Duchamp, l'intelligence spatiale et la sobriété, l'attention et la bienveillance amicales subsistent27 et on assiste là, mine de rien, peut-être, à l'une des plus belles expressions d'un peu édifié au rang de style de vie. Duchamp, « peueur » for ever !

8. Peu et matérialité (Brancusi)

1912, donc, Brancusi contemple lui aussi cette hélice d'avion. C'est une période cruciale dans la carrière de l'artiste. Il a 36 ans. Il ne vit pas encore dans l'impasse Ronsin, s'y installera dans un premier atelier en 1916 d'abord au 8 de l'impasse, puis, à partir de 1927, après un affaissement de terrain provoqué par un violent orage, au 11 dans lequel il vivra jusqu'à la fin de ses jours en 1957. En 1910 il avait engagé un processus de réduction formel autour, notamment, de deux motifs fondamentaux, la tête et l'oiseau. Il n'aura de cesse de radicaliser ces formes essentielles par leur réinterprétation successive. Tout ceci va mener loin et participera pleinement à la construction d'un mode de vie. C'est en 1912 qu'il achève ses deux premiers oiseaux, intitulés Maïastra, l'un en marbre blanc juché sur un empilement de trois socles, l'autre en bronze, supporté par une haute colonne à section carrée qui trouvera sa place dans le jardin d'Edward Steichen à Voulangis à partir de 1913. Cette première version épurée, certes encore un peu ventrue, relativement figurée (on peut schématiquement identifier la queue, le corps les pattes, la tête et le bec) permet d'observer ce qui frappa l'artiste dans l'hélice d'avion : la quête d'un absolu formel entièrement dévolu à sa fonction, premier, élémentaire, fondamental, en dehors de tout esprit de simulacre et de représentation ; épuré et réduit à l'extrême, léger et dynamique, sans expressivité gestuelle apparente de l'artiste. Brancusi s'engage à cette époque dans une quête de perfection formelle et spatiale, faite de répétition et d'ajustements successifs, de façonnage, de polissage, d'empilement et de positionnement, qui plonge l'exercice répétitif du peu au cœur de la matière : bois, pierre, métal, plâtre, poussière, air, lumière. Brancusi pousse la porte d'une mobilité matérielle et manuelle que nous avons aussi qualifiée de « processuelle » (ou « gestuelle ») et « factuelle » (ou « décidée»).

Ainsi retranché au seuil de l'abstraction l'oiseau, dont il sera produit plus d'une quinzaine de déclinaisons entre 1910 et 1936, incarne avant l'heure toute l'ambiguïté d'un objet spécifique28 qui part à la rencontre du design industriel d'une hélice d'avion.

9. Art ou matière brute, effet double bind (Brancusi)

Nous voilà à l'orée d'un paradoxe qui s'est manifesté à travers le conflit historique qui opposa Brancusi aux États-Unis. L'objet de ce litige est là aussi, en particulier, un Oiseau dans l'espace, version en bronze acquise par Steichen quelque temps auparavant. En 1926 une vingtaine de sculptures, dont l'oiseau, sont envoyées à New York pour la première exposition personnelle de Brancusi dans la galerie Brummer (Duchamp est déjà aux manettes) en novembre-décembre. Depuis 1913, une loi exonérait de droit de douane tout objet d'art. Toutefois, le chargement est saisi par la douane, Brancusi doit payer 4000 dollars, soit 40 pour cent de la valeur déclarée de l'ensemble sur la base de matière brute (métal et pierre), « ce qui signifiait très clairement, note Margit Rowell, que le statut d'art ne leur fut pas reconnu29. »

Auparavant, plusieurs œuvres de Brancusi avaient franchi sans encombre la frontière, grâce à la vigilance et la protection de l'avocat de renom et collectionneur américain John Quinn, qui s'était constitué une solide collection d'art contemporain européen, des œuvres de Brancusi en particulier pour lesquelles il prenait même le soin de faire déclarer les socles comme des sculptures pour qu'ils passent la douane sans taxe. Quinn meurt d'un cancer en 1924 et les œuvres passent donc cette fois la douane sans sa protection. Brancusi furieux, informé par Duchamp lui répond par câble : « Proteste énergiquement Douane grand injustice30 (...). » Le sujet a déjà fait couler beaucoup d'encre. Brancusi engage donc un procès, très théâtral31, contre les États-Unis qui se solde en novembre 1928 par un verdict en faveur de l'artiste, verdict qui fit jurisprudence, attestant par là-même la reconnaissance de la dimension artistique d'un objet abstrait, certes avec une bonne quinzaine d'années de retard par rapport à l'anecdote de l'hélice d'avion.

