La typographie opaque : quel rapport au faire ?
Margaux Moussinet

Margaux Moussinet est doctorante en Arts et sciences de l’art, spécialité Design, Arts, Médias, à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre de l'Institut ACTE.

Résumé 

Nous analysons le rapport qu’entretient le praticien de la typographie opaque avec la matérialité au cours de sa pratique. Repartant du rapport au faire décrit dans l’anthologie publiée sur Design in Translation, nous émettons l’hypothèse que la pratique de la typographie opaque relèverait de l’artisanat. Pour investir cette hypothèse, nous nous appuyons sur neuf entretiens menés avec les praticiens de la typographie opaque et comparons les points de définitions de leur pratique avec la pratique artisanale et son idéologie.

Abstract 

We analyze the relationship between the practitioner of opaque typography and materiality during his practice. Based on the relationship to making described in the anthology published on Design in Translation, we hypothesize that the practice of opaque typography is a craft. To explore this hypothesis, we draw on nine interviews conducted with practitioners of opaque typography and compare the points of definition of their practice with artisanal practice and its ideology.

Introduction

La typographie opaque se définit par opposition à la typographie transparente1 comme l’autonomie du signe typographique vis-à-vis de sa fonction linguistique et, par conséquent, un affranchissement de l’exigence de lisibilité. Au contraire de la typographie transparente, elle s’interpose entre le lecteur et le texte afin de s’autonomiser en tant que forme plastique. Dès lors, l’attention de la typographie opaque est davantage portée sur le potentiel plastique et expressif de la lettre que sur sa lisibilité. La matérialité de la typographie est donc à la fois au cœur et à l’origine de la typographie opaque.

Mais n’est-ce pas le propre de tout graphiste que d’être attaché à la matérialité de son objet ? À cet égard, Fanette Mellier évoque sa « plasticité de designer2 », qu’elle distingue de la « plasticité de peintre3 » : elle explique qu’en tant que designer, elle favorise les formes qui permettront de mettre en évidence la matérialité de l’objet aux yeux du récepteur4. Si le designer, soucieux de la qualité esthétique de l’objet qu’il propose à la réception, accorde une grande importance à la matérialité, comment discerner le rapport que la typographie opaque entretient avec elle ? Nous souhaiterions montrer en quoi la typographie opaque dépasse un simple attrait pour la matérialité. Pour ce faire, nous nous déplaçons de la réception de l’objet vers sa conception, en avançant que le rapport du designer à la matérialité dépasse la prise en considération du récepteur mais se situe davantage au sein de sa propre pratique.

Dans cette perspective, la typographie opaque peut également être définie par les rapports qu’entretiennent les praticiens avec la lettre et le texte au cours de leur pratique. Un premier pas dans cette voie a été effectué à l’occasion d’un précédent article5, dans lequel nous avons étudié la manière de faire de notre cas d’étude de la typographie opaque : David Carson. En analysant plus particulièrement sa pratique du collage, nous avons pu noter que sa manière de faire relève de la formativité – concept que nous empruntons à Luigi Pareyson6 : un processus de formation de la forme qui ne repose pas sur une manière de faire préétablie et une anticipation du résultat. Bien plutôt, la manière de faire et la forme n’adviennent qu’en faisant et conjointement. Cette fluidité du processus correspond également au faire tel que le définit Tim Ingold7, c’est-à-dire à la remise en question de la primauté de la forme sur le matériau.

Cet article entend désormais dépasser le cas d’étude de David Carson, afin d’enrichir plus généralement la définition de la typographie opaque du point de vue de la pratique. Nous constatons d’abord que la typographie opaque s’apparente au rapport au faire décrit dans l’anthologie sur la matérialité8. Partant, nous formulons l’hypothèse d’un lien entre ce rapport au faire et la pratique de l’artisanat. Nous proposons donc investir l’hypothèse suivante : l’opacité typographique ne relève-t-elle pas d’une pratique artisanale ? Cette hypothèse se base sur la grande attention à la matérialité du texte et de la lettre que nous avons pu constater chez les praticiens de la typographie opaque, comme en témoigne le propos du designer graphique et dessinateur de caractères Clément Cases : « ce que j’aimais dans ces travaux-là de Bad Printing9, ou même ce que je faisais aussi avant à l’atelier Bulk10 – c’était toute cette matérialité en fait. Donc on va toucher un papier, on va sortir un truc, il ne va pas y avoir juste l’impact visuel11. » L’intérêt porté par le praticien à la matérialité, au sein même de sa pratique, est la condition nécessaire pour établir notre hypothèse selon laquelle la pratique de la typographie opaque relèverait de l’artisanat.

