Éditorial
Sophie Fétro

Maître de conférences à l'École des Arts de la Sorbonne, membre et directrice adjointe du laboratoire de recherche Institut Acte de l'Université Paris 1 Panthéon Sorbonne.

ACTE II : Design du peu, pratiques ordinaires

Design du peu, pratiques ordinaires constitue l'acte II du dossier thématique consacré aux Arts de faire1. Il interroge les pratiques créatives dans un contexte de pénurie, de réduction et de manque mais aussi celles qui décident de faire du peu de moyens un choix délibéré, un art de faire heureux, critique, parfois militant, faisant le pari qu'une poésie peut émaner du peu de choses.

Ce dossier thématique a également donné lieu à une journée d'étude qui s'est tenue le vendredi 12 novembre 2021 au Centre de Colloques du Campus Condorcet, donnant l'occasion de débattre des questions soulevées par cette thématique.

Vous trouverez également dans « Paroles d'auteurs » de la revue, en lien avec l'acte 1 et 2 de ce dossier, un entretien que j'ai conduit avec le designer Jules Levasseur en mai dernier, dont le témoignage interroge la question de l'atelier, les pratiques localisées de design s'appuyant sur des industries et savoir-faire de proximité.

1. Vérifier une hypothèse

En posant comme sujet pour ce dossier « design du peu, pratiques ordinaires », il s'agissait de vérifier l'hypothèse qu'une ou plusieurs voies alternatives à un design du trop et de l'emphase, pouvaient bel et bien exister. Afin de la vérifier ou de la contester, notre intention a alors été d'observer comment dans les champs de l'art et du design, cet intérêt pour le peu pouvaient se manifester. Qu'elles étaient les orientations prises, les zones de conflits et points problématiques que cette hypothèse pouvait soulever afin de ne pas produire un plaidoyer pour le peu, mais bien de mener un débat contradictoire, critique, à l'appui d'expériences personnelles et/ou collectives, de pratiques artistiques et de créations singulières, d'écrits, d'approches récentes ou plus historiques. L'idée était aussi de conceptualiser cette notion du peu, d'en comprendre les possibles ressorts, d'en exposer diverses manifestations possibles. Pourrions-nous par exemple affirmer l'existence d'une théorie du design du peu ? Est-il d'ailleurs pertinent de l'envisager comme telle ? Bien que le dossier ne se veuille pas exhaustif, les réponses à l'appel à contribution ont été éclairantes, attestant d'une part de l'intérêt porté à cette question, mais également de son actualité dans des champs disciplinaires et domaines variés, pour ne pas dire son urgence à être traitée, renvoyant à des situations très concrètes. Ce dossier thématique et la journée d'étude associée constituent donc l'expression de cette tentative qui consiste à penser des designs du peu et des « faire avec » peu mettant à l'honneur les fabriques discrètes, les pratiques anonymes, montrant un intérêt pour le réemploi, l'utilisation de matières recyclées, une économie des formes et de la matière, une sensibilité pour des usages réduits ou bien encore un intérêt pour les low-tech.

2. Le caractère hétérogène des méthodes, disciplines, des moyens et des pratiques

Ce dossier thématique, vous le verrez, est traversé par des méthodes, des champs disciplinaires, des moyens et des pratiques différentes. En cela le « design du peu » fédère d'emblée (ceci en constitue un premier constat) des chercheurs, théoriciens, penseurs, artistes, designers, praticiens et amateurs d'horizons différents, favorisant une porosité des disciplines et des pratiques. Cette dernière s'explique non seulement par la référence à Michel de Certeau et à son ouvrage L'invention du quotidien (Tome 1. Arts de faire), réputé dans le champ des sciences humaines et sociales, qui a été le point de départ des réflexions de notre groupe de travail, mais également par le design lui-même dans sa dimension pluri- et trans-disciplinaire. Vous le constaterez, l'approche anthropologique est revenue à plusieurs reprises, notamment à travers ses méthodes, l'enquête sociologique et anthropologique et l'observation participante : tel est le cas de Chloé Bappel, de Christian Malaurie et de Luc Gwiazdzinski. Le corpus est ainsi hétérogène, à la croisée de la philosophie, de l'anthropologie, de la sociologie, de la théorie des arts, du design et de l'architecture. Les références théoriques et créatives constituent ainsi un corpus ouvert conduisant à mettre au jour des pratiques et situations de design parfois passées inaperçues ou qui n'ont pas toujours été portées sur le devant de la scène, ainsi que des pratiques amateurs, familiales, qui partent du quotidien, de pratiques spontanées, de fabriques collectives et individuelles, dans des contextes sociaux et géographiques multiples.

