Présentation
Coordonné par Catherine Chomarat-Ruiz

1. Contexte de l’enquête

Les entretiens réunis dans le présent dossier ont été réalisés par les étudiantes et étudiants du Master 2 « Design, Arts, Médias » de l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Ils composent le premier volet d’une enquête de terrain qui, dans le cadre d’un séminaire de recherche intitulé Vers une théorie critique du design1, vise à éclairer le design et ses pratiques professionnelles. De quoi s’agit-il ?
Ce séminaire part d’un double constat : alors que le design vise l’idéal éthique des biens accessibles à tous, et alors même que ce champ pratique se double toujours d’une réflexion critique sur lui-même, allant jusqu’à dénoncer la perte d’une éthique de la profession, il se perd dans la production de gadgets, ou de produits de luxe. De plus, il semble en proie à un véritable émiettement scientifique tant la prolifération d’explications relatives à tel ou tel segment de ses activités — théorie du care, du design social, du design thinking, etc. — l’emporte sur l’élaboration d’une théorie unificatrice. Or, le design étant toujours lié à une époque donnée — une organisation sociale, économique et politique —, il nous est apparu que les concepts et théorie émanant de l’École de Francfort pouvaient, par transposition, éclairer notre champ. En vue d’élaborer une théorie critique du design, nous avons fait l’hypothèse, en transposant les écrits d’Hartmut Rosa, que cette double perte tenait à une forme d’aliénation propre à notre modernité tardive, à savoir l’accélération du temps qui ressortit au système capitaliste de production et de marché.

2. Objectifs et modalités des entretiens

C’est donc pour approfondir ces analyses théoriques et tester le fondement de cette hypothèse, que notre enquête a porté sur la manière dont le temps est vécu dans l’exercice du métier par les designers. Les questions, le plus souvent indirectes, dans la mesure où « quelle est votre conception du temps dans votre métier ? » aurait été bien abstraite et contreproductive, ont abordé le décalage entre la formation et le métier, le processus d’élaboration du projet, etc. Les étudiants ont donc enquêté auprès d’une trentaine de designers, venus de tous les secteurs d’activité, français ou étrangers, travaillant dans des entreprises de tailles variées, de la société unipersonnelle à une plus grande structure. Ces entretiens semi-directifs d’une trentaine de designers ont majoritairement été réalisés à l’oral puis transcrits. Chacun des entretiens a été transcrit, puis relu par l’étudiante ou l’étudiant qui l’a conduit, avec le souci de conserver le style oral du dialogue entamé. Nous les donnons à lire dans ce dossier et, dans les lignes qui suivent, nous en proposons une première interprétation en lien avec notre hypothèse2. Ces entretiens sont publiés en suivant l’ordre alphabétique des patronymes des designers. Les noms cités entre parenthèses, ou les initiales dans le cas où la personne a souhaité garder une forme d’anonymat, sont ceux des professionnels ayant accepté de répondre à nos questions.

3. Le décalage entre formation et métier

3.1 La diversité des formations

En posant la question du changement et du passage entre la formation et l’exercice du métier, nous attendions un positionnement entre lenteur du temps d’étude et rapidité, voire accélération, du temps dans la vie professionnelle. Or, avant de parler de décalage entre formation et pratique professionnelle et de l’analyser, il faut noter la grande diversité des formations menant au métier de designer et des différences importantes quant à leur durée.

Certains se déclarent complètement autodidactes (François Gatault), tandis que d’autres, qui se réclament de cette formation de soi par soi, soulignent qu’on ne peut tout attendre de l’école et qu’on doit continuer d’apprendre par soi-même tout au long d’une carrière. À titre d’exemple, nous pouvons rapporter ces quelques lignes : « La véritable application des connaissances tirées des livres se fait toujours après l'obtention du diplôme, en explorant et en approfondissant lentement l'apprentissage par soi-même. » (Shao Junyi). Dans le même ordre d’idée, à propos de la formation reçue à l’université internationale Libanaise de Beyrouth, un des designers de meubles déclare qu’on apprend « la base » nécessaire pour s’engager « dans la bonne voie » (Nour Breidy), quelle que soit la voie en question car ce constat est notamment partagé par une autre professionnelle libanaise qui, ayant étudié « le design d’intérieur et le fashion design, le stylisme », à l'université Américaine des Sciences et technologies, à Zahlé, au Liban, fait le même constat (Christina Touma).

À côté de cette posture originelle ou structurelle d’autodidacte qu’empruntent certains designers, d’autres professionnels ont suivi des formations courtes, tandis que d’autres ont fait des études longues qui peuvent aller jusqu’à cinq ans après l’obtention du baccalauréat, voire jusqu’au doctorat (Tang Min).

Le temps de formation, entendu au sens de la durée des apprentissages, varie de zéro à toute une vie.

3.2 L’opposition théorie/pratique et son analyse temporelle

Une fois cette diversité du temps — de la durée — des études admise, un autre constat s’impose. Le décalage entre formation et pratique professionnelle est d’emblée analysé en termes d’opposition théorie/pratique ; c’est depuis cette opposition que les temporalités différentes sont saisies par les designers interrogés.

Parfois, cette opposition temporelle entre formation théorique et exercice d’une pratique est simplement pointée. Certains professionnels soulignent que l’on passe du temps lent et long de la maturation des projets à un temps court et rapide, car le premier appartient à l’élève là où le second appartient au client. C’est notamment le cas dans l’extrait suivant : « il y a un grand décalage entre la formation que l’on peut suivre et la réalité du métier et de l’entreprise, surtout parce qu’on n’est pas dans les mêmes échéances de travail. On est un peu, quand on est en formation dans le cadre d’une école, dans un environnement où on a le temps ; on a le temps de développer des outils de création, des réflexions. Et, en fait, ce temps de réflexion autour d’un projet, il est très court dans la réalité parce que la réalité du travail fait que les choses doivent aller vite, qu’il y a de l’argent en jeu et que les clients ne peuvent pas non plus se permettre d’étaler un projet sur un an, faire une réflexion pendant un an et puis après commencer les travaux qui durent très longtemps » (Caroline Cornette et Pauline Torcol, Aaron Ortiz).