Pour investir cette hypothèse, nous comptons mettre en œuvre deux méthodes. Dans un premier temps, nous partirons des points de définition de la pratique de la typographie opaque, pour voir si elle correspond à une pratique artisanale. Pour ce faire, nous nous appuierons sur neuf entretiens conduits au cours de notre étude de la typographie opaque avec des designers graphique, typographique et dessinateurs de caractères : Morgane Vantorre12, Antón Moglia13, Charlotte Attal14, Clément Cases15, Rémi Forte16, Simon Renaud17, Pierre di Sciullo18, Amy Jones19 et Clara Carpentier20. Menés dans le cadre de la recherche d’une définition de la pratique de la typographie opaque, nous avons interrogé ces praticiens sur leur manière de faire et sur le rapport qu’ils entretiennent avec le texte et la lettre. Nous évaluons donc les points définitionnels de la typographie opaque identifiés au cours de ces entretiens – considérer la typographie comme un matériau, l’expérimentation et le rapport direct au faire – en regard de la pratique artisanale, afin d’établir des correspondances si elles existent.

Cette méthode déployée dans la première partie de l’article nous invitera à constater que ces points définitionnels recoupent la définition de l’artisanat que livre Anni Albers dans son ouvrage En tissant, en créant21. Mais s’appuyer uniquement sur cette définition personnelle pour conclure quant à notre hypothèse n’est-il pas limitant ? Pour pallier cette difficulté, nous emploierons une autre méthode dans le second temps de l’article : partir de l’idéologie de l’artisanat et vérifier si elle correspond avec la pratique de la typographie opaque.

1. Rapport au matériau

Le premier point de définition de la pratique de la typographie opaque que nous soumettons à la comparaison avec la pratique artisanale est le rapport entre le praticien et le matériau. C’est la nature de ce rapport qu’il convient dans un premier temps d’expliciter.

1.1 Le matériau au cœur de la pratique

Nous avons pu observer au cours de nos entretiens que les praticiens de la typographie opaque envisagent bien le texte et la lettre comme un matériau à travailler. Charlotte Attal le déclare ouvertement : « bien sûr, c’est pour ça qu’il y a des liens évidents qui se font avec la pratique artistique, effectivement, la pratique artisanale. Et de voir comment on arrive à partir de cette matière brute à faire quelque chose de nouveau22 ». Rémi Forte explique également qu’il considère le texte comme un matériau :

« le texte est ma matière, et de la même manière que le sculpteur ça pourrait être la pierre, je n’en sais rien, tu vois ? Mais c’est clairement ça bien sûr, ouais. […] Ce n’est pas tant la lecture du texte, enfin le texte à lire qui m’intéresse, mais le texte en tant que matériau, tu vois ? Qu’on le perçoive comme matière. […] Ouais, un matériau textuel, je n’ai pas vraiment les mots pour te le dire23. »

Ici, la comparaison de Rémi Forte avec la sculpture appuie le fait qu’il considère bien le texte et la lettre comme un matériau à façonner. Ces deux propos constituent l’indice que les praticiens de la typographie opaque entretiennent un rapport de proximité avec le matériau typographique, qu’ils explorent d’abord pour ses potentialités plastiques.

De plus, le matériau typographique est au cœur de la pratique de la typographie opaque parce qu’il est à l’origine de la forme : la forme n’advient que du travail de ce matériau. C’est notamment en ce point que la pratique de la typographie opaque rejoint le rapport au faire décrit dans l’anthologie sur la matérialité24, défini principalement par la remise en cause de l’interprétation de l’hylémorphisme en tant que séparation entre forme et matière. Selon cette interprétation, le processus de conception en design impliquerait que la forme soit préconçue puis imposée à un matériau. Mais les auteurs convoqués dans l’anthologie – au rang desquels, Anni Albers – s’opposent à cette interprétation de l’hylémorphisme. En effet, Anni Albers remet en cause la subordination du matériau à la forme25, en soutenant plutôt une coopération entre les deux. Le premier point définitionnel de la pratique de la typographie opaque correspond donc au troisième principe conclusif de l’anthologie : « 3. Mettre en forme ne signifie pas imprimer une forme à la matière, mais tirer parti d’un matériau et de sa matérialité26 ».