3. Sur fond de crises sanitaires et environnementales

Aujourd'hui, on peut dire que la question du peu revêt une urgence nouvelle, au regard des crises actuelles migratoires, climatiques, de la multiplication des situations de précarité, d'une préoccupation grandissante à l'égard de l'épuisement des ressources et d'une prise de conscience des limites du terrestre. Dans ce contexte, « un design du peu », pourrait-il contribuer à envisager une économie du peu qui ne soit pas seulement pensée selon des modalités restrictives ? En somme, est-il possible de réduire les dépenses productives sans amoindrir les propositions créatives ? Comment contribuer à changer d'approche, à sortir de la logique extractivitse qui est celle actuellement privilégiée par les logiques capitalistes pour entrevoir d'autres voies possibles ?
Cette question du peu a trouvé dernièrement une résonance accrue avec la pandémie de COVID19 et les différents confinements que nous avons connus depuis 2019. Camille Bosqué propose à travers son article d'aborder la question de l'autofabrication à travers la confection de masques et de matériels médicaux. C'est aussi dans ce contexte que des actions et des initiatives individuelles et collectives ont pu se distinguer. Le design du peu renvoie aujourd'hui à une prise de conscience peut-être plus grande que précédemment de la logique du système productif occidental et de ses logiques internes d'approvisionnement, de production, et de distribution. Cette expérience a d'ailleurs montré les failles d'un système de production et les limites d'une économie de marchée fondée sur la délocalisation et la logique d'import-export.

4. Les temps et localités de moindre abondance

Si les périodes de guerre, les conflits, les périodes de reconstruction ont pu et sont parfois des périodes paradoxalement fécondes, d'autres moments et contextes ont conduit les designers à faire au mieux avec peu, que l'on pense aux bijoux faits avec des rondelles de métal et matériaux de récupérations d'Anni Albers et d'Alexander Reed ou plus récemment les démarches de Florie Salnot ou de Studio Swine. Ces démarches incarnent cette volonté de dépasser le statut initial des objets, leur trivialité apparente, pour en révéler les potentialités matérielles et formelle, leur puissance critique, rejoignant de ce fait l'idée de « transfiguration du banal » développée par Arthur Danto à propos du ready-made.

5. Le design du peu comme choix

Cette attention portée au peu de chose, à l'inaperçu, Chloé Bappel l'évoquera également à travers l'idée de rénovation des pratiques populaires et de la transmission familiale de gestes courants. Loin d'orienter les créateurs vers des réponses indigentes, les contextes de moindre abondance, semblent parfois nourrir leur créativité, répondant à la formule de Papanek : « c'est souvent avec les moyens les plus pauvres que l'on parvient à la solution la plus juste ». Le design du peu cultive une modestie qui n'est pas dépourvue ni d'ambition, ni d'idéaux, ni de qualités physiques et perceptives, offrant au contraire des expériences singulières, atypiques, sortant malgré tout de l'ordinaire. Ce peut donc être par choix que les créateurs/designers se tournent vers des matériaux déjà usagés, la récupération de tout ou partie d'objets existants, ne cherchant pas à utiliser beaucoup mais à développer une approche frugale de la conception et de la fabrication, à faire beaucoup avec peu : « less but better » (« moins mais mieux ») dira Dieter Rams.