Il est des cas où ce décalage formation métier temps lent et long / temps rapide et court donne lieu à une analyse contrastée, qui s’exprime en termes mesurés. Dans cette prise de position, par exemple, il est dit: « Il y a aussi un décalage au niveau théorique, comme dans tous les métiers. Mais finalement, c'était intéressant, je trouve de développer sa culture générale autour des grands penseurs au travers de l’histoire. Mais, ces théories ne m’ont jamais servi au quotidien, même si cela m’a surement influencée dans ma pratique » (Flora Ghnassia). Ici, le contraste du temps des études et de l’apprentissage de la théorie est jugé intéressant, et non pas rejeté en bloc, même s’il s’avère inutile, non opératoire, dans le quotidien du métier.

Mais ce jugement mesuré cède parfois le pas à une critique du décalage, notamment temporel, entre temps des études et temporalité du métier. Prendre son temps serait le propre et le fait des artistes, pas des designers, et cela signifierait que les écoles de design fonctionnent trop sur le modèle des écoles d’art, ce qui peut engendrer une forme de frustration : « il est facile de se laisser emporter dans le beau monde onirique de l'art et du design, et lorsque la réalité et le client vous donnent des idées différentes de vos rêves, il est facile de se sentir frustré. Après tout, il existe une différence fondamentale entre un artiste et un designer » (Junyi Shao).

On retrouve une idée similaire où le temps long de l’école renvoie en outre à l’élitisme de l’art en France et à des formations en design qui demeurent ancrées dans cette approche artistique (Moli Fernyx). Pour un autre professionnel, plus proche de l’architecture que du design, le temps (long et lent) de l’école correspondrait à celui d’une élite qui, exerçant en libéral le métier et propriétaire de son agence, demeure peu représentative de la profession. Sur ce point, l’analyse de Michel Navas est radicale : « Différence entre exécution et service, et liberté et création. Le monde de l’école s’apparente plus à la minorité libérale, créatrice et propriétaire de cabinet d’architecte. Il peut y avoir une déception à cause de cela de la part des salariés, associés à la production, l’application. Dans les indépendants il y a un cercle d’élite, méritante, comme Jean Nouvel en France ou d’autres qui s'approprient les commandes prestigieuses, par la qualité de leur travail. C’est totalement différent car quand tu travailles chez quelqu’un d’autre ».

La critique en moins, certains designers retrouvent cette opposition temporelle fondée sur la distinction design/art au cœur même de la pratique, quand ils distinguent entre projet de design graphique dit « alimentaire » et projet artistique plus créatif et non commercialisé3.

Mais la lenteur et la longueur du temps des apprentissages sont généralement perçues comme positives car ce temps-là du projet va aussi, quand on est en formation, avec la possibilité de tester et de « pousser jusqu’au bout » mêmes les idées les plus « loufoques » (Flora Gnassia), de développer le « sens de l’observation » (Michel Navas), de se former intellectuellement car « on développe toute une mécanique de pensée, quelque chose qui prend du temps, des mémoires, voilà : le projet de diplôme il dure un an quand même. Enfin à l’époque il durait un an donc c’est beaucoup pour travailler sur un projet. Ça n’arrive jamais dans la réalité, très peu » dans la mesure où il y a un « décalage » temporel entre l’exigence de « rentabilité » (la rapidité) du projet professionnel et l’aspiration à faire « un projet créatif » qui exige une certaine lenteur4.

C’est ainsi que le temps lent et long permet de protéger la « sensibilité » des étudiants, de ne pas « se faire manger » par « le système » (Mélissa Wago-lala). De manière générale, le hors temps du « système », de la production et du marché en fait, est à préserver : « En ce qui concerne la formation, je trouve qu'il est quand même important qu'elle ne soit pas trop inscrite dans la réalité. Même si tu n'as pas vraiment toutes les armes (face aux artisans par exemple) c'est bien de ne pas avoir eu cette contrainte d'argent pour explorer ta créativité. Personnellement j'ai aussi aimé ma formation pour ça, et notamment ma dernière année de DSAA où c'était principalement de l'exploration et de la création. Je trouve ça top […] justement, à mon goût, il faut en profiter ! » (Julie Boudon). Le témoignage de Morgane Vantorre va aussi en ce sens quand celle-ci déclare: « Il y a une grande exigence d’enseignement qui m’a clairement forgé l’esprit et la main et qui m’a permis d’appréhender au mieux mon métier d’aujourd’hui, en me transmettant notamment le goût de la recherche, du dépassement de soi et surtout le goût pour la conceptualisation — c’est-à-dire la recherche de sens tout au long d’un processus de création, quel qu’il soit ».

Dernière posture quant au décalage entre formation/métier et leur temporalité, certains en appellent à un mixte temporel. La formation serait meilleure, selon eux, si en matière de projet elle alternait du temps court et du temps long pour les projets : « Mettre les étudiants dans des conditions de temps court, je pense que c'est une bonne chose aussi, parce que mixer temps court et temps long… ça marche bien d'avoir des projets où on a vraiment le temps de se poser plein de questions, de les creuser, de les épuiser. Et d'autres où, finalement, on est dans une production plus instinctive et où on ne plaque pas de théorie, on ne cherche pas à argumenter » (Sophie Decoux). Concrètement, à travers ce mixte temporel qui alterne réflexion et action, théorie et pratique, c’est une formation par alternance qui est visée (Justine Fallet).

3.3 Interprétation

Concluons sur ce point, en référence à Hartmut Rosa qui nous a inspiré nos analyses théoriques, que le temps, ou plutôt la temporalité, reste une donnée importante en matière d’étude et de métier. Parfois critiquée car source de frustration professionnelle, ou d’élitisme artistique indigne du design, la lenteur et la longueur des projets, qui restent l’apanage des études, apparaissent le plus souvent comme un acquis à préserver pour favoriser la créativité, se former intellectuellement, préserver de la sensibilité des étudiants en les maintenant, pour un temps justement, hors du système capitaliste de production et du marché.