La forme ne vient que du matériau et de son travail car les propriétés et qualités propres à chaque matériau apparaissent comme autant de potentialités créatives et formelles. Ce point est central dans la définition de la pratique artisanale du design que livre Anni Albers. Elle estime que le designer doit « composer avec les propriétés des matériaux et en tirer le meilleur parti possible27 », c’est-à-dire déceler ses potentialités créatives. C’est pour cette raison que la relation entre la forme et le matériau relève davantage de la coopération que de la subordination du second au premier. Puisque la forme n’advient que du travail du matériau, le praticien entretient alors un rapport de proximité avec ce matériau, situé au cœur de son activité de conception de formes.

1.2 Abstraction des finalités utilitaires

Le rapport étroit au matériau dans le processus de conception contient un présupposé : si la forme n’advient que du matériau, cela implique qu’elle ne vient pas de finalités utilitaires. L’abstraction des finalités utilitaires est aisément lisible à l’échelle de la réception dans le cas de la typographie opaque. Rémi Forte déclare que « si dans cette échelle de la lettre ça devenait lisible, on se concentrait sur le sens des mots, au lieu de se concentrer sur la dimension matérielle28 ». Il met en évidence deux rapports au texte : ou bien le lire, c’est-à-dire entrer dans un rapport utilitaire avec ce texte, ou bien le regarder, à savoir considérer le texte pour lui-même, dans toute sa matérialité. Mais le typographe Gerard Unger note que lire et regarder sont deux actions qui ne peuvent être simultanées29. Dès lors, l’abstraction des finalités utilitaires pour exacerber la matérialité apparaît comme une nécessité.

Mais cette abstraction de la finalité utilitaire au profit de la matérialité ne concerne-t-elle pas également le praticien de la typographie opaque, au moment de la conception ? Nous pouvons nous appuyer sur une distinction effectuée par Véronique Vienne30 entre le matériau considéré comme un moyen d’arriver à une fin (utilitaire), ou considéré pour lui-même. En prenant l’exemple de l’encre dans sa conférence « The Weight of the Ink31 », elle énonce d’abord des « faits méconnus32 » sur l’encre qui se rapportent à son utilisation33. Puis, elle se tourne vers des « artistes, designers graphique et designers typographique [qui] sont en train de redécouvrir l’encre et de la traiter en tant que médium plutôt que comme un moyen de parvenir à une fin34 », et s’attache aux travaux qui explorent le vocabulaire formel qui découle des propriétés de l’encre en tant que médium. Ces deux temps mettent en évidence deux rapports au matériau : le matériau mis au service d’une fin utilitaire, ou le matériau et ses potentialités plastiques considérés comme leur propre fin.

Dans le cas la pratique de la typographie opaque, nous avons observé que les expérimentations menées sur le matériau typographique se situent pour la plupart en-dehors de finalités utilitaires. À titre d’exemple, Antón Moglia considère sa création personnelle d’alphabets comme une « échappatoire35 », en-dehors d’une finalité fonctionnelle déjà déterminée. L’abstraction de finalités utilitaires semble alors constituer un contexte propice à la mise en place d’un rapport étroit du praticien avec le matériau. Nous en avançons une raison : si une finalité utilitaire et fonctionnelle était déterminée, cela influerait peut-être sur la forme. Or, nous avons vu que la forme ne provient que du matériau. C’est d’après nous en ce sens qu’Anni Albers lie l’expérimentation à la notion de liberté, en recommandant l’« expérimentation libre36 » ou encore une « liberté dans l’approche du matériau37 » : il s’agit là d’une liberté prise vis-à-vis de finalités utilitaires38.

Au terme de ce moment, que conclure quant à notre hypothèse selon laquelle la pratique de la typographie opaque relève d’une pratique artisanale ? Considérer le matériau typographique en lui-même pour sa plasticité correspond à la définition de l’artisanat que livre Anni Albers, tout comme le rapport au faire qui implique une relation de coopération entre la forme et le matériau. Quant à l’abstraction des finalités utilitaires dans le temps de l’expérimentation, elle rejoint aussi le propos d’Anni Albers. Notre hypothèse est en ce point validée, mais il convient désormais d’étudier plus précisément le processus d’expérimentation du matériau.