Toute la défense de Brancusi avait pris appui sur l'idée qu'un objet abstrait, qui résulte d'un façonnage complexe réalisé par un artiste, est bel et bien une œuvre d'art. Mais, ce que le procès n'a pas tout à fait résolu, c'est quelque chose de l'ordre de sa réciprocité, c'est-à-dire comment cette attention extrême pour une forme pure, simple, factuelle, agit sur l'usage des formes usuelles, à savoir sur le design des objets qui entourent l'artiste, dans un univers fonctionnel élargi du design, à l'endroit même de l'hélice d'avion.

C'est peut-être là tout le paradoxe et l'effet double bind de ce procès. À sa manière il a, comme Duchamp et le readymade, contribué au déplacement des limites de reconnaissance de ce qu'est une œuvre d'art, mais il en a resserré son champ de définition dans le domaine de l'abstraction, à la différence de ce qui se déploie réellement dans l'atelier et de ce que l'hélice d'avion était venue confirmer : la perméabilité et la continuité absolue entre les différents registres de l'objet (matériau, socle, sculpture, formes utilitaires, mobilier, architecture), habité par une pensée créatrice radicale et « peuiste ».

C'est probablement aussi à cet endroit que se croisent les chemins de Duchamp et de Brancusi autour de cet « objet trouvé » (Krauss) que le salon de l'aéronautique leur a donné.

10. Peu et mobilité (Brancusi)

Désormais, peut-être faut-il, pour bien saisir l'ampleur de ce qui est en jeu, franchir le seuil de l'atelier de Brancusi, reconstitué au pied du Centre Pompidou32. On y découvrira une « mobilité heureuse », si on peut dire. Mais il faut aussi se plonger dans la documentation photographique et filmique produite par l'artiste33 à partir de cette même époque pour contempler toute cette genèse organique et mouvante, pour comprendre également combien cette perfection formelle de l'hélice résulte chez Brancusi d'un ingénieux et technique travail de manipulation des matériaux qui relève tout autant de l'activité de l'artiste que de celle de l'artisan en BTP ; les lourdes masses y sont manipulées et transformées avec l'intelligence et la connaissance du travailleur manuel.

L'atelier doit être observé comme un théâtre d'opérations conduites tout autant pour mettre en bon ordre les formes (trouver le juste équilibre spatial – cette perfection est avant tout ce qui saisit l'observateur) que pour mettre en œuvre leur production (assumer un désordre fonctionnel qui tombe ainsi par nécessité34), ce à quoi il faut également ajouter tout ce qui relèvera du campement, de l'habitation mobile et paradoxalement durable (répondre aux nécessités minimales de circonstance, s'assoir, manger, dormir, recevoir des amis...). Il ne faut pas oublier que l'atelier était donc un savant chevauchement de ces trois types d'espaces fonctionnels (exposer/agencer, faire/transformer, vivre/échanger). Nombreux sont bien sûr les artistes, à l'instar de Richard Serra35, à avoir puisé dans ce biotope fondamental extrêmement riche tant sur le plan formel que processuel. En prenant l'atelier comme un espace de vie, Brancusi entretient l'idée que l'expérience du peu est avant toute chose ancrée dans le présent d'un mode de vie qui fait avec la mobilité des formes et des corps (il a aussi invité des danseuses à pratiquer ses sculptures, Florence Meyer, Lizica Codreanu ou encore Marina Chaliapine).

Là, les matériaux s'accumulent (récupérés bien souvent sur des chantiers – pour le bois en particulier). Certains deviennent des œuvres façonnées, d'autres des socles qui se superposent avec une pondération remarquable, mettant à mal la conception même du socle36, d'autres encore servent à réaliser le strict nécessaire qui doit répondre au confort élémentaire de l'artiste : s'assoir, manger, dormir, franchir les différents espaces de l'atelier (porte), etc. Mais ce n'est pas tout, puisque ces objets n'ont pas toujours de « fonction » arrêtée, un objet peut passer du socle au banc, de la table à l'établi puis au socle, du banc à la porte, de la porte à la sculpture. Un disque de plâtre est tout autant une partie de socle pour le Grand poisson qu'une table de banquet, qu'un établi. L'hélice d'avion y trouverait sans difficulté sa place. À défaut, Brancusi détenait dans sa collection de documents photographiques, des images anonymes, purement documentaires, de pièces d'avion, à n'en pas douter non pas conservées comme un répertoire formel, mais comme des traces utiles qui confirment des existences voisines.