6. Essentialisme, réductionnisme, générosité et ampleur

Le design du peu de moyens ne rime pas nécessairement avec une ascèse austère ou un mode de pensée nihiliste. Il peut au contraire conduire à des productions d'une certaine ampleur, rappelant que les moyens ne font pas la manière de les engager. Ainsi différentes approches très différentes cohabitent dans ce dossier thématique et se télescopent : entre celles qui cultivent une essentialité des formes et des moyens et celles qui cultivent une forme d'hétérogénéité, dans une ambiance qui n'est pas celle de l'épure mais au contraire celle du foisonnement et d'une accumulation joyeuse. Cette question du peu qui a habité la modernité et l'esprit de ses représentants dans le champ du design et de l'architecture - que l'on pense à Adolf Loos ou à Mies van Der Rohe et son fameux « less is more » -, est aujourd'hui abordé selon d'autres modalités et motivations. Fanny Léglise indique précisément dans son article que son approche du moins n'est pas à mettre exactement sur le même plan que le « less » de Mies van der Rohe davantage en lien avec une approche minimaliste. L'enjeu, pour elle, se situe actuellement davantage du côté du réemploi, du recyclage et de la réutilisation. La nudité n'est d'ailleurs pas nécessairement le propre du design du peu lorsqu'il est lié à des pratiques de recyclage, de récupération, qui peuvent donner lieu à des dispositifs, constructions, environnements très foisonnants. Le rapport d'opportunité, qu'elle évoque à partir de Jean-Marc Huygen, ne relève pas pour autant d'un opportunisme malvenu mais d'une capacité à agir avec le terrain et ce qu'il offre. C'est ainsi à travers différents exemples d'architectures impliquant de la récupération de matériaux, des gisements locaux de matière déjà usagée, qu'elle propose de mettre en lumière ce qu'elle appelle une « pensée de la métamorphose plutôt que de l'extraction » fondée sur une « puissance de détournement ».

7. Le paradoxe du peu

Pour autant que les designers et les artistes sachent bien souvent tirer parti de situations fortement contraintes, la question est de savoir s'il faut accepter de telles situations, s'y habituer ou les dénoncer ? Plusieurs auteurs, ont souligné le caractère polysémique du « peu », pouvant tout aussi bien être le garant d'une économie de moyen salutaire à l'heure de la restriction des ressources, que l'expression d'un manque, ou la faculté d'un individu ou d'un groupe à se satisfaire de peu de choses. Afin d'éviter toute méprise à l'égard de notre démarche, il a été important de distinguer un art du « peu » développé dans un contexte subi de celui où le peu relève d'une approche délibérée. En effet nous sentions bien l'écueil qui consisterait à faire arbitrairement un éloge du peu de façon décontextualisée et à vanter des situations qui peuvent apparaître comme créatives pour celles et ceux qui se tiennent à l'abri du besoin, alors même que pour celles et ceux qui les pratiquent de façon contrainte, ces situations relèvent de la survie, bien loin de tout enjeu poétique. Le design du peu court le risque d'une forme d'indécence dès lors qu'il n'est pas situé.

