Entretien avec Stéphane Darricau (26/05/2020 & 11/06/2020)
Yann Aucompte

Yann Aucompte1 : Comment es-tu venu à la typographie et au design éditorial ?*

Stéphane Darricau2 : Je n’ai pas développé d’appétence particulière pour la typographie au début de mes études parce que, dans le fond, à peu près personne alors ne développait d’appétence pour la typographie dans les années 1980, surtout en premier cycle. J’ai découvert la PAO durant ma deuxième année de BTS : j’ai touché un Macintosh pour la première fois afin de saisir une ligne de texte, que j’ai imprimée et collée sur une maquette composée en traditionnel, à l’échelle 1. C’était donc un outil de typesetting, et personne ne mesurait l’effet de révolution que ça allait engendrer. La généralisation des outils PAO, dans la profession et dans les formations qui préparent les designers à ces métiers, a eu pour effet d’instaurer un rapport beaucoup plus direct, voire intime, au matériau typographique. Pour nous, tout ça était encore très abstrait, parce que la typographie vivait enfermée dans le catalogue Letraset, ou dans les catalogues de photocomposition sur lesquels nous arrivions à mettre la main de temps en temps. Il n’y avait pas vraiment de possibilité de tester différentes options quand on choisissait un caractère typographique. On ne développait pas du tout de sensibilité particulière à ce médium-là.

Avec le recul, je ne sais pas bien pourquoi j’ai postulé à l’entrée en DSAA Création typographique, mais comme la formation ouvrait, et qu’il n’y avait pas énormément de candidats, j’ai été pris — dans cette première promotion, nous étions cinq. J’y ai fait deux années qui m’ont apporté des tas de choses, de manière volontaire ou involontaire, de la part de l’équipe pédagogique de la section à l’époque.

La formation avait été montée par le proviseur de l’École Estienne, Gérard Patenotte, poussé dans cette voie par un certain nombre d’acteurs du champ de la typographie française : Ladislas Mandel, Gérard Blanchard, les gens qui gravitaient autour des Rencontres de Lure et qui s’étaient sentis dépossédés du contrôle de l’Atelier national de Création typographique (ANCT — aujourd’hui Atelier national de Recherche typographique, ANRT), alors installé à l’Imprimerie nationale. Ces gens en étaient à l’origine, pourtant : quand Jack Lang avait créé l’ANCT, au milieu de des années 1980, c’était sur la recommandation de cette espèce de lobby de la typographie française centré sur les Rencontres de Lure. Et puis, au fur et à mesure, la pédagogie à l’ANCT, pour des raisons que je connais pas exactement — peut-être Thomas-Huot Marchand serait-il plus à même de savoir exactement ce qui s’est passé — avait évolué de manière drastique : le ministère de la Culture, qui était un des deux ministères de tutelle de l’ANCT (l’autre étant le ministère des Finances, dont dépendait l’Imprimerie nationale), avait commencé à y placer un certain nombre d’enseignants issus de l’ENSAD, qui avaient pour caractéristique d’être des graphistes modernistes suisses. Le petit club des typographes « de tradition française », issu de Lure, s’était donc trouvé dépossédé du contrôle de l’ANCT, en avait conçu une certaine amertume et avait plaidé auprès de Gérard Patenotte la possibilité de s’installer et de recréer à l’École Estienne ce que l’on venait de leur « voler » à l’Imprimerie nationale.

L’équipe pédagogique du DSAA était mixte : il y avait des enseignants de l’École Estienne qui étaient sensibilisés à ce type de débat, qui d’ailleurs étaient souvent membres des rencontres de Lure, comme Jean-Louis Estève, et aussi des gens qui étaient des transfuges de l’ANCT, qui y étaient passés en tant qu’étudiants et/ou enseignants, comme Frank Jalleau et Michel Derre. Il y a eu de temps en temps, en particulier durant la deuxième année, des interventions de gens qui étaient directement liés à cette sphère : Gérard Blanchard3, Ladislas Mandel4, José Mendoza5. La formation était très marquée par cette tentative d’un « art typographique à la française », qui se serait distingué aussi bien de l’approche anglo saxonne, expressive, à la Lubalin, que de la tradition suisse, plutôt réductionniste — laquelle en France était représentée par des gens comme Jean Widmer, Rudi Meyer, et une bonne partie de l’équipe de l’ENSAD comme Peter Keller6 — qui dirigera ensuite l’ANRT.

Il est clair que ces deux années m’ont permis à la fois de me rendre compte que la typographie était un champ qui m’intéressait spécifiquement, et qu’il était hors de question que je l’envisage de la façon dont on m’encourageait à l’envisager en DSAA, c’est-à dire que je refusais de la considérer comme une pratique close sur le dessin de caractères, parce que la typographie ce n’est pas le dessin de caractères typographiques — ou pas seulement. Et ce n’était pas non plus ce champ idéologiquement étroit, avec des positions indiscutables, du type « il existe des formes typographiques qui sont plus spécifiquement françaises, latines, méditerranéennes, dans leur chaleur, leur parfum, leur sensibilité propre, et qui s’opposent à des formes nordiques, froides, mécaniques, répétitives, pas hédonistes pour un sou ». Il y avait là à la fois des raisons d’ordre idéologique et historique les Rencontres de Lure7, Maximilien Vox8, Deberny et Peignot9, etc., une espèce de tradition française, très consciente de son exceptionnalisme, ou de ce qu’elle cherchait à affirmer comme son exceptionnalisme — et, par ailleurs, des raisons d’ordre strictement personnel, c’est-à-dire la rancune, de la part de nos enseignants, de s’être vu voler l’ANCT par « les Suisses», et qui m’apparaissaient comme des raisons relativement spécieuses et assez peu intéressantes, souvent fondées sur des a priori et un révisionnisme historique qui me déplaisait.

Ces discours-là, qui étaient explicites à cette époque dans la formation, ont très vite suscité mon incrédulité et, finalement, mon rejet. C’est pour ça que je dirais que les enseignants m’ont apporté plein de choses de manière volontaire ou involontaire. En réalité, j’en ai beaucoup retiré de réflexions qui allaient contre ce qu’on nous racontait alors. Notamment ces deux choses-là : d’abord, la typographie n’est pas réductible à la question du dessin de caractères ; ensuite, il existe d’autres formes de typographie que celle qu’on cherchait à nous inculquer.Même si ça n’était absolument pas l’objet pédagogique du DSAA Création typographique, passer deux ans là-dedans a produit chez moi une espèce d’éveil critique quant à un certain nombre d’enjeux dont j’avais la sensation qu’ils nous étaient présentés de façon univoque, partiale.

Ça me fait penser à une anecdote à propos de Typography Now. The Next Wave, le livre de Rick Poynor. Quand il est sorti en 1992, je me souviens que quelqu’un, Michel Derre10 je crois, l’a amené en cours en disant « Ça, c’est exactement tout ce qu’il ne faut pas faire ». Ce qui m’apparaît comme une attitude pédagogiquement désastreuse — parce que ça n’est pas ça, enseigner le design graphique —, en même temps que cela témoignait par ailleurs d’un manque total de perspective sur ce qui était en train d’arriver dans le champ de la typographie à l’époque, et dont ce livre était le premier bilan en temps réel. Quand on regarde les gens donc Rick Poynor11 a inclus les productions dans ce livre, il y a beaucoup qui étaient alors au début de leur carrière et étaient destinés à devenir des figures emblématiques de ce qu’a connu le design graphique au tournant des années 1980-1990 : Neville Brody12, Jeremy Tankard13, Max Kisman14, Emigre15, David Carson16, Ed Fella17… ils y étaient tous. Le moins que l’on puisse dire, c’est que Poynor offrait une vue en coupe très complète de ce qui était en train de se passer dans le design graphique, quelque chose de super important, un mouvement de fond dont nous, en France, n’avions aucune espèce d’écho alors même que c’était en train d’arriver. Donc, on nous a mis ça sous le nez en nous disant « Vous voyez, ça, c’est ce qu’il ne faut pas faire ». L’enrichissement perceptif qu’aurait pu produire chez nous le fait d’être confrontés à ces productions-là, dont on a l’impression, quand on les regarde encore aujourd’hui, qu’elles arrivaient de la planète Mars, cet enrichissement nous a été finalement refusé. C’était un peu l’ambiance.

Mes camarades, c’était Bertrand Clerc qui venait des Beaux-Arts de Besançon, et trois autres étudiants qui sortaient du BTS Expression visuelle d’Estienne. Jean-Marc Denglos, qui est graphiste et a beaucoup travaillé pour la presse — c’est lui qui a fait la première maquette de Têtu, le magazine gay — avant d’être directeur artistique ou premier maquettiste à Charlie Hebdo. Il y avait aussi Emmanuel Benoist, qui est maintenant professeur en DN-MADe Design graphique au lycée Auguste-Renoir, et Sébastien Morlighem qui dirige à l’heure actuelle le post-diplôme Langage et typographie à l’ESAD d’Amiens. Une fois son diplôme en poche, Bertrand est parti s’installer à Strasbourg. De mon côté, j’ai obtenu le DSAA de manière très médiocre en 1994, et j’ai postulé ensuite pour préparer le CAPET Arts appliqués à l’IUFM d’Antony.

Y.A : Pourquoi tu décris ton diplôme comme médiocre ?

S.D : « Médiocre » en termes de résultats, parce que je n’étais pas un très bon étudiant, en règle générale, et surtout en regard des contenus et des compétences qu’on cherchait à me transmettre. Je n’étais pas particulièrement rétif, mais je crois que je n’adhérais pas, voilà tout. Tout ça était quand même très flou, manquait terriblement de clarté : les raisons pour lesquelles on nous apprenait ceci ou cela, le projet pédagogique en lui-même, tout ça n’était pas très clair, on discernait mal quel genre de designer la formation était censée produire, les raisons pour lesquelles on avait choisi ce profil-là plutôt qu’un autre, ce que nous étions censés faire à la sortie. Ça va peut-être ressembler à un coup de pied de l’âne, ou à un plaidoyer pro domo, mais quand même, sur nous cinq, il y en a trois qui sont devenus enseignants — ce qui donne une idée de notre employabilité pratique après ces deux années de formation. Mais peut-être que j’extrapole.

Au-delà de ça, je suis issu d’une famille d’enseignants : ma mère était professeur de Lettres, j’avais un oncle paternel qui était professeur de Lettres lui aussi, donc je suis allé à l’IUFM à Antony pour devenir enseignant. C’est l’année de préparation au CAPET et mon année de stage qui m’ont beaucoup aidé à clarifier ça pour moi-même : je crois que je ressentais confusément que, dans l’enseignement du graphisme, il y avait quelque chose de mieux à faire que ce que j’avais eu à traverser en tant qu’étudiant, mais ça n’était pas explicite — je ne me suis pas dit « je vais totalement révolutionner la manière dont on enseigne le design graphique dans l’Éducation nationale ». C’est quelque chose qui a émergé petit à petit, au fur et à mesure. Pas la première année, où nous avions quand même un concours à préparer — on n’avait pas forcément le temps de faire ce retour sur soi. Mais en deuxième année, une fois que j’ai eu obtenu le CAPET en 1995, j’ai effectué mon année de stage à Duperré. J’avais la moitié de mon service en Mise à niveau, et l’autre moitié en Expression plastique en BTS Expression visuelle. C’était intéressant en soi comme expérience, ça m’a laissé beaucoup de temps pour réfléchir à ce que je faisais là, et sur quoi se fondait ce sentiment un peu diffus qu’il y avait quelque chose à faire dans l’Éducation nationale, qui n’était pas ce que j’avais connu en tant qu’étudiant, et dont je sentais que je n’étais pas le plus mal placé pour y travailler.