Ce déploie, autrement dit, un design de circonstance, élémentaire, ordinaire. On pourrait presque ici appliquer le titre du livre de Yona Friedman à l'atelier : l'atelier est une architecture mobile, vers une cité conçue par ses habitants37. « Ses habitants » sont l'artiste et sa forêt d'individus sculpturaux (socle et mobilier compris) puisqu'eux-aussi déterminent leurs nécessités, leurs placements et leurs déplacements (une Colonne sans fin viendra chercher la hauteur sous la verrière, un oiseau viendra se poser devant un écran de tissus rouge, etc.). Par extension, il est plaisant de penser que Brancusi dresse un modèle social qui pourrait probablement être extrapolé, misant sur l'attention, la recherche de qualité, la polyvalence, l'indépendance et l'autonomie (économique), la frugalité, la pondération, la mobilité et la circulation des fonctions. Le peu. Il est intéressant d'observer combien les plus grands collectionneurs, ceux qui s'attachaient à réinterroger des modèles de vie à partir de ce que les objets leur donnaient, très tôt, ne s'y sont pas trompés puisque le Banc (1914) fut acheté d'abord par John Quinn (toujours lui), puis par Walter Arensberg.

11. Peu et objets libres

Une partie du projet intellectuel que suscitent ces deux artistes, Brancusi et Duchamp, consiste à s'interroger non pas sur leur dimension historique de leur œuvre, mais sur le style de vie qu'ils désignent. C'est ce que nous aurons tenté d'esquisser ici, c'est à-dire de voir comment le peu est avant toute chose un état d'esprit qui, pour bien faire, doit se maintenir dans l'angle mort de la raison, doit contribuer à penser des modèles conceptuels, d'usages des objets et des lieux, de relations entre les individus qui mettent au centre du dispositif de pensée la créativité artistique partout, dans tous les interstices de la vie. Il nous a paru fructueux de consacrer du temps à chercher à comprendre comment se dessine et s'organise cet écosystème brancuso-duchampien, parce qu'il nous a paru être encore aujourd'hui très stimulant à investir, plus encore, nécessaire. L'important n'est pas d'arpenter les lieux « à la manière de », mais de cultiver des logiques d'attention analogues afin de faire avec, autrement, en trouvant sa place.

On peut plus simplement se demander à quoi ressembleraient ces deux artistes s'ils évoluaient aujourd'hui avec le même état d'esprit (forcément différents puisqu'on est toujours aussi le fruit de son époque) ? Cette question reste suspendue.

Au-delà de ces principes très généraux, une autre partie du projet intellectuel que suscitent ces deux artistes consiste donc à tester des situations et à étudier des acteurs qui indirectement sont marqués par cette empreinte qui consiste à investir toutes les dimensions pratiques de la mobilité à l'aune de notre culture contemporaine avec ce souci d'économie. C'est ce à quoi nous nous sommes attachés, dans le cadre du laboratoire des objets libres38 qui fut créé en 2016 pour faciliter le développement de ces expérimentations. Le laboratoire des objets libres a pour ambition d'étudier le statut des objets artistiques en dehors de leur périmètre établi, dans un contexte anthropologique élargi. À la lecture de ce qui précède, il faut bien admettre que ces intentions ne sont pas très originales, étant entendu que l'originalité n'est pas une fin en soi. Toutefois, il y a certains artistes qui influencent des styles de vie. En ce qui nous concerne, Brancusi fut de ceux-là.


Fig. 1 : Pierre Baumann*, La maison, l'atelier, 9 juillet 2021.


Fig. 2 : Pierre Baumann, La maison, l'atelier, 9 juillet 2021.

