Qu’est-ce qu’un designer matérialiste ?
Catherine Chomarat-Ruiz

Catherine Chomarat-Ruiz est professeure des universités à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre de l'Institut de recherche ACTE. Ses travaux les plus récents sont dédiés à l'élaboration d'une théorie critique du design inspirée de l'École de Francfort.

Résumé
Si un designer était matérialiste, à quoi ressemblerait-il et pourquoi ? Pour analyser le fondement de cette question et y répondre, le propos se développe en trois temps. En premier lieu, et dans le sillage de François Dagognet, il s’agit d’identifier ce designer matérialiste en tant que matériologue. Puis, prenant acte d’une pratique du projet qui se découvre une part idéelle et une finalité éthique, il s’agira plutôt de saisir dans quelle mesure ce designer peut adhérer au matérialisme historique, aux concepts issus de l’École de Francfort et, notamment, à leur réinterprétation par Axel Honneth. Conscience malheureuse aux prises avec un projet irrémédiablement amoral, mais susceptible d’être touché par une « socialisme expérimental », le designer revêt enfin les oripeaux d’un épicurien sensible à des considérations esthétiques, adepte d’un calcul éthique des plaisirs propre à assurer l’habitabilité du monde.

Abstract
If a designer were a materialist, what would he or she look like and why? In order to analyse the basis of this question and provide an answer, the paper is divided into three parts. First, following in the footsteps of François Dagognet, we identify the materialist designer as a materialologist. Then, taking note of a project practice that discovers an ideal component and an ethical purpose, the aim will be to understand the extent to which this designer can adhere to historical materialism, to the concepts of the Frankfurt School and, in particular, to their reinterpretation by Axel Honneth. As an unfortunate conscience grappling with a project that is irremediably amoral, but susceptible to being touched by 'experimental socialism', the designer finally dons the garb of an epicurean sensitive to aesthetic considerations, adept at an ethical calculation of pleasures capable of ensuring the habitability of the world.

1. Introduction

1.1 Quelques définitions

Le concept de « matérialisme » renvoie à un problème métaphysique, à une doctrine qui, rejetant l'existence d'un principe spirituel (âme individuelle, âme du monde, par exemple) ramène toute réalité à la matière et à ses modifications1. D’emblée, il apparaît solidaire d’une lutte contre le dualisme des substances pensantes et étendues, ou contre l’idéalisme pour qui toute réalité relève de déterminations de l'esprit, qu'il s'agisse d'«idées », au sens de représentations mentales ou de déterminations plus expérientielles, telles les sensations.

Ce combat est tel qu’il peut même passer de la doctrine philosophique au registre de la croyance, voire de l’idéologie. Être matérialiste devient alors synonyme d’être anticlérical, par exemple, et en vient à désigner plus largement la posture existentielle de celui qui s'attache avec jouissance aux valeurs, aux biens et aux plaisirs matériels de la vie.

Cependant le matérialisme concerne aussi le problème des conditions à réunir pour que des connaissances soient possibles à élaborer. Pour La Mettrie, exercer l’art de la médecine exige de reconnaître que toute chose, tout phénomène, y compris vivant, résulte de causes et d’interactions matérielles. Le matérialisme se fait principe épistémologique et, sous le titre de L’Homme machine2, le philosophe-médecin érige en paradigme de la connaissance du vivant la machine et les interactions mécaniques qui compose cette dernière.

1.2 À la croisée du matérialisme et du design

Ce préalable définitionnel étant posé, matérialisme et design semblent se croiser en trois points. Les questions métaphysique ou épistémologique apparaissent de prime abord éloignées d’une pratique qui, en concevant des objets, des vêtements, des espaces, ou en mettant sa méthodologie de projet au service de préoccupations sociétales (pour le design thinking), vise à améliorer l’habitabilité du monde. Pourtant, l’enjeu des réflexions inhérentes au concept — qu’elles soient issues de la métaphysique, de la médecine, du plaisir ou de la science—, est aussi celui du design : il est toujours question d’énoncer le statut du réel que l’on prétend connaître, que l’on s’attache à soigner, dont on espère jouir, ou que l’on entend améliorer.

En outre, l’essor du design, qui se distingue de l’artisanat et de l’art par la conception de biens utilitaires en série, est contemporain de la révolution industrielle qui naît en Angleterre et se développe en Europe. Il a bien à voir avec l’exploitation du minerai de charbon nécessaire aux machines à vapeur et, plus généralement, à la transformation des matériaux par d’autres machines — les métiers à tisser, par exemple.

Les designers devraient par conséquent être matérialistes. Pourtant, quelque chose résiste. S’il ne fait pas de toute que le design va de pair avec l’essor de l’industrie et des machines, le statut du réel, au sens de l’existence de la matière, pose problème. Le projet par lequel les designers entendent transformer la réalité matérielle est-il lui-même matériel ? Certes, il nécessite du papier, des crayons, un ordinateur, les matériaux utilisés dans les prototypes pour ne donner que quelques exemples. Mais ce que les designers appellent « concept », sorte de ligne conductrice de leur activité projectuelle , est-il lui-même matériel ? Et si le projet est conçu comme une forme qui se mêle à la matière et se modifie en retour, ne faut-il pas maintenir un principe spirituel s’entremêlant au principe matériel ? En ce sens, le design n’est-il pas spontanément, si ce n’est nécessairement, dualiste ? Sans trancher immédiatement cette amorce de controverse, le problème métaphysique inhérent au matérialisme n’est pas si éloigné du design qu’il y paraissait et, en fin de compte, il semble même être au cœur de la question de savoir ce que serait un design matérialiste.

1.3 Trois pistes

Pour affiner et circonscrire ce que cette expression de « designer matérialiste » recouvre, nous allons faire comme les designers qui, pour faciliter le processus de projet, invente « un persona », c’est-à-dire un client ou un usager fictif aussi détaillé et précis que possible3. Nous allons supposer que ce designer matérialiste existe ou pourrait exister afin d’en brosser le portrait. Pour ce faire, nous allons suivre trois pistes. La première, fondée sur la philosophie de François Dagognet, s’attache à la figure d’un designer « matériologue4 » dont l’ombre tient aux limites éthiques et idéelles de sa pratique du projet. La seconde, qui s’appuie sur la philosophie sociale d’Axel Honneth, cherche à comprendre en quel sens notre designer adhère au matérialisme historique et peut adopter des concepts tels que l’aliénation, la réification, le socialisme empirique, sachant qu’il se découvre en tant que conscience malheureuse aux prises avec un projet intrinsèquement amoral. La troisième piste complète cette esquisse du designer matérialiste en posant la question de son épicurisme car, pour fonctionnaliste qu’il soit, l’on voit mal comment il pourrait se défaire de considérations esthétiques.

2. Designer matériologue

2.1 Des matériaux plutôt que de la matière

Dans l’« Avant-propos » de Rematérialiser, François Dagognet défend l’intérêt que présentent les matériaux et ce qu’il appelle la « néo-matérialité5 ». C’est par le rappel des éléments clés de ce texte que nous voudrions arpenter notre première piste. En effet, s’il s’agit, comme l’indique le titre de cette introduction à l’ouvrage, de « re »-matérialiser, c’est qu’il y a bien perte d’intérêt pour la matérialité, et que le livre retrace un combat pour les matériaux, la qualité de ce qui est matériel, voire « réel ». François Dagognet précise le sens des termes en jeu : il va jusqu’à défendre l’idée que tout philosophe — et nous ajoutons par hypothèse « tout designer »— doit être convaincu de l’importance de ce combat6.

