Totem, entretien avec Vincent Lemarchands
Christophe Bardin

Totem, entretien avec Vincent Lemarchands

Christophe Bardin : Bonjour, Vincent Lemarchands, en 1980, à tout juste vingt ans vous devenez membre d'un collectif, Totem, qui très rapidement occupe une place importante, bien que décalée dans le paysage du design hexagonal. Vos expositions au VIA, à la Galerie Beaubourg (en compagnie de Richard Combas et Hervé Di Rosa), à la galerie Néotu, au salon du meuble de Milan ou encore à la Dokumenta VIII de Cassel montrent tout à la fois l'intérêt que vous suscitez comme la difficulté de vous ranger dans une catégorie précise. De quelle manière débute cette histoire singulière ?

Vincent Lemarchands : Je suis sorti du lycée Ampère de Lyon en 1978 avec un bac D et une souveraine envie de ne pas consacrer ma vie aux sciences de la vie, domaine habituel de ma famille. Denis Douzou, un cousin ébéniste s'installe à Lyon à cette époque. Je m'intéresse assez vite à son travail et étudie l'histoire des styles tout en chinant avec lui. Il m'initie à la restauration de meubles dans notre atelier de la cave de la pharmacie familiale de Gerland. L'ancien me passionne, mais je manque de bases en fabrication, je décide de me former via des stages.

Nous sommes en 1979 et Raymond Barre, Premier ministre, tente avec son gouvernement de résorber un chômage qui ne cesse de monter et d'inquiéter. En 1977, il instaure ce que les médias nomment alors le « plan Barre », c'est-à-dire une série de mesures destinées à endiguer cette vague. Parmi ces mesures figurent des plans de formation pour des personnes souhaitant se reconvertir. Par chance je suis retenu à une cession même si je n'en ai pas vraiment le profil. C'est au cours de ce stage que je rencontre les trois autres futurs membres de Totem : Jacques Bonnot, Frederick du Chayla et Claire Olivès. Chacun de nous cherchait dans cet intervalle des opportunités personnelles nouvelles. Nous les trouverons bientôt...

En 1979, Frederick loue un local bon marché à la Croix Rousse, dans une ancienne boulangerie dont le four a été détruit pour éviter la concurrence, et, un à un, nous le rejoignons tous.

Au départ le groupe est formé de cinq personnes, mais deux feront rapidement défection. Je rejoins la structure à ce moment-là et les trois autres m[']encouragent à dessiner mes propres projets de meubles. La création d'objets nouveaux, que je n'avais jamais envisagée sérieusement, s'impose à moi comme un pari insensé auquel le groupe me pousse avec frénésie. Dans ce contexte, tout est prétexte à multiplier les collaborations, les essais, les expériences. J'ai à peine 20 ans, et tout ça me rend dingue. Totem se mue rapidement en machine à projets.

La première forme juridique du groupe est un GIE (Groupement d'Intérêt Économique) qui fédère nos quatre activités « artisanales » en rendant économiquement possible une action collective . Au fil du temps la balance entre l'activité alimentaire (la restauration) et l'activité émergente (la création) s'inverse. Puis en 1983 je crois, la création devient notre seule activité. Les budgets d'étude deviennent progressivement suffisants pour déléguer les fabrications à l'extérieur, toute trace d'atelier d'ébénisterie disparaît. Seule notre estampille (marque produite par une frappe à froid sur les parties en bois de nos meubles), perdure un moment. Elle nous a valu d'être classée par Pierre Deloche, un universitaire, spécialiste de l'histoire des styles à Lyon, comme un des derniers ateliers de production de meubles à l'instar de Nogaret, Chaleyssin ou Krass. Mais Totem n'est pas considéré comme l'émergence d'une nouvelle donne artisanale. Des expositions comme « La figuration libre dans ses meubles » (Combas, Di Rosa & Totem, Galerie Beaubourg) ou « Proposition 2 » (Favier, Lecoffre, Paufique et Totem) de Jean-Louis Maubant, nous classe résolument parmi les jeunes artistes lyonnais et stéphanois comme Alain Pouillet, Line Clément, Philippe Favier, Tineke van Alzum, le galeriste Philip Nelson, Jean-Philippe Aubanel, Stéphane Braconnier, Claude Cognet, Mongi Guibane, Niek van de Steeg et Yves Bélorgey.

L'arrivée à la Drac Rhône-Alpes de Christian Bernard comme conseiller artistique en 81 ou 82 renforce cette formulation. Il inscrit le design comme une composante de son action publique, nous invite souvent à présenter notre travail parmi d'autres artistes et permet par son soutien le démarrage de Caravelles.