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  1. Maurice et Morice sont les surnoms que Duchamp et Brancusi se donnaient mutuellement dans leur correspondance qui dura de 1914 à 1955. Ce texte, bien qu'il ne cite que peu ces échanges épistolaires, puise dans ces connivences. On y découvre toute la dimension pratique, commerciale de leur relation (Duchamp fut un solide promoteur aux USA de l'œuvre de Brancusi), peu de considérations esthétiques, mais une amitié sincère qui se consolide au fil des échanges. On trouvera bon nombre de ces échanges dans Tabart Marielle, Lemny Doïna (dir.), La dation Brancusi, dessins et archives, Paris, Centre Pompidou, 2003, p. 115-129, ainsi que dans la publication plus récente Lemny Doïna (dir.), Correspondance Brancusi Duchamp, Paris, Dilecta, 2017. 

  2. Ce schématisme, pas tout à fait faux, que nous détournerons et qui oppose en apparence les deux artistes est évoqué par Rosalind Krauss. Toutefois, Krauss défend l'idée que la genèse même des œuvres de Brancusi, qui touchent à l'essence de la forme, ont une valeur commune avec les readymades. « l'œuf du commencement du monde [par exemple] est un objet trouvé, une forme donnée à Brancusi bien plus qu'inventée par lui. Comme chez Duchamp, le geste esthétique tourne autour de la présentation de cet objet trouvé (...) ». Il faut entendre ici par « présentation » un avènement qui résulte d'un lent processus de simplification sculptural. Dans Krauss Rosalind, Passages, une histoire de la sculpture de Rodin à Smithson, Paris, Macula, [1977] 1997, p. 93. 

  3. On se réfère ici à la notion de spécificité développée par Donald Judd dans son texte phare paru dans Art Yearbook en 1965, lire dans Judd, Donald, Écrits 1963-1990, Paris, Lelong, 1991, traduit de l'américain par Annie Perez, p. 9-20. 

  4. Inutile d'en faire ici la liste bien trop longue entre Arturo Schwarz, Jean Clair, Jean Suquet, Francis M. Naumann pour Duchamp et Sidney Geist, Pontus Hulten ou Marielle Tabart pour Brancusi, la liste ne saurait s'arrêter à ces quelques figures de référence. Nous avons également publié en 2006 un ouvrage sur la relation entretenue entre ces deux artistes à partir de l'analyse des inframinces de Duchamp, d'une part, et de la figure de la Colonne sans fin, d'autre part. Voir Baumann Pierre, Brancusi et Duchamp, les hommes-plans, Aix-en-Provence, PUP, 2008. 

  5. On pourra trouver incongru un tel rapprochement. Il faut considérer que ce rapprochement met un pied dans le champ de l'anthropologie et situe l'étude de ces œuvres particulières parmi celle de tout objet qui résulte d'une production humaine. On pourra discuter du caractère organique de la pensée artistique. D'abord toute pensée artistique n'est pas organique, ensuite celle qui l'est, à l'image de certains développements élaborés par ces deux artistes, induit la prise en compte des évolutions de circonstance, d'une croissance progressive et d'une suite d'ajustements. L'élaborations de la notion d'inframince de Duchamp, comme la conception progressive d'Etant données ou la genèse (voire la morphogenèse) de la Colonne sans fin de Brancusi sont des cas d'exemple qui pourraient supporter cette thèse. De surcroît, l'écologie des relations induit une approche qui pourra aussi être qualifiée de mésologique (Jacob V. Uexküll), en cela que la conception artistique de ces deux artistes ne va pas sans la prise en compte d'un ensemble de facteurs influents multiples : forme, matière, temporalité, voisinages matériels, rencontres, expérience, contexte, lieu, etc. C'est pourquoi on emploie ici aussi le concept de pattern en référence à l'usage qu'en fait un autre anthropologue, Eduardo Khon, dans Comment pensent les forêts, Bruxelles, Zones sensibles, 2017. En particulier, p. 215 sq. Khon développe l'analyse d'un pattern singulier qu'est l'écologie du caoutchouc dont la subsistance est dépendante d'un ensemble de facteurs complexes (dispersion, irrigation, accessibilité, localité des populations, etc.). Nous défendons l'idée que pour Brancusi et Duchamp, il en est de même. Pour bien comprendre la genèse de la Colonne sans fin, il est indispensable de bien déterminer le pattern complexe qui permit à cette forme d'apparaître, de croître, de se développer, puis de se stabiliser. 