2. Expérimentation

Le texte et la lettre sont considérés par les praticiens de la typographie opaque comme un matériau à manipuler et à façonner. Mais en quoi consiste exactement cette manipulation ? Les entretiens menés ont confirmé ce que nous avions pu observer de la pratique de David Carson : cette pratique repose sur l’expérimentation.

2.1 En quête de découverte

Pour que le récepteur fasse l’expérience sensible de la matérialité typographique, les praticiens révèlent le potentiel plastique du texte et de la lettre, considérés pour eux-mêmes. L’expérimentation vise justement à explorer ces propriétés et potentialités plastiques du matériau typographique39. Le propos suivant de Rémi Forte le rend saillant : « dans cette partie de mes recherches plastiques […] je suis dans la lettre et donc je suis tout de suite beaucoup plus confronté à la dimension graphique, plastique de la lettre, que j’explore, que j’interroge40 ». Les notions d’exploration et de questionnement ne sont pas sans faire écho à la quête de sens du matériau que relate Anni Albers : « donner un sens au matériau41 » consiste justement à en déceler les potentialités. C’est pour cette raison qu’elle place l’expérimentation au centre de sa définition d’une pratique artisanale : elle considère qu’elle va de pair avec un « esprit d’aventure42 ». Les termes jusqu’ici employés mettent en évidence la notion de découverte : qu’il s’agisse d’exploration, de questionnement ou de quête de sens, l’expérimentation est déployée en tant que méthode afin d’effectuer des découvertes.

Si par l’expérimentation les praticiens de la typographie opaque recherchent le potentiel plastique du matériau typographique, cela suppose que la forme n’est pas déterminée en amont, puisqu’elle constitue l’objet de la découverte. Plutôt que d’anticiper un résultat, les praticiens sont au contraire à la recherche de « bonnes surprises43 » formelles. Nous le décelons dans les termes qu’ils utilisent : Antón Moglia souhaite « trouver des lettres qui soient à la fois lisibles et bizarres44 » ou encore « un caractère qui est beaucoup plus surprenant45 ». Clément Cases, quant à lui, nous confie « chercher des trucs un peu étranges46 », « des trucs que je n’ai pas l’habitude de voir47 », ou encore « des choses un peu inattendues48 ». Nous pouvons donc en déduire que les praticiens de la typographie opaque n’ont pas une forme prédéterminée en amont qu’ils cherchent à obtenir avec le matériau typographique, puisqu’ils sont en quête de découvertes formelles.

Nous retrouvons ici un point de correspondance avec le rapport au faire décrit dans l’anthologie sur la matérialité : le fait que la forme ne soit pas anticipée. Tim Ingold explique qu’« expérimenter, c’est tenter certaines choses et observer ce qui arrive49 ». Dans cette perspective, la forme n’est pas conçue en amont puis imposée à un matériau, mais advient bien du travail du matériau lui-même, dans le moment du faire50. En tant que quête de découvertes formelles, l’expérimentation à l’œuvre dans la pratique de la typographie opaque correspond ici avec la pratique artisanale telle que la définit Anni Albers.

2.2 But heuristique grâce au protocole

Comment est-ce que le praticien peut-il effectuer ces découvertes, c’est-à-dire déceler les potentialités du matériau typographique ? Plus encore, dans quelle mesure la pratique expérimentale peut-elle constituer une acquisition de connaissances ? Un élément essentiel est ici à prendre en compte : le protocole de l’expérimentation. Si Rémi Forte parle de « condition de départ51 » et Clément Cases de « contrainte52 », les praticiens semblent s’accorder sur la nécessité de définir un cadre d’expérimentation. Pierre di Sciullo l’exprime clairement : « je veux découvrir quelque chose donc je me donne des contraintes53 ». Qu’il s’agisse de protocole, de cadre ou de contraintes, ce cadre d’expérimentation définit les opérations à effectuer sur le matériau afin de réaliser la quête de découvertes formelles, et apparaît alors comme un moteur créatif54.