Il est cependant à noter que, conformément à ce qu’avance aussi notre sociologue5, la lenteur n’est pas en soi un avantage : un mixte de temps long et court peut lui être préféré. Le changement temporel, qui relève d’une réduction du temps disponible pour les projets, une forme d’accélération, n’est pas nécessairement assimilée à un mal dans cette partie de l’enquête. C’est plutôt l’intérêt de la lenteur et de la durée du temps des projets d’école qui est visé et analysé. Il faut en effet attendre la seconde partie du questionnaire pour mieux cerner cette accélération dans l’exercice du métier.

Ajoutons qu’une autre idée émerge, à travers cette distinction entre temporalité de l’école et temporalité du métier, pour ce qui concerne le projet. À la question de savoir pourquoi le design est à la peine d’un point de vue scientifique, dès qu’on se met en tête d’élaborer une théorie unificatrice de ce champ pratico-théorique, cette partie de l’enquête conforte le statut ambigu que les professionnels accordent à la théorie et à la théorisation6 : privilège élitiste, intéressante mais inutile, indispensable à la formation de la sensibilité, de l’intellect et, partant, de la créativité. Cette partie-là du questionnaire fait aussi état de la grande diversité des formations et de leur durée : cet état de fait n’explique-t-il pas, en partie, la prudence, voire la méfiance, que suscitent les tentatives pour unifier le champ du design d’un point de vue théorique? L’émiettement disciplinaire qui nuit à la scientificité et à la compréhension du champ pratico-théorique du design ne repose-t-il pas sur la disparité temporelle des formations ?

4. La réalité du monde professionnel

La question du décalage entre temps des études et temps du métier étant posée, notre enquête s’est focalisée sur le « monde professionnel ». Dans cette partie du questionnaire, nous voulions cerner la manière dont le temps est vécu dans le quotidien et la façon dont son évolution est perçue par les designers sur le long terme, soit de l’entrée dans la profession à aujourd’hui. L’idée était de tester la question de l’accélération et de l’aliénation dont Hartmut Rosa nous dit qu’elles modèlent notre modernité tardive : à l’arrière-plan de cette partie de l’enquête figure l’hypothèse selon laquelle c’est cette accélération temporelle, liée à l’essor du système capitaliste de production et de marché, qui éclaire le fourvoiement éthique du design.

4.1 La modélisation du temps et sa réalité matérielle

Il arrive que, avant même de témoigner de la façon dont ils vivent le temps, ce dernier soit modélisé, pourrait-on dire. Ces designers-là s’appuient sur la précédente partie de l’enquête, la prolongent en distinguant le temps linéaire du projet d’école, qui se déroule « en phases » successives, et le temps « alterné » d’un projet professionnel dont la structure repose sur les moments de dialogue avec le client, avec l’équipe, entre les designers impliqués dans le projet, etc. (Sophie Decoux).

Passant outre cette comparaison pour entrer dans le temps vécu du métier, il arrive aussi que l’analyse de la temporalité conduise à certains paradoxes : si un client achète un meuble tout fait dans une boutique, nous dit un professionnel, c’est plus rapide que s’il commande une pièce à un designer. Contrairement aux apparences, le temps du design est plus long, en raison des hésitations du client et de la phase de conception (Nour Breidy). Mais, en dehors de ces considérations, le temps a quelque chose de très matériel car il dépend aussi des conditions concrètes : avoir de l’électricité ou pas, à Beyrouth, par exemple, conditionne le temps de réalisation d’un projet (Christina Touma).

Ces éléments confirment le caractère crucial du temps pour le projet : c’est lui qui, dans son déroulement, le structure. Mais ils suggèrent aussi que, en soi, le temps (du projet) demeure dépendant de facteurs matériels extérieurs. Il n’existe pas en soi et pour soi et l’on ne peut entièrement le maîtriser. Dès lors, et sans doute paradoxalement, cette réflexion induit la possibilité d’agir contre l’accélération temporelle et l’aliénation subséquente. N’y aurait-il pas là, en privant le temps et l’accélération de leurs moyens d’exister — nous restreindre dans matière d’énergie, entrer dans une ère de sobriété — la possibilité d’ouvrir une brèche dans l’accélération générale qui étouffe notre modernité tardive ?

4.2 Variabilité de la temporalité du projet : l’intérêt et le budget comme clés

Avant même d’entrer dans l’analyse de la temporalité, celle-ci est cernée comme variable : « Je pense qu'il existe différents modèles d'appréciation du temps, selon ce que vous visez, le type de conception que vous voulez réaliser, le type de personne que vous êtes ou la nature de votre organisation, vous constaterez que l'approche que vous adopterez sera très différente » dit Tang Min. D’autres professionnels indiquent, sans plus de détours, que le temps s’allonge avec l’intérêt que l’on porte, ou pas, aux projets (HWG), et que le temps est souvent fonction du budget alloué par le client (François Gatault).

4.3 Rapidité d’exécution et contraintes temporelles positives

Au-delà de cette évidence, que les designers rappellent comme un incontournable du métier, la question du temps est envisagée sous l’angle du gain personnel, du temps gagné dans l’exécution des tâches grâce à l’expérience : on passe moins de temps, sur certaines parties techniques du projet, parce que l’expérience est là, et parce qu’on travaille avec les mêmes clients nous disent certains (Lu Lou). On devient plus performant au plan de l’utilisation des outils et de la réflexion, nous disent d’autres professionnels (Caroline Cornette, Justine Fallet). Et ce constat reste le même dans des secteurs très différents, c’est-à-dire que le design concerne la fabrication de meubles, par exemple (Nour Breidy), ou de prothèses osseuses (Aarón Ortiz), autre exemple.