  6. On pourrait placer ce texte sous la houlette d'une œuvre particulièrement représentative de cette mobilité qu'est L'enfant au monde, groupe mobile, réalisé en 1917 par Constantin Brancusi. Cette œuvre est charnière pour plusieurs raisons. Elle inaugure l'apparition du motif de la Colonne sans fin, elle confirme la mobilité des formes et de leur fonction (socle, coupe, figure humaine), affirme leur transformation permanente et le rôle crucial de la photographie. 

  7. Duchamp Marcel, Duchamp du signe, Paris, coll. « Champs », Flammarion, 1994, p. 191. 

  8. Le terme « décidé » pourrait ici surprendre, mais on verra, si ce n'est comment Brancusi manie les choix formels et d'usage avec assurance et circonstance, comment il se confronte aussi concrètement à la question du jugement et de l'arbitrage. 

  9. On ne développera pas ici la dimension langagière duchampienne, mais elle est largement investie. Deux exemples : Premièrement, une des conditions d'existence d'un readymade est son inscription (signature, titre, date). Deuxièmement, la conception de l'inframince investit notamment le problème du langage. « 70+40=110 à haute voix ou à voix basse (surtout énoncé mentalement à 70+40 font plus de 110 – (par infra-mince) », Duchamp Marcel, Notes, « inframince 1-46 », Paris, Flammarion, 1980, p. 34. 

  10. Avec le concept d'inframince forgé année après année, Duchamp a bien mis le peu, l'extrême peu au centre de l'expérience artistique sensible et conceptuelle. On ne saurait départir la relation entretenue par Duchamp avec les objets d'art et de design de cette dimension inframince. Pour éviter tout détour abstrait, on considérera que l'inframince est avant tout une condition dimensionnelle qui permet d'interroger des phénomènes, des événements, des structures de langage, des objets et des relations. Pour en saisir l'étendue, lire Duchamp Marcel, Notes, op. cit., p. 19 sq

  11. Je reviendrai sur les conséquences de cette logique économique récessive en prenant notamment appui sur le rapport Meadows. Cf. Meadows Donella, Meadows Dennis, Randers Jorgen, Les limites de la croissance (dans un monde fini), Paris, Rue de l'échiquier, 2017 (2004), traduction Agnes El Kaïm. « Le défi, écrivent-ils, auquel la planète est confrontée peut être formulé de façon simple : pour atteindre la "durabilité ", l'humanité doit augmenter la consommation des populations pauvres tout en réduisant son empreinte écologique totale. Cela requiert des avancées technologiques, un changement d'attitude de la part de chacun et des planifications à plus longue échéance », p. 21. On pourrait tout autant convoquer les travaux de Yona Friedman ou d'Ivan Illich. 

  12. Ne pas chercher midi à quatorze heure, il faut entendre ce mode de pensée comme la tentative de s'en tenir au minimum, au strict nécessaire. 

  13. « Gratuité du petit poids », Duchamp Marcel, Notes, op. cit., p. 21. 

  14. Ce qui présente bien des défauts le verbe « peuer » présenterait trop d'homophonie avec le verbe pouvoir (je peue, tu peues, il peue...). 

  15. Pour Marcel Duchamp, le possible est à considérer « (...) (pas comme contraire d'impossible ni comme relatif à probable ni comme subordonné à vraisemblable). Le possible est seulement un « mordant » physique [genre vitriol] brûlant toute esthétique ou callistique. » in Duchamp Marcel, Duchamp du signe, Paris, coll. « Champs », Flammarion, 1994, p. 104. Autrement dit, si le possible usage de « peuer » est un jeu conceptuel, il est ancré dans le concret qui précède ou préfigure l'action possible. Dans le cas de Duchamp les readymades sont bien souvent des exemples concrets de possibles comme mordants physiques. La pelle à neige a pour titre In advance of the broken arm (En prévision du bras cassé). Le porte-manteau vissé au sol s'intitule Trébuchet... Dans ce contexte, les objets sont donc des figures anticipées d'actions possibles. Peuir permet de qualifier la nature de ces actions : Marcel Duchamp peuit (fait peu) avec une pelle à neige. À suivre. 