Nous suggérons que c’est grâce à ce protocole que l’expérimentation atteint un but heuristique. En effet, le cadre permet de réévaluer le processus au regard d’un résultat. Rémi Forte l’explique dans le cas de sa propre pratique :

« si [pour] mon paramètre de départ j’ai dit : “je vais faire dialoguer l'écriture, la composition et le dessin selon ces règles-là, selon ces variables-là” voilà, je m’y attelle. J’obtiens tel résultat, ce résultat c’est le fruit des paramètres de départ, de ma contrainte de départ. Ok il est légitime, même si la forme ne me plaît pas, il correspond à ces paramètres-là. […] Et après, si ça ne me convient pas, pourquoi est-ce que ça ne me convient pas ? Pourquoi modifier tel paramètre ou pas ? Donc j’ai un retour critique sur ma propre démarche expérimentale55 ».

C’est dans le retour réflexif qu’il décrit que tient d’après nous le bénéfice heuristique de l’expérimentation : la réévaluation des résultats par rapport au cadre de l’expérimentation permet de tirer des conclusions, qui fondent une production de connaissance à l’issue de l’expérimentation. Ici, les conclusions tirées ne sont pas tant formelles, mais concernent plutôt le lien entre la méthode et les résultats.

Les praticiens cherchent à découvrir quelque chose, se posent donc une contrainte qui définira l’expérimentation à mener avec le matériau, puis auront un retour réflexif qui justifie que l’expérimentation a un but heuristique. C’est pour cette raison qu’ils portent davantage leur attention sur le processus que sur la forme. Rémi Forte l’admet : « en gros moi ce ne sont pas les formes qui m’intéressent. Enfin les formes m’intéressent, bien sûr que les formes m’intéressent. Mais le cœur, ce sont les gestes56. » De même, Simon Renaud estime que dans son travail « la forme ce n’est pas une fin en soi57. » La « fin en soi » de l’expérimentation se situe moins dans les résultats formels que dans le processus d’expérimentation du matériau lui-même.

Que pouvons-nous conclure sur ce point quant à notre hypothèse ? L’expérimentation est centrale dans la pratique de la typographie opaque, tout comme dans la définition de l’artisanat d’Anni Albers. Le rapport au faire à l’œuvre dans l’expérimentation repose sur la non-anticipation d’un résultat, car la forme n’advient que de l’expérimentation avec le matériau. De plus, la mise en place d’un protocole par les praticiens nous permet de justifier le but heuristique de l’expérimentation. Nous allons voir en quoi ce but heuristique rejoint également la définition de l’artisanat selon Anni Albers.

2.3 Mode d’acquisition de connaissances

Établir le protocole de l’expérimentation présuppose d’après nous une posture interrogative. Ce questionnement est rendu évident dans le propos suivant de Simon Renaud : « Le côté un peu “et si… ?” comme le design fiction peut le faire, c’est de me dire : “tiens, et si je dessine un caractère sans courbes, qu’est-ce que ça donne58” ? » L’expression « et si… ? » apparaît comme l’émission d’une hypothèse qui mène à mettre en place le protocole d’expérimentation, mais également comme une posture interrogative.

Cette posture interrogative implique un autre présupposé : ne pas appliquer une connaissance préalablement acquise. Nous avons vu dans la partie 1.2 qu’Anni Albers se positionne en faveur d’une « expérimentation libre59 » du matériau. Si nous avions interprété l’expression comme une liberté vis-à-vis des finalités utilitaires, nous ajoutons qu’il s’agit également d’une liberté prise vis-à-vis de toutes connaissances préalables, qui auraient pu être acquises en-dehors de l’expérience. En ce sens, la démarche expérimentale implique une « attitude sans préjugé à l’égard des matériaux et de leurs capacités inhérentes60 ». Le bénéfice heuristique de l’expérimentation tient alors dans les connaissances elles-mêmes, puisque l’expérimentation aboutit à la découverte de potentialités, mais il questionne par là-même le mode d’acquisition de ces connaissances.

Nous pouvons ici nous référer au propos de Lorraine Wild quant à la constitution du savoir-faire du designer graphique. Elle se base sur les deux types de connaissances distinguées par Peter Dormer61 : la connaissance théorique, soient « les concepts derrière les choses, le langage que nous employons pour décrire et comprendre des idées62 », et la connaissance tacite, « issue de l’expérience, autrement appelée “savoir-faire63” ». En se basant sur cette distinction, Lorraine Wild favorise un apprentissage par le faire, plutôt que l’application de connaissances acquises. Anni Albers effectue une distinction similaire entre les deux modes d’acquisition de connaissances :

« L’artisan, le designer d’autrefois, ne trouvait généralement pas sa matière première prête à être utilisée ; il devait lui-même la préparer. Il ne suivait pas non plus un cours lui indiquant comment manier son matériau, bien souvent il inventait lui-même ses méthodes de travail64. »

Toutes deux distinguent l’application de connaissances acquises par quelqu’un d’autre, de l’expérimentation personnelle qui permet d’inventer soi-même ses méthodes de travail (et ainsi acquérir un savoir-faire). Tout comme Lorraine Wild, Anni Albers préconise alors de « quitter le terrain rassurant des conventions établies65 » afin de favoriser un apprentissage par le faire.