L’accélération — faire plus vite les mêmes choses, ou plus précisément s’acquitter de tâches similaires — est donc comprise positivement, et elle le reste quand les designers l’envisagent sous l’angle de la contrainte inhérente à la création : « Moi, les clients que j’ai sont des collectionneurs de jouets qui n’ont pas d’objectif plus précis que d'enrichir leur collection, les deadlines peuvent être très souples. Les personnes disent d’ailleurs souvent pour rassurer (mais en réalité ça ne rassure jamais) : “prends le temps qu'il te faut, même si c’est 6 mois plus tard ça va, je préfère que tu fasses quelque chose dont tu es fier“. Ça part d’une bonne attention mais moi ça m'aide pas, mon travail n’est pertinent que dans les contraintes, et le temps fait partie des contraintes pour faire un travail qualitatif » (Nicolas Brosseau).

Autre exemple, de la part de la même personne : « La contrainte de temps je la trouve dans le cinéma, les effets spéciaux, ça fait 10 ans que j’y travaille, autrefois j’étais maquilleur, puis accessoiriste et là y a une deadline qui est très short. Ça attire d’autres problèmes parfois, parce que les deadlines sont trop courtes, mais en termes de stimulation artistique c’est passionnant » (Nicolas Brosseau).

La contrainte temporelle, le fait d’accélérer non pas seulement pour effectuer des tâches, mais pour créer, est donc plutôt vécue comme positive car, même si les « problèmes » ne sont pas passés sous silence, elle n’est pas nécessairement vécue comme source d’aliénation (Alff Rosine, Nicolas Brosseau). Certains effectuent un pas de plus en analysant ce pourquoi il en est ainsi. Nicolas Brosseau déclare en effet : « si t’as trop de temps tu mets en place l’ego et le mental, pour moi en tout cas […] La contrainte, la plupart du temps, c’est ton budget et ton client, là c’est aliénant parce que c’est travailler avec des gens qui ne connaissent pas ton métier et du coup t'imposent des deadlines qui ne sont pas cohérentes : toi tu dois rentrer dans le moule et là c’est problématique. Mais moi je fais du jouet de collection, je ne fais pas des assiettes pour un hôtel de luxe ou pour un restaurant qui ouvre dans trois mois : là, pour le coup, la contrainte de l'artisan-designer devient compliquée. Mais dans mon cadre plasticien j’ai besoin de limites, il y a des moments pour réfléchir et des moments où agir et moi, mon problème, c’est que je réfléchis dans les moments où il faudrait agir, et là c’est dramatique ».

Ce témoignage est précieux. Il permet de comprendre que la contrainte temporelle est positive dans la mesure où elle est stimulante, agit comme un aiguillon de la création, et parce qu’elle constitue un garde-fou : sans elle, le designer-artisan deviendrait un designer-artiste pour lequel l’ego et la réflexion l’emporteraient sur l’action, le fait d’honorer une commande passée par un tiers qui la finance. C’est la contrainte temporelle, la « deadline », qui permet de distinguer entre artiste et artisan, œuvre d’art et production de design. Mais ce témoignage indique aussi quand la contrainte temporelle devient « un problème », à savoir quand le client méconnaît la réalité du métier (sur ce pint voir aussi le témoignage de Stefanie Vogl) ou quand le designer, lui-même, s’il est plutôt proche de l’artisanat, accepte des commandes plutôt destinées à un designer proche de l’industrie ou de la production en série. L’accélération n’est donc pas en soi une contrainte négative, elle le devient au regard d’une méconnaissance de soi-même par soi-même ou du métier par autrui ; méconnaissance qui a trait aux frontières (poreuses) entre art, artisanat et industrie.

4.4 Aliénation temporelle et numérique : constat, frustration, perte de qualité du projet et de créativité

Avant d’être analysée comme une contrainte négative, l’accélération temporelle fait plutôt l’objet d’un constat : elle advient, dans le quotidien du métier envisagé à l’aune de toute une carrière par les outils numériques de création : « Tout va plus vite avec les outils numériques, j’ai quitté le tire-ligne avec son buvard, ensuite le graff fosse avec son buvard, et ensuite l’invention du rotring, et maintenant le clavier. Je n’ai plus de grands rouleaux de calque à dérouler sur une grande table. Tout cela participe à un grand bouleversement du travail de l'architecte. Je pense que les grands architectes en chef, qui ont leur propre cabinet d’architecture et qui arrivent à vivre de leur création, ne touchent pas d'ordinateur mais restent dans une démarche plastique de la pratique et de la réalisation de projet. Le clavier est une frontière pour dépasser la simple exécution » (Michel Navas).

Dans cet entretien, le constat de la rapidité de changement des outils laisse tout juste poindre une forme de nostalgie, ou d’envie : seuls les grands cabinets et les grands noms de l’architecture peuvent choisir de demeurer à l’écart de ces changements d’outils en conservant, pour leur propre pratique du projet, les outils (non numériques) que le designer/architecte partage traditionnellement avec le plasticien. D’autres entretiens, qui quittent ce registre du constat, précisent que cette accélération numérique a trait aux nouveaux moyens de communication. L’accélération et la frustration engendrée sont directement imputées aux outils numériques de communication parce que les réseaux sociaux sont jugés dépourvus d’humour, lieux d’une censure qui s’exerce au nom de l’éthique (Alexandre Becquet), mais surtout parce que la multiplication des outils de communication rapide engendre une surcharge mentale qui nuit à la qualité du travail : « Je trouve que sur le rapport au temps, il y a quand même pas mal de choses qui ont changé. Tout à l'heure je parlais un peu de l'âge et de l'envie de faire les projets un peu plus confortablement et comme on veut, mais je pense que c'est aussi réactionnel à un aspect vraiment trop immédiat de la communication. C'est à dire que moi souvent je me sens, et je ne suis pas la seule à dire ça, hyper prise par les temps de dialogue justement mais de dialogue pas qualitatif, c'est-à-dire une surcharge de mails, une surcharge de porosité dans le dialogue. Alors, avant, les clients, ils te contactaient par mail et puis on se rencontrait. C'était pareil que lorsque j'étais prof, on avait des mails et puis on revoyait les étudiants. Maintenant, il y a tellement de canaux, on a l'impression que ça facilite le travail d'être hyper joignable, il y a WhatsApp, les messages, Instagram, les SMS, il y en a même qui sont sur Messenger. Enfin, voilà, on a l'impression qu'on peut contacter tout le temps tout le monde, et que dès qu'on a une idée il faut la dire : alors que je pense que ça c'est un truc qui nous empêche de faire aussi du bon travail » (Sophie Decoux).