  16. La pratique du peu chez Brancusi est moins spéculative, moins abstraite ; elle est au contraire éminemment concrète. Elle n'est pas portée par la dimension langagière du peu (encore que Brancusi parlât peu), mais sur l'économie complexe des objets et des formes qui se déploient au cœur même de son atelier. 

  17. Propos rapportés par Fernand Léger, transcrit dans Hulten Pontus, Dumitresco Natalia, Istrati Alexandre, Brancusi, Paris, Flammarion, 1986, p. 92. 

  18. On retrouve bon nombre des aphorismes de Brancusi dans Tabart Marielle, Brancusi, l'inventeur de la sculpture moderne, Paris, Gallimard, « Découvertes », 1995, p. 118-119. Parmi eux le suivant : « La simplicité n'est pas un but dans l'art, mais on arrive à la simplicité malgré soi, en s'approchant du sens réel des choses ». 

  19. Mot employé pour le « prêt-à-porter » (ready-made) en opposition au « sur-mesure » (custom-made). 

  20. Lettre de Marcel Duchamp à sa sœur Suzanne, citée en particulier dans Naumann Francis M., L'art à l'ère de la reproduction mécanisée, Paris, Hazan, 1999, p. 65. Cité également dans Shwarz Arturo, The complete works of Marcel Duchamp, New York, Delano Greenidge, 2000, p. 615. 

  21. Dans ibid

  22. Ibid

  23. On ne le fera pas ici, mais il est tout à fait envisageable d'appliquer cette logique « peuiste » de la potentialité à bon nombre d'objets produits par la suite par Duchamp, tels que les différentes sculptures qui résultent d'un travail d'empreinte : Feuille de vigne et autres Objet dard

  24. Une fois encore, nous avançons ici en considérant que certains principes sont acquis. Pour disposer d'une des meilleures analyse de la notion d'inframince, nous renvoyons au texte chronologiquement inaugural sur le sujet, et théoriquement certainement un des plus subtils, en tout cas reconnu comme tel, qu'est celui de Jean Clair dans Clair Jean, Sur Marcel Duchamp et la fin de l'art, « La boite magique, "infra-mince" », Paris, Gallimard, [1977] 2000, p. 268 sq

  25. Je renvoie aux notes 8, 9, 11 et 13. 

  26. Dans le cas présent cette disposition approximative est aussi à rapprocher de l'« approximation démontable » qu'est Étant données, 1° la chute d'eau, 2° le gaz d'éclairage, ainsi décrite dans sa notice de montage. Voir : Duchamp Marcel, Notice de montage de Étant données, fac simile, Philadelphie, Musée de Philadelphie, 1987. 

  27. Là encore il conviendrait d'aller plus loin dans le récit : Duchamp gère les affaires de Brancusi, s'occupe de l'importation des œuvres, les installe et même découpe certaines Colonnes sans fin pour qu'elle trouvent leur place dans l'exposition. Pour plus de détail, lire le chapitre de Doïna Lemny, « Les expositions à la Brummer Gallery de New York 1926 et 1933-34 », dans Tabart Marielle (dir.), L'atelier Brancusi, Paris, Centre Pompidou, 1997, p. 190-195. 

  28. Texte historique que celui de Donald Judd, « De quelques objets spécifiques », paru d'abord dans Art Yearbook e, 1965, traduit par Annie Perez dans Judd Donald, écrits 1963, 1990, Paris, Lelong, 1991, p. 9-20. 

  29. Margit Rowell dans Rowell Margit (préface), Brancusi contre États-Unis, un procès historique, 1928, Paris, Adam Biro, 2003, p. 7. Cet ouvrage retranscrit l'intégralité des minutes du procès et s'avère sur ce point extrêmement instructif et souvent cocasse. 

  30. Brancusi Constantin, Correspondance Brancusi Duchamp, op. cit., p. 45. 

  31. C'est un des rares endroits dans l'œuvre de Brancusi où la question du langage se pose aussi frontalement et touche donc ici à un détachement conceptuel tout à fait original, assujetti à la pragmatique du droit, qui n'a rien à envier à Duchamp. On n'est pas loin des faux procès Dada et Surréaliste, à la différence près qu'il se joue ici dans le réel. Éric Vigner réalisa une mise en scène de ce procès en 2013. 

  32. Il s'agit donc ici de la reconstitution de son second atelier, celui du 11 impasse Ronsin, composé de trois espaces concomitants. 

