Jalons pour une histoire de la Biennale internationale design Saint-Étienne (8). Entretien avec Anya Sirota et Jean Louis Farges (studio Akoaki)
Virginie Belle

Propos recueillis par Virginie Belle

A l'occasion de la Biennale internationale de design 2017 de Saint-Etienne, le studio Akoaki, co-fondé par l'américaine Anya Sirota et le français Jean Louis Farges a orchestré Out of Site. Cette carte blanche, consacrée à l'urbanité en mutation, a mis en avant le rôle du design dans des transformations de grande ampleur en cours à Detroit, pourtant ruinée et en proie à des difficultés considérables1

Le cœur de cette exposition fut consacré à l'évolution des idées, des activités et à l'ingéniosité des habitants de cette ville. Quarante d'entre eux, agriculteurs, collaborateurs, citoyens, artistes, ayant contribué à l'émergence de ce travail, ont fait le voyage. A leur côté, trois installations grandeur nature : The Mothership, cabine afrofuturiste2 de DJ mobile, symbole des espaces scéniques en voie de disparition à Détroit, l'arche de la culture, the Detroit Culture Council, incarnation d'un ministère de la Culture défaillant et la scénographie de l'opéra Detroit Afrikan Funkestra. D'abord déployées à Détroit puis transplantées en France, elles ont animé les dix jours de programmation publique autour de performances, conversations, ateliers, actions pop et autres rencontres expérimentales. Quatre ans après, retour sur ce déploiement collectif. Comment a-t-il impacté le travail d'Anya Sirota et Jean Louis Farges ? Ce design militant, collaboratif, favorise t-il un changement positif, équitable et durable ? Serait-il la source d'un design et d'un urbanisme émergent ? 

Virginie Belle : Saint-Etienne, Détroit, deux métropoles au passé industriel florissant, ont été frappées par une crise industrielle de grande ampleur. Les problématiques similaires auxquelles ces villes sont confrontées ont t-elles motivé l'invitation qui vous a été faite ? Quelle est la genèse de votre venue à la Biennale en 2017 ?

Jean Louis Farges : Détroit a rejoint le réseau des villes créatives de l'Unesco en décembre 20153. Peu de temps après, l'équipe de Saint-Etienne contactait le consul du ministère de la Culture à New-York, pour savoir quelles personnes rencontrer à Détroit.

Anya Sirota : Josyane Franc4 et Olivier Peyricot5, commissaire de l'exposition, sont venus visités les sites et les projets sur lesquels on travaillait. Et nous ont proposé une collaboration.

JL.F : Précisons qu'à cette époque, Anya, via l'Université du Michigan, et de notre travail ici, étudiait les friches françaises. Pendant deux ans, à raison d'une session d'un mois et demi en France avec une quinzaine d'étudiants, nous avons analysé plusieurs lieux. Le site de Saint-Etienne nous intéressait particulièrement. C'était synchrone.

 

V.B : Votre lettre de mission portée sur l'urbanité en mutation. Quelle vision de cette urbanité avez-vous souhaité montrer ici ?

A.S : Après leur visite à Détroit, Josyane et Olivier ont compris le niveau d'autogestion et d'auto-instigation du travail architectural, dans une ville où les infrastructures culturelles pour soutenir les projets dans la ville sont inexistantes. Nous étions nous-mêmes quelque part le sujet. Notre réalité consistait déjà, à ce moment, à ré-imaginer travailler dans un contexte où les ressources manquent d'une manière aussi radicale.

JL.F : Et si la recherche que nous avions poursuivi en France pendant ces deux années avait encore enrichi nos perspectives d'urbanisme et d'architecture, l'absence de budgets dédiés accentuait nos difficultés.

 

V.B : Vous avez eu carte blanche pour aborder ces problématiques ...

A.S : Oui, et nous nous sommes concentrés autour de deux thèmes :

  • Comment le design et l'architecture peuvent fonctionner là où aucun système de soutien gouvernemental n'existe.

  • Comment les résidents, artistes et créateurs locaux s'organisent pour transformer les lieux où ils vivent.