En premier lieu, l’auteur rappelle que, d’un point de vue scientifique, la matière ne peut plus être considérée comme une substance qui, telle l’étendue cartésienne, subsisterait en dépit des changements qu’elle subit, car ceci est une pure vue de l’esprit, une illusion. La matière, comme nous le montre la chimie, connaît des changements, elle n’est que matériaux et ne peut être comprise comme un « principe stable7 ». Cela signifierait donc que, à moins de vouloir en rester à l’état des connaissances du XVIIe siècle, un designer matérialiste désignerait un professionnel au fait de l’état des sciences qui devrait renoncer à l’idée de matière pour s’intéresser aux seuls matériaux, aux « néo-matériaux », plutôt qu’à une illusoire matière. En ce sens, notre designer serait, pour le dire avec les mots de François Dagognet, un matérialiste au sens d’un « matériologue ».

2.2 Propriétés des matériaux, recul des préjugés relatifs à la naturalité et au primat de la forme sur la matière

À poursuivre notre lecture de cet « Avant-propos », nous retenons que, pour François Dagognet, les matériaux peuvent se ranger sous deux catégories : ceux que l’être humain travaille (la pierre ou le bois) ; ceux qu’il crée tel le bronze, la fonte, l’acier ou, plus proches de nous dans le temps, les corps légers (l’aluminium), les composites (les aciers spéciaux), les biomatériaux ou les néo-matériaux tels que le béton, le celluloïd, la bakélite… Nous comprenons que, pour notre designer, se dire matérialiste signifie s’intéresser à la matérialité, voire à la « néo-matérialité », c’est-à-dire accorder toute son attention à la dureté ou au caractère friable du bois, aux qualités des matériaux que la nature lui offre, mais tirer également parti des propriétés physico-chimiques des matériaux qui sont le fruit de l’invention humaine. Pour notre designer matériologue, l’enjeu consiste à dépasser le préjugé selon lequel certains matériaux sont plus nobles, plus authentiques car plus naturels, que d’autres. Préférer le bois à l’acier sous prétexte que le premier est plus naturel que le second n’a pas de sens : la terre a en effet a livré le minerai, et partant la possibilité de transformer ce minerai en fer, au même titre qu’elle fournit le bois. Ici, nous ne pouvons qu’acquiescer au propos de François Dagognet. L’exposition intitulée La Fabrique du vivant. Mutations/Créations, organisée sous l’égide de Marie-Ange Brayer et Olivier Zeitoun, au Centre Georges Pompidou, en 20198, a clairement montré combien est riche l’alliance entre designers, biologistes, chimistes, bio-ingénieurs, en exposant des chaises fabriquées à base de mycélium, des briques de construction faites à partir d’algues, une lampe tirant parti d’une substance extraite des lucioles...

Enfin, François Dagognet soutient que, d’un point de vue plus philosophique, s’attacher à la matérialité et aux matériaux revient à dépasser le préjugé qui, enraciné dans l’interprétation de l’œuvre d’Aristote, accorde un primat à la forme sur la matière parce que c’est l’idée (de l’artiste, de l’architecte) qui donnerait forme à cette dernière9. Le designer, que l’on a parfois identifié comme celui qui imprime une forme à la matière, assimilé à un créateur de formes — un styliste10 —, ne doit-il pas se faire matérialiste pour se défaire de ce préjugé, pour composer avec les propriétés des matériaux et en tirer le meilleur parti possible ?

2.3 Limites idéelles et éthiques

C’est peut-être ici que, du point de vue du design, l’on s’écarte des analyses de François Dagognet. Il y a tout d’abord ce que nous pourrions appeler la dimension idéelle du projet. Aucun projet n’est possible sans les matériaux, cela va de soi. Cependant tout dans le projet n’est pas pour autant « matériel », sinon la matérialité — les qualités et les propriétés des matériaux — ferait en elle-même projet. Ou, pour le dire autrement, il suffirait pour comprendre comment un projet a été conçu de s’attacher à l’analyse de sa matérialité. Précisons que cette dimension idéelle inhérente au projet n’est pas plus une substance que la matière. Un designer matérialiste, c’est donc un matériologue qui, d’un même geste, s’est défait des préjugés que nous pourrions nommer « naturalistes » et « formalistes ». Mais c’est aussi quelqu’un qui n’entend pas réduire ou reconduire sa pratique du projet à la seule matérialité.

Deuxièmement, l’intérêt pour les matériaux semble, sous la plume de François Dagognet, sans limite. Or, sans trancher sur ce qui convient d’être fait ou pas, Jean-François Lyotard observait déjà en 1985, à propos de l’exposition intitulée Les Immatériaux, que le projet finit par primer sur le matériau, commande à son invention. Dans une des 71 fiches préparatoires à cette exposition, plus précisément celle qui s’intitule « Matériau dématérialisé », on peut en effet lire : « Les nouveaux matériaux ‘’durs’’ dans l’industrie. Leur singularité. La multiplicité de leurs destinations. Le matériau créé en fonction du projet, et non l’inverse11 ». Est-ce souhaitable ? En d’autres termes, tout matériau possible et nécessaire à un projet doit-il devenir réel ? Tous les matériaux possibles sont-ils bons à exploiter ? On célèbre les chaises de Verner Panton, l’originalité de leur forme et la vivacité de leurs couleurs, qui n’auraient jamais pu voir le jour sans l’invention du plastique, sans l’amélioration du matériau en fonction des projets du designer danois. Mais on connaît aussi tous les méfaits écologiques de ce matériau non biodégradable12. Notre designer matérialiste, matériologue exempt de préjugé, devrait tout de même être doté d’une préoccupation écologique et du respect du droit des générations futures à vivre dignement, c’est-à-dire d’une éthique13 et d’un certain sens de l’histoire.

3. Designer matérialiste historique

3.1 Conception matérialiste de l’histoire et revendication éthique

Il est un courant de pensée économique et politique qui mêle précisément éthique et sens de l’histoire, à savoir le matérialisme historique. Cette conception « matérialiste » de l'histoire, forgée au XIXe siècle par Karl Marx et Friedrich Engels, entend montrer que les événements composant l’histoire n’adviennent pas par la force des idées tant ils s’ancrent dans le travail de transformation de la nature et de la création de biens, dans des rapports sociaux qui opposent ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre à ceux qui détiennent les moyens de production et monopolisent en outre les matières premières. Elle s’oppose ainsi à une approche « idéaliste » de l’histoire, une conception de l’historicité faite des situations réellement, c’est-à-dire matériellement, vécues par les êtres humains où il est par conséquent question de domination, voire de réification et d’aliénation, et d’émancipation. Un pas de plus : le matérialisme des origines implique une forme de déterminisme. Le moteur de l’histoire est en effet dialectique : chaque moment de l’histoire donnerait naissance à sa contradiction d’où advient son dépassement. C’est ainsi qu’au communisme primitif, d’où les rapports de domination sont exclus, succéderait progressivement l’appropriation des matières premières et la propriété privée des moyens de production par la bourgeoisie. Dans la société capitaliste, cette appropriation et la propriété privée engendreraient une lutte de classe entre la bourgeoisie et le prolétariat qui laisserait place à un nouveau communisme, une société sans classe où les rapports de production seraient organisés de façon rationnelle et équitable.