Ce devenir superficiel du projet dû aux outils de communication qui réduit le temps disponible est largement partagé, toutes conditions d’exercice et générations confondus. D’autres témoignages peuvent être cités. C’est le cas de Kitesy Martin, ou de Mélissa Wago-lala qui déclare : « Tu as envie d'être minutieuse et de temps en temps tu as envie de lâcher prise. Des fois, cette tension se fait ressentir et donne le sentiment que le temps est très pressant : que tout est très pressé tout le temps. Je pense qu'il y a une diminution du temps qui est ressentie, mais aussi un poids beaucoup plus important qui est mis sur les décors (parce qu’il faut que tout soit ”Instagramable”, ”Tiktokable” et que tout donne envie)».

4.5 Les méfaits de la rapidité et de la vitesse

Au-delà des outils de création et de communication qui impliquent une forme d’accélération, l’exigence de rapidité, la vitesse, s’ajoutent à des conditions de travail mal définies et provoquent une forme patente de frustration : « Dans mon agence, l'architecture d'intérieur ne fait souvent pas partie de la mission. Je réalise donc souvent des missions qui sont officiellement “non rémunérées“. Comme je ne fais pas forcément gagner de l'argent à l’agence, on me demande d'aller très vite. Ça fait pourtant partie de mon métier, mais comme il n'y a pas beaucoup de temps et que je suis payée au temps passé (j’ai un salaire en fonction des heures travaillées), il ne faut pas que je “gaspille“ mon temps à faire des choses pour lesquelles je ne suis pas officiellement payée. C'est assez problématique puisque je dois tout le temps avoir une idée très rapidement, la mettre en forme rapidement et avoir le devis rapidement. Ça va toujours très vite. Pour le coup, tu ne prends pas le temps de dessiner. Et encore une fois, tu dessines pour l’artisan, pour le budget, etc. C'est bien d'avoir des contraintes, mais celle du temps est assez frustrante » (Julie Boudon, voir aussi Xu Chen, ainsi que Caroline Cornette et Pauline Torcol).

Et, là encore, cette frustration liée à un temps rapide est mise en relation avec la perte de la créativité dans le projet — « On est dans un monde où il faut aller vite... Parfois au détriment de la création ou du projet » (Fabien Maschi) — voire à sa médiocrité : « Le temps limité dont il dispose peut réduire la profondeur et l'ampleur de la réflexion de l'architecte, le forçant à négliger de nombreux facteurs qui influent sur la qualité du projet, ce qui peut finalement aboutir à un projet problématique ou légèrement médiocre en termes de forme, de structure, de matériaux ou de détails » (Qiyu Han).

4.6 Temps long et lent : nostalgie, défense

Il aurait été étonnant que, devant cette accélération qui va jusqu’à nuire à la qualité du projet, les designers ne réagissent pas. De fait, certains semblent éprouver une forme de nostalgie à l’égard d’un temps que l’on a eu et que l’on n’a plus. Certains semblent regretter la lenteur du temps, comme dans cette intervention d’une designer qui est aussi titulaire d’un doctorat : « Dans notre projet final, dans la thèse, il nous a fallu beaucoup de temps pour le faire à cause de la méthodologie et de tout ce qui est impliqué dans la réalisation d'une thèse. Maintenant, dans le monde du travail, je ne pourrais pas me donner autant de temps pour concevoir et réaliser un projet. J'ai l'impression que le temps que je passe sur un projet a beaucoup changé ». (Carolina Herrera)

D’autres défendent ouvertement et entendent sauvegarder une temporalité lente, comme dans des projets en école, car elle est salutaire pour l’esprit : « Ah oui, à l'école, on a focalisé là-dessus [la question du temps]. D'ailleurs, c'est bien parce qu'il faut former son esprit, former sa personnalité créative. Mais après, dans le monde du travail, cette part-là, il faut la défendre parce que les temporalités et les contraintes budgétaires des projets et les contraintes de temps des projets, parfois elles ne laissent pas la place à cette exigence créative. Il faut être vigilant » (Sophie Decoux). Concrètement, cela signifie, par exemple, ne pas s’engager dans des projets au temps trop court, trop coûteux en énergie et en exigences pour un résultat limité. De façon plus précise, Sophie Decoux énonce : « Je dirais que, maintenant, il y a un peu un équilibre qui se crée où moi je dilue le temps de projet et je n'accepte plus de projets qui sont sur des temps très courts. Donc si on m'appelle pour quelque chose qui est pour le mois suivant c'est sans moi, alors qu'avant j'aurais sauté dessus et j'aurais fait le projet, et après j’en aurais fait un autre, et ensuite un autre, et ainsi de suite. Maintenant après quasiment 10 ans, je travaille plus du tout comme ça. J'ai envie de voir venir, j'ai envie de savoir ce que je fais dans 6 mois et de choisir mes projets aussi. Donc plus de flux tendu ça c'est clair ». Elle conclut sur ce point : « je pense que le temps sur chaque projet a augmenté et le nombre de projets s'est restreint, mais c'est nettement mieux car on a le temps de faire les choses sans s'épuiser ou en s’épuisant moins » (Sophie Decoux).