Se détacher de toutes connaissances préalables est alors la condition pour atteindre la quête de découvertes par l’expérimentation. C’est pour cette raison qu’Anni Albers oppose l’expérimentation à l’application de connaissances apprises : elle soutient que lorsque nous avons appris que quelque chose fonctionne et qu’il est appliqué sans être interrogé, il est peu probable de faire des découvertes formelles. Dès lors, elle soutient que l’« expérimentation libre » permet d’ouvrir des potentiels créatifs : il s’agit de se libérer « des recettes, des formules traditionnelles qui ont déjà fait leurs preuves66 » au profit de « la fraîcheur de l’invention, des forces créatrices de l’intelligence et de l’imagination67. »

Anni Albers affirme donc que l’expérimentation permet de « questionner continuellement nos pratiques68 », car interroger les connaissances acquises par un apprentissage par le faire permet de découvrir à la fois de nouvelles formes et de nouvelles manières de faire. Mais ce questionnement des pratiques semble au premier abord contradictoire avec l’artisanat, plutôt associé à une forme de tradition. Cet argument a d’ailleurs été avancé par Morgane Vantorre au cours de notre entretien :

« ils disent aussi, dans la plupart des dictionnaires, que c’est une personne qui fait un travail manuel… et avec une technique traditionnelle alors que…non. Enfin du coup je ne me considère pas comme artisane, parce que j’ai appris l’histoire de la typographie et je me sers de ce qu’on m’a appris, […] j’ai une technique qui peut paraître peut-être ancestrale, enfin en tous cas je m’inspire de ce qui a été fait précédemment. Mais je veille, comme la plupart des designers aujourd’hui, on veille à quand même s’inscrire dans notre monde contemporain, donc on évolue avec nos outils, notre technique69 »

De ce point de vue, l’artisanat se situerait plutôt dans la transmission et l’application de savoir-faire établis, que dans la remise en question de ces connaissances. Cependant, Anni Albers entrevoit une possible attitude critique de la part de l’artisan :

« L’artisanat, entendu comme un ensemble de conventions déterminant comment traiter un matériau, introduit un autre facteur : des traditions d’exécution qui ont valeur de lois établies. Celles-ci peuvent être utiles au sens où elles donnent un cadre au travail. Mais ces règles peuvent aussi susciter l’envie de les défier70. »

Quelles conclusions pouvons-nous donc tirer ? La posture interrogative vis-à-vis de toutes connaissances préalables est intrinsèque à l’expérimentation, ce qui justifie son bénéfice heuristique. Mais cet apport heuristique repose sur un présupposé que nous allons désormais préciser : le fait que le praticien fasse par lui-même.

3. Rapport direct et tangible

Nous avons vu dans la partie 1.1 que le praticien avait un rapport direct avec le matériau typographique, dans le sens où le matériau est au cœur de sa pratique. Nous souhaitons ajouter qu’il a également un rapport direct à la fabrication de l’objet en faisant par lui-même. Ce double rapport direct apparaît alors comme une condition de la pratique expérimentale, et surtout du bénéfice heuristique que l’on peut en tirer.

3.1 Fabriquer soi-même

Le praticien tire un bénéfice heuristique de l’expérimentation car il porte un regard réflexif sur le processus. Néanmoins, il n’est en mesure d’avoir ce retour réflexif qu’à condition d’avoir effectué toutes les étapes de ce processus lui-même. Par conséquent, la pratique de la typographie opaque concorde avec la pratique artisanale sur la remise en cause de l’interprétation de l’hylémorphisme en tant que séparation de la forme et du matériau : faire par soi-même implique que les praticiens n’aient pas une activité de conception en amont du contact avec le matériau, mais bien qu’elle repose sur l’expérience directe de proximité avec ce matériau.