8. Dans le champ de l'art

Dans le champ de l'art, la question du peu conduit non seulement à une mise en cause des cadres institutionnels établis où l'art peut avoir lieu, mais aussi de ses modalités de mise en forme, comme de ses pratiques, revendiquant le quotidien comme sujet et matière pour l'art. Le ready-made constitue sans aucun doute une figure incontournable de l'art du peu qui opère des déplacements et questionne non seulement le statut de l'oeuvre d'art autant que les objets du quotidien dans leur puissance esthétique et sensible, modifiant possiblement le regard porté sur les choses. Pierre Baumann, dans son article, propose à cet égard de distinguer deux approches du peu : celle de Duchamp à travers le ready-made, et celle de Brancusi qui suit une « quête d'un absolu formel » . Il invite alors à reconsidérer la valeur du peu, en indiquant qu'elle « est inversement proportionnelle à sa faiblesse apparente ». Il imagine également l'invention d'un nouveau verbe, non d'ailleurs sans malice et humour, un verbe du 1er groupe, le verbe « peuer », qui viendrait à signifier le fait de produire du peu ou de faire avec peu. Ce changement de regard sur les choses du quotidien, il en est également question dans l'article de Christian Malaurie à travers le travail du collectif « Les Pas Perdus2 » et l'implication du public que ses membres appellent des « occasionnels de l'art ». Il se dégage de leurs productions, des univers hétérogènes, non dénués d'humour et de fantaisie, qui ne sont pas éloignés des collages surréalistes et dadaistes, porteurs d'une altérité poétique. Ils peuvent aussi être assez proches des télescopages urbains décrits par Colin Rowe dans Collage City3.

9. Une dimension critique

Si l'on tente d'identifier différentes manifestations d'un design du peu par le passé, plusieurs d'entre elles, pour ne pas dire quasiment toutes, sont porteuses d'une dimension critique. Tel est le cas d'Ugo La pietra à travers sa proposition Recupero e reinvenzione. Pour lui, l'invention se manifeste précisément dans les marges urbaines, non pas dans le centre de la ville administrative, siège du pouvoir politique, mais dans les faubourgs, en l'occurence la périphérie de Milan, où devient possible l'invention spontanée. C'est pour lui une façon d'infléchir le système normatif et parfois autoritaire de la ville afin de gagner ce qu'il appelle des « degrés de liberté ». Andrea Pastorello s'intéresse pour sa part à une autre figure majeure du design radical italien dans les années 70, Riccardo Dalisi, membre actif de la Global Tools, en particulier à ce que l'artiste appelle les « techniques pauvres ». Il ressort des actions et ateliers de « créativité », qu'il a mené avec les enfants du quartier défavorisé Triano de Naples et ses étudiants d'école d'architecture, une « esthétique de l'infortune » joyeuse et critique. L'enjeu de son « architecture d'animation » s'avère alors aussi bien éducatif, permettant de sortir les enfants de leurs habitudes et de les sensibiliser à l'espace4. Le design du peu revêt alors une dimension à la fois sociale, culturelle et pédagogique, se déclinant de l'échelle de l'objet à la ville. Ces approches sont aussi une invitation à regarder du côté de l'invention spontanée, de tous ceux qui créent par nécessité et qui développent des pratiques de bricolage ingénieuses malgré des conditions matérielles limitées rejoignant les pratiques perruquières décrites par Michel de Certeau et une approche subversive des systèmes dominants. Vous retrouverez cette dimension critique, contestataire, voire militante, dans le cadre des constructions spontanées des ronds points dont témoigne Luc Gwiazdzinski, mais aussi des pratiques de hacking, comme celles développées par Benjamin Gaulon, étudiées par Judith Michalet. Le design du peu se pratique ici dans les marges, à la frontière des normes et des espaces normalisés, dénonçant des cadres autoritaires imposés.