4.7 Ralentir pour s’épanouir, s’autocritiquer, se former

Une fois passé de la nostalgie à la défense de la lenteur temporelle afin de faire gagner le projet en qualité et d’augmenter la satisfaction personnelle, il s’agit, pour les professionnels, d’analyser ce gain. Il y va de l’épanouissement personnel : « c'est sûr que parfois j'ai la sensation qu'avant je pouvais faire plein de choses et maintenant je suis devenue ”une mamie”. Ça me fait un peu cet effet-là d’être ralentie sur la capacité de production, mais les productions sont aussi beaucoup plus épanouissantes, donc ça veut dire qu'elles sont peut-être plus riches intellectuellement aussi » (Sophie Decoux). Mais il est aussi question de la possibilité de « s’autocritiquer » pour s’améliorer : « Aussi quand tu es dans la création de tout, il faut se donner le temps de sourcer les images, de dessiner, de rater, de prendre le temps, de se demander “ça marche, ça ne marche pas, qu'est-ce que tu en penses ?“ et de prendre du recul. Il ne s’agit pas de dessiner dans l’urgence, mais de se poser les bonnes questions : il faut quand même prendre le temps de juger et de s’auto-critiquer. Le temps c’est important. » (Julie Boudon). Quand l’objectif n’est pas de se former à nouveau, d’opérer une reconversion, comme dans le cas de ce designer qui entend passer les concours de la fonction publique pour avoir du temps à investir dans une R&D (recherche & développement) (HGW).

4.8 Interprétation

Dans ce volet-ci de notre enquête, la contrainte temporelle apparaît, en somme, sous deux aspects. Centrale, car structurante pour le projet, dans tous les cas de figure, elle est vécue positivement dans la mesure où elle constitue une sorte d’aiguillon pour la création et de garde-fou pour le designer. Elle prémunit de dernier contre la tentation égotiste et le risque de trop se rapprocher de la posture de l’artiste. Mais cette contrainte devient très vite un « problème » si elle posée par un client, qui ne connaît pas la réalité du métier, ou par soi-même si l’on s’engage dans des projets dépassant ses propres capacités de production, c’est-à-dire si l’on se rapproche trop de la posture du designer industriel. On comprend dès lors que la contrainte temporelle, qui rend les traits de l’accélération, de l’exigence accrue de la rapidité, de la vitesse d’exécution advient dès lors qu’on travaille comme designer salarié dans et pour une entreprise, et que cette contrainte matérielle semble par conséquent le lot de la majorité des designers7.

Ce second volet de notre enquête révèle alors deux éléments importants pour notre hypothèse tirée de la lecture d’Hartmut Rosa. Premier élément, cette accélération s’incarne dans le changement rapide des outils (numériques) de conception, d’une part, et l’invasion des outils de communication numériques, d’autre part. Elle provoque une réelle charge mentale, voire une perte de qualité de la créativité et du projet. Ce premier élément, qui touche à l’accélération du temps, est très proche de ce que notre sociologue appelle « l’aliénation » de la modernité tardive : cette accélération du temps est nuisible, nous rend dans le meilleur des cas nostalgiques d’un autre temps (celui des études, souvent), au pire, il nous rend insatisfaits voire malheureux, empêchés, pour le dire avec les mots d’Hartmut Rosa, d’atteindre « la vie bonne », des expériences (professionnelles) réellement enrichissantes. Ce premier élément confirme en outre notre hypothèse : le design est pris dans l’engrenage du marché et de la production capitalistes, et c’est l’accélération du temps qui nuit à la créativité des designers et les pousse à négliger leurs projets, à mal faire leur métier, à ne pas respecter l’éthique de la profession qui, en témoignent leurs regrets et leurs frustrations, leur tient pourtant à cœur.

Mais, deuxième élément, le diagnostic ne va pas sans remède. Certains de ces remèdes ne sont pas prescrits par les designers eux-mêmes, mais nous sont apparus sur l’envers de leurs analyses : tel est celui qui consisterait à priver le temps (en soi immatériel) de sa possibilité d’être. Entrer dans une sobriété énergétique — ralentir la production d’électricité disponible, par exemple — impliquerait, de fait, un ralentissement de la production ! D’autres remèdes sont directement prescrits par les designers : en passant de la nostalgie pour une lenteur du temps qui n’est plus à la défense de cette temporalité ralentie, il s’agit de préserver la qualité des projets, de retrouver du temps pour mieux faire son travail (s’auto-critiquer, se former) et pour soi (s’épanouir). En des termes proches d’Hartmut Rosa, ces designers-là expriment la nécessité de vivre des expériences réellement enrichissantes — résonantes —, c’est-à-dire une « vie bonne ». Là encore, notre enquête confirme notre hypothèse : l’éthique, qui ne se réduit pas à une éthique professionnelle dans la mesure où elle touche à la finalité de l’existence humaine, est réellement fonction de la décélération du temps. Il n’en reste pas moins que, de l’aveux des professionnels, ces remèdes-là semblent plus accessibles à des designers confirmés que débutants.

5. Temps et projets réussis ou ratés

Dans ce volet de l’enquête, nous voulions savoir si le temps intervenait dans la réussite et l’échec des projets, s’il participait des critères susceptibles de définir la réussite ou l’échec d’un projet, et surtout sous quelle forme. En d’autres termes, nous entendions creuser, au plan du projet lui-même, le rôle joué par la temporalité.

5.1 Rapidité et critère qualitatif

Certains opposent rapidité et qualité. À suivre les professionnels contactés, ce n’est pas la rapidité du projet qui constitue un critère de réussite, car le temps mis dans un projet n’a pas à s’accélérer, il doit demeurer constant. Le critère de réussite c’est la qualité de ce qui est produit : « Le temps passé sur mes collections et mes collaborations n'a pas changé, c'est toujours la même chose. Franchement, il n’y a pas grande différence. La différence, c'est que contrairement à avant, je ne suis pas seule. Je me fais aider et le fait d’être aidée ne va pas rendre les choses plus rapides, mais rend les choses plus qualitatives. C’est ça la différence » (Kitesy Martin).