Nous sommes aussi souvent perçus comme un groupe de rock produisant des objets plutôt que des sons. Nos penchants vers des groupes comme Electric Callas, Marie et les garçons, Kent, le festival des Nuits Bleues de Bernard Meyet ou plus tard Carte de Séjour renforcent cet effet. La première Biennale de la Danse à Lyon en 1984 sera l'occasion de contacts nourris avec la jeune scène de la danse : Lasdada, Beau Geste, Lolita, Karl Biscuit & Castafiore, Daniel Larrieu, Philippe Descouflé. Télé Fourvière (la première télé libre de France), les collectifs pointus comme Frigo, Fait Divers Systeme, Base Internationale, Radio Bellevue, Effectifs de Profil

C.B : Comment se passent la création et la production au sein du collectif ?

V. L : La conception est toujours de source individuelle, la production est collective et concertée. Chacun dessine ses meubles et ses modèles et définit au mieux les process de fabrication. Nous utilisons beaucoup des panneaux de mélaminé (Formica) ou de MDF qui sont ensuite assemblés, enduits et laqués. Au départ, tout est réalisé à l'atelier. Rien n'est fabriqué à l'extérieur. Pour la première exposition, nous laquons les meubles à la main.

Dans mon souvenir, chacun propose des pièces via des dessins ou essais d'atelier et après vient la question de la fabrication proprement dite. C'est-à-dire qu'il faut se mettre d'accord sur les matériaux à acheter, réfléchir à la façon de procéder, à la méthode d'assemblage, et bien sûr au prix de vente. Ensuite, on se relaie pour assurer les finitions. Mais chacun peut avoir des manières de faire très personnelles. Lorsque Frederick produit le fauteuil Zèbre, ou Jacques la table Zigzag, ils sont les seuls à savoir comment procéder pour l'assemblage final. Pour ma part, je dois reconnaître que le montage de la chaise Gamète a de quoi rendre fou. Il y a donc aussi quelques secrets maison. Par contre, lorsque nous réalisons des expositions, chacun œuvre pour le collectif, car il faut aller vite et être certain de terminer les objets dans le temps imparti. Dans mon souvenir, il nous arrive rarement de réaliser plus de cinq exemplaires d'un même modèle. D'autant plus que les clients désiraient souvent des objets différents et rarement plusieurs exemplaires du même objet. Ce n'était jamais simple à faire. Pour un projet particulier comme la commande pour le restaurant le Petit Faucheux, il y avait suffisamment de multiples - une soixantaine de pièces, 54 chaises et 10 tables - pour que la production extérieure fasse sens. À la fin du groupe Totem tel que je l'ai connu, les procédures mises en place par Jacques et Frédérick permettent d'externaliser complètement les fabrications pour des commandes plus importantes comme celle du musée de Saint-Étienne.

Chacune des pièces est signée à la fois de notre nom et de « Totem ». Pour la question économique, le GIE vend les pièces de tous et reverse une part des gains. À tour de rôle nos modèles sont vendus et tout se rééquilibre. Il n'y a pas d'auteur vedette ou d'auteur maudit. Le groupe porte tout le monde et c'est très agréable, car bien sûr tout le monde porte le groupe.

C.B : Totem se forme en 1980 et vous exposez au show-room du VIA à Paris en juin 1981 ce qui vous inscrit immédiatement dans le champ du design. Pour autant, cela n'a rien d'évident au regard de vos parcours respectifs et de votre positionnement de départ - la restauration.

V. L : Le terme de design apparaît très rapidement pour nommer nos objets, car la plupart des commentateurs nous l'appliquent. On nous demande d'être des designers. Dès le départ notre ambition a été de créer du mobilier et des objets « neufs » et cette mission est essentiellement l'apanage du design et des designers. Très rapidement nous sommes repérés par le circuit du design avec l'exposition du VIA que vous avez rappelé et où nous sommes entouré de designers. Nous nous reconnaissons immédiatement dans cette logique.