Le trio qui était en charge de l’enseignement de spécialité en BTS Expression visuelle à Duperré était formé par Hervé Aracil, Jacques Bablon et Florence Euvremer. Moi, j’étais dans l’équipe parce qu’un de mes tuteurs durant cette année de stage, Pierre-Yves Leblanc, était celui qui avait la totalité des heures d’Expression plastique dans ce BTS.

À l’issue de cette année de stage, j’ai fait un dossier de mutation au mouvement spécifique, donc orienté design graphique/communication visuelle, et on m’a proposé de récupérer un poste au lycée Eugénie-Cotton à Montreuil, sur une formation qui n’existe plus aujourd’hui et qui s’appellait le Brevet de Technicien Dessinateur-Maquettiste. Je suis arrivé à Montreuil sur un poste étiqueté « Arts graphiques » — qui était rattaché de manière plus ou moins explicite à cette section de BT-DM. À l’époque, nous avions une proviseure qui s’appelait Simone Crach et qui avait des ambitions assez grandes pour l’accroissement des formations d’arts appliqués dans cet établissement ; elle a obtenu du rectorat et de l’inspection l’autorisation d’ouvrir un BTS Communication visuelle et une section de Mise à niveau Arts appliqués — donc de développer le post-Bac « Arts appliqués » au lycée. Jusqu’alors, il n’y avait que des formations secondaires : le BT-DM, dont l’enseignement de la communication visuelle était, d’année en année, voire de semaine en semaine, un peu plus suranné que la semaine d’avant, et le Baccalauréat F12, qui est ensuite devenu le Baccalauréat STI Arts appliqués. J’ai commencé avec beaucoup d’heures en BT, en donnant quand même des cours en Bac F12 comme tout le monde. J’ai fait les Modes conventionnels de représentation et puis, quand c’est devenu le Bac STIAA, j’ai fait de l’Étude de cas, de la Recherche appliquée, de l’Expression plastique, énormément d’Arts, Techniques & Civilisations, à côté d’une bonne partie de mon service qui était consacré à la communication visuelle dans le cadre du BT-DM. Quand le BTS Communication visuelle a ouvert, j’ai fait partie de l’équipe chargée de le monter et j’ai suivi ce BTS pendant plusieurs années. J’ai fini par être un des piliers (même si je n’aime pas ce mot-là) de l’équipe pédagogique, avec Alexandra Despuech et Gaétan Nocq.

En parallèle à cette carrière d’enseignant, j’ai commencé à écrire et à publier des articles dans étapes:, qui était à l’époque (ça n’est plus complètement vrai) la seule revue spécialisée sur le design graphique en France. J’ai dû commencer en 2001 et, au départ, je faisais essentiellement des articles sur la typographie — ensuite, une fois que j’ai eu fait mon trou, j’ai commencé à écrire sur des sujets un peu plus ouverts, et pas exclusivement sur la création de caractères typographiques. Par ailleurs, de temps en temps, j’ai eu encore d’autres activités d’enseignement, à côté de mon service à l’Éducation nationale. J’avais rencontré des gens par l’intermédiaire des jurys de BTS, qui à l’époque brassaient des enseignants venus de toute la France, ou des gens que j’avais croisés à l’époque où j’étais en DSAA. J’ai enseigné en L2 à Paris 3, par exemple, pendant 5 ou 6 ans entre la fin des années 1990 et le début des années 2000 — c’était Béatrice Fraenkel18 qui était à la tête de la Licence et qui m’avait proposé de faire les TD de Sémiologie graphique en Licence Information et communication. On m’a aussi proposé des choses par l’intermédiaire de mes cours — pardon, lapsus — de mes articles publiés dans étapes:. Je dis « lapsus » parce que mes activités de publication ont toujours été pour moi un moyen de continuer mes cours par d’autres moyens. Écrire dans étapes: a toujours consisté à faire cours aux élèves des autres. Et, parmi ces autres, certains m’avaient repéré grâce à mes articles sur la typographie — du fait de la diffusion des outils PAO dans la profession et dans l’enseignement, la question de la typographie devenait graduellement de plus en plus obsessionnelle pour tout le monde. Donc, m’ayant repéré pour mes articles dans étapes:, des gens m’ont proposé de venir intervenir ici et là, faire des conférences, etc. J’ai enseigné l’histoire de la typographie et du graphisme en Licence professionnelle au lycée Charles-de-Gaulle à Chaumont pendant 3 ans, par exemple — il y a eu quelques opportunités de cette nature.

La revue étapes: était directement liée à la maison d’édition Pyramyd. À un moment donné, les gens de chez Pyramyd, en particulier Céline Remechido, l’éditrice-en-chef, m’ont demandé si cela m’intéressait de participer à la traduction en français de certains ouvrages spécialisés publiés en Angleterre ou aux États-Unis — surtout aux États-Unis, en réalité. Donc je me suis retrouvé également traducteur ; j’ai traduit notamment Thinking with Type d’Ellen Lupton19. Au final, mon activité de rédacteur se partageait entre articles ponctuels dans étapes: et un travail plus « au long cours » publié chez Pyramyd. Il y a eu les trois titres de la collection « Petit manuel » et la traduction. En 2014, il y a eu la sortie du livre Culture graphique, une perspective, qui était le gros projet auquel je réfléchissais depuis plusieurs années.

Durant l’année scolaire 2010-2011, j’ai bénéficié d’un programme de mobilité internationale qui s’appelle le programme Jules Verne, pour aller enseigner pendant un an à l’étranger. En prenant contact avec des gens là-bas j’ai réussi à me faire envoyer au Central Saint Martins College of Art and Design à Londres. C’était une école qui était sur mon radar depuis plusieurs années : je lisais pas mal d’articles publiés dans la presse britannique, et il y avait beaucoup de graphistes dont je suivais le travail qui y avaient fait leurs études. Il y avait aussi des enseignants de cet établissement, en particulier Phil Baines et Catherine Dixon, dont je connaissais par ailleurs les activités de publication, et ça m’intéressait de savoir comment on enseignait le design graphique, voire de découvrir s’il y avait quelque chose dans ce type de formation qui expliquait ce que je pouvais voir de la production anglaise, surtout dans le domaine éditorial. Ça, ça été une expérience très formatrice, très intéressante, et qui m’a permis de faire aboutir un projet que je faisais mûrir depuis 2005, la création en France d’une formation de second cycle, un DSAA spécialisé dans le design graphique pour la presse et l’édition, dont je ressentais très fortement la nécessité. De nombreux étudiants de BTS souhaitaient s’orienter vers l’édition en particulier, ils étaient intéressés par ce champ spécifique du métier, mais il n’y avait pas de formation de second cycle dans l’Éducation nationale qui permettait de se spécialiser dans ce domaine. Ou bien il fallait faire le DSAA Création typographique — mais alors, même si on voulait devenir directeur artistique de presse ou faire des livres, il fallait quand même supporter un enseignement de la calligraphie et du dessin de lettres. Ce qui ne fait pas forcément envie à tout le monde, et c’est bien compréhensible. De toute façon, cela demande une tout autre logique de savoir dessiner des lettres et de savoir utiliser les caractères typographiques de façon efficiente : ce sont deux compétences qui n’ont rien à voir l’une avec l’autre. La meilleure preuve, c’est que la plupart des meilleurs directeurs artistiques sont incapables de dessiner des caractères typographiques (et c’est très bien comme ça), et l’immense majorité des dessinateurs de caractères typographiques font de très mauvais graphistes. Ce qui prouve bien que ce sont des compétences qui ne se recouvrent pas. Il y a tout de même des exceptions : il existe des directeurs artistiques ou de très grands graphistes qui ont conçu des caractères typographiques extrêmement intéressants par ailleurs et, à l’inverse, des dessinateurs de caractères typographiques qui sont d’excellents graphistes — mais c’est vraiment très rare.

J’avais toujours été convaincu que, en ce qui concerne l’enseignement de la communication visuelle dans l’Éducation nationale, c’était une très bonne chose que le premier cycle demeure généraliste — et le BTS Communication visuelle était une formation généraliste, puisqu’on y faisait aussi bien de l’édition que de la conception publicitaire que de l’identité visuelle, ou de la signalétique. On le faisait parfois avec une certaine forme de superficialité ou de naïveté, ou les deux — parce que ces champs ne sont pas tous aussi exigeants en termes de compétences spécifiques —, mais en tout cas il y avait une ouverture aux différentes possibilités qui s’offraient à des étudiants tentés par le métier de graphiste. Par contre, j’ai toujours été partisan du fait que le second cycle devait offrir aux étudiants la possibilité d’acquérir des compétences spécifiques dans une direction donnée. Je n’ai jamais compris, par exemple, pourquoi au plus fort du boom sur l’identité visuelle dans les années 1990, quand d’un seul coup les rois de la discipline, qui étaient jusqu’alors les directeurs artistiques de publicité, sont devenus les gens qui faisaient de l’identité visuelle… je n’ai jamais compris pourquoi jamais personne n’a proposé la création d’un DSAA orienté spécifiquement sur l’identité visuelle. Dieu sait, pourtant, que c’est un champ dont l’approfondissement demanderait bien deux ans — pour arriver à pratiquer cette discipline-là à un niveau de compétence un tout petit peu raisonnable. Et c’est la même chose pour la conception publicitaire, par ailleurs. Bref, je n’ai jamais compris pourquoi les DSAA n’avaient pas à cœur de proposer à des étudiants issus de formations de premier cycle généralistes une véritable spécialisation — ce qui veut pas dire qu’il aurait fallu se fermer à ce qui se passe à côté, mais que chaque champ est davantage propice à l’acquisition de compétences spécifiques. Donc, en 2014, j’ai eu le feu vert pour monter cette formation, elle a ouvert en 2015 et j’en suis le coordinateur pédagogique depuis. À telle enseigne que j’ai arrêté d’enseigner en premier cycle, BTS ou DN-MADe, parce que je ne peux pas être partout à la fois.

Y.A : Y a-t-il un designer graphique qui résume les compétences du bon graphisme ?

S.D : Je n’ai pas vraiment de réponse, parce que je suis trop conscient que le graphisme est une discipline contextuelle. C’est difficile de définir des critères absolus qui feraient qu’un bon graphiste est un bon graphiste. Il y a des graphistes qui incarnent des qualités que je pense nécessaires sous tous les climats, à toutes les époques, pour exercer ce métier de manière performante. Je pense, notamment, que la curiosité intellectuelle à 360 degrés est une qualité nécessaire. Mais même le travail des gens qui pratiquent cela — de façon très explicite comme Michael Bierut, par exemple — présentent d’autres aspects importants qui ne sont pas transposables ou utilisables dans d’autres contextes. Il y a dans la pratique de Michael Bierut tout un tas d’idiosyncrasies qui lui sont propres, et dont on ne peut pas dire qu’elles sont absolument nécessaires pour faire un bon graphiste — il a beau présenter sa formation moderniste hardcore chez Massimo Vignelli comme un moment fondateur de sa pratique prsonnelle, et il a beau expliquer tout ce qu’il en a retiré, je reste convaincu que ça vaut pour lui et pas pour tout le monde.