Un siècle plus tard, Axel Honneth, philosophe et sociologue de l’École de Francfort, adopte le premier temps de l’analyse marxienne sans souscrire au déterminisme historique qui sous-tendrait l’histoire14. Il avance en effet que les luttes pour l’amélioration des conditions de travail et de vie sont des combats qui excèdent les seules revendications matérielles — la satisfaction des besoins — tant elles engagent des questions de justice sociale et de dignité, c’est-à-dire des considérations d’ordre éthique. Le matérialisme historique de Karl Marx et Friedrich Engels, relu et amendé par Axel Honneth, désigne par conséquent une approche où l’histoire se fait en fonction de luttes « matérielles » visant la satisfaction des besoins, et « la reconnaissance » par le groupe social des personnes en tant que personnes15.

Eu égard à cette rapide mise au point, pouvons-nous dire que notre designer matérialiste, dont nous savons qu’il devrait être matériologue, dépourvu de préjugé naturaliste et formaliste, tout en étant soucieux d’éthique, se reconnaît dans le matérialisme historique et, si tel est le cas, en quoi réside cette inscription ? La lecture d’Axel Honneth devrait nous aider à répondre.

3.2 Histoire de l’art et histoire matérielle

Si un tel designer existe, il devrait partager avec Axel Honneth une approche matérialiste de l’histoire, et notamment en ce qui concerne sa pratique. S’il est matérialiste au sens de matériologue, il est particulièrement attentif aux matériaux qui sont à modifier ou que l’on crée, prompt à se défaire du préjugé selon lequel il imprimerait une forme à une matière qu’il tient désormais pour une illusion. Dès lors, il devrait minorer une histoire des formes, que retrace l’histoire de l’art aux prises avec le design, au profit d’une « histoire matérielle16 » préoccupée des matériaux et des techniques susceptibles de les transformer ou de créer ces derniers, intéressée par les relations qui se nouent entre les productions de design et les acteurs concernés (designers, clients, usagers...)

3.3 Valeur d’échange et valeur d’usage : le sens du travail

En considérant, non plus l’histoire en tant que discipline scientifique mais l’histoire en tant qu’ensemble d’événements, le designer matérialiste devrait se sentir rappelé à ce qui a fait originellement le cœur de son métier, encouragé à se tenir à distance de la production de gadgets, d’objets ou d’espace de luxe afin de s’attacher aux besoins sociaux qui lui incombe de satisfaire. En d’autres termes, notre designer devrait se sentir incité à minorer la valeur d’échange de ses productions pour privilégier leur valeur d’usage17. Et c’est peut-être en raison de ce retour sur les origines de son métier que notre designer rencontrerait le matérialisme historique, car c’est le sens de sa pratique, c’est-à-dire de son travail, que cette incitation engage. Depuis Karl Marx et dans la tradition de l’École de Francfort, le travail focalise en effet l’attention car il produit de la valeur, permet l’extériorisation des capacités humaines dans une production et favorise ainsi la réalisation de soi. Il n’en est pas autrement pour notre designer matériologue, s’inscrivant dans une histoire matérielle de sa pratique, soucieux de valeur d’usage, du rôle social qui lui est assigné et conscient de se réaliser à travers son travail, c’est-à-dire grâce aux projets qu’il peut mener à bien18.

Précisons ce point. Dans un Monde de déchirements, Axel Honneth réactive la distinction conceptuelle que Hannah Arendt développe dans La condition de l’homme moderne19. Il retrace ainsi la distinction entre le travail (le labeur par lequel l’être humain assure directement les conditions organiques de sa reproduction) et l’œuvre (action par laquelle l’être humain crée à partir des matériaux un monde artificiel et une infinie variété des objets). Puis, il précise que ces deux sortes d’action forment la poiésis, soit une activité qui trouve sa finalité en dehors d’elle-même. Il rappelle alors que, pour Hannah Arendt, seule la praxis, une action distante des choses, n’ayant pas de finalité autre qu’elle-même, recouvre la rencontre entre êtres humains qui se parlent. Il s’agit d’une « action communicationnelle ». Le monde moderne réduirait la part de la praxis au profit de la poiésis20. À suivre Axel Honneth relisant Hannah Arendt, nous pouvons ainsi préciser que, pour le designer, le travail participe de ces trois termes. Il est travail au sens strict, car il prend racine dans la nécessité de ce qui est à faire pour vivre et parce qu’il est probable que les premiers objets ou espaces furent à peine transformés. Il ressortit à l’œuvre dans la mesure où son action est médiée par le projet et par la mise en œuvre de ce dernier (poiésis). Enfin, il tend à une action communicationnelle (à la praxis) parce que l’échange entre designer et commanditaire, client ou usager est souvent signifiée, quand elle advient sous de bons auspices, comme une des phases les plus riches d’un projet, comme le moment de réalisation de soi qu’accompagne la reconnaissance de l’autre21.

3.4 Aliénation, réification et émancipation

Mais si cette approche matérialiste de l’histoire est bien la sienne, notre designer doit d’une certaine façon partager le sort qui est dévolu au prolétariat dans l’approche matérialiste de l’histoire. Il serait aussi être privé, par le système capitaliste de production et de marché, de la possibilité d’objectiver et de reconnaître ses capacités à travers ses productions. Il serait, parfois, lui ou ses semblables, entravé, « aliéné », pour le dire avec les mots de Karl Marx et des sociologues de l’École de Francfort. Cela n’est pas difficile à attester, il suffit d’enquêter auprès des designers : pour l’essentiel, cette aliénation ressortit au temps, à l’accélération du temps et à l’augmentation des tâches à effectuer, comme le suggère Hartmut Rosa, à travers nombre de ses ouvrages22.

Là encore, il est possible de préciser grâce à un autre concept emprunté à l’École de Francfort, à savoir la réification. Selon Axel Honneth23, la réification, ou chosification d’êtres qui ne sont pas des choses, intervient dans un processus de reconnaissance distordu, où l’une des personnes envisage l’autre comme s’il s’agissait d’une chose dont il peut user à sa guise (ou presque). Et ce n’est là que l’aboutissement d’un processus entamé de longue date dont nous pouvons, en suivant Axel Honneth, retracer les grandes étapes. Avec l’avènement du capitalisme, la nature n’étant plus appréhendée que comme réservoir de ressources ou de matières premières, il faut donc la réifier, se détacher d’elle, faire taire toute émotion, tout attachement, afin de pouvoir l’exploiter sans vergogne. Un pas de plus : sous l’égide du capitalisme, les besoins traités doivent être économiquement profitables ou inventés afin qu’ils servent eux-aussi le profit, et la fonction marchande envahit la sphère des relations humaines au travail et dans la société en général. Les êtres humains se saisissent alors mutuellement à l’aune de leurs intérêts égoïstes et, dépourvus d’empathie, se réservent alors un traitement purement instrumental. À l’ère du capitalisme néo-libéral, le sujet s’extrait émotionnellement de la situation vécue afin de mieux la rationaliser, devient spectateur qui développe un regard calculateur, se détache, se désintéresse du monde pour mieux l’instrumentaliser. La réification est donc devenue le mode dominant de l’activité intersubjective, elle constitue une « seconde nature », ce qu’en sociologie on nomme « un habitus24 ».