10. Approche économe et logique soustractive

Le design du peu répond possiblement à une logique soustractive impliquant une réduction de dépenses et de ressources, selon laquelle un même service peut être accompli avec moins de moyens. Pour autant, cette réduction peut aussi s'avérer restrictive, permettant moins de choses, moins de services, moins de fonctionnalités, ce que Nicolas Chauveau et Marie-Julie Catoir-Brisson appellent notamment des « usages dégradés ». Dans le champ de l'industrie et de la production en quête de marges bénéficiaires, la logique soustractive consistant à alléger les structures, à réduire les épaisseurs de matière, conduit bien souvent à une production d'objets de pacotille, privilégiant l'aspect au détriment de la solidité et de la résistance. Le peu n'est donc pas la condition d'un design toujours admirable et vertueux. Jérémie Elalouf mettra également en évidence cette limite sans toutefois s'en contenter. Il proposera une autre conception de ce rapport qualité/quantité en proposant de distinguer deux approches du design du peu : l'une reposant sur une approche quantitative incarnée par Adolf Loos et Otl Aicher, témoignant d'une orientation vers un essentialisme formel, et l'autre sur une approche qualitative transparaissant dans le travail d'Andrea Branzi et de Rem Koolhaas, davantage tournée vers un rapport aux signes et une puissance narrative. Pour autant Jérémie Elalouf ne les oppose pas, ni n'en privilégie une plus qu'une autre. Il envisage plutôt des porosités entre les deux, soulignant le potentiel libérateur et d'émancipation de ces approches dès lors qu'elles ne se situent pas du côté de la feinte ou du faux-semblant.

11. Sur le plan philosophique

Sur le plan philosophique, le peu renvoie sans doute au « minuscule et fragile corps humain » décrit par Walter Benjamin dans « Expérience et pauvreté ». Le peu constitue un commencement, une invitation à contrer la barbarie autoritaire, tout en se détachant des modèles anciens. Walter Benjamin indique : « à quoi sa pauvreté en expérience amène-t-elle le barbare5 ? Elle l'amène à recommencer au début, à reprendre à zéro, à se débrouiller avec peu, à construire avec presque rien6 ». Pour Arnaud Villani, auteur de Philosophie du peu. Le courage d'être heureux7, le peu est indissociable d'une quête du bonheur, qu'il situe contre une relation conquérante au monde qui privilégie la domination et le fait de sans cesse devoir la rendre manifeste. Au lieu d'accumuler des biens et des richesses, Arnaud Villani nous invite à « décumuler », à se débarrasser de l' « inutile », et rappelle que « peu » n'a pas pour contraire « beaucoup » mais « trop ». Si le design du peu est une invitation à une forme d'allègement matériel, une invitation à vivre avec moins, comment opérer ce tri parmi les choses ? Et comment faire en sorte que l'acceptation de ce moins, ne soit pas synonyme d'un renoncement à toute relation poétique aux choses et au monde ?

12. Mise en cause des valeurs

Si « toute accumulation n'est pas mauvaise8 » en soi, elle implique toutefois un questionnement sur la nature de ce qui est accumulé et le sens de cette accumulation. Le design du peu en encourageant la récupération, le réemploi, cultive paradoxalement aussi une forme de conservation et de stockage. Les recycleries et les friperies sont des lieux où se concentrent des objets usagers en quantité, dans l'attente de ce que l'on appelle « une seconde vie », ou de ce que nous pourrions appeler d'autres « con-figurations ». Le peu pose de fait la question de la valeur des choses, des actions de valorisation et des modes de valorisation. Le design du peu implique également une autre façon de concevoir les objets, de sorte qu'ils soient réparables, transformables, évolutifs, recyclables, allant à l'encontre de l'irréversibilité du sertissage. Wafa Abida et Jérémie Elalouf ont relevé tous deux un rapport à la négation dans le design du peu, tout en proposant de dépasser cette négativité première. Cette négation, ou cette soustraction, n'engendre pas que de faibles résultats ou la médiocrité des propositions, mais au contraire permet d'envisager un dépassement possible de la valeur négative du peu par la créativité en portant un regard décalé sur les choses.