Dit autrement, qu'est ce qu'un urbanisme émergent dans un contexte où la démocratie et le capital ont été pillés ?

 

V.B : L'arche de la culture, the Detroit Culture Council, témoigne de ce manque cruel de gouvernance et de soutien auprès des acteurs culturels de Détroit...

JL.F : Un des plus importants challenges pour nous fut de décrire la chute, l'absence du gouvernement américain à Détroit. Si la culture reste vive ici, il n'existe toutefois plus de département culturel dédié. La ville a fait faillite. A partir de ce moment-là et à titre d'exemple, ils ont réduit les retraites des pompiers et travailleurs issus des services publics de 40%. Les services sociaux destinés à préserver les résidents sont absents.

Dans ce contexte, nous voulions témoigner d'une autre voie. Représentée, entre autres, à Saint-Etienne, par l'arc nomade du Detroit Culture Council, qui sert de signe de reconnaissance et transforme temporairement des sites en institutions publiques éphémères. Ces réunions rassemblent artistes et leaders culturels et pallient l'absence d'un département dédié à Detroit. Nous sommes indépendants, et nous avons donc créé une expérience de ministère de la Culture auto-géré ! C'est difficile à expliquer car le système est très différent entre les États-Unis et la France.

 

V.B : Vous est-elle toujours utile aujourd'hui ?

A.S : Les artistes qui ont travaillé sur ce projet, et demandé que le département de la Culture soit rétabli, ont eu gain de cause. S'il existe désormais, il n'est hélas doté d'aucun budget... Il n'a pas de fonctionnalité.

 

V.B : Aux côtés du Detroit Culture Council, vous avez installé deux autres projets majeurs à la Biennale de Saint-Etienne, déjà déployés à Détroit. The Mothership, cabine de DJ mobile, symbole des espaces scéniques en voie de disparition à Détroit, et l'opéra Detroit Afrikan Funkestra 6 dont vous avez réalisé la scénographie. Constituent-ils une complémentarité ou certains sont-ils plus emblématiques de l'esprit Akoaki ?

A.S : Notre approche se définit par le fait que l'objet de design n'a pas une valeur, un fonctionnement symbolique ou une signification sans les gens qui l'ont construit, programmé ou qui l'utilisent.

Pendant les trois années précédant la Biennale, nous avons travaillé dans un quartier à Détroit où nous avons réalisé une série d'installations et d'événements. Nous avons littéralement imaginé la programmation d'un centre culturel et l'avons dispensé à travers le quartier sous forme de micro-interventions.

En venant à Saint-Etienne, nous avons voulu amener ces objets et quelques activistes partenaires du quartier pour qu'ils puissent participer et poursuivre le dialogue public autour de la régénération équitable.

JL.F : Cette Biennale était l'occasion de partager l'assiette collective de ce travail.. Nous ne souhaitions pas nous retrouver dans cette situation de privilégiés et présenter notre travail sans nos partenaires locaux. A la place, nous avons décidé de partager un « certain succès » et d\'aller ensemble à Saint-Etienne participer à la Biennale.

AS. C'était aussi une façon de faire face aux questions d'extractions culturelles, en étant une équipe, avec toutes les disciplines nécessaires pour produire un projet de cette envergure.

 

V.B : C'est vous qui avez imposé la venue des quarante personnes de Détroit ?

A.S : Nous n'avons pas imposé, simplement, nous avons trouvé des  bourses  pour supporter la participation des partenaires locaux. 

JL.F : C'était une manière d'être en phase avec nos théories intellectuelles sur le partage. Chaque opportunité est à saisir, même si nous ne dépendons d'aucune institution.

 

V.B : Comment ont-ils vécu cette biennale ?

A.S : Plusieurs groupes de personnes faisaient partie du voyage et les impressions furent tout aussi diverses. Les agriculteurs étaient sidérés de découvrir que les jardins partagés des classes ouvrières et des habitants qui côtoient ces lieux post-modernes gèrent l'agriculture urbaine de la même manière qu'à Détroit. Qu'ils affrontent les mêmes problèmes et les mêmes systèmes de société... Les urban farmers de Détroit se sont sentis moins seuls dans leur difficulté à créer des systèmes locaux d'agriculture.