Dans le domaine du design, nous pouvons noter l’existence de deux types de réification. Une réification subie, celle dont sont victimes les designers qui sont réduits à n’être qu’un rouage de la machinerie capitaliste qui les dépasse et les broie. Celle qui reconduit les designers au seul travail (alimentaire), les réduits de seul fait à un des deux éléments de la poiésis et les empêche d’atteindre toute praxis. Mais la réification peut aussi être pratiquée, voire revendiquée, chaque fois qu’il y a distorsion de la reconnaissance qui est à la base du primat de la valeur d’échange sur la valeur d’usage, de l’oubli du sens du travail et de la praxis. C’est ce qui advient, par exemple, dans le détachement qui peut aller jusqu’au cynisme (d’un Philippe Starck, par exemple). À ce titre, le design n’est qu’un outil de domination parmi d’autres, il participe de l’industrie culturelle dont Theodor W. Adorno a bien montré qu’elle était l’arme qui, aux mains du capitalisme, provoque aliénation des masses et favorise ainsi la réification25. Autre exemple : dans le champ du design, il y a réification quand le design émotionnel, c’est-à-dire le plaisir que peut provoquer l’utilisation d’une production, n’est plus requis qu’en vue de provoquer le désir de consommation26. Ou, autre exemple, il y a réification quand l’affordance, la facilité à utiliser un objet — qui est en soi une bonne chose — l’emporte sur l’agentivité, le supplément d’être que nous apportent les apprentissages nécessaires à l’utilisation d’une production27. Notons enfin, toujours en demeurant fidèle à Axel Honneth, que cette réification repose sur une distorsion d’une reconnaissance humaine originelle, y compris dans le champ du design : n’est-ce pas au regard de la réification des choses et des êtres que des courants du design revendiquent une forme d’émancipation par le low tech, par la dérision en ce faisant design critique, ou en revendiquant le « peu » et l’économie des moyens28 ?

3.5 Amoralité d’un projet machinique et conscience malheureuse

Jusqu’ici, notre design matériologue peut embrasser une approche matérialiste de l’histoire dans la mesure où les analyses du travail, de l’aliénation et de la réification font écho à sa pratique et, plus largement, à sa condition. Il y a cependant, nous semble-t-il, deux limites à cette adhésion.

Quant Axel Honneth analyse la notion de travail compris sous l’angle du matérialisme historique, il insiste sur le processus de formation individuelle qui concerne l’acte de travailler, le fait de manier des outils et produire des biens. À la différence de la majeure partie des animaux, l’être humain n’en reste pas à la satisfaction de ses besoins immédiats, de ses seuls appétits présents. Il anticipe tant le besoin à venir que sa satisfaction future. Et il met dès lors en œuvre cette double anticipation grâce à son travail et aux outils qui le libèrent de l’anéantissement immédiat de son énergie29. Le travail est bien décrit par Axel Honneth comme force d’humanisation, de différentiation avec l’animal et, tout d’abord, d’action sur soi — sur sa nature — avant que d’être exploitation de la nature. L’être humain acquiert la conscience de sa capacité de faire, de fabriquer des objets et de modifier le monde. On ainsi comprend le lien qui unit fortement design, travail et matérialisme historique. Le design est non pas simplement une activité salariée, mais un travail mettant en œuvre un projet qui, par définition, s’éloigne du présent et de la satisfaction immédiate des besoins, vise une satisfaction différée et meilleure, c’est-à-dire une amélioration de l’habitabilité du monde et, d’un même geste une réalisation de soi.

Mais l’analyse d’Axel Honneth est d’autant plus intéressante qu’elle se focalise sur le rôle que joue l’outil dans le travail et dans le passage de l’outil à la machine. En passant de l’outil à la machine qui, elle, utilise une source d’énergie extérieure au corps, l’être humain ne se contente pas de mettre en jeu une intelligence qui se reconnaît dans sa capacité de faire, de transformer et d’améliorer le monde. Il utilise la ruse (mêtis), mélange d’habileté et de savoir-faire, décuple sa force bien au-delà de celle dont la nature l’a doté. On retrouve dès lors, sous la plume d’Axel Honneth, quelques idées trop rapidement esquissées par Vilém Flusser. Le design est une ruse, dit ce dernier dans sa Petite philosophie design, car, tel Ulysse inventant le Cheval dans lequel les armées grecques se cachent afin d’en finir avec les Troyens, le designer se sert du projet comme d’un outil (un levier, par exemple), qui utilise les forces de la nature pour être plus fort qu’elle et la tromper, inverser le rapport de force qu’il entretient avec elle30. En suivant notre sociologue, nous pouvons dire que le projet n’est pas un simple outil, car il constitue une sorte de machine : il n’utilise pas forcément la simple énergie de celui qui le manie, ce n’est pas forcément le design concepteur qui réalisera concrètement le projet.

Trois éléments sont alors à noter. Premièrement, c’est là, dans l’être machinique du projet, que se conforte le lien entre design et industrie (dont l’essor du design est contemporain). Deuxièmement, et comme le suggère Vilém Flusser, le projet peut être ruse, perfidie et tromperie, dans la mesure où, fort de sa connivence avec l’industrie, il peut participer de l’exploitation de la nature, favoriser la valeur d’échange, participer du processus de réification, etc. Mais, troisième élément, quand le projet se fait détournement de matériau, récupération par exemple, ou revendication du low tech, ne fait-il pas preuve de ruse à l’égard, non pas de la nature, mais de la technique et de l’industrie ? C’est ainsi ce que certains designers, à en croire Grégory Marion, opposent une forme « tactique », sorte de « résistances subreptices », aux « stratégies » éprouvées par le système de production dominant31. Autant conclure, sur ce point, que le projet n’est ni immoral, ni moral, mais amoral.

Ce que nous retirons de ce passage pour notre propos, c’est qu’en faisant sienne une approche du design qui adopte l’angle du matérialisme historique, le designer comprend sa pratique comme travail et projet qui, lui, est une machine mettant en œuvre, en plus de l’intelligence qui se reconnaît dans sa capacité de faire et d’améliorer l’habitabilité du monde, une forme de ruse. Dès lors qu’il adopte une conduite éthique, cette dernière lui fera orienter la ruse dont le projet est porteur vers l’industrie et le capitalisme. Mais ce designer-là ne peut pas ne pas savoir que sa posture ne sera jamais totalement partagée dans son domaine. Dès lors, on tient là ce qui constitue un frein à l’adhésion du designer au matérialisme historique, à savoir le surgissement de ce que Benjamin Fondane appelait, pour d’autres domaines, une « conscience malheureuse32 ».