13. Ouvrir l'oeil, une attention au peu de choses

Produire de « petites choses » peut-il suffire à définir un horizon exaltant, ou tout du moins possible et souhaitable, pour le design ? N'est-ce pas là une belle occasion de dépasser les perspectives d'un design grandiloquent et immodeste ? Dans La dame aux camélias, Alexandre Dumas fils, dit : « Je suis de ceux qui croient que tout est dans peu. L'enfant est petit et il renferme l'homme ; le cerveau est étroit et il abrite la pensée; l'œil n'est qu'un point, et il embrasse des lieux9 ». Si « tout est dans peu », alors ce peu mérite sans doute toute notre attention. C'est en cela une invitation à ouvrir l'oeil. C'est ce que montrera Wafa Abida à travers l'idée d'« un monde de petites choses ». Ouvrir l'oeil équivaut à porter son regard sur ce qui est là, présent, et que tout le monde ne voit pas. Faire le choix de s'orienter vers le peu, n'est donc pas l'acceptation d'une soumission, elle est plutôt au contraire le témoin d'un choix volontaire et courageux. En cultivant une forme d'humilité, le design du peu est une forme de « ménagement » faite au délaissé, au laissé pour compte, à l'inaperçu et à l'apparemment insignifiant. À cet égard, les pratiques ordinaires, en plus que d'offrir de possibles enseignements et modèles, peuvent constituer une invitation à porter une attention à ce qui n'a pas de prix.

14. Une critique de la notion de projet

Par ailleurs, une critique de la notion projet est revenue à plusieurs reprises dans les articles et présentations, conduisant par la même occasion à produire une définition du design qui ne se réduit pas à un acte projectif. L'art du réemploi implique de percevoir dans ce qui existe un potentiel d'usages, de formes, de rapports entre les êtres et les choses. En ce sens, le design du peu conduit en puissance à contester un design prévisionnel, au profit d'une écoute du moment, de ce qui est perçu acceptant les imprévus et les éléments jugés a priori faibles. Le design du peu engage donc cette critique d'une conception, pourtant largement admise du design, en tant que faculté à prévoir et à anticiper des usages et des formes. Le design est alors moins l'expression d'un projet, que celle d'une intention qui accepte de l'indéterminé dans sa conduite, ou comme le dirait Aristote de la contingence10 (acceptant qu'une chose puisse être autrement qu'elle n'est), ou, pour le dire avec les mots de Lévi-Strauss, de l'« incidence11 » (relatif au mouvement incident de la balle qui rebondit et au bricolage). Vous retrouverez cette critique de la notion de projet tant chez Fanny Léglise, à l'égard du réemploi en architecture ainsi que chez Margaux Moussinet et les collages spontanés, non arrêtés de David Carson. Dès lors que du réemploi est en jeu et que le concepteur ne sait pas d'avance ce qu'il va pouvoir découvrir et trouver, le travail de préméditation de la forme devient de fait quasi impossible. Si pour certains cela vient contrer les méthodes de conception habituelles en design, voire les empêcher et lui nuire, pour d'autres, au contraire, cette situation devient une chance, l'occasion d'une surprise et d'un possible émerveillement pour des choses inattendues, non prévue d'avance.

15. Penser et concevoir en termes de relations

Les articles et la journée d'étude ont ainsi mis en évidence différentes orientations et conceptions de ce qui pourrait être regroupé sous cette terminologie « design du peu », n'en faisant pas un genre ou une catégorie du design mais un cadre de questionnements non uniforme. En cela, les pratiques et les théories qui peuvent lui être associées ne sont pas figées et n'existent pas à l'unisson. Différentes formes du design du peu ont pu être mises en avant, parfois dissonantes ou contradictoires, qu'il soit entendu sous l'angle du « less » et d'une logique soustractive des formes, du réemploi, du ready-made, d'une résilience à l'égard d'enjeux écologiques, d'un peu subi ou d'un peu choisi, et que l'on adopte des méthodes relatives à des champs disciplinaires spécifiques ou mixtes. Il s'agit donc de considérer le « peu » en tant que sujet d'étude, questionnement, qui intéresse possiblement les pratiques ordinaires, artistiques et de design. Cette formule a l'avantage de son ambivalence, car elle n'arrête pas la discussion mais génère du débat. Dès lors qu'il est distingué d'un design de peu, réhabiliter le dénigré, mettre l'accent sur le délaissé, soutenir un rapport attentionné et médié12 au monde sont quelques points de convergence possibles identifiés à travers les lectures proposées. Si le design du peu ne constitue ni un champ du design à part entière, ni une théorie unique, il apparaît alors plutôt comme une préoccupation, parfois une inquiétude à l'égard du faire, des modes de production, et d'une relation plus générale au terrestre. Il appelle en cela des prolongements afin notamment d'élargir la question à des approches et à des contextes internationaux. Le design du peu reste par ailleurs un pari lancé aux artistes, designers, architectes, graphistes, amateurs, bricoleurs, afin qu'un rapport poétique, critique, subversif au faire puisse continuer à exister.