 

V.B : Et du point de vue des artistes ?

A.S : Les rencontres furent très différentes. Les organisateurs de Saint-Etienne ont créé un environnement particulièrement valorisant. C'était très émouvant. Les musiciens sont rentrés à Détroit avec des images d'une scène internationale. Ils sont revenus plus grands. Là où les agriculteurs sont revenus plus horizontaux. (rires).

D'autres membres de notre équipe ont joué des rôles nouveaux. Une prof de yoga s'est métamorphosée en chef des médias par exemple. C'était une opportunité d'enrichir chacun d'entre nous.  

V.B : Ce travail collaboratif est-il toujours d'actualité aujourd'hui à Détroit ? 

JL.F : Une évolution importante dans les relations entre les individus et la politique a eu lieu ces dernières années. Le sentiment identitaire s'est accentué, accéléré par la pandémie et les circonstances politiques dans le contexte américain. La vision que nous avions en 2017 autour du travail collectif devient chaque jour plus difficile à matérialiser. 

 

V.B : Mais la pandémie n'explique pas tout.

A.S : Non, mais elle a accéléré des mouvements sociaux en germination ici. A cent à l'heure. Les quartiers marginalisés doivent encore développer davantage leur autonomie. En réalité, l'identité, partagée entre l'isolement et les médias sociaux, cette identité humaine est devenue primaire. Dans la description du travail et dans l'intentionnalité de transformer le monde.

Aujourd'hui, les habitants n'ont plus l'espace de réaliser des actions collectives sans être obligés de faire face aux questions de race, de genre,  d'identité... 

C'est la raison pour laquelle, dans un scénario où l'identité et l'idéologie sont devenues indivisibles, ce type de projets semble tout à coup utopique et n'est plus envisageable dans l'imaginaire collectif de ce pays.

V.B : Après cette biennale très communautaire, c'est une désillusion...

JL.F : C'est plutôt une compréhension de l'environnement humain. Quand nous avons commencé à travailler à Détroit, beaucoup d'artistes internationaux ont utilisé la métropole comme une scénographie, ce dont nous nous sommes toujours gardés.

 

V.B : Cette réalité a-t-elle altéré votre travail ou favorise-t-elle plus encore l'émergence de nouvelles formes urbanistiques ?

JL.F : Après la Biennale de Saint-Etienne, nous avons participé à une compétition d'urbanisme autour du quartier de Midtown. Nous avons été choisis, avec l'agence ter, pour redessiner ce district culturel de Detroit. Cet espace relie douze institutions artistiques, éducatives et culturelles dont le Charles H. Wright Museum of African American History, le Detroit Historical Museum, et le Detroit Museum of Art. Paradoxalement, nous avons été sélectionnés après une compétition internationale  précisément car nous avons proposé une collaboration entre toutes les institutions ! Ainsi, depuis deux ans, nous sommes passés de l'échelle d'intervention de quartier à celle du centre culturel de la ville en instillant notre méthodologie de travail.

A.S : Pour ce projet, nous accompagnons les institutions à créer un système de gouvernance collective qui va gérer les interstices entre ces lieux: la gestion de l'eau, la programmation publique, l'accès, le paysage, etc. Ce travail demande que ces entités indépendantes s'engagent dans la construction d'une plus-value du collectif. C'est désormais topic important dans notre travail. Mais même à cette échelle, on constate qu'il y a toujours un peu de féodalisme.

JL.F : Et ici encore, le gouvernement fait figure de symbole. C'est la raison pour laquelle nous nous engageons avec les représentants du gouvernement local et national pour construire une coalition autour de l'investissement culturel. 

 

V.B : Vous parliez tout à l'heure de la situation des agriculteurs urbains de la ferme d'Oakland Avenue, que vous aviez invités à la Biennale et avec lesquels vous travaillez. Sont-ils eux aussi confrontés à cette absence de gouvernance?