3.6 Le socialisme empirique du designer

3.6.1 Une profession libérale et hétérogène

Toutefois, il existe vraisemblablement un frein encore plus puissant que celui-là à l’adhésion du designer au matérialisme historique. Sur ce point, c’est l’analyse de ce qu’Axel Honneth nomme « les fardeaux du socialisme » qui peut nous éclairer. Plutôt que de céder aux sirènes du communisme renouvelé qu’appelait le matérialisme historique des origines, notre sociologue fait l’hypothèse d’un « socialisme empirique », la question étant pour nous de savoir si notre designer matérialiste pourrait se reconnaître dans la finalité politique de cette lecture de l’histoire humaine.

Dans le « Un cadre de pensée obsolète lié à l’esprit et à la culture de l’industrialisme » — « chapitre 2 » de L’Idée du socialisme33— Axel Honneth repart de la « liberté sociale », de l’idée que chacun ne peut réaliser sa liberté et satisfaire ses besoins que si une telle réalisation est mutuelle, et que cette condition n’est possible que les si les êtres humains partagent une communauté solidaire de vie. Ce qui doit primer dans une relecture du matérialisme dialectique, c’est donc la vie libre et communautaire, un idéal normatif, et pas uniquement l’idée d’un partage plus équitable des ressources.

Il rappelle alors que les théoriciens du matérialisme historique s’accordent, d’une part, sur la nécessité de supprimer le système capitaliste dans la mesure où celui-ci repose sur une liberté individualiste et la recherche des intérêts privés, et, d’autre part, sur le présupposé selon lequel les moyens humains de ce renversement sont déjà prêts, motivés pour fonder la réorganisation du système économique sur un principe coopératif. Saint-Simon défend la thèse que tous les acteurs de l’industrie sont prêts à échanger un régime de propriété féodal-bourgeois contre une association libre et sans contrainte ayant pour but d’augmenter la productivité au profit de tous. Chez Robert Owen, Louis Blanc et Pierre-Joseph Proudhon, cette idée de moyens humains prêts à renverser le capitalisme est aussi présente, la communauté des acteurs étant cependant réduite à la masse des salariés de l’industrie. Même si Marx échappe à ce présupposé dans ces écrits historico-politiques, où il comprend que tous les salariés n’ont pas les mêmes aspirations, il oublie cette nuance dès qu’il passe à l’analyse du capitalisme et voit dans le prolétariat une classe spontanément tournée vers la révolution.

Axel Honneth note alors deux difficultés. Premièrement, ces courants de pensée vont délaisser la souveraineté populaire démocratique au profit d’une compréhension économique de l’histoire. Par exemple, selon Saint-Simon, le mode industriel de production, les progrès techniques qui l’ont engendré, permettrait de fonder un nouvel ordre social où tous planifieraient ensemble la manière de satisfaire les besoins de chacun. L’ensemble serait financé par une banque centrale, gérée par les représentants des forces industrielles, qui rendrait superflue toute instance politique. Autre référence théorique, Proudhon réclame la suppression de toutes les fonctions gouvernementales qui pourront être remplacées par la coopération de petites unités de production. Les droits libéraux égalitaires devraient être supprimés car ils n’ont servi qu’à fonder la propriété privée. Déjà chez Marx, les droits libéraux perdraient toute raison d’être en dehors d’une sphère économique dès lors que le système capitaliste aura disparu et, avec lui, la distinction entre politique et production économique. Dans le système marxien, il ne reste plus de place ni pour l’autonomie de l’individu, sa liberté, ni pour l’exploration intersubjective d’une volonté commune. Pour notre propre compte, cela ne signifierait-il pas que notre designer, soucieux d’exercer une profession dite « libérale », répugnerait à une lecture de l’histoire qui minore l’exercice de la liberté au profit de la seule sphère économique ?

Deuxièmement, et pour ce qui concerne l’homogénéité d’un prolétariat acquis à la cause révolutionnaire, Axel Honneth note une difficulté d’ordre épistémologique : le matérialisme historique introduit dans le réel ce qu’il entend démontrer, c’est « la méthode de l’imputation rationnelle ». Mais la difficulté soulevée est aussi de nature factuelle : il rappelle en effet que c’est Horkheimer qui, en s’appuyant sur les enquêtes relatives à l’ « autoritarisme » chez les ouvriers, a le premier montré l’hétérogénéité de la classe ouvrière, remettant ainsi en question l’idée d’acteurs spontanément tournés vers la révolution. Pour notre propos, cette difficulté ne signifie-t-elle pas que notre designer, pour aliéné qu’il soit et subissant peut-être une sorte de réification, ne forme pas, avec ses pairs, une classe homogène toute disposée à réaliser un renversement révolutionnaire du capitalisme ?

3.6.2 La question du déterminisme

Poursuivant ses analyses, Axel Honneth rappelle que selon le matérialisme historique l’histoire est régie par des lois et une forme de déterminisme : c’est ainsi, par exemple, que la prise de conscience par le prolétariat des maux dont il souffre est nécessaire. Louis Blanc envisage cette prise de conscience comme une inévitable étape vers le dépassement de la concurrence d’une économie de marché et l’avènement tout aussi indiscutable d’une communauté économique solidaire. Proudhon fonde plutôt cet avènement sur la réconciliation progressive des classes opposées, mais la nécessité à l’œuvre reste la même. Marx avance, successivement, deux approches du même problème : la première, proche de Proudhon (lutte des classes et réconciliation graduelle), la seconde proche de Saint-Simon (avancée des connaissances techniques et maîtrise de la nature). Dans tous les cas, le rôle et la contribution des individus est subordonnée à une loi de l’histoire qui, en elle-même, conduirait de façon déterministe au progrès. Pour notre champ, cela ne signifie-t-il pas que notre designer serait trop jaloux de sa liberté et trop conscient de l’hétérogénéité de sa profession pour adhérer à au déterminisme inhérent au matérialisme historique ?

3.6.3 Le socialisme expérimental

Arrivé en ce point de ses analyses, Axel Honneth rappelle la critique que John Dewey adresse au matérialisme historique : en adoptant une forme de déterminisme, ce dernier se serait coupé de toute empirie, de la possibilité de quitter l’horizon communiste pour une sorte de socialisme à tester ; socialisme que notre sociologue nomme « socialisme expérimental34 ».

Dans « Les voies du renouveau (1) : le socialisme comme expérimentalisme historique », il s’agit dès lors, pour refonder une forme de socialisme par-delà le marxisme, d’élaborer une théorie de l’histoire plus conforme à notre temps et en lien avec la liberté sociale. Il incombe ainsi à notre sociologue de corriger l’idée que cette dernière naîtrait de l’abolition du système capitaliste, c’est-à-dire d’un changement introduit dans la sphère économique par une classe sociale toute disposée à un tel bouleversement. Si l’objectif est plutôt de réguler le marché afin de ne pas compromettre la liberté sociale, il faut s’attacher à vérifier empiriquement comment on pourrait amender le système capitaliste, et cela suppose, comme John Dewey l’a montré, que l’on abandonne l’idée d’un déterminisme historique pour l’expérimentation. Selon Axel Honneth, il faut donc commencer par documenter les expériences qui ont déjà été réalisées et en cours, s’attacher à l’histoire des associations de producteurs, des syndicats visant à humaniser le travail, des politiques de la ville, des fonds de solidarité, des coopératives de la ville basque de Mondragón, du salaire minimum et socialisation du marché du travail35, etc. Il faut accepter d’un même geste que cet accueil de nouveaux possibles n’est précisément possible que si les groupes sociaux et ces expériences visent l’intégration, c’est-à-dire une voie institutionnelle plus qu’insurrectionnelle : car il s’agit de communiquer à tous et avec tous afin de convaincre chacun que ces revendications serviront à tous.