La meilleure preuve, d’ailleurs, c’est que chez Pentagram20 à New York il partage son bureau avec Paula Scher21 (entre autres), qui est une graphiste tout aussi spectaculaire que lui, dont la qualité ne peut pas être mise en doute, et dont le parcours de formation n’est pas du tout comparable. Et elle s’en porte très bien. Autre chose : il y a effectivement chez Bierut un pragmatisme assez typiquement américain qui n’est pas transposable dans n’importe quel contexte : cette attitude qui fait de Michael Bierut un très bon graphiste aux États-Unis, en ferait sans doute un graphiste quasi-totalement en porte-à-faux en Angleterre. Et puis il y a la question des champs, justement, à côté de la question des cultures : Michael Bierut n’est pas un excellent graphiste du livre, par exemple. Il est très fort en identité visuelle, par contre. Paula Scher n’est pas, elle non plus, une excellente graphiste du livre. Donc, pour moi, il n’y a pas de praticien aujourd’hui — ou hier, d’ailleurs — qui incarnerait la discipline en cochant toutes les bonnes cases. Ça me paraît très difficile, surtout depuis que les outils PAO ont exigé des praticiens l’acquisition de compétences qu’au départ ils pouvaient déléguer à des photocompositeurs et des imprimeurs. C’est devenu beaucoup plus difficile d’exercer ce métier que ça n’était le cas avant, il me semble.

Y.A : Quelles valeurs ou grandes idées penses-tu défendre ?

S.D : Je reste convaincu que la valeur cardinale, c’est la curiosité envers le contexte dans lequel l’acte de design graphique a lieu. Et quand je dis « le contexte », c’est dans toutes ses composantes, c’est à dire diachronique et synchronique, sociologique, économique, culturel, intellectuel, etc. La curiosité envers le contexte, ça me paraît être une valeur cardinale. Il y a ceux qui l’ont et ceux qui ne l’ont pas. Ça ne veut pas dire que ce qui l’ont ont toutes les autres compétences, ils ont juste cette compétence cardinale.

Y.A : Quel regard tu portes sur les approches pragmatiques anglaises, celle de Pearson ou de Kinross, parfois jugées conservatrice ou poussiéreuses ?

S.D : Je ne trouve pas que la vision de Kinross soit poussiéreuse. Pour commencer, c’est une vision typiquement britannique, qui dérive directement de l’héritage de William Morris — ce sont les Arts and Crafts qui ont modelé l’imaginaire des designers britanniques au vingtième siècle. Et un certain nombre de valeurs, idéologiques ou pratiques, promues par Morris, exercent encore une influence très importante sur nombre de designers britanniques — par exemple, les valeurs attachées au savoir-faire. Il ne s’agit pas de quelque chose qu’on devrait absolument exposer de manière ostentatoire, plutôt de la condition à un exercice réellement professionnel du métier. Il y a un adjectif, assez difficile à traduire, que les Anglais utilisent fréquemment pour qualifier un design — ce mot, c’est « sound », au sens de quelque de juste de « pragmatique », de « bien pensé ». Le fait de savoir si un objet répond à sa fonction, d’une manière qui soit « sound », on pourrait le traduire par « sensé ». C’est un design sensé et pertinent. Cela dépasse le niveau de la pertinence par rapport au sujet, ou au thème de la pièce de théâtre dont l’affiche fait la promotion. Cela relève des moyens qu’on a choisis et du degré de savoir-faire qu’on déploie dans leur mise en œuvre. Cela veut dire aussi « sain », ou « solide ». Dans le champ de la santé, pour un objet ou une idée, c’est synonyme de « sensible », c’est « sensé, intelligent, sûr ». Cela peut aussi s’utiliser comme un synonyme de « reliable ». Ou on dit : « un argument sensé », par exemple. Dire d’un objet qu’il est sensé, pertinent, que l’on peut compter dessus, qu’il est solide du point de vue de sa conception, et pas seulement physiquement. On le trouve aussi bien chez des gens attachés à une tradition pragmatique proprement anglo-saxonne, tel Kinross22, que chez ceux qui sont influencés par le modernisme continental comme Richard Hollis23. Ça n’a rien à voir avec la radicalité stylistique qu’on peut se permette par ailleurs. Il faut quand même que ce qu’on fait soit à la fois acceptable par les gens auxquels on s’adresse et qu’il les respecte en tant qu’usagers. Donc, non, je ne trouve pas cela poussiéreux.

C’est vraiment un héritage des Arts and Crafts, et on le sent beaucoup plus en Angleterre qu’aux États-Unis, par exemple, où l’école « Big Idea » des années 1960 a beaucoup promu l’idée selon laquelle l’acte de design graphique repose finalement sur la trouvaille davantage que sur le soin apporté à la mise en forme. C’est ce qui différencie un graphiste comme Chip Kidd d’un graphiste comme David Pearson24 : Chip Kidd25 sacrifiera toujours la forme à l’expression de l’idée, de la trouvaille. Pearson, qui a parfois des illuminations qui sont tout aussi spectaculaires que Chip Kidd, prendra quand même, parce qu’il est anglais, le temps de soigner la réalisation. De mon point de vue, ça n’est pas poussiéreux, parce qu’il y a là des valeurs un peu fondamentales, celles du respect du public auquel on s’adresse, de la durabilité des objets qu’on fabrique. C’est évidemment très marqué dans le champ de l’édition où on essaye de produire des objets qui valent l’argent qu’on en demande et qui rendent les services pour lesquels ils sont conçus pour le temps le plus long possible (c’est l’obsession de Robin Kinross pour la reliure à la colle froide, par exemple). Des objets qui vieillissent bien. Ça n’est pas nécessairement un truc poussiéreux — à moins de considérer que pratiquer le design graphique au nom de certaines valeurs explicites est une attitude poussiéreuse. Ce qui me semblerait pousser le bouchon un peu loin.

Y.A : Le Vow of Chastity de John Morgan26 n’est-il pas une critique d’un certain dogme pédagogique de cette école de pensée ?

S.D : À Central Saint Martins, il n’y avait pas nécessairement de posture idéologique explicite ou de posture stylistique particulièrement valorisée, il y avait juste une question d’attitude. Le Vow of Chastity de John Morgan a été conçu dans un cadre pédagogique, c’est destiné à des étudiants — donc, le rapport à la réalité de la pratique est nécessairement… distordu, disons ça comme ça. Avec le recul, j’ai l’impression que l’objectif pédagogique d’un texte comme celui-là, c’est, en passant par des interdits stylistiques, de permettre la sensibilisation aux valeurs de « soundness » qui sous-tendent l’enseignement de la typographie, ou du design pour l’édition, assuré par Morgan en première année à Central Saint Martins — avec des étudiants auprès desquels, je pense, il était probablement nécessaire de pousser les curseurs à fond, de façon presque caricaturale, en ce qui concerne les moyens mis en œuvre, pour être sûr que quelque chose, un peu de ces valeurs, finisse par percoler dans leurs jeunes esprits. L’enseignement de l’université de Reading, qui est derrière une bonne partie de la pratique de gens comme John Morgan, Robin Kinross, etc., n’est pas un enseignement qui est nécessairement dogmatique — ou poussiéreux — sur le plan formel.

Son allégeance au modernisme continental est d’ailleurs toujours légèrement distanciée. Au nom de cette forme de solidité de l’objet, de « soundness », les excès dogmatiques dont le modernisme continental est susceptible de se rendre coupable sont toujours vus avec une certaine suspicion. Si on prend ne serait-ce que le travail des avant-gardes (et même au-delà), la suppression des lettres capitales, la dictature absolue du caractère sans empattement ne sont pas des choses auxquelles un graphiste anglais peut adhérer de façon aveugle, parce que ça lui semble toujours contrevenir à ses objectifs de produire un objet sensé du point de vue de la relation à l’usager, du service rendu à l’usager, du respect dû à l’usager. Composer un roman de 500 pages en Akzidenz Grotesk ça n’est pas « sensé ».

Y.A : Est-ce dans ce sens qu’avec Yoann de Roeck ou Matthieu Chévara27 vous invitez les graphistes à une sorte d’humilité lorsque vous dites «qu’il ne fautpas faire les malins» ?

S.D : Dire « ne pas faire le malin » pour résumer la retenue ou l’éthique d’un graphiste, c’est trop court — en fait, c’est plutôt « ne pas faire le malin pour faire le malin ». Ce qui est refusé, c’est le geste graphique exclusivement pour lui-même. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas une certaine marge de manœuvre, à partir du moment où tu ne compromets pas la solidité de ce que tu fais. Par exemple, on valorise aussi ce que les Anglais appellent « wit », c’est-à-dire l’astuce, ou une certaine forme de fantaisie : on n’est pas obligé d’être nécessairement rigoriste, car cela aussi apparaîtrait comme un type d’excès typiquement continental — comme chez Otl Aicher28, par exemple. De temps en temps, on peut se permettre un peu d’humour, un clin d’œil, une certaine forme… je dirais, de « caprice » mais ça n’est pas le bon mot, plutôt une certaine forme de « légèreté ». David Pearson a donné l’année dernière une conférence à l’Institute of Contemporary Arts à Londres, à l’occasion de la sortie d’un ouvrage consacré à Gerald Cinamon, un graphiste américain qui a travaillé en Angleterre depuis les années 1960, notamment chez Penguin (comme toute cette génération, en fait) à l’époque où la maison prenait un virage moderniste, avec la grille de Romek Marber29, les Pelican30 imprimés en bleu et noir, les titres en Akzidenz Grotesk Medium en fer à gauche, bref… Cinamon31 a fait énormément de livres. Dans la conférence de Pearson, il y a une expression qu’il emploie très souvent pour qualifier le travail de Gerald Cinamon, qui est « lightness of touch » — une certaine forme de légèreté dans la « touche », d’élégance dans le geste graphique. Cette élégance, ça peut être une plaisanterie, quelque chose qui relève d’une forme de petite bizarrerie, ou du goût personnel du designer. Ça, ce n’est pas interdit, si ça ne vient pas se mettre en travers de la relation « sensée » qui s’établit entre l’émetteur et le récepteur. Au contraire, dans certaines conditions, cette légèreté dans la touche est nécessaire pour établir une relation qui soit pour le récepteur un peu gratifiante, un peu agréable… elle fait partie de l’expérience produite par l’objet. Donc ça n’est pas un rigorisme fonctionnaliste — ça c’est valable pour les Continentaux. Pour un Britannique la « soundness » laisse quand même la place à la possibilité d’une certaine fantaisie — le mot anglais est « whimsy » — qui est considérée comme une part possiblement importante de l’objet de design, du point de vue de la relation avec son public. Tout ne doit pas nécessairement être sérieux, ou exclusivement défendable sur la base de la plus pure fonctionnalité. Mais les Anglais sont de toute façon rétifs à tout ce qui pourrait ressembler à un système idéologique un peu trop bien verrouillé : quand il existe un ensemble de valeurs, il est nécessairement pondéré par autre chose, de façon à se garantir de ne pas aller trop loin. L’exemple qui me paraît très significatif est celui du caractère Gill Sans. C’est un caractère sans empattements, extrêmement fonctionnel, avec lequel de nombreux graphistes ont fait des tableaux d’horaires de chemins de fer, etc., mais il est plein de petites bizarreries, de petits caprices, de petites fantaisies, qui sont typiquement Gill — l’individu Eric Gill. Ça n’en fait pas un caractère moins sensé, mais ça lui évite de tomber dans ce que les Anglais perçoivent comme les excès du réductionnisme, ou du lissage impersonnel qui caractérise l’Helvetica ou l’Univers. Dans une certaine mesure, l’excès apparent, les recommandations dogmatiques du Vow of Chastity sont une espèce… de gag. Là où ça devient vraiment drôle, du point de vue d’un observateur extérieur, c’est quand on voit ce texte pris au pied de la lettre par un certain nombre de gens, lorsqu’il a été republié — et donc décontextualisé par rapport au cadre pédagogique de son existence première — dans Dot dot dot (dont le sens de l’humour est relativement absent). Et je ne suis pas sûr que cela faisait partie des intentions de Morgan au départ. Cela nous arrive à tous, dans des situations pédagogiques, de forcer le trait, pour être sûrs d’être entendus par nos étudiants. Là où ça devient grave, c’est quand c’est pris au pied de la lettre, quand il y a des gens qui en font un programme d’exercice du métier.