C’est ce qu’Anni Albers reproche à la séparation des tâches de conception et de fabrication : « le design aujourd’hui est un travail indirect de la mise en forme. Il n’a plus un rapport direct avec le médium, mais un rapport médié71 ». Bien au contraire, la pratique artisanale suppose que le praticien ait un rapport direct de la conception jusqu’à la fabrication. Nous rejoignons ici le quatrième principe conclusif de l’anthologie : « 4. Travailler la matérialité n’est pas uniquement une affaire de conception mais de faire, voire de fabriquer72. » Selon ce principe, les praticiens ne sont plus uniquement des concepteurs de formes, mais des fabricants d’objets graphiques. Le praticien engagé dans une pratique artisanale prend alors en charge toutes les étapes de la conception à la fabrication, en totale autonomie.

Les praticiens de la typographie opaque que nous avons rencontrés ont avancé ce critère de l’autonomie comme constitutif de la définition de l’artisanat. Clara Carpentier l’explique : « [l’artisan] maîtrise aussi… du coup il a plus la main sur toutes les étapes de production […]. C’est lui qui contrôle73 ». Le fait de contrôler toutes les étapes de production retient toute notre attention. En effet, Simon Renaud nous confie sa volonté de maîtriser l’ensemble des formes de son travail : « En fait c’est le mode design total. En me disant : “jusqu’où je peux maîtriser au maximum toutes les formes que je vais produire74 ?” » Nous décelons derrière l’usage des termes « contrôle » ou « maîtrise » un besoin et une envie de la part des praticiens de faire, et de faire par eux-mêmes. La maîtrise de toutes les étapes et le contrôle sur l’ensemble du processus justifie le rapport direct au faire. En tant que « coordinateur de l’ensemble de son produit75 », le praticien de la typographie opaque est autonome et indépendant, ce qui correspond à l’idéologie de l’artisanat.

3.2 Plaisir du tangible

Si le praticien prend en charge toutes les étapes jusqu’à la fabrication de l’objet, il est non seulement dans un rapport direct au faire, mais également dans un rapport physique. Cet argument prend sa source dans le propos suivant de Clément Cases, lorsqu’il relate son projet d’expérimentation des contraintes des presses typographiques :

« Parce que du coup ça reste une presse donc tout est très physique […] Un espace, c’est un truc en plomb en fait. Et tout est physique, donc ta composition est physique et donc tu as vraiment un rapport au vrai, au solide76. »

Ce « rapport au vrai, au solide » nous invite à préciser que l’« expérience ancrée dans les matériaux77 » du praticien est tout à fait tangible et concrète. Anni Albers prône cette tangibilité de l’expérience, en prescrivant de « quitter le ciel nébuleux dans lequel nous vivons pour redescendre sur terre et faire l’expérience de la chose la plus réelle qui soit, le matériau78. » Cette expérience « la plus réelle qui soit » du praticien est à la fois physique et tangible, mais surtout sensible79. Cette approche sensible de la matérialité repose surtout sur le rapport direct au matériau du praticien, qu’il appréhende alors par ses propres sens. Ce constat soutient notre postulat de départ : la typographie opaque ne concerne pas uniquement la qualité de l’expérience sensible du récepteur, mais surtout celle du praticien lui-même. Les rapports sensibles qu’entretiennent les praticiens de la typographie opaque avec la lettre et le texte (c’est-à-dire leurs matériaux) renforce d’après nous le lien de cette pratique avec l’artisanat.

Plus encore, le lien avec la pratique artisanale repose sur la notion de plaisir. Ce point a été frontalement abordé au cours de notre entretien avec Clément Cases. En effet, il explique que pour son projet d’expérimentations des contraintes des presses typographiques « le but c’était de tester des choses pour me faire plaisir, et donc il y a un côté vraiment hyper égocentrique vraiment, c’est que moi pour me faire plaisir, personnellement quoi80. » Nous avançons alors que la pratique de la typographie opaque est source de plusieurs types de plaisir. D’une part, l’indépendance vis-à-vis des finalités utilitaires dans l’expérimentation apparaît comme un contexte privilégié, en faveur de la qualité de l’expérience sensible du praticien. À ce titre, Pierre di Sciullo consent « qu’il y a des expérimentations qui sont basées sur le pur plaisir des formes81. » Ce premier type de plaisir est alors d’ordre esthétique. Si l’expérimentation naît d’abord d’« une envie personnelle, […] de l’envie de chercher, de tester des choses82 », il résulte de cette expérience sensible un plaisir personnel éprouvé par le praticien.