5.2 Expérience, temps de la réflexion et « vieillesse »

Plus généralement, c’est l’enrichissement de l’expérience qui, selon qu’il se produit ou pas, fait la réussite ou l’échec d’un projet. Et s’en est au point que si l’on apprend de ses maladresses, un projet « raté » peut être considéré comme « réussi » (Aarón Ortiz, voir aussi Stefanie Vogl). Une idée similaire s’exprime en termes de réflexion possible ou pas : c’est le temps pris ou pas à réfléchir au projet réalisé, c’est-à-dire après coup et quelle que soit la réussite ou l’échec du projet, qui fait la réussite ou l’échec réels (Carolina Herrera).

Au-delà des considérations touchant au designer lui-même, les critères de réussite ou d’échec sont analysés en se concentrant sur le projet. Un projet réussi, c’est un projet qui « vieillit bien ». C’est notamment le cas quand le projet concerne la mise au point d’une machine dont le système, livré en open source, sera repris et amélioré (Emmanuel Hugnot) ou, pour d’autres projets, il faut qu’il ne soit pas juste l’objet d’un phénomène de mode (choix des matériaux, intemporalité etc.) » (Fabien Mashi). En d’autres termes, il faut donc que le projet soit conçu conformément à l’« éthique » : c'est le le poin tde vue défendu par Nour Breidy, ou encore par Alff Rosine qui déclare à propos du temps consacré aux projets : « tout cela est pensé sur un plan éthique/social, indirectement ».

5.3 Compréhension des attendus, richesses de la collaboration et production du sens : l’avènement d’une histoire

En approfondissant l’analyse de ce qui constitue un projet réussi, d’autres éléments affleurent. Un projet réussi est un projet qui aura pris le temps nécessaire pour comprendre les attendus d’un client (Nour Breidy), ou pour travailler en bonne intelligence avec d’autres  : « Je dirais qu’en général mes projets réussis sont des projets où j'ai passé du temps à y réfléchir, et aussi pris le temps d’élaborer (en collaboration avec un-e photographe) » (Mélissa Wago-lala). Car c’est alors un projet où l’on met de soi, que l’on investit émotionnellement : « Je conçois toutes les pièces à la main, le temps de la conception est important mais il y a aussi le message : je veux que ça soit presque un câlin quand on achète une pièce, qu’elle soit réconfortante ». (Aloïse Mahé-Stephenson).

Au-delà de l’émotion, qui provient de la compréhension des attendus du client, de la richesse de la collaboration, du sens inhérent au projet, le critère invoqué pour une réussite tient surtout de la « proximité intellectuelle » avec le client (Sophie Decoux), car le dialogue qui va permettre de lui proposer un projet raconte alors une histoire : « Pour moi, un bon projet de design est un projet qui me touche, et je trouve mes critères très difficiles à décrire. C'est toute l'histoire que je regarde, pas seulement le résultat final, parce que je vois le design comme un acte de création culturelle, où la personne raconte une histoire, et j'aime ce genre de projet. Je considère le design comme une expérience similaire à la littérature, ou même à la musique. Max Lamb, par exemple, est un designer anglais. Il fabriquait des chaises sur la plage. Il creusait quelques trous sur la plage, puis utilisait un creuset pour faire fondre du métal et couler des chaises dans le sable. C'était quelque chose de très poétique, et je suis davantage intéressé par ce genre de projet » (Hua Rui). Et d’ajouter : « Je pense que c'est quelque chose de très beau, et cela m'émeut. Et presque tous les projets qui ne sont pas poétiques sont des « contre-exemples » (Hua Rui).

5.4 Interprétation

Dans le volet précédent de notre enquête, nous avons vu que l’accélération du temps pousse le designer à outrepasser l’éthique de la profession. Ici, se confirme l’idée que s’il n’y a ni expérience ni réflexion, c’est-à-dire pas de réussite ou de ratage, il n’y a pas de résonance possible : la vie (professionnelle) bonne, finalité de toute éthique, demeure empêchée, pour le dire dans les termes d’Hartmut Rosa. Et nous comprenons en outre, au plan même du projet, que seul le temps long — la « vieillesse » — est un critère de réussite, c’est-à-dire de conformité du projet avec l’éthique. Enfin, nous admettons que c’est le temps pris ou pas à comprendre les attendus du client, à soigner la collaboration dans une équipe, qui fait que la réussite ou l’échec d’un projet. De manière encore plus fine, nous saisissons le critère distinctif de la réussite d’un projet. Un projet réussi renvoie à du sens, raconte une histoire, recèle une dimension poétique qui nous touche. En d’autres termes, un design réussi participe d’une expérience dont la richesse et la résonance nous font accéder à la dimension éthique de notre existence, nous ne faisons pas que vivre et manipuler des objets, nous existons avec et grâce à des projets.

6. Conclusion

Au terme de cette présentation, il convient de revenir sur les conditions dans lesquelles notre enquête a été menée. Le panel n’est jamais composé que de trente designers, nous nous sommes plutôt inscrits dans une philosophie sociale plus proche de l’École de Francfort que de la sociologie quantitative issue d’une branche française de cette science humaine et sociale : de ce fait, un lecteur soucieux de données quantitatives trouvera légitimement à redire. Enfin, si les entretiens ont été menés avec le plus grand sérieux par mes étudiants, ceux-ci ne sont pas pour autant des sociologues de profession, des maladresses ont pu être commises.

En dépit de ces manques potentiels ou avérés, les premiers résultats auxquels cette enquête conduit n’en demeurent pas moins à considérer. En accord avec nos hypothèses issues de la lecture et de la transposition des analyses d’Hartmut Rosa, il semble légitime de penser que les « difficultés » auxquelles se heurtent les designers dans l’exercice de leur métier tiennent à l’accélération du temps, sous toutes ses formes (outils et médias numériques, exigence de rapidité de conception et d’exécution, etc.) et que ces « problèmes » de temporalité impliquent une baisse de créativité et de qualité des projets, soit un manquement à l’éthique de la profession et une vie frustrante, empêchée. Nous sommes tout aussi fondés à penser que, à l’inverse, une bonne vie, professionnelle et personnelle, est une carrière et une existence résonante, riche d’expériences et de projets qui font sens pour le client, l’équipe en charge du projet et pour soi, des projets dont la nature poétique est grosse d’histoire. Enfin, il ressort de notre enquête que la disparité des formations et de leur durée explique peut-être la prudence, voire la méfiance avec laquelle toute théorie unificatrice est plutôt mal accueillie par le milieu, ce qui encourage l’émiettement disciplinaire propre au champ théorico-pratique du design.