Le ministère de la Culture fraîchement « languisé » est vivement intrigué par le phénomène Memphis apparu à Milan en 1981. Il envoie ses chargés de mission pour le design en rafales à Milan pour étudier et s'inspirer de la chose. Certains s'arrêtent à Lyon au retour de mission pour nous rencontrer et partager leurs impressions : pas d'entreprises motrices du design en France pour impulser une énergie à la milanaise. Même le Via, qui pourtant bouillonne d'envie et d'idées se retrouve contraint de se présenter au Salon du Meuble de Milan sous la consternante et castratrice scénographie voulue par les communicants de l'UNIFA des « Rues de Paris » où chaque entreprise de meuble se voit attribuer une plaque de rue (verte et bleue) à son nom. Cette stratégie pathétique a sans doute convaincu le Ministère de tenter de jouer le rôle de catalyseur du design en France par des actions variées : une commande publique exigeante et stimulante, intégration du design dans des collections publiques décentralisées, création de l'Ensci, soutien conditionnel au Via, grandes expositions (Design, miroir du siècle au Grand Palais, Caravelles en Rhône-Alpes, Arc-en-Rêve à Bordeaux). Cette politique se poursuivra jusqu'en 1986 avec de premiers résultats encourageants, mais sera sèchement interrompue et remisée pour deux longues années par la première cohabitation.

Il ne faut pas oublier le poids des Italiens et de Milan dans ces années 80. Dès les premiers moments de Totem nous nous rendons à Milan où nous rencontrons Alchimia. Nous y découvrons un système du design qui nous correspond vraiment et nous conforte dans nos recherches et nos créations.

C.B : Justement, en parlant d'Alchimia, du VIA ou encore de Milan, j'aimerais savoir ce que représente pour vous, à ce moment précis, le design des années quatre-vingt ?

V. L : À Paris, pour être honnêtes, nous ne trouvons pas grand monde à notre goût à part Philippe Starck et Abdelkader Abdi, Martin Szekely et Nestor Perkal. Ce sont Pagnon et Pelhaitre qui ont vu notre exposition d'Envers à Lyon qui ont signalé la chose à Jean-Claude Maugirard. Celui-ci nous intègre aussitôt à l'exposition du Via pour l'ouverture de son nouveau showroom place Sainte Opportune. Il n'y a aucun lien avec la première génération des designers modernes comme Roger Tallon ou Charlotte Perriand ou leurs suivants comme Paulin, Mourgue, Held ou Quarante. Nous ne les voyons jamais et je vais découvrir beaucoup de ces personnalités bien plus tard, en 1998, à l'occasion de la biennale du design de Saint-Étienne et de la très belle exposition sur l'aventure Prisunic. Dans ce microcosme parisien, Totem est un peu un OVNI. Il arrive en vociférant, montre ses objets assez improbables et disparaît dans la foulée. À Paris nous sommes hors sol, à Milan, nous sommes dans notre élément.

C. B : Comment vivez-vous ce succès critique qui arrive rapidement, ces articles de presse, ces invitations, ces expositions ? Est-ce que cela change votre manière de faire ou au contraire vous conforte dans vos décisions ?

V. L : Nous ne sommes pas indifférents, ça nous conforte. Nous sentons tous qu'il y a quelque chose de fort qui est en train de se passer et nous pensons tout de suite pouvoir y prendre part. La presse nous publie assez régulièrement, les institutions réagissent, tout cela stimule notre imaginaire. Le plus déterminant pour nous, je pense, c'est d'assister à la naissance de Memphis et à l'invitation qui nous est faite de participer à l'aventure. Nous sommes proches de certains d'entre eux, nous les connaissons bien et apprécions leur travail, mais nous n'y allons pas. Puis Memphis explose partout dans la presse, il y a une très forte empreinte de Memphis avec des objets et des images très efficaces. Nous réalisons alors la force et la qualité du dispositif de Barbara Radice. L'étendue et la variété des invitations de grandes personnalités autour du noyau milanais, l'assise théorique tranquille donnée par les anciens et les invités de marque, le professionnalisme impeccable dès les premiers instants, le soutien d'entreprises engagées comme Print ou Artemide et de la totalité de la presse spécialisée. Personnellement je pense qu'il nous aurait été très profitable d'être dans le navire Memphis, même si nous savions très bien que tout n'y était pas simple, mais le choix du groupe a été de poursuivre ce qui avait commencé à être mis en place et de ne pas risquer de nous diluer dans un ensemble trop prégnant. Ce choix, dont je reste solidaire, a généré une difficulté majeure : n'étant pas dans l'armada Memphis, nous nous sommes retrouvés dans son sillage avec toutes les difficultés de manœuvre inhérentes au problème.