Y.A : Que penses-tu de la théorie et de la recherche en design graphique ?

S.D : Le thème de la recherche dans le milieu du design graphique est un peu lié à ce dont nous avons parlé au début. De façon plus générale, il y a trois postures possibles. Il y a d’abord la recherche sur le design graphique, dont le design graphique est le sujet, avec d’autres moyens que ceux du design graphique — par exemple la publication, l’écriture, tout ça… Ensuite la recherche sur le design graphique qui utilise les moyens du design graphique. Enfin, il y a la recherche qui utilise les moyens du design graphique pour parler de tout un tas d’autres choses — c’est le « design critique », les gens qui pensent que faire des trucs de data-design hyper-impressionnants produit un discours sur le monde avec des moyens qui sont ceux du design graphique. À mon avis, donc, tu as déjà ces trois possibilités — tu croises la question du sujet et la question des moyens, tu arrives globalement à ces trois configurations. Évidemment, il y a aussi une dernière possibilité — de parler d’autre chose que du design graphique avec d’autres moyens que ceux du design graphique —, mais là ça tombe en dehors du sujet de cette conversation. Si on met le design graphique dans l’équation, il peut être soit le sujet, soit le moyen. Il y a donc le cas où il peut être sujet avec d’autres moyens que les siens, celui où il est sujet avec ses propres moyens, et celui où il n’est pas sujet, mais emploie quand même les moyens qui lui sont propres.

Il me semble que ce dernier cas, le discours sur le monde avec les moyens du design graphique… Si je regarde la production du « design critique », puisque c’est à cela que ça correspond, on ne peut pas dire que les résultats soient particulièrement glorieux, ou toujours absolument convaincants. Il y a quand même beaucoup d’exemples où on a la sensation que le design graphique se hausse du col… Je souscris absolument à l’idée que le design graphique a vocation à parler de tout, et que mettre en forme graphiquement un message c’est aussi ajouter à sa signification propre — il n’y a pas de problème. Mais il y a une différence avec l’idée que le designer disposant des moyens qui sont les siens serait absolument légitime pour, de sa propre initiative, tenir un discours sur le monde, et parfois même un discours extrêmement spécialisé. On ne peut pas dire que les productions réalisées dans ce cadre, ou à partir de ces prémisses, soient particulièrement éclairantes. Metahaven, par exemple, parle de l’autorité de l’État, des frontières, des mythologies contemporaines, de ce que nous considérons comme naturel et indiscutable alors même que c’est peut-être fabriqué et foncièrement discutable. Bien. Les moyens du graphisme, pour parler de sujets comme ceux-là, quand on est Metahaven, débouchent sur deux types de difficultés. La première est une certaine forme d’opacité quant à ce qui est exactement dit — les productions apparaissent comme extrêmement cryptiques, et leur capacité de révélation ou d’explication des phénomènes qu’elles cherchent à mettre en évidence apparaît comme assez faible. L’autre écueil, c’est l’enfonçage de portes ouvertes : par exemple, on sait très bien qu’ « il existe des entreprises dont les moyens dépassent ceux de la majorité des États » ; on sait très bien que « l’État est une construction autoritaire dont les dérives doivent être soigneusement surveillées, par la presse, par des organisations non-gouvernementales », que « nous vivons dans la société du spectacle» et que «tout ça est un simulacre». À l’arrivée, on se retrouve avec une espèce de discours critique alternatif un peu « political science » et on peut difficilement se départir du sentiment que… « tout ça pour ça ? ».

Après, je suis pour que les graphistes fassent équipe avec de véritables spécialistes, des gens qui ont véritablement creusé les grandes questions qui se trouvent être au cœur d’un projet particulier, et je pense même que le designer — dans ce type de configuration — ne doit pas nécessairement se contenter d’un strapontin ou être seulement celui qui met en forme, d’une manière platement intelligible, les trouvailles réalisées par le seul spécialiste. Je pense qu’il peut y avoir, même si je n’ai pas d’exemple qui me vienne en tête, des dialogues fructueux, à partir du moment où le designer fait montre d’une capacité de compréhension et de dialogue. Mais, pour l’instant, je n’ai pas vu grand-chose qui me bouleverse en ce qui concerne le discours que les designers portent sur le monde avec les moyens du design graphique : Dexter Sinister32, Forms of Inquiry33 ou Metahaven34… le fond de tout cela me semble toujours assez faible. Ça reprend des critiques déjà formulées (Adorno, Marcuse, etc.), et sans véritable capacité de synthèse. Il y a quelques rares cas, comme Experimental Jetset, dont la participation à ce type de projet est d’ailleurs souvent très ponctuelle et circonscrite, parce que ce sont certainement les plus malins du lot, et qu’ils sont parfaitement au courant qu’il y a un moment donné où il faut arrêter de se hausser du col. Ils le font sur le mode de la subjectivité, en disant notamment, « nous, on trouve que… », « il nous apparaît que… », « on a la sensation que… », etc. C’est ce qu’ils ont fait, par exemple, pour leur conférence au Walker Art Center, où le caractère et le ton étaient « voilà quel est le tissu de références, de théories, d’influences, dans lequel nous naviguons… » — désolé pour cette métaphore peu habile. Ils adoptent une posture qui les fait ressembler davantage à des gens qui sont en recherche, qu’à des gens qui prétendent avoir trouvé. Ça évite les excès du type “donneur de leçons” — « j’ai compris des choses que vous n’avez pas comprises » — qui transpirent parfois, par exemple, du travail de Metahaven. Donc, ça, c’était le pôle « le graphisme parle d’autre chose que de lui-même avec ses moyens propres ».

Évidemment, le pôle immédiatement opposé est le discours tenu sur le graphisme avec d’autres moyens que les siens : la recherche universitaire, historique, philosophique, écologique, sur le design graphique en tant que discipline, menée avec les moyens traditionnels de la recherche qui sont donc la lecture, le croisement des sources, la rédaction, la publication, etc. Bien sûr, je suis pour. De toute façon — je vais encore enfoncer une porte ouverte —, l’histoire de tous les domaines artistiques ou d’arts appliqués a montré que la légitimité d’une discipline, son prestige, se construit à grands coups de bibliographies extensives. Donc, des textes théoriques sur le design graphique, des textes historiques sur le design graphique, des monographies de designers, des analyses idéologico-technico-culturelles façon Drucker et McVarish35, je prends. Je ne suis pas d’accord avec un certain nombre de choses, je ne suis pas d’accord avec un certain nombre de méthodologies, je ne suis pas d’accord avec un certain nombre d’angles de narration historique — mais je suis très favorable à ce que que cela existe. On a besoin de Philip B. Meggs36 et de Steven Heller37, ne serait-ce que pour savoir ce qu’il ne faut plus faire.

La difficulté à laquelle on se heurte, c’est de savoir si ce discours émane de gens qui sont dans le champ du design graphique ou extérieurs à lui. Là aussi, il y a deux écueils. Les gens qui sont dans le champ sont susceptibles parfois de manquer de hauteur de vue et d’outils analytiques exogènes qui pourraient être utiles : par exemple, Steven Heller fait un livre entier sur le design graphique et les totalitarismes du vingtième siècle, et il n’est pas fichu de citer Hannah Arendt une seule fois dans son introduction. Bon… la dérive maximale est évidemment l’auto-monographie à usage promotionnel, où le designer parle de son propre travail pour l’ériger en exemple. Donc, ça c’est un écueil : quand on mène une recherche, si on est à l’intérieur du champ sur lequel on mène une recherche, il faut faire l’effort de s’en extraire, au moins intellectuellement, pour le regarder avec des outils d’analyse venus d’ailleurs. Il y a quand même des exemples de travaux d’analyse, de narration historique, de critique, etc., venus de l’intérieur du champ et qui sont absolument remarquables : les livres de Christophe Burke sur Tschichold, de Christopher Wilson sur le travail de Richard Hollis pour la Whitechapel Art Gallery, une bonne partie des livres publiés par Hyphen Press, celui de Louise Sandhaus sur le graphisme en Californie, c’est quand même du travail de très grande qualité, il faut l’admettre. Une bonne partie de la production d’Unit Editions est aussi recommandable, le livre de David Jury chez Thames & Hudson, Graphic Design Before Graphic Designers, est très bien, lui aussi. L’autre possibilité, c’est-à-dire quelqu’un d’extérieur au champ du design graphique et qui prend le design graphique comme sujet, je suis pour aussi. Mais cela peut poser des problèmes, amener des des narrations simplifiées à l’excès — et c’est le deuxième écueil. Je vais donner un exemple : si on fait, par exemple, une étude sur la production d’un certain nombre de graphistes dans les années 1970 ou 1980, on ne peut pas ne pas prendre en compte à quel point l’offre typographique d’alors était limitée par rapport à ce que nous connaissons aujourd’hui. Ça, c’est une donnée qu’on ne peut pas évacuer si on veut pouvoir produire un véritable discours analytique sur de tels objets. On lit ici ou là : « Neue Grafik était entièrement composé en Akzidenz Grotesk ». Or, c’est faux — seuls les titres étaient en Akzidenz Grotesk, et tout le reste en Monotype Grotesque. Or, on ne peut pas comprendre pourquoi c’est comme ça, si on ne comprend pas que l’Akzidenz Grotesk38 n’était pas disponible en composition mécanique à la fin des années 1950 et au début des années 1960. Si on voulait l’utiliser dans un contexte d’édition, pour du texte courant, il fallait le composer à la main — or les textes de Neue Grafik étaient composés sur machine Monotype. Neue Grafik utilise de l’Akzidenz Grotesk pour la têtière, c’est vrai, c’est emblématique, mais tout le reste est composé en Monotype Grotesque pour ces raisons qui tiennent aux limitations du cadre technique dans lequel la typographie et le choix typographique fonctionnaient à cette époque-là. Voilà typiquement le genre de truc que quelqu’un venu du dehors du champ ne relèverait pas.