D’autre part, nous repérons un second type de plaisir issu de la pratique du praticien : le plaisir de faire et d’apprendre par soi-même. Le plaisir pris à expérimenter serait alors relatif au plaisir intellectuel lié au bénéfice heuristique de l’expérimentation. De plus, nous avons vu que faire soi-même permet non seulement de trouver de nouvelles formes mais surtout d’interroger les manières de faire. Si apprendre par soi-même par l’expérimentation directe au contact du matériau permet une acquisition personnelle de savoir-faire, nous estimons qu’il s’agit là d’une source de plaisir pour le praticien.

Ici se situe un renversement dans le rapport au faire. En effet, il convient de rappeler que l’artisan était d’abord déconsidéré. André Leroi-Gourhan remémore la condition dépréciée de l’artisan :

« Sa fonction est, parmi les fonctions fondamentales, celle qui prête le moins aux valorisations honorifiques. À travers toute l’histoire et dans tous les peuples, alors même que son action s’intègre étroitement dans le système religieux, il figure en retrait. Par rapport à la “sainteté” du prêtre, à l’“héroïsme” du guerrier, au “courage” du chasseur, au “prestige” de l’orateur, à la “noblesse” des tâches rurales mêmes, son action est simplement “habile83”. »

Son propos met en évidence que l’habileté manuelle et technique n’est pas valorisante pour le praticien, en raison d’une hiérarchie entre les activités intellectuelles et les activités techniques84. Mais il apparaît que se détacher ce que l’on sait (c’est-à-dire s’abstraire d’activités intellectuelles) pour faire l’expérience par soi-même et revenir à la « simple » habileté technique soit désormais source d’un plaisir de faire.

Le plaisir tiré de la pratique artisanale est défendu avec ferveur par William Morris :

« Le plaisir qui devrait aller de pair avec la fabrication de chaque objet artisanal s’enracine dans l’intérêt que chaque homme sain montre pour une vie saine, et il se compose principalement, me semble-t-il, de trois éléments : la diversité, l’espoir qui accompagne la création et l’amour-propre qui provient d’un sentiment d’utilité, auxquels il convient d’ajouter ce mystérieux plaisir corporel qui va de pair avec l’exercice habile des facultés physiques85. »

Les quatre critères d’un plaisir tiré du travail artisanal qu’il avance recoupent – et, par-là même, appuient – les éléments que nous avons-nous même avancés. Tout d’abord, la « diversité » correspond au plaisir de la découverte, contrairement à l’application de quelque chose déjà éprouvé86. Le critère de l’espoir concerne plutôt le plaisir de faire par soi-même : la forme ne peut advenir sans la fabrication concrète par le praticien87. Quant à l’amour-propre, il semble lié à l’abstraction des finalités utilitaires : William Morris avance que la pratique est effectuée parce qu’elle est « vraiment positive en soi88 ». Enfin, le « mystérieux plaisir corporel » revient au plaisir tiré de l’expérience physique et sensible du praticien89.

Ces liaisons relatives au plaisir que tire le praticien de sa pratique nous invitent à confirmer que la pratique de la typographie opaque relève bien d’une pratique artisanale. Dans ce contexte, le plaisir du praticien de la typographie opaque est lié à une double abstraction : l’abstraction des finalités utilitaires lui permet de se centrer uniquement sur sa propre expérience sensible – première source de plaisir. De plus, l’abstraction de connaissances préalables en faveur d’un faire par soi-même permet au praticien de tirer un bénéfice heuristique de son expérimentation, alors source de plaisir intellectuel. Cette expérience sensible et tangible apporte alors au praticien un plaisir de plusieurs ordres : le plaisir esthétique de l’expérience sensible, le plaisir du faire – et, par là-même, d’acquérir un savoir-faire – et enfin le plaisir heuristique lié à la satisfaction de la découverte.

Au terme de ce moment, nous pouvons tirer plusieurs conclusions. Pour étudier la typographie opaque, nous avons déplacé le rapport à la matérialité du récepteur vers le rapport qu’entretient le praticien avec cette matérialité. L’étude de sa pratique recoupe en plusieurs points la définition de l’artisanat. D’une part, le texte et la lettre constituent un matériau typographique, considéré pour lui-même. D’autre part, le rapport au faire relève d'une coopération entre la forme et