  1. Si l'on remonte le fil de ce dossier thématique, l'idée a germé il y a plus d'un an et demi à l'occasion de la programmation du n°3 de la revue qui a fédéré un petit groupe de chercheurs autour des « Arts de faire » : Claire Azéma, Christophe Bardin, Pierre Bourdareau, Christian Malaurie et moi-même. L'idée étant d'interroger les fabriques et les pratiques ordinaires dans les domanies de l'art et du design. Pour ma part, l'idée du « design du peu » est assez ancienne, car elle était déjà présente dans ma thèse de doctorat en 2011, pour contester une approche grandiloquente et emphatique du design et de l'architecture. Elle renvoie également à un petit texte que j'avais écrit intitulé « L'échappée belle du minimum » pour le catalogue d'une exposition collective intitulée Superminimum organisée par Burozéro, Est-ce ainsi et Studiolo à la galerie Lawomatic, à Paris en 2009 (https://estceainsi.net/fr/0110.html), ainsi qu'à un article « Inventer des rapports non réguliers à la technique » pour le dossier thématique de la revue Techniques & Culture dédié à la bricologie (Techniques & Culture, n° 64, 2015. https://journals.openedition.org/tc/7577). 

  2. La désignation « les Pas Perdus » se retrouve dans le texte de Michel de Certeau. Certeau Michel (de), L'invention du quotidien, tome 1 « Arts de faire », 3ème partie, chap. VII « Les marches dans la ville », « Parler des pas perdus », p.147. 

  3. Rowe, Colin ; Koetter, Fred, Collage city, Gollion, Infolio, 2002. 

  4. « L'architecture d'animation » avaient pour but la mise en place de dispositifs libératoires et ce que l'architecte nomme « l'affabulation spatiale ». Riccardo Dalisi ne se situe pas ici du côté du dérisoire, mais plutôt d'une action sociale citoyenne fondamentale. 

  5. Il s'agit ici d'une autre forme de barbarie, « positive », qui, bien qu'elle ne soit pas dénuée d'une certaine radicalité voire violence, consiste notamment à se « débarrasser du poids de la tradition ». Christine Schmider, « Contrer la barbarie. Walter Benjamin et la notion de « barbarie positive » », Noesis [En ligne], 18 | 2011, mis en ligne le 01 décembre 2013, consulté le 29 novembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/noesis/1746 

  6. Benjamin, Walter, « Expérience et pauvreté », Œuvre II, Paris, Gallimard, 2000, p. 364. 

  7. Villani, Arnaud, Philosophie du peu. Le courage d'être heureux, Carqueiranne, Sur le Fil, 2015. 

  8. Villani, op. cit., p. 63. 

  9. Dumas, Alexandre (fils), La dame aux camélias, Paris, Alexandre Cadot, 1848, p. 75. Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k851253k

  10. Aristote, Éthique à Nicomaque, Paris : Vrin, 2007, p. 304. 

  11. Lévi-Strauss, Claude, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 30. 

  12. Il en est question tout aussi bien à travers la question de la médialité développée par Christian Malaurie qu'à travers les propos de Wafa Abida, convoquant la figure de l'anse, à partir du texte de Georg Simmel, en tant que forme préhensile qui relie l'être humain à la chose et au monde.