C’est ce dont nous parlions récemment à propos du manifeste des États généraux de la Culture. La forme que prend ce document… quand on le regarde aujourd’hui, qu’est-ce qui témoigne réellement, dans le vocabulaire typographique employé, quelle part relève des intentions idéales de ses concepteurs ? Quelle part relève de ce que les prestataires de service, les photocompositeurs, avaient à leur catalogue ? Et ça, c’est une question qui est un peu cruciale parce qu’évidemment, aujourd’hui où l’offre typographique est pléthorique, où les choix typographiques peuvent être effectués en fonction de critères presque idéaux (aujourd’hui j’ai très exactement le caractère que je veux), la relation entre le souhait et son accomplissement est beaucoup plus simple. Si tu regardes la production du graphisme pré-PAO à travers ce prisme-là, tu es quand même à la merci du contresens permanent.

Même chose sur les technologies de l’imprimé. La lithographie, l’héliogravure, qu’est-ce qu’on pouvait faire, qu’est-ce qu’on ne pouvait pas faire? Qu’est-ce que c’est que ce ton bistre sur les numéros d’URSS en construction39, est-ce que c’était fait exprès ? Est-ce que c’était un choix ? Est-ce que c’est lié à la technologie de l’héliogravure ? Dieu sait que sur URSS en construction ou sur le constructivisme russe, tous ces mouvements historiques du design graphique qui présentent des affinités ou des relations objectives avec des mouvements d’arts plastiques, il y a eu énormément de littérature produite par des gens extérieurs au design graphique. Eh bien… leur méconnaissance de ce qu’étaient les conditions d’exercice du métier, les conditions intellectuelles et techniques de l’exercice du métier à cette période-là, est aussi susceptible de leur faire prendre des vessies pour des lanternes. Ça, c’est aussi un risque.

D’un côté, dans les livres sur le design, et dans la recherche sur le design, écrits par des gens qui appartiennent au champ, on risque la courte-vue et le renvoi d’ascenseur, le copinage, etc. ; de l’autre côté, on risque le discours hors-sol de gens qui ne connaissent du design graphique que les conditions dans lesquelles il s’exerce aujourd’hui, et qui regardent un certain nombre de productions historiques sans prendre en compte que les modalités d’exercice du métier étaient fondamentalement différentes autrefois et que cela donnait par conséquent des résultats différents — ou que le rapport au résultat visible, une fois que la chose était imprimée et diffusée, était d’une tout autre nature.

Y.A : Souvent les praticiens font un rejet violent de la théorie, je pense à l’argument de Matthieu Chévara qui explique qu’il faut faire un choix et qu’un praticien a une capacité à oublier ce qui a été fait pour pouvoir produire. En un sens la théorie bloque l’esprit créatif ? Good Theory = Crap Design ?

S.D : Oui, parce que Mathieu (Chévara) parle du point de vue d’un praticien, et avec une optique de pragmatisme qui lui est tout à fait particulière, notamment en France. Mais non, je n’irais pas jusque-là. Good Theory = Crap Design, c’est évidemment un argument auquel les praticiens sont sensibles. Mais si on prend l’exemple de Yoann (De Roeck), la pratique modèle son approche pédagogique, parce qu’à un moment donné, la formation du designer c’est aussi apprendre à voir, développer des choses qui sont de l’ordre de l’instinct et pour lesquelles la théorie est d’un secours relativement faible, y compris la théorie scientifique — les études sur la lisibilité, par exemple. Je pense au livre de Sofie Beier40, Reading Letters, chez BIS. Il y en a eu plein, des études physiologiques sur la lecture : on lit par groupes de lettres, on lit la partie supérieure des groupes de lettres, ceci et cela… et on a essayé de les appliquer à la conception de caractères typographiques — mais, en réalité, on s’aperçoit que tout ça est beaucoup plus contextuel, et qu’il y a pas de règle. Les théories unifiantes sur ce qui est lisible et pas lisible ont toutes les chances d’être contredites par les faits. Donc, je ne souscris pas complètement à Good Theory = Crap Design, mais je peux comprendre ce qui fonde l’opinion des praticiens qui y adhèrent…

Cependant, je ne parle pas de théorie mais de recherche — notamment historique, parce que c’est un des points qui m’intéressent le plus —, laquelle a vocation à exister à partir du moment où elle ne tombe pas dans les deux écueils que j’ai déjà évoqués. Écrire depuis l’intérieur du champ peut engendrer une certaine forme de courte-vue, parce qu’on ne peut pas écrire sur le design graphique à telle ou telle époque sans prendre en compte des éléments contextuels extrêmement élargis, de type économie, Histoire avec un grand H, politique, etc. — l’histoire du design graphique n’est pas seulement l’histoire de la pratique du design graphique. Ça, c’est la première chose, ce serait un appauvrissement considérable que de tomber dans ce travers-là.

À l’inverse, les gens qui sont extérieurs au champ sont susceptibles de faire des contresens relativement spectaculaires quand ils méconnaissent la réalité de l’exercice du métier au point de lui appliquer des outils d’analyse qui sont inopérants. Cette histoire de Paul Renner et de la Gestalt Theorie41, par exemple, est une bêtise au moins à deux niveaux. D’abord, Paul Renner n’avait probablement pas besoin de l’apport théorique de la Gestalt Theorie pour savoir comment on concevait des caractères typographiques depuis le seizième siècle, c’est à dire en intégrant les effets de correction optique qui sont nécessaires pour faire en sorte que le caractère ait l’air d’être d’un tracé régulier, même s’il ne l’est pas. Il y a là un savoir-faire empirique qui est celui de la discipline, et qui n’a pas besoin de la Gestalt Theorie pour être validé. Et l’autre point discutable dans l’intervention de Victor (Guégan) à Amiens il y a quatre ans, c’est le biais un peu traditionnel de l’historien d’art qui veut absolument que n’importe quelle production ait un auteur unique identifié. C’est aussi un contresens par rapport aux conditions qui étaient celles de la création et de la production des caractères typographiques à l’époque de la composition au plomb. Personnellement, ça ne me paraîtrait pas complètement hors de propos de considérer que le Futura, par exemple, a un co-auteur. Heinrich Jost42 était responsable du studio de production chez Bauer, et les archives prouvent que son apport, pour faire du Futura ce qu’il est maintenant, ce que nous connaissons sous le nom de « Futura », a été considérable. D’ailleurs, Bauer a d’abord mis le caractère sur le marché avec les signes spéciaux imaginés par Renner, avant de les abandonner, d’arrêter de les commercialiser : les r faits d’une barre et d’un point, tous ces caractères qui étaient d’une forme qui apparaissait comme exagérément radicale… Bauer a arrêté de commercialiser ces versions alternatives, et le Futura est resté comme on le connaît aujourd’hui. De toute façon, l’aspect commercial est aussi une considération à laquelle les historiens devraient davantage prêter attention. Autre exemple : pourquoi est-ce que dans le Manuel typographique de Fournier il y a les mêmes caractères, dans le même corps, avec un œil différent ? Petit œil, œil moyen, gros œil, comment est-ce que c’était perçu, ça, par les imprimeurs ? Est-ce qu’ils achetaient tout ? Quel emploi faisaient-ils de ces différentes variantes ? L’aspect commercial est un point qui est important aussi, qui doit être pris en compte si on veut raconter autre chose que des bêtises.

Pour en revenir au Futura, on ne peut pas présenter Paul Renner43 comme le concepteur avec un grand C du Futura, un « auteur » qui aurait eu un contrôle absolu sur l’élaboration de son caractère au point de venir y jeter des considérations influencées par la Gestalt Theorie, alors que c’est un travail de collaboration, avec des gens, notamment Heinrich Jost, qui étaient dépositaires d’un savoir-faire traditionnel incluant, entre autres, tous les mécanismes de correction optique. C’est le cas typique, me semble-t-il, d’une dérive potentielle du discours de la recherche sur le design graphique en tant que sujet, initié depuis l’extérieur du champ, avec trop peu de prise en compte de ce qu’est la réalité de l’exercice du métier de dessinateur de caractères typographiques.

Ces deux précautions étant prises, la recherche « classiquement universitaire » en tant que sujet, je suis pour, bien sûr, et en provenance de n’importe où. Je n’aurais rien contre une recherche émanant du champ de la théorie économique, et qui étudierait ce que sont les conditions économiques de l’exercice du métier, ce qu’elles étaient autrefois, ce que c’est que la situation d’un indépendant, ce que ça implique avec les clients, avec les mécanismes de valorisation du champ… J’aimerais bien, par exemple, en apprendre davantage sur un truc très simple : il n’y a pas d’agences de publicité au début du vingtième siècle. Les gens qui fondent les premières agences de publicité sont ceux qui possèdent et gèrent les espaces d’affichage, ou qui achètent les espaces publicitaires dans les périodiques. Ils deviennent des agences de publicité en élargissant graduellement la palette des services qu’ils rendent à leurs clients. J’aimerais bien que quelqu’un raconte cette histoire-là. J’aimerais bien que quelqu’un nous dise comment ça se passait entre Lucian Bernhard, par exemple, et les gens qui étaient les diffuseurs — appelons-les comme ça —, qui étaient en charge de faire imprimer ses affiches pour le compte des clients et de les faire coller sur les espaces dédiés dont ils étaient les gestionnaires. Un peu comme si JCDecaux, aujourd’hui, était une agence de publicité. Ça s’est construit comme ça. Et ça, ça a une influence. Par exemple, les équivalents des colonnes Morris à Berlin s’appellent des Litfaßsäulen, elles portent le nom d’Ernst Litfaß, à qui la municipalité de Berlin avait donné l’autorisation d’installer ces supports publicitaires dans l’espace public. Des gens comme Litfaß, qui se sont graduellement constitués en agences de publicité, étaient initialement juste les interlocuteurs des clients commerciaux qui souhaitaient annoncer leurs produits, des imprimeurs qui étaient chargés de réaliser les affiches, et des graphistes, ou proto-graphistes qui les concevaient. Ils ont fini par inclure toutes ces prestations dans l’éventail complet de services qu’ils proposaient à AEG, à Priester, aux commanditaires qu’on voit sur les affiches de Bernhard44, de Hans Rudi Erdt45, Ludwig Hohlwein46, etc. Qu’un historien de l’économie étudie ça, et le décrive un peu en profondeur en allant chercher des sources, ce mécanisme qui a vu des imprimeurs ou des gens qui étaient en charge de la gestion des espaces publicitaires dans le paysage urbain, se transformer en agences de publicité, ça m’intéresse, ça serait intéressant. Je prends l’exemple de l’économie, mais c’est pareil pour l’historien des technologies, pour l’historien des sensibilités et même l’historien de l’Art, je n’ai rien contre. Il faut juste qu’il fasse attention, de ne pas plaquer sur une discipline qui est différente de celle des arts plastiques, des outils d’analyse et des schémas qui sont inappropriés.

Y.A : Je pense à l’affiche pour l’exposition coloniale internationale de 1931, qui avait plusieurs visuels. Certainement, parce qu’une fois les premiers exemplaires écoulés, ils faisaient appel à un autre imprimeur qui refaisait un visuel lithographique différent sans que ça ne choque personne : l’aspect formel étant lié à la dimension technique de fait.