Ces analyses d’Axel Honneth restent à discuter, comme il en convient lui-même, mais une question peut d’ores et déjà être formulée en relation avec notre designer matérialiste. N’y aurait-il pas, dans ce caractère empirique du socialisme, de quoi dépasser les limites et les freins dont nous venons de faire état en matière de liberté, d’hétérogénéité de profession, de déterminisme ? L’expérimentation et la place qu’accorde John Dewey à cette dernière dans les apprentissages fait partie des revendications des designers36. De plus, certains d’entre eux témoignent d’un vif intérêt pour le design tel qu’il peut être mis en œuvre en dehors de l’Europe et/ou dans des territoires où les personnes entendent vivre ensemble autrement — dans les Zones à Défendre (ZAD), par exemple. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer l’accueil enthousiaste que reçoivent les romans graphiques qu’Alessandro Pignocchi consacrent notamment aux ZAD37. À leur façon, les designers acquiescent à l’idée de documenter le socialisme expérimental.

En somme, notre designer matériologue, sans préjugé naturaliste ou formaliste, soucieux d’éthique, sensible à l’histoire matérielle du design et à la question du travail, convaincu d’une dimension idéelle d’un projet-machine, souffrant comme certains de ses semblables, d’aliénation, de réification et d’une conscience (de classe) malheureuse, pourrait se reconnaître dans un matérialisme historique qui, respectueux des libertés fondamentales, préférerait au déterminisme historique strict et au seul horizon communisme une forme empirique de socialisme.

4. Designer épicurien

Au fil de notre article, le portrait de notre designer matérialiste apparaît peu à peu. Il reste cependant une acception du terme de matérialiste que nous n’avons pas encore évoquée, et qui ressortit à une posture existentielle. Notre designer peut-il ressembler à un être qui, renonçant à l’illusion d’un au-delà paradisiaque, ferait son ciel ici-bas goûtant les plaisirs terrestres et jouissant de la vie ? La question peut sembler étrange, mais cette étrangeté tient à la caricature qui fait du matérialisme une incitation à festoyer et à se livrer au libertinage, alors même que certains matérialistes de l’Antiquité tel Épicure ont prôné l’ataraxis, c’est-à-dire une éthique soutenant que la finalité de l’existence humaine est assimilable à l’absence de trouble38. Quels sont les indices rendant pertinent ce rapprochement ?

Après tout, le designer entend améliorer l’habitabilité du monde : c’est dire qu’il n’y a pas d’au-delà à chercher, et que le bien-être est bien de notre monde. C’est exprimer aussi que ce bien-être est modeste : il correspond à ce qui est commode d’usage, facile, accessible et qui évite la peine à se servir des objets, à s’orienter dans les espaces, etc. Notons aussi, en un clin d’œil amusé, qu’Épicure constitue la version francisée du grec Epikouros signifiant littéralement « celui qui secourt »... Voilà un indice qui concernerait particulièrement notre designer, notamment s’il pratique le care design ! Notons enfin que l’enseignement d’Épicure, situé dans un Jardin (soit un espace dessiné, ou « designé »), était ouvert à toutes et à tous, y compris aux esclaves. À sa façon, l’enseignement épicurien se voulait aussi inclusif que le design éponyme !

Afin de répondre plus sérieusement, il convient d’entrer un tant soit peu dans le détail de cette philosophie, et pour ce faire de revenir à celui qui l’a inspirée, à savoir Épicure (341-270 avant J.-C.)

4.1 Atomisme et projet, sensation et sensualité

Rappelons en premier lieu que, pour Épicure, l’univers est uniquement composé de vide et d’atomes qui, en chute libre, s’entrechoquent pour former la matérialité des corps. Cette composition n’obéit par conséquent à aucune providence, aucun finalisme, mais au hasard qui peut recomposer des mondes à l’infini. Ce matérialisme et l’absence de finalité des corps composés d’atomes impliquent que si des divinités existent, elles ne s’intéressent pas aux affaires humaines, contrairement à ce que pensent les êtres superstitieux. Ce point de doctrine correspond assez au designer voulant se dégager des préjugés (à l’égard d’une entité illusoire comme la matière, une forme de naturalisme, etc.) et soucieux de matériaux qui, en eux-mêmes dépourvus de sens, peuvent être mis au service d’un projet qui, par définition, n’a rien de préétabli.

En second lieu, remarquons que la sensation est capitale pour Épicure dans la mesure où elle montre, y compris dans sa forme négative, la douleur, que les êtres sont vivants et qu’il y a une vérité des sens. De son côté, notre designer s’intéresse aux matériaux pour leurs propriétés physiques, comme le soulignait déjà François Dagognet, mais aussi pour des qualités telles que la douceur, la couleur, la texture, etc., c’est-à-dire pour leur sensualité, l’impact que celle-ci a sur nos sens. Dans ce même registre, c’est bien la sensation qui est source de plaisir ou de peine, selon qu’elle est agréable ou pas. Or, sauf à s’identifier à un fonctionnalisme qui, mal compris, rejetterait toute recherche esthétique susceptible d’engendrer du plaisir en plus de la commodité, notre designer matérialiste s’attache bien, à travers l’habitabilité du monde, à augmenter le plaisir et à diminuer la peine des humains.

4.2 Plaisirs, affordance et agentivité 

Enfin, nous pouvons nous attacher au calcul des plaisirs auquel Épicure nous convie, soit au fait de privilégier certains plaisirs et d’en proscrire d’autres. Ces plaisirs sont de trois sortes. Sans doute les « plaisirs nécessaires », ceux qu’il faut assouvir sous peine de renoncer à vivre (satisfaire sa faim, étancher sa soif, etc.) ne sont-ils pas du ressort du designer. Cependant les « plaisirs vides », comme la fortune ou la célébrité, ne correspondent-ils pas aux objets issus de l’industrie du luxe, ou, à l’inverse, aux gadgets bon marché, que notre designer soucieux d’éthique a décidé de fuir peut-être parce que, comme Épicure le soulignait, ils reposent sur le manque, l’addiction, l’insatiabilité qui, tôt au tard, engendrent une forme souffrance ? Quant au « plaisirs naturels », qui sont agréables mais non nécessaires à notre survie, comme l’art, par exemple, ne sont-ils pas au cœur de la recherche esthétique de notre designer ? En somme, tout projet qui dose entre affordance et agentivité ne se livre-t-il pas à ce calcul des plaisirs consistant à limiter la peine (des apprentissages formateurs) et augmenter le plaisir (de l’usage immédiat) ?