JL.F : Oui. Et ce manque entraîne des situations délicates. Après la Biennale, nous avons été confrontés à la problématique du foncier à Détroit. La ferme d'Oakland Avenue avait réalisé la nécessité de sécuriser les terrains adjacents afin de se protéger contre la spéculation. Pour garantir la  préservation de la ferme, nous avons créé la première Land trust de Détroit.

 

V.B : C'est une mutation urbaine majeure qui bouscule le conservatisme capitaliste de l'accès à la propriété....

A.S : Il faut savoir qu'à Détroit, presque 25 % des terrains appartiennent à des spéculateurs, 25 % sont tenus par une association quasi-gouvernementale, la Detroit Land Bank, qui revend les propriétés abandonnées, parfois aux acheteurs sans scrupules.  Ainsi, 50 % de la surface de la ville échappent à toutes formes de gestion collective.

JL.F : Pour être efficace, nous avons donc imité la tactique des spéculateurs et déjà acheté six hectares de terrains et plusieurs bâtiments. Le land trust devient une référence locale. Certains propriétaires sont même prêts à donner leur terrain au collectif. On peut ainsi avoir une vision parallèle au capitalisme sans entrer en conflit direct avec les systèmes économiques.

V.B : Pourrait-on caractériser l'ensemble de votre travail de transgressif ?

JL.F : Subversif, transgressif, la définition varie en fonction de qui regarde les projets. L'important, pour nous, est avant tout de conserver une vision morale.

A.S : Moi, je ne crois pas dans la morale... Nous n'offrons pas une utopie sociale. Ce travail s'apparente à l'extension d'une recherche. Les contextes dans lesquels nous évoluons sont très complexes. Ce n'est pas noir et blanc, de nombreuses nuances de gris jalonnent cet intervalle. Plutôt qu'acteurs moraux au sein de cette scénographie, je préfère le terme d'acteurs conscients de la complexité.

 

V.B : Enfin, souhaitez-vous aborder un projet à venir...

JL.F : Nous pourrions peut-être devenir les commissaires de la prochaine Biennale de Saint-Etienne ! Nous sommes disponibles si vous cherchez une bonne équipe.

A.S : Morale... et consciente !

 


  1. En 2013, étranglée par une dette évaluée à 18 milliards de dollars (13,7 milliards d'euros, la ville de Detroit se déclare en faillite. La capitale de l'industrie automobile américaine et principale agglomération de l'Etat du Michigan, « Motor city\" n'est plus que l'ombre d'elle-même. In PIETRALUNGA Cédric et BERNARD Philippe, Ecrasée par sa dette, la ville de Detroit se déclare en faillite, Le Monde, 19 juillet 2013. 

  2. https://www.akoaki.com/the-mothership.html 

  3. La métropole de Saint-Étienne est la première collectivité territoriale française à intégrer, en 2010, le réseau des villes créatives Design de l'Unesco. Cette démarche a permis de doter le territoire d\'outils d\'innovation axés sur la pratique et l'expérimentation. Creative Cities network, site de Unesco, consulté le 31 octobre 2021. 

  4. Directrice des relations internationales de la Cité du design & Ecole Supérieure d'art et design de Saint-Etienne, Josyane Franc fut membre de l'équipe fondatrice de la Biennale Internationale Design Saint-Étienne en 1998. Elle est à l'origine de la sélection de Saint-Etienne auprès du réseau des villes créatives de l'Unesco. 

  5. Designer, Olivier Peyricot officie comme directeur du pôle recherche et des éditions de la recherche de la Cité du design, à Saint-Étienne. Quatre ans après avoir été le commissaire principal de la Biennale 2017 Working promesse sur les mutations du travail, Olivier Peyricot sera en 2022, le directeur scientifique de la Biennale dédiée aux bifurcations ou comment le design agit dans un monde qui cherche à se réorienter. 

  6. Le Detroit Afrikan Funkestra, expérience musicale afro-futuriste, s'emploie à (ré)imaginer la relation entre l'art ancestral du conteur et une performance sonore.