S.D : Ton exemple est un cas typique. Un historien de l’Art te dirait — c’est une hypothèse, ça n’est pas vrai, en l’occurrence : « c’est Cassandre47 qui a fait l’affiche de l’Exposition internationale des Arts décoratifs de 1925 ». Sauf qu’en fait, il y a peut-être trois ou quatre affiches différentes, si je reprends ton exemple, et tu ne peux pas comprendre pourquoi il y en a trois ou quatre, si tu ne prends pas en compte le cadre technologique et les limitations technologiques telles qu’elles existaient à cette époque-là. Mais pour ça, il faut effectivement comprendre ce qu’était le cadre technologique, ce qu’étaient les tirages, ce qui était diffusé, comment, où c’était affiché, etc.

Tiens, une autre chose que j’aimerais bien savoir : qui a réalisé, qui a produit, les lettres de bronze basées sur le Peignot qui servent à écrire des citations de Paul Valéry sur le palais de Chaillot ? Qui a dessiné ça, qui a décidé de l’espacement entre les lettres, de leur taille, de leur placement sur l’espèce d’architrave — et quand on est parti du Peignot et qu’on a décidé de faire des lettres en bronze à partir de ce modèle typographique, est-ce qu’il y a eu des adaptations, comment, qui les a réalisées ? Est-ce qu’on les a fondues, est-ce que ça a été usiné ? Qui a été en charge de ce projet ? Est-ce que l’architecte du palais de Chaillot — je ne sais même pas qui c’est — a pris conseil auprès de Deberny & Peignot ? Ça, c’est un truc pour un historien de l’architecture, et moi ça ne me dérangerait pas qu’on vienne discuter d’une réalisation qui a un rapport direct avec le champ de la typographie, et donc du design graphique, en venant du champ de l’architecture. Il faut juste comprendre l’objet dont on parle. Et, pour avoir côtoyé Phil Baines à une certaine époque, je suis bien placé pour savoir que les relations entre les architectes et les éléments textuels qui se retrouvent sur les bâtiments qu’ils construisent, ces relations sont tout sauf simples.

Il reste effectivement la question de la recherche sur le design par le design, dont le design graphique est le sujet et qui est effectuée avec les moyens du design graphique. Ça nous ramène à ce qu’on disait au début sur l’avant-garde — l’idée selon laquelle Fanette Mellier serait une espèce de R&D pour l’ensemble de la discipline en France, par exemple. Et j’ai déjà décrit à quel point une idée comme celle-là me laissait perplexe. Que certains designers graphiques, du fait du type de clients pour lesquels ils travaillent, auraient la possibilité d’essayer de « faire avancer les choses » (avec d’énormes guillemets) en expérimentant des formes innovantes, cela me laisse un peu perplexe. D’abord, parce que l’innovation en design graphique… là aussi, c’est quand même assez complètement soluble dans le stylisme, or le design graphique n’est pas réductible à une succession de styles, qui avanceraient, qui se renouvelleraient. C’est très discutable. Ne perdons jamais de vue qu’au départ c’était essentiellement une activité de faussaire, de contrefacteur, donc la relation entre le graphisme et l’originalité des formes apparaît quand même comme très compliquée, lorsqu’on s’accorde un minimum de perspective historique.

Et puis… si on veut que cela reste du design graphique, cela suppose toujours, à un moment donné, une certaine forme de négociation avec la réalité du cadre technologique de production, par exemple, ou la réalité de la relation économique avec le client. Il peut difficilement y avoir une espèce de recherche idéale, absolue, qui ne porterait que sur les formes elles-mêmes. Enfin si, il y a les graphistes qui, de temps en temps, vont à la Villa Médicis, c’est fait pour ça — des gens qu’on extrait de la tâche quotidienne qui est celle d’un designer graphique et à qui on offre, pendant un an, la possibilité de réfléchir à leur discipline, de faire de la recherche avec les moyens de la discipline sur la discipline. Mais pour l’instant, ce qui est ressorti de l’activité des lauréats en graphisme à la Villa Médicis — Catherine Zask48, Philippe Apeloig49, Yoann De Roeck, Thomas Huot-Marchand50, Fanette Mellier51, qui d’autre ? —…, on ne peut pas dire que cela relève véritablement d’un truc façon R&D dont tout le monde aurait pu s’emparer ensuite. Ça ne veut pas dire que ce qu’ils y ont fait n’est pas intéressant, je veux dire simplement que, même dans des conditions idéales de recherche pour la recherche, ce qui a été produit ne ressemble pas vraiment à de la R&D façon « haute-couture » — je veux dire : semblable à la justification qu’on donne ordinairement de l’existence de la haute-couture dans sa relation au prêt-à-porter. Et à partir du moment où ça ne se fait pas même dans ces contextes hyper-privilégiés, ceux où l’État français t’offre la possibilité de ne te consacrer qu’à ça… pour moi, cela signifie que, globalement, ça ne peut se faire que dans un cadre « normal », c'est-à-dire dans un cadre de liberté toujours relative. Dans un tel cadre, il faut toujours négocier : même sur une affiche qui serait d’un style graphique fondamentalement innovant — « on n’a jamais vu ça », « comment est-ce qu’il a osé tenter un truc pareil ? », etc. —, à un moment donné il faut mettre les logos en bas. Toujours, toujours. C’est quand même un métier de la transaction, il faut transiger. Dans sa nature profonde, c’est une discipline de l’accommodement — avec des données qui se révèlent fatalement, parvenu à un certain point, incompressibles. Je vais dire un truc très bête : tu fais une affiche, elle est absolument radicale, le client t’autorise à ne pas mettre les logos dessus… mais ton affiche doit quand même correspondre à un un format standard. Si tu veux qu’elle soit une affiche, elle a nécessairement un format qui se conforme aux standards établis par Métrobus et JCDecaux.

Prenons l’exemple de l’affiche des Graphiquants pour la RATP. C’est le cas typique d’une affiche dont on pourrait penser qu’elle relève du pur R&D, qui s’affranchit de 99,9 % des contraintes normales de l’exercice du design graphique — une carte blanche —, sauf qu’il reste quand même 0,1 %. Et ce 0,1 % c’est que ça fait 180 par 120 cm. Si la composition que les Graphiquants52 avaient imaginée était d’une autre proportion que celle-là, elle ne serait pas retrouvée dans les couloirs du métro. C’est très discutable, l’idée qu’il pourrait y avoir une recherche « pure » en design graphique avec les moyens du design graphique, et intégralement affranchie des contraintes qui s’exercent dans des situations « normales » de design graphique. Je ne pense pas que ce soit possible ; à un moment donné il faut quand même t’accommoder de la réalité des faits, il faut transiger et s’adapter —toujours. Même aussi peu que ça, même ce que les Graphiquants ont fait pour la RATP : « OK, allez-y, faites ce que vous voulez, mais ça fera 180 par 120 ». En réalité, vous ne faites pas tout ce que vous voulez. Et, par ailleurs, il y a des hypothèses de recherche que tu ne peux pas te permettre en design graphique avec les moyens du design graphique, ou sinon tu mets en péril la définition même de ce sur quoi tu travailles. Imaginons un autre exemple théorique de « pure » recherche : une affiche qui ne serait pas un rectangle. Si tu crées une feuille imprimée que tu colles dans la rue, ou que tu cherches à diffuser par les moyens habituels, et que ce n’est pas rectangulaire, ça n’est plus une affiche. Ta recherche a juste abouti à parler d’autre chose que ce dont tu voulais parler au départ, c’est à dire l’affiche en tant que support.

Y.A : Le graphisme politique ou engagé te dérange ? Que penses-tu du design social ?

S.D : Personnellement, je n’ai absolument rien contre le graphisme politique, ou celui qui se revendique comme tel. Je n’ai rien, non plus, contre les graphistes qui, par le biais de relations personnelles, d’engagements idéologiques personnels, développent une galaxie d’interlocuteurs qui leur permet de ne travailler que pour ce champ-là. Ça ne me pose aucun problème. Là où je suis moins d’accord, c’est quand à cette idée-là, à cette situation-là, on accole un certain type de vocabulaire, restrictif et présenté comme le seul possible. Je ne vois pas pourquoi un graphisme socialement engagé, un graphisme destiné à… je ne sais pas moi, à la CGT, aux associations antiracistes, à des municipalités un peu progressistes, etc., devrait avoir une forme particulière, devrait se conformer à un style repéré comme le « style de l’engagement graphique ». Ça, ça me laisse complètement perplexe. D’ailleurs, il suffit de voir le travail fait par Marge Design pour Force Ouvrière, qui est un tout petit peu plus malin que de tartiner du Block53. Il y a des tas d’exemples de prises de parole citoyenne par les moyens du design graphique — Act-Up, etc. —, qui prouvent qu’il n’y a pas de vocabulaire propre.

Je souscris à la formule de… je ne sais plus si c’est Pierre Bernard54 ou Paris Clavel55, selon laquelle « aux signes de la misère, il ne faut pas ajouter la misère des signes ». C’est une question de qualité, de respect des gens avec lesquels on travaille, et des gens auxquels on s’adresse. Donc je suis pour, il n’y a pas de problème. Il y a une mécanique qui est possible : l’étudiant qui est militant, d’extrême-gauche, très engagé, etc., qui fait son projet de diplôme dans ce champ-là — un Sébastien Marchal, par exemple. Il s’y est pris assez tôt, il a mouillé la chemise, il a pris des contacts alors qu’il était encore étudiant, il était déjà dans ce milieu-là. Il a fini par développer un réseau d’interlocuteurs qui lui fournit une clientèle (et ce n’est pas un mot péjoratif) à laquelle il est susceptible de pouvoir se consacrer exclusivement, parce que c’est économiquement viable — pas de problème. S’il ne se transforme pas en un épouvantable donneur de leçons, au détriment de ceux qui se « compromettent » avec des entreprises privées, bref — pas de problème. Et d’ailleurs, Sébastien Marchal a prouvé que l’on pouvait mener ce type de travail de designer sans forcément se cantonner à tartiner une espèce de style préétabli (par Grapus56 dans les années 1970 en l’occurrence) en ce qui concerne le graphisme engagé à gauche. Bravo, Sébastien Marchal. Les membres de Grapus ont donné des leçons pendant très longtemps, y compris ceux qui n’étaient plus tellement en position de donner des leçons, en termes de virginité idéologique. Mais on ne va pas dire du mal de nos chers disparus.

Ensuite, à ça est venu se greffer quelque chose de totalement nouveau, qui me semble être d’origine anglo-saxonne, même si peu de gens en France ont l’air d’en être conscients. C’est le contrecoup de la remise en cause de l’autorité du designer, initiée par le post-modernisme et sa cristallisation à grands coups de French Theory dans les années 1980 et 1990. Le graphisme social, l’activité graphique en tant que situation à laquelle participent des professionnels comme des amateurs — dans un contexte de type local, quartier, sociabilité immédiate, etc. — me semble quand même s’inscrire dans une espèce de logique qui est celle initiée par Ed Fella57, etc., et tous ces trucs dont on entend parler depuis trente ans à peu près — « tout le monde est graphiste », une espèce de démocratisation de la discipline vécue comme un antidote à l’hyper-autoritarisme qui était celui des praticiens modernistes aux États-Unis, dans les années 1960-1970. Déjà, j’aimerais bien que les gens qui, en France, montent ce type d’action (Fabrication-Maison58, Formes vives59, etc.) se situent de manière plus claire par rapport à ça — parce que, dans une certaine mesure, ils sont en train de réinventer l’eau tiède. Ça me chiffonne un peu que les praticiens français qui travaillent dans cette logique-là donnent la sensation qu’ils ont inventé un nouveau mode de production de design graphique, plus ouvert, plus participatif, etc., alors qu’en fait leur cadre idéologique est établi depuis très longtemps.