Si nous sortons de notre enquête plutôt confortés en nos hypothèses, il n’en reste pas moins que des nuances et des précisions sont à apporter à ce premier constat. En partant des analyses d’Hartmut Rosa, nous comprenons que l’aliénation propre à nos sociétés de la modernité tardive tient à l’accélération du temps, même si la lenteur n’est pas en soi à valoriser selon notre sociologue. Ici, nous sommes plutôt fondés à penser que, si la lenteur n’est pas en soi à valoriser, l’accélération (choisie) peut être bien vécue et recherchée en tant qu’aiguillon de la création et garde-fou contre la propension à confondre design et art ou design-artisanat et design-industrie. Il y aurait donc une temporalité idéale propre au design, soit une temporalité mixte de temps lent/long et d’accélérations. L’aliénation temporelle viendrait du fait de ne connaître qu’une seule modalité temporelle.

La deuxième précision à apporter tient au fait que, pour Hartmut Rosa, le temps et son accélération se sont entre autres traduits par le fait d’englober l’espace. L’on mesure par exemple désormais un trajet en heures plus qu’en kilomètres. Et cet envahissement de tous les domaines de la vie professionnelle et privée fonde l’aliénation temporelle dont nous sommes les victimes (parfois consentantes)8. Or notre enquête nous indique que l’un des problèmes rencontrés par la profession tient à l’espace de production. Le lieu de travail ne peut pas toujours confondu avec le domicile, le chez soi : cela ne convient que dans le cas où le design s’appuie sur le numérique et internet. Pour le reste, il faut trouver un « atelier ». Et c’est ainsi que s’engage, pour certains, la recherche des lieux alternatifs pour produire : squatte, tiers-lieu, résidence d’artiste, atelier partagé, « bâtiment de 300 m², qu’on a pu prendre par piraterie, et qui était donc sur le modèle d'atelier autogéré » (Nicolas Brosseau). N’est-ce pas dire que le problème majeur de la profession tient ici moins au temps qu’à l’espace ? Ne pourrions-nous pas penser comme l’énonce ce même designer que, si tôt ce problème résolu, cet espace de production devient gage d’« autonomie » et non d’aliénation ?

Il y aurait donc un rapport à l’espace primordial pour cette profession, au sens où il serait peut-être aussi important, voire plus important, que la question du temps et, s’il est possible de généraliser ce constat, on pourrait supposer que c’est par l’espace que l’on peut résister à l’accélération si aliénante du temps… Reste à imaginer comment, mais ce point rejoint aussi l’idée que le temps n’existe pas en soi, indépendamment de ses conditions matérielles de production. La maîtrise de celles-ci devraient entraîner la maîtrise de celui-là…

Bien d’autres manques demeurent inhérents à notre enquête : il faudrait mieux définir cette éthique de la profession et de la vie bonne propre aux designers ; il est également nécessaire de creuser le lien suggéré entre disparité des formations et méfiance à l’égard des théories unificatrices. Et ce point est d’autant plus nécessaire qu’une seule théorie — explication d’ordre historique — est citée.

Retenons donc, pour l’heure, tout ce que nous avons à faire pour nous améliorer et continuer d’ avancer dans notre théorie critique du design !


  1. L’argument et le programme précis du séminaire peuvent être consultés sur le site de l’École doctorale. Il est en effet ouvert aux étudiants avancés, aux doctorants et à toute personne intéressée.
    Cf. https://ed-arts.pantheonsorbonne.fr/doctorantes/seminaires-doctoraux, consulté le 4 février 2023.
    Pour une entrée en matière plus précise, voir mes notes de séminaire : Catherine Chomarat-Ruiz, Vers une théorie critique du design (2022-2023), Doctorat. UFR 04 École des Arts de la Sorbonne, 47 rue des Bergers 750015 PARIS, France. 2022, (48 pages) : cf. https://hal.science/hal-03939065, consulté le 6 février 2023. 

  2. Il va sans dire que ces premiers résultats seront complétés et affinés tout au long des cinq années que durera le séminaire. 

  3. La critique de l’héritage Beaux-Arts est souvent présente, notamment en ce qui concerne l’absence de formation à l’aspect commercial du design. Cela transparaît quand on regrette le peu de relation entre formation et professionnels, la faiblesse de la préparation aux aspects techniques du métier, y compris et peut-être surtout pour des choses basiques : savoir parler en prix TTC, ou HT, être préparé à « communiquer » sur les projets pour les rendre plus visibles, notamment dans les réseaux sociaux (Mélissa Wago-lala), avoir assimilé la « relation client » (Diane Coulonge), et plus largement l’aspect « business » du métier (Aloïse Mahé-Stéphenson). 

  4. L'auteur du propos a demandé de retirer son nom de cette analyse, une fois celle-ci publiée. Nous accédons à cette demande, tout en conservant la citation.  

  5. Hartmut ROSA, Accélérons la résonance ! Pour une éducation en Anthropocène. Entretien avec Nathanaël Wallenhorst, Paris, éd. Le Pommier, 2022, p. 23, et notre commentaire dans Vers une théorie critique du design (2022-2023), op. cit. , p. 9 : cf. https://hal.science/hal-03939065, consulté le 6 février 2023. 

  6. Notons que la théorie est assimilée à la seule histoire du design. 

  7. Il faudra cependant vérifier si la majorité des designers sont salariés par des tiers. 

  8. Hartmut ROSA, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, Paris, La Découverte/Poche, 2014, p. 14 et suivantes, puis tout le chapitre 2, p. 34 et suivantes.