Ce que nous avons peut-être perdu en renonçant à l'aura médiatique de Memphis nous a conduits à nous nous interroger sur la pérennité du mouvement européen « néo design » tel que l'avait étudié Uta Brandes et Michael Erlhoff dans leur « design als gegenstand » sorti en 1983. Certains des éléments de ce mouvement, et non des moindres, ont été comme Totem, en partie minorés par le succès fracassant de Memphis. C'est sans doute la loi du genre, mais Memphis même s'est épuisé à incarner le mouvement à lui seul et la fin de l'aventure est bien moins tonitruante que son lancement.

C. B : Memphis questionne la société via l'objet. Beaucoup des designers engagés dans cette aventure sont également des théoriciens du design, ils écrivent, débattent comment se situe Totem dans ce questionnement ?

V. L : Lors de notre premier voyage à Milan, c'est pour rencontrer les membres du groupe Alchimia. Jean Rouzaud journaliste à Actuel nous a signalé ce groupe travaillant selon lui dans le même esprit que nous. Nous rencontrons Mendini et Guerriero et surprise : ils sont d'une génération antérieure ainsi que pas mal de membres du collectif comme La Pietra, Sottsass ou Branzi. J'ai 20 ans, et je trouve ça formidable. Nous comprenons la dimension théorique et politique des travaux d'Alchimia, héritages des mouvements radicaux et contestataires des années précédentes. Chez Totem, les concepts politiques sont bien moins clairs et moins lisibles, sans doute teintés d'anarchie, d'anticapitalisme, d'écologie, de féminisme ou d'antiracisme . Les meubles et luminaires que nous dessinons expriment ces idées sur un mode assez libertaire. C'est assez repérable dans les productions de Jacques qui est le plus âgé du groupe et possède un passé de militant. Chez les trois autres, un peu plus jeunes, les choses sont plus désordonnées et les références sont plus à chercher et à trouver du côté d'Hara-Kiri ou de sources littéraires humanistes hétéroclites. Cette fibre écolo-libertaire de Totem, nous la retrouverons [en partie adoucie chez Memphis dont les membres les plus jeunes ne sont pas ou moins marqués par les clivages politiques des années 60] et 70.

Les théories du design dont j'ai dû m'imprégner à marche forcée, notamment pour initier les programmations de Caravelles (1984 à 1986 puis 1988 à 1991) m'ont été distillées par Jean-Claude Conesa dont j'ai suivi tous les cours à Saint-Étienne puis lors de notre collaboration pour le catalogue de Caravelles 2. De riches échanges ponctuels avec Pierre Restany, Gillo Dorfles, Andrea Branzi, Roger Tallon, Alessandro Mendini, Hubert Besacier, Alberto Alessi, Félix Guattari, Ron Arad, Ettore Sottsass et beaucoup d'autres m'ont permis bien des clarifications. Avec Jose Zanine Caldas, Marc Charpin, Ugo La Pietra, Jacques Beauffet, Laure et Jean-Hubert Martin, George Sowden et Nathalie Dupasquier, Gilles Faller et Henri Mas, Laurent Grégori, Yves Bélorgey, Brigitte Hedel Samson, Souche, Christine Athenor et mes anciens associés de Totem, les échanges ont souvent relevé de la passion et de l'amitié.

Au sein de Totem, Frederick, Claire, Jacques ou moi-même avons souvent fonctionné à l'instinct et à l'énergie, mais aussi avec une forme de lucidité toute particulière.

Ce qui, en regard de la force affichée par les têtes de file du design italien, constituait une véritable fragilité pour Totem, ce n'était ni notre âge ni nos accents « rebelles », c'était l'inexistence des rapports avec l'industrie. Malgré l'appui du Via, rien n'a évolué dans les rapports avec les industriels du meuble (UNIFA). Le titre « anti RN7 » nous a gentiment été attribué par un responsable de chez Ligne Roset et nous avons dû faire retirer une série de titres de meubles d'Ikéa pompés sur les nôtres. C'est maigre comme échanges et surtout décevant.

Nous n'avons jamais travaillé pour de grandes firmes ou de grands distributeurs. Avec un petit éditeur complice de type « italien », il aurait sans doute été possible de mettre en place une petite collection, de la montrer, de la vendre, d'influencer. En dehors de la Fondation Cartier, la seule qui nous a permis de travailler dans ce sens est l'entreprise Drimmer qui signait P. Starck, Memphis et nous. C'est le seul industriel français qui se soit un peu intéressé à nos idées.