Il y a par ailleurs une autre choseintéressante — mais tu vas peut-être me trouver inutilement polémique… D’un côté, ce graphisme participatif, cette construction de situations de production de communication qui se veulent ouvertes, démocratiques, anti-autoritaires, sont un antidote à la posture de l’expert, du spécialiste, qui est traditionnellement le moteur du métier. Mais, de l’autre côté, on se réclame aussi de l’exemple de gens comme Grapus, qui eux ne sont jamais départis de la certitude qu’ils étaient des experts — des experts d’un genre différent de celui des graphistes commerciaux, qui vendaient leurs services à des agences de publicité et des clients privés, mais des experts quand même. Il y a une anecdote dans le livre de Léo Favier, qui est racontée par Vincent Perrottet, je crois : il revient d’un rendez-vous avec un client ou un commanditaire, on lui demande comment ça s’est passé, il répond « Bien » et tout le monde dit « C’est pas normal » — ce qui prouve bien que le designer graphique est parfaitement conscient de ce qu’il est un expert de sa discipline, et que la conséquence naturelle de cette expertise c’est le conflit avec le commanditaire : le designer graphique a une position à défendre, dont il est le dépositaire. Donc il y a quand même un truc un peu bizarre chez des gens comme Formes vives, par exemple, le discours n’est pas très bien articulé et présente un certain nombre de contradictions internes.

Et ça pose une question supplémentaire : est-ce que le designer graphique peut se départir d’une position d’expertise, est-ce que c’est simplement faisable ? Évidemment, il y a eu la PAO et la façon dont elle a introduit une forme d’équivalence entre l’exercice du métier de graphiste et le fait de disposer des outils du graphiste — équivalence dont tout le monde sait que c’est une vue de l’esprit, mais c’était quand même la promesse initiale du desktop publishing. Tout ça est évidemment alimenté par Internet, où tout le monde est écrivain, tout le monde est musicien, tout le monde est cinéaste, tout le monde diffuse, etc. — pourquoi pas « tout le monde est graphiste », effectivement ? En gros, grâce à l’évolution technologique, nous vivons tous dans le paradis promis par Barthes dans « La Mort de l’auteur ». Il y a effectivement eu ça — mais dans la réalité des faits, est-ce qu’il possible d’être graphiste sans, ou en abdiquant, la position d’expertise que ça implique ? Je n’ai pas vraiment de réponse à ça.

Y.A : Le graphisme peut aussi être celui qui donne de l’autorité aux discours invisibilisés ? L’exemple du design social, Fabrication-Maison par exemple.

S.D : J’habite dans le XIXe arrondissement de Paris, ma fille était dans une crèche rue de la Solidarité et elle allait dans un centre de loisirs où Fabrication-Maison menait des ateliers avec les gamins du coin. Donc j’ai vu des productions réalisées dans le cadre de ces ateliers, de ces actions participatives, mêlant des graphistes avec un grand G, si j’ose dire, et des gens du quartier qui étaient à la fois producteurs et récepteurs des messages en question — et c’était très bien en termes de résultats, c’était très chouette. Mais, à chaque fois, je me suis toujours demandé quelle était la nature du cadre, qui l’avait construit, et qui était en charge des modalités de maintien, de tenue de ce cadre. Tu leur fais faire des affiches sur le thème « Je suis fier de mon quartier », même s’il n’a pas une très bonne réputation, même s’il est sillonné par la BAC, OK, très bien. Je doute qu’à un moment donné, il n’y ait pas un processus de sélection, d’accompagnement, de mentorat, pris en charge par les « vrais » professionnels… j’ai toujours un doute par rapport à ça. Je n’ai rien contre ce genre d’initiative, mais peut-être parce que je suis fondamentalement sceptique, je me demande toujours dans quelle mesure les gens qui montent ces initiatives, ou qui en sont fréquemment à l’origine, ou qui les encadrent, ne se bercent pas d’illusions quant à l’égalité réelle censée régner entre les différents participants à ce type de situation de production. Entre les deux, il y en a un qui sait la différence entre un caractère à empattements et un caractère sans empattements et pas l’autre, pour ne prendre que cet exemple-là. Est-ce que c’est possible de se départir de sa position d’expert ? Il est possible de prétendre se départir de sa position d’expert, il est possible de s’illusionner sur sa capacité à se départir de sa position d’expert — mais ça ne veut pas dire qu’il est véritablement possible de le faire. Donc je ne sais pas, ça me laisse perplexe.

Personnellement, je n’ai aucun problème idéologique avec l’idée qu’un graphiste soit un expert. Exercer ce métier, ça suppose des savoir-faire, ça suppose la maîtrise d’un certain nombre d’outils techniques. Ça suppose une culture particulière, et une certaine manière de penser — une certaine capacité à mettre en relation les choses les unes avec les autres, qui relève de l’expertise et que tout le monde n’a pas apprise. Ça s’apprend. Cette expertise implique aussi une aptitude au dialogue, un ensemble de valeurs, qui sont celles du dialogue, du respect du public auquel on s’adresse, le cas échéant l’implication des publics et des différentes parties prenantes d’un projet. Disposer d’une expertise et être conscient qu’on en a une, n’implique pas la morgue, ou le mépris pour le public, ou le fait de considérer qu’on est le sel de la terre parce qu’on est capable de faire la différence entre le Caslon60 et le Garamond61 à dix mètres. Ce n’est pas une donnée mécanique, on peut se connaître en tant qu’expert, on peut être en pleine possession de ses moyens et en pleine conscience de ce qu’on est capable d’accomplir sans nécessairement devenir un connard. En tout cas j’espère, sinon il va falloir que je change de métier.

Y.A : As-tu une anecdote typique de ce que serait le travail du graphiste ?

S.D : Je ne sais pas si j’ai des anecdotes que l’on pourrait considérer comme typiques. Mais qui révèlent ce que je considère comme des sujets importants dans la formation d’un designer, oui. Par exemple, dans la première promotion du DSAA, il y avait un étudiant qui avait consacré son mémoire à un certain nombre de productions de graphisme culturel contemporain, qui avaient toutes comme point commun d’être d’une extrême sobriété, à la limite de l’austérité. Il s’était intéressé à ça parce que c’était le genre de graphisme qui lui plaisait. Parmi les productions qu’il avait analysées, il y avait ce que Spassky-Fischer62 fait pour le MUCEM, le travail de Leftloft63 pour la Documenta, un truc de Zak Kyes64 — je sais plus lequel —, ce genre de graphisme. Sa question était : dans quelle mesure ce graphisme est-il particulièrement approprié au champ culturel ? Une fois qu’il a eu terminé son mémoire, il vient me voir pour me dire : « Je viens de m’apercevoir que je suis un homme de gauche qui aime un graphisme de droite ». Ça, par exemple, d’un point de vue de la formation d’un designer, c’est une question qui est hyper-intéressante : il s’était aperçu que ce graphisme, qui lui plaisait fondamentalement à lui, et qui correspondait — à la fois du point de vue des formes convoquées et du point de vue du type de clients — au genre de pratique qu’il avait envie de développer, ce graphisme — dans une perspective un peu bourdieusienne — produisait de la distinction, il s’adressait à une élite, il cultivait une certaine 64 : Comment es-tu venu à la typographie et au design éditorial ?forme d’entre-soi hyper-rigide, qui le rendait excluant pour une bonne partie du public. On avait aussi parlé des affiches de Müller-Brockmann65 pour la Tonhalle, un travail dont on peut considérer qu’il représente en soi une espèce d’échec — il a été conçu dans une optique de démocratisation maximale, en refusant par exemple toute référence qui pourrait faire appel à une culture préexistante du public, et en réalité c’est peut-être le graphisme culturel le plus excluant qui ait jamais été produit. Ça, c’est une question importante, les moyens que l’on emploie, pour les clients avec lesquels on travaille : dans quelle mesure est-ce que l’acte de produire du graphisme est susceptible de rassembler les publics, ou au contraire de les segmenter encore plus ? Comme c’est le type de graphisme qui est le plus largement médiatisé par les institutions qui s’intéressent à ce genre de choses, par les vecteurs médiatiques qui les portent à la connaissance des praticiens, voire par les autres praticiens, c’est également celui auquel les étudiants sont naturellement sensibilisés, ou vers lequel il sont le plus naturellement portés. Ce sont des situations professionnelles qui semblent éminemment désirables : avoir des interlocuteurs extrêmement cultivés, intelligents, qui valorisent l’apport du graphiste, qui lui laissent une certaine marge de manœuvre créative, ça ressemble quand même un peu à des dream jobs, pour des étudiants. Alors, se rendre compte des implications de ce type de graphisme, de la raison pour laquelle c’est quasiment le seul qui soit réellement médiatisé, prescrit, porté aux nues… Mais ça demande du travail. Et quand un étudiant a cette espèce d’épiphanie, c’est pas mal, quand même. Tu te dis qu’on fait un beau métier. Après, tu peux être d’accord avec lui ou pas : si oui ou non c’est un graphisme « de droite » et si, dans tous les contextes de cette nature, il est possible de faire autre chose qu’un graphisme hyper-segmentant — ça se discute. Que l’étudiant puisse en arriver de lui-même à cette réflexion, qu’il se retrouve face à une nouvelle question — qui est peut-être insoluble, mais ce n’est pas grave —, c’est important, voilà. J’ai tendance à penser que c’est une bonne chose.


  1. Yann Aucompte est docteur en esthétique et sciences des arts de l'université Paris 8 est membre du collectif Arts Écologies Transitions, il est professeur agrégé de Design et Métiers d’art, DNMADe Graphisme, design du livre et de l’édition ; Narration et médiation scientifiques par le design graphique et l’illustration Lycée Jean-Pierre-Vernant, Sèvres (92), France. 

  2. Retranscription co-écrite et corrigée par Stéphane Darricau. Il suit une formation à l’Éducation nationale, seconde Arts Appliqués 1986, obtient le Baccalauréat F12 en 1989. Il s’oriente vers le design graphique en BTS Expression visuelle à l’école Estienne 1989-1991. Poursuit en Licence Arts Appliqués à Paris I (1992) et commence à envisager la perspective de l’enseignement en y rencontrant des étudiants de l’ENS-Cachan. Le DSAA Création typographique ouvre l’année suivante, il fait partie de la première promotion, sortie en 1994. 

  3. Gérard Blanchard (1927—1998) enseignant chercheur français dans les domaines de la typographie et de la sémiologie. Il soutient une thèse sous la direction de Roland Barthes et de Christian Metz en 1980. 

  4. Ladislas Mandel (1921—2006) était un dessinateur de caractère typographique français. 

  5. José Mendoza y Almeida (1926—2018), concepteur de caractères typographiques français il enseigne à l’ANCT de 1985 à 1990. 