Notre designer pourrait donc, en ce sens, être épicurien. Et il n’est pas jusqu’à la question de la peur de la mort qui ne le rapproche d’Épicure. On sait que l’ataraxie, visée comme fin de la vie humaine, ne peut être atteinte qu’en ayant vaincu la peur, notamment la peur de la mort. Le philosophe enseigne que cette dernière n’est qu’absence de sensation, donc vacuité de souffrance, et que l’existence des êtres humains ne coïncide jamais avec leur propre mort. Soit ils vivent encore et cette dernière n’est pas, soit la mort est présente, et ils ne sont plus39. Sans aller jusque-là, travailler à l’habitabilité du monde, n’est-ce pas chercher à élimer des usages des objets ou des espaces, la crainte, l’appréhension, l’inquiétude, de ne pas savoir utiliser tel ou tel objet, de se perdre dans un espace ? Prenons un exemple en guise de réponse. En matière d’objet, d’ordinateur en l’occurrence, on se souvient de l’ouvrage intitulé Épreuves d’écriture, composé sous l’égide de Jean-François Lyotard pour accompagner les Immatériaux. Ce catalogue très particulier retrace en fait une expérience collective avec une écriture « dématérialisée », le curateur ayant demandé à des personnes volontaires — philosophes, historiens, écrivains... — de réagir par écrit à certains termes — matériau, matériel, en font partie — en écrivant sur un des premiers ordinateurs alors disponibles40. Tous ces ordinateurs étant reliés à un ordinateur central, ces mêmes personnes pouvaient alors réagir à l’écrit de leur collègue, et ainsi de suite. Dans le « Post-scriptum » inséré dans le catalogue, le philosophe analyse l’expérience et constate les abandons qu’une telle « épreuve » a suscités dès lors que ces personnes se sont senties inhibées devant la machine inconnue, infantilisées par l’aspect techno-scientifique de l’expérience, exaspérées par la lenteur de transmission due au système d’exploitation... De façon plus inquiétante, on peut aussi penser à la fracture numérique qui divise nos sociétés...

Conclusion

Le portrait de notre hypothétique designer est presque achevé. Il est matérialiste au sens où il s’intéresse aux matériaux, tente de se défaire des préjugés naturalistes ou formalistes, tout en maintenant une dimension idéelle d’un projet qu’il sait amoral et un souci éthique. Il adhère au matérialisme historique parce qu’il s’intéresse au travail qui produit de la valeur et, comme il se déclare victime d’aliénation et de réification, demeure empêché de se reconnaître dans ses projets, tout en sachant que son sort ne fait pas l’objet d’une condition partagée par ses pairs, il demeure une conscience (de classe) malheureuse. Attaché à la liberté que lui confère sa profession — fut-ce au titre d’une promesse non tenue — il se méfie cependant du déterminisme historique inhérent à cette lecture de l’histoire, préférant à l’horizon communiste un socialisme expérimental. Dans son existence, qui n’est pas si séparable de son activité pratique, il est épicurien au sens où c’est la réalité des corps et la sensualité des matériaux qui éveillent son intérêt, le projet étant le lieu où s’opère un calcul éthique des plaisirs, l’habitabilité du monde débarrassée de la peur étant son horizon pour lui et tous les êtres humains.

« Presque », écrivons-nous, car des traits qui forment les principes du matérialisme, il en est un que nous avons écarté trop vite. Nous avons en effet présupposé que le matérialisme entendu en tant que condition de connaissance, question épistémologique, donc, ne concernait pas le designer essentiellement intéressé par sa pratique. Or, en minorant une histoire de l’art des formes au profit d’une histoire matérielle du design, notre designer entre dans des considérations scientifiques. Si le design n’est pas en soi une science, rien n’interdit qu’il fasse objet de science et, en l’occurrence, et peut-être surtout, d’un retour critique préparant une forme de connaissance. L’hypothèse que nous développons par ailleurs est qu’une théorie critique du design s’enracine dans la pratique du projet qui, en elle-même, se développe par retours critiques sur ses propres propositions. Notre designer pourrait donc être matérialiste au sens où sa pratique, qui demeure première et ne constitue pas une science, peut faire l’objet d’une théorie critique et participer, de ce fait, de l’établissement de connaissances. Il faudrait donc, pour que le portrait soit complet, développer cette dernière idée en relation avec le séminaire que nous animons par ailleurs41.


  1. Pour des définitions plus complètes, voir « Matérialisme » dans https://www.cnrtl.fr/definition/matérialisme/substantif, consulté le 5 septembre 2023. 

  2. LA METTRIE, Julien Offray (de), L'Homme machine, [1748], Paris, Librairie-éditeur Frédéric Henri, 1865 ; rééd., La Mettrie, Julien Offray (de), L'Homme machine, Paris, PUF, 1998. 

  3. Sur l’utilisation du « persona », voir par exemple : Annie GENTES et Avner PEREZ, « Le ‘’traduire’’ comme paradigme de la pratique du design », Appareil [En ligne], 24 | 2022, mis en ligne le 22 juillet 2022, consulté le 05 septembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/appareil/4427 ; DOI : https://doi.org/10.4000/appareil.4427 

  4. Pour lire cet « Avant-propos » et les commentaires le concernant, se reporter à l’anthologie Matérialité composée par le collectif DAM et, plus particulièrement, à la deuxième partie : https://dit.dampress.org/readers/materialite/du-factuel-au-definitionnel/dagognet, consulté le 22 novembre 2023. 

  5. François DAGOGNET, « Avant-Propos », dans François DAGOGNET, Rematérialiser. Matières et Matérialismes, Paris, Vrin, 1989, p. V. 

  6. François DAGOGNET, « Avant-Propos », dans François DAGOGNET, Rematérialiser. Matières et Matérialismes, op. cit., p. V. 

  7. Ibidem, p. I. 

  8. Marie-Ange BAYER et Olivier ZEITOUN (dir.), La Fabrique du vivant. Mutations/Créations, Orléans, éditions HYX, 2019. 

  9. Insistons. Aristote n’a jamais dit que la forme était distincte de la matière. Renvoyer à l’anthologie Matérialité pour cette mise au point : https://dit.dampress.org/readers/materialite/les-grands-combats, consulté le 5 septembre 2023. 

  10. Sur cette question du « stylisme » et « du styliste », termes préférés à « design » et « designer », consulter l’ouvrage de Jocelyne Lebœuf : Jacques Viénot, pionnier de l’esthétique industrielle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 20006. 

  11. Jean-François LYOTARD, Thierry CHAPUT (dir.), Les Immatériaux. Album et inventaire, Paris, Centre Georges Pompidou, 1992.
    Sur le même sujet voir : SFEZ, Géraldine, « Les Immatériaux : (penser et) exposer l’envers de la matière », dans PAGÈS, Claire (dir.), Lyotard à Nanterre, Paris, Klincksieck, 2010 et Les Immatériaux au Centre G. Pompidou : Étude de l'événement-exposition et de son public, Paris, Expo média, coll. « Cahier Expo média » (n° 1), 1986. 

  12. Sur ces objets, le plastique, ses qualités et les problèmes qu’il pose, visiter le Design museum de Bruxelles : https://designmuseum.brussels/plasticdesigncollection/ , consulté le 5 septembre 2023. 

  13. Sur ces questions d’éthique, on pourra se référer au travail que nous menons au sein du séminaire intitulé Vers une théorie critique du design. Les notes en sont publiées sur HAL-Archives ouvertes, à savoir Catherine Chomarat-Ruiz. Vers une théorie critique du design (2022-2023, semestre1). Doctorat. UFR 04 École des Arts de la Sorbonne, 47 rue des Bergers 750015 PARIS, France. 2022, pp.48. ⟨hal-03939065v2⟩ et Catherine Chomarat-Ruiz. Vers une théorie critique du design (2022-2023, semestre 2). Doctorat. École des arts de la Sorbonne, 47 rue des Bergers 75015 Paris, France. 2023, pp.88. ⟨hal-04150542⟩. 