C. B : De toute cette aventure, est-ce qu'il y a une pièce que vous retenez en particulier ?

V. L : Je pense que la pièce qui traduit le mieux la nature de notre travail est la table Totem Exquis. Elle est symptomatique de notre travail collectif et révèle que nos désaccords ou nos manques peuvent devenir notre force. La part théorique, qui semble aléatoire dans nos créations individuelles, est ici prise comme un jeu. Comme pour le cadavre exquis des surréalistes, ce jeu laisse au hasard le choix de la structure, mais il nous permet aussi de choisir le nombre de pieds de la table : un chacun, soit un total classique de 4, ça tombe assez bien, mais cela aurait être plus ou ... moins. Les Dada et les surréalistes sont des mouvements qui nous parlent avec l'illogique, le cynisme, l'asymétrie, le mystère, les rêves, la dérision de l'actualité et du réel. Nous nous mettons donc d'accord pour que chacun réalise un pied, et cela résout un autre problème : nous ne pouvons assumer financièrement qu'une seule pièce de cette importance et elle doit pouvoir fonctionner et « fédérer » les pièces précédentes qui étaient, pour la plupart, des sièges : une table évidement, pour mettre les chaises autour. Cette « méthode » nous évite aussi de nous retrouver en concurrence entre nous avec des projets individuels. C'est dans ces moments que nous étions, je pense, une vraie équipe. Nos faiblesses deviennent une force. On est jeune, on est bordélique, pas toujours très structuré, soit, mais sur des problèmes comme celui-là, on avance et on propose des projets très cohérents.

C. B : Il y a des moments difficiles ?

V. L : Il y a des expositions qui fonctionnent à l'inverse de ce que vous avez imaginé. C'est très dur. Le public comprend l'exact inverse de ce que vous avez voulu dire ou ne saisit pas l'intérêt de tous vos efforts. La plus difficile pour nous fut l'exposition Lilas à la galerie Néotu en 1986. À titre personnel j'ai beaucoup milité pour que nous utilisions une présentation monochrome de notre travail. Nous étions fatigués d'être trop souvent réduits à nos jeux de couleurs -- trop souvent perçus comme du « bariolage ludique». Nous aspirions à travailler presque exclusivement sur des formes et leurs origines. La chose est mal perçue par la critique et la presse. Pierre Staudenmeyer publie quelque temps plus tard, lors de la présentation de l'exposition à Vassivière en Limousin, un texte assez critique sur la collection qu'il a cofinancé. D'une part, il explique que nos réalisations sont intéressantes et puis plus loin il concède qu'il ne sait pas vraiment pourquoi. Pierre Staudenmeyer est un personnage important dans le design et cette incompréhension nous interroge. Manifestement le courant n'est pas passé alors que cette collection constituait pour nous un tournant. L'abandon, même momentané, de la polychromie et la tiédeur de la presse déjà frileuse n'explique rien à mes yeux.

Heureusement nous avons présenté à nouveau la collection Lilas lors de la rétrospective Totem au musée d'art moderne de Saint-Étienne en 2000. Elle est presque complète et fonctionne à merveille. À cette occasion elle revêt, selon moi, une fonction de critique a posteriori du design minimal omniprésent depuis et qui a tout nivelé au cours des années 90.

C. B : Et finalement, elle dure combien de temps cette aventure Totem ?

V. L : Claire s'en va en 1986 après l'exposition Lilas chez Néotu. Je quitte le groupe après Caravelles 1 en 1987. Jacques et Frédérick continuent ensemble jusqu'en 1991 ou 1992 je crois. Le projet Caravelles est bien né au sein de Totem et j'étais au sein du groupe chargé de le développer. J'ai beaucoup travaillé pour cet ensemble d'expositions. Il était convenu avec le groupe que je revienne après ce très gros projet. Et lorsque je réintègre Totem, les choses ont changé. Claire est partie et Frédérick et Jacques ne sont plus que deux aux manettes, le groupe et son désordre ont disparu. Les modes de fonctionnement sont différents avec la volonté d'une plus grande efficacité et plus de réalisme dans la manière de faire et d'agir. De retour, je m'attelle à la commande d'un bureau de direction pour un édile lyonnais. Très vite je me heurte aux nouveaux usages en cours dans la structure de travail. On m'explique que ça ne cadre pas avec la nouvelle ligne de Totem. Il est alors impératif que je parte.

L'analogie avec le « split » d'un groupe de rock est tentante. Durant 7 ans nous étions sur une énergie fédératrice. C'était très fort et très riche, avec en permanence des recherches, des avancées, avec sans arrêt la volonté de pousser les limites. C'était épuisant. Et quand cette énergie collective se dilue ...