  6. Peter Keller (1944—2010), concepteur de caractères typographiques français d’origine suisse. Il est enseignant à l’ENSAD et à l’ESAG. Il travaille notamment avec Roger Tallon. 

  7. Sont un rendez-vous annuel organisé à Lurs. Des graphistes et des scientifiques se rencontrent durant un séminaire qui est documenté dans la revue Après / Avant. Ces rencontres ont été imaginées et organisées dès 1995 par Maximilien Vox, Jean Giono, Jean Garcia et Robert Ranc. 

  8. Maximilien Vox(1894—1974) est un praticien et un théoricien de l’imprimé. Il est connu pour avoir établi une classification typographique longtemps en vigueur dans le métier et qui porte son nom : la classification Vox-Atypi. 

  9. Deberny & Peignot est une fonderie de caractère typographique française du début du XXe siècle. Elle a commercialisé de nombreux caractères typographiques à succès. 

  10. Michel Derre est dessinateur de caractères typographiques et enseignant. 

  11. Rick Poynor (1957—...) est un auteur-critique britannique, spécialiste du design graphique et des arts visuels. Il fonde le magazine Eye en 1990. 

  12. Neville Brody (1957—...) graphiste anglais, grand représentant du New-Wave Modernism et graphiste star. Il se fait connaître par son travail de refonte de formules de presse. 

  13. Jeremy Tankard, designer typographique anglais. Sa production puise aux figures du postmodernisme, notamment dans les emprunts qu’il fait à l’histoire. 

  14. Max Kisman (1977—...), typographe, illustrateur et designer graphique hollandais. 

  15. Emigre est une revue indépendante créée par Rudy VanderLans et Zuzana Licko en 1984. À ses débuts elle fait la promotion de la culture hollandaise aux États-unis. Elle devient rapidement le lieu de la discussion des postures postmodernistes. 

  16. David Carson (1955—...) est un designer graphique américain, figure emblématique du postmodernisme et de la grunge typography. 

  17. Ed Fella (1938—) graphiste américain et artiste photographe. Il est connu pour avoir repris ses études à Cranbrook après une carrière de graphiste commercial. Il est le représentant de postures vernaculaires et d’enquêtes sur le graphisme amateur. 

  18. Béatrice Fraenkel (1951—...), enseignante-chercheure en anthropologie de l’écriture. Elle enseigne à l’EHESS. Elle a co-dirigé le livre Études sur le collectif Grapus, 1970-1990... Entretiens et archives, avec Catherine de Smet aux éditions B42 et publié en 2016. 

  19. Ellen Lupton (1963—...), graphiste, auteur, enseignante et curatrice américaine. Elle est commissaire au Cooper-Hewitt National Design Museum au début de sa carrière. 

  20. Pentagram est une agence créée à Londres en 1972, par Alan Fletcher, Theo Crosby, Colin Forbes, Kenneth Grange, et Mervyn Kurlansky. En 1978, Forbes ouvre un bureau à New-York. Paula Scher et Michael Bierut y travaillent. 

  21. Paula Scher (1948—...), designer graphique et peintre américaine. 

  22. Robin Kinross (1949—...) est un éditeur et auteur anglais, spécialisé en graphisme et typographie. Il fonde et dirige la maison d’édition Hyphen Press de 1980 à 2017. Le catalogue est aujourd’hui publié par B42. 

  23. Richard Hollis (1834—...) designer graphique anglais, connu en France pour son ouvrage sur l’histoire de la discipline : Le Graphisme : de 1890 à nos jours, Paris, Thames & Hudson, 2002. 

  24. David Pearson est un designer graphique anglais. Il est spécialisé en édition. Il est connu pour avoir designé la collection “Great Ideas” chez Penguin. Cette dernière est un succès de librairie, souvent cité comme un signe de la vitalité de l’édition dans un monde numérique. 

  25. Chip Kidd, a.k.a Charles Kidd (1964—...), graphiste et auteur américain. connu pour son travail pour l’éditeur Alfred A. Knopf . 

  26. “The Wov of Chastity” est un document conçu par John Morgan, à destination des étudiants de Central Saint Martins. Il décrit une série d’obligations formelles sur le ton du manifeste. Il doit être signé par l’étudiant. Les articles synthétisent un certain nombre de lignes éthiques prônées par l’école quant au design des livres. 

  27. Matthieu Chévara (1979—...), designer graphique et dirigeant d’entreprise français. Il crée et dirige L’atelier Marge design depuis 2010. 

  28. Otl Aicher (1922—1991), est un designer graphique allemand. Il participe au mouvement fonctionnaliste par la rigueur graphique et le minimalisme qu’il mobilise. 

  29. Romek Marber (1925—2020) était designer graphique. Il a travaillé pour le cinéma, la presse magazine et pour l’édition, notamment chez Penguin. 

  30. Pelican est fondé en 1937 comme une collection de l’éditeur Penguin. Elle tend à publier des ouvrages à bas prix. 

  31. Gerald Cinamon (1930—...), designer graphique et auteur américain spécialisé dans l’édition. 

  32. Dexter Sinister est le nom du duo d’éditeurs et designers anglo-américains Stuart Bailey (1973—) et David Reinfurt (1971—...) fondé en 2006. 

  33. Zak Kyes est un designer graphique anglais, fondateur de Zak Group connu pour avoir curaté l’exposition Forms of Inquiry en 2007 à l’Architectural Association School of Architecture de Londres. 

  34. Metahaven est un collectif d’artistes, graphistes et auteurs hollandais, qui officie dans le monde de l’art. Vinca Kruk, Gon Zifroni et Daniel van der Velden produisent des essais sur la démocratie et les effets du numérique sur les individus. 

  35. Il s’agit certainement plus particulièrement du livre De Johanna Drucker et Emily McVarish, Graphic Design History, a critical guide, Londres, Pearson 2008. 

  36. Philipp B. Meggs (1942—2002), enseignant et chercheur américain, connu comme l’auteur du premier ouvrage d’histoire du design graphique, A History of Graphic Design, publié en 1983. 

  37. Steven Heller (1950—...) designer graphique, auteur et éditeur américain. 

  38. Akzidenz Grotesk est le nom d’une police de caractère typographique tentant de condenser diverses formes de caractères commercialisées par la fonderie H. Berthold AG. 

  39. URSS en construction, est une revue de grand format traitant des politiques soviétiques, publiée de 1929 à 1950. Il est également la vitrine des expérimentations constructivistes. 

  40. Sofie Beier est créatrice de caractères typographiques, PHD Researcher et professeure britannique. Elle enseigne à la School of Design de laRoyal Danish Academy of Fine Arts. 

  41. La psychologie de la forme est un ensemble de théories du début du XXe siècle qui traitent de la perception des formes par le cerveau humain. 

  42. Heinrich Jost (1889—1948), créateur de caractères typographiques allemand. 

  43. Paul Renner (1878—1956), dessinateur de caractère allemand. 

  44. Lucian Bernhard (1883—1972) affichiste emblématique de “l’affiche d’objet” (sachplakat) ou plakastijl

  45. Hans Rudi Erdt (1883—1918) autre affichiste emblématique de “l’affiche d’objet” (sachplakat) ou plakastijl

  46. Ludwig Hohlwein (1874—1949), architecte et affichiste ayant participé activement à la propagande du parti nazi. 

  47. Adolphe Jean-Marie Mourron, dit Cassandre (1901—1968), était un affichiste français. Il est resté connu pour son affiche du paquebot Normandie. 

  48. Catherine Zask (1961—...), graphiste et affichiste française. 

  49. Philippe Apeloig (1962—...), graphiste et affichiste français. 

  50. Thomas Huot-Marchand (1977) est designer et dessinateur de caractères typographiques. Il dirige l’ANRT depuis 2012. 

  51. Fanette Mellier (1977—...) est une graphiste et artiste visuelle française. En 2012 elle est pensionnaire de la Villa Médicis. 

  52. Studio de graphisme français fondé en 2008. 

  53. Le “Berthold Block” est en fait une police de caractère typographique comprenant de nombreuses variables, conçue par Hermann Hoffmann et Louis Oppenheim et commercialisée chez Berthold en 1908. 

  54. Pierre Bernard (1942—2015), graphiste français, membre fondateur du collectif Grapus en 1970 et de l’Atelier de création graphique. 

  55. Gérard Paris-Clavel (1943—...), graphiste français, m. Sébastien Marchal est un designer graphique et concepteur de caractères typographiques français. Il répond principalement à des commandes dans le monde la militance politique de mouvance d’extrême-gauche.embre fondateur du collectif Grapus en 1970, des Graphistes associés puis de Ne-Pas-Plier. 

  56. Collectif créé en 1970 par François Miehe, Pierre Bernard et Gérard Paris-Clavel : après le départ de Miehe c’est Alex Jordan qui rejoint le collectif. Ils réaliseront de nombreux projets pour des théâtres, des syndicats et des communes. Dans les années 1980 ils se développent et accueillent de nombreux graphistes : ils répondent alors à des commandes de grandes envergure (Louvre, La Villette, etc.) dans ce qu’ils vont participer à désigner par le “graphisme d’utilité publique”. 

  57. Ed Fella (1938—...) graphiste américain et artiste photographe. Il est connu pour avoir repris ses études à Cranbrook après une carrière de graphiste commercial. Il est le représentant de postures vernaculaires et d’enquêtes sur le graphisme amateur. 

  58. Le collectif est fondé par Jean-Marc Bretegnier sous une forme associative en Alsace dans les années 1990. Après de nombreux projets locaux, ils s’installent à Paris dans le local Danube-Solidarité du XIXe arrondissement. 

  59. Formes-vives est un atelier de graphisme et artistique français qui se décrit comme un “atelier de communication politique, utopique et exigeante”. Il est co-fondé par Nicolas Filloque, Geoffroy Pithon et Adrien Zammit en 2008 . Ils cessent leurs activités en 2020. 

  60. “Caslon” désigne les formes de typographies dans le goût Hollandais “baroque” popularisées par William Caslon au XVIIIe siècle en Angleterre. 

  61. “Garamond” est le nom donné à des caractères typographiques inspirés du dessin des lettres utilisées et dessinées par Claude Garamont (1499-1561),Robert Granjon (1513—1590), etJean Jannon (1580—1658). Garamont était un imprimeur et un concepteur de poinçons typographiques de la Renaissance française. Voir Stéphane Darricau, De quoi Garamond est-il le nom ?, Bureau brut publishing, 2022. 

  62. Spassky-Fischer est un collectif de designer graphique français spécialisé dans la communication culturelle fondé en 2014. Il s’inspire du néo-fonctionnalisme européen, sans pour autant en adopter la posture critique, éditoriale et curatoriale. 

  63. Leftloft est un studio de design graphique italien exploitant des registres visuels néo-fonctionnalistes. 

  64. Zak Kyes est un designer graphique anglais, fondateur de Zak Group connu pour avoir curaté l’exposition Forms of Inquiry en 2007 à l’Architectural Association School of Architecture de Londres. 

  65. Josef Müller-Brockmann (1914—1996) était un graphiste suisse, grand promoteur du style suisse et co-fondateur de la revue Neue Grafik.