  14. On sait à quel type de sociétés cet horizon communiste a pu conduire. L’argument d’Axel Honneth, pour amender le matérialisme historique, tient aussi, et c’est ce que nous allons développer, à son soubassement éthique. Il relit pour ce faire toute la tradition, ce que l’on ne peut faire dans le cadre de cet article. Mais nous allons nous servir des principales étapes repérées par Axel Honneth. Sur l’héritage marxiste, voir Axel HONNETH, « Chapitre 1. La logique de l’émancipation. L’héritage philosophique du marxisme », dans Axel HONNETH, Un monde de déchirements, Paris, La Découverte, coll. Théories critiques, 2013, p. 23-37. 

  15. Le concept de reconnaissance traverse toute l’œuvre d’Axel Honneth. Deux ouvrages lui demeurent cependant entièrement consacrés : La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Gallimard, Folio Essais, 2000 [1992]. et La reconnaissance. Historie européenne d’une idée, Paris, Gallimard, Coll. NRF Essais, 2020 [2018]. 

  16. Sur cette expression d’ « historie matérielle », voir l’utile mise au point de Claire BOËR : https://jjctelemme.hypotheses.org/1043, consulté le 5 septembre 2023. Il faudrait en outre prolonger le travail amorcé dans l’excellente synthèse de Jocelyne Lebœuf : « Histoires du design : questionnement critique », Sciences du Design, vol. 1, n°1, 2015, p. 76-85. 

  17. Là encore, nous nous permettons de renvoyer à nos notes de séminaire publiées dans HAL-Archives ouvertes, voir note de bas de page n°14 du présent texte. 

  18. Sur l’importance du travail comme réalisation de soi, on peut se reporter à l’enquête que les étudiants de master 2 Design, Arts, Médias, ont réalisée auprès de designers venant de tous horizons : https://journal.dampress.org/words/le-design-et-ses-pratiques-volet-1-questions-de-temps, consulté le 5 septembre 2023. Sur la réalisation de soi, voir le point 4.7 de notre « Présentation » dans CHOMARAT-RUIZ, Catherine (dir.), « Le design et ses pratiques (volet 1). Questions de temps », Revue Design Arts Medias, 02/2023, (consulté le 5/09/2023), URL: https://journal.dampress.org/words/le-design-et-ses-pratiques-volet-1-questions-de-temps/le-design-et-ses-pratiques-volet-1-questions-de-temps 

  19. Axel HONNETH, « Chapitre 2. Travail et agir instrumental. Problèmes catégoriels d’une théorie critique de la société », dans Axel HONNETH, Un monde de déchirements, op. cit., p. 38-77. 

  20. Axel HONNETH, « Chapitre 2. Travail et agir instrumental. Problèmes catégoriels d’une théorie critique de la société », op. cit., p. 56-61. 

  21. Cf. le point 5.3 de la « Présentation » dans CHOMARAT-RUIZ, Catherine (dir.), « Le design et ses pratiques (volet 1). Questions de temps », Revue Design Arts Medias, 02/2023, (consulté le 5/09/2023), URL: https://journal.dampress.org/words/le-design-et-ses-pratiques-volet-1-questions-de-temps/le-design-et-ses-pratiques-volet-1-questions-de-temps 

  22. Voir le point 4 de l’enquête déjà citée plus haut. Pour ce qui concerne Hartmut ROSA, on se reportera plus particulièrement à Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, coll. Théorie critique, 2010 [2005] et Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, Paris, La Découverte, coll. Théorie critique, 2012 [2010]. 

  23. Axel HONNETH, La réification. Petit traité de théorie critique, Paris, Gallimard, coll. NRF essais, 2007 [2005]. 

  24. Axel HONNETH, « Chapitre 1. La réification chez Lukács », et « Chapitre 2. De Lukács à Heidegger et à Dewey », dans Axel HONNETH, Petit traité de théorie critique, Paris, Gallimard, coll. NRF essais, 2007 [2005]. 

  25. En plus de « L'industrie culturelle », dans Communications, 3, 1964. p. 12-18, voir le commentaire d’Axel Honneth dans le « Chapitre 7. D’Adorno à Habermas. Sur la transformation de la théorie critique de la société », dans Axel HONNETH, Un monde de déchirements, op. cit., p. 178 et suivantes. 

  26. Sur le design émotionnel, voir Donald NORMAN, Emotional design, New York, Basic books, 2007 ; rééd. Design émotionnel, Louvain-la-Neuve, De Boeck, coll. Design et innovation, 2012. 

  27. Sur l’affordance, voir Donald NORMAN, The Design of Everday Things, 1988 ; rééd. New York, Basic Books, 2013. La notion est empruntée à James J. Gibson. Sur l'agentivité, voir BANDURA Albert, “A. Social Cognitive Theory : An Agentic Perspective”, Annual Review of Psychology, 52, 1-26, 2001. 

  28. Sur le design du peu et ses multiples occurrences, voir le Dossier thématique dirigé par Sophie Fétro pour le compte de la revue Design, Arts, Médias : https://journal.dampress.org/issues/design-du-peu-pratiques-ordinaires 

  29. Axel HONNETH, « Première partie », La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Gallimard, Folio Essais, 2000 [1992]. 

  30. FLUSSER Vilém, Petite philosophie du design, Belval, Circé, 2002. 

  31. Marion, GRÉGORY « Tactique », Design in translation, (en ligne, consulté le 4/09/2023), URL: https://dit.dampress.org/glossary/tactique 

  32. Benjamin FONDANE, La conscience malheureuse, Verdier, 2013 [1936]. 

  33. Axel HONNETH, L’Idée du socialisme. Un essai d’actualisation, Paris, Gallimard, NRF essais, 2017 [2015]. 

  34. Le concept est développé par Axel Honneth, dans le « Chapitre III. Les voies du renouveau (1) : le socialisme comme expérimentalisme historique », du livre intitulé L’Idée du socialisme, op. cit., p. 75-102. 

  35. Tous les exemples sont repris à l’auteur. 

  36. Sur ce point, voir par exemple l’intervention de Karen Brunel, intitulée Un réseau de responsabilité, ou l’éthique du design comme maillage d’enjeux partagés, dans le cadre du séminaire Vers une théorie critique du design, au Semestre 2. Les notes concernées sont publiées dans HAL-Archives ouvertes. 

  37. Voir notamment Alessandro Pignocchi, La Recomposition des mondes, Paris, Seuil, Anthropocène, 2019. 

  38. Pour lire la Lettre à Ménécée et d’autres textes d’Épicure dans une réédition récente, se reporter à : ÉPICURE, Lettres, Maximes et autres textes, Paris, Flammarion, coll. Garnier Flammarion, 2017. 

  39. Jean-François LYOTARD (dir.), Épreuves d’écriture, Paris, éditions du Centre Georges Pompidou, 1985. 

  40. Voir notamment les pages 6 et 7 de « La raison des épreuves », où Jean-François Lyotard expose le protocole de l’expérience. 

  41. Les références ont été données plus haut, note 14 du présent texte.