  33. Tous les ouvrages sur Brancusi présentent des clichés réalisés par l'artiste, plusieurs sont plus précisément consacrés à la photographie. Parmi ceux de référence, premier en date : Tabart Marielle, Hulten Pontus, Monod Fontaine Isabelle, Brancusi photographe, Paris, Musée national d'art moderne, 1979. Brown Elisabeth A., Constantin Brancusi photographe, Paris, Assouline, 1995. Un des plus subtiles en termes de reprographie : Schneider Pierre, Un moment donné, Brancusi et la photographie, Paris, Hazan, 2007. Enfin, pour les films : Brancusi filme 1923-1939, Paris, Centre Pompidou, 2011 (dvd) et Roche Nicolas (dir.), Brancusi images film sans fin photographie, Paris, Le point du jour, Centre Pompidou, 2011. 

  34. Cette activité bien que discrètement et plus artificiellement orchestrée dans la reconstitution contemporaine est toutefois très lisible dans la documentation de l'artiste, lequel s'adonne d'ailleurs souvent à de facétieuses mises en scène, comme pour confirmer à la fois la fonction et la portée de ces indices visuels. 

  35. La relation qu'entretient Serra avec Brancusi est fondatrice. En 1964/1965, Richard Serra séjourne à Paris et pendant quatre mois se rendra tous les jours dans l'atelier Brancusi (reconstitué à l'époque dans le Musée d'Art Moderne de Paris) pour dessiner. Serra raconte cette influence fructueuse notamment dans un entretien accordé à Friedrich Teja Bach, le 15 mars 1975. Lire dans Serra Richard, Écrits et entretiens 1970-1989, Paris, Lelong, 1990, traduit de l'américain par Gilles Courtois, p. 41 sq. On trouvera également de quoi approfondir la question dans le catalogue de l'exposition remarquable Brancusi / Serra qui fut présentée à la Fondation Beyeler en 2011. Voir Wick Olivier (dir.), Constantin Brancusi and Richard Serra A Handbook of Possibilites, Basel, Beyeler Museum AG and Hatje Cantz Verlag, 2011. 

  36. À tort peut-être, on ne s'attardera pas sur l'argumentation de la formule tant elle est acquise par le seul exercice de l'observation : la présence des socles qui résultent de la répétition et la succession de modules (cubiques, cylindriques, dentelés, rhomboïdaux, etc.), de leur variation matérielle (bois, calcaire, plâtre), voire de leur variabilité dans le temps rend tangible la continuité entre la sculpture, les socles empilés et l'environnement. Robert Morris fut marqué par le phénomène et rédigea une thèse de maîtrise sur le sujet : Form-classes in the Work of Constantin Brancusi, Hunter College, New York, 1966. On trouvera un autre texte fondamental d'Athena Spear, « L'élémentaire et la répétition : Brancusi », paru dans Revue de l'art, 1971, n°12, p. 40-44, reproduit dans le non moins instructif catalogue d'exposition Allemand, Évelyne-Dorothée, Rodin, Brancusi, Carl Andre... le socle, Tourcoing, Muba, 2017, p. 62-67. 

  37. Friedman Yona, L'architecture mobile, vers une cité conçue par ses habitants (1958-2020), Paris, L'éclat, 2020, p. 19. En liminaire, Friedman dresse un petit dictionnaire de concepts pour « l'architecture mobile ». On peut y lire : « Mobilité : (...) Les bâtiments et les villes nouvelles doivent être facilement ajustables suivant la volonté de la société à venir qui les utilisera : ils doivent permettre toute transformation, sans impliquer la démolition totale. (...) » 

  38. Le laboratoire des objets libres est une microstructure de recherche en arts, rattachée à l'Unité de Recherche CLARE/ARTES de l'université Bordeaux Montaigne que nous avons créée en 2016 à la suite de notre habilitation à diriger des recherche. Elle rassemble de façon organique des chercheurs en art, des artistes, des théoriciens, des scientifiques de tous horizons, des doctorants, des étudiants, mais aussi des écrivains, des acteurs du monde de l'art, des aventuriers, des pêcheurs... Elle s'emploie à mettre en œuvre des méthodologies de recherche basée sur l'expérience et le faire. Entre 2017 et 2021 le LOL a développé un programme de recherche autour du roman de Melville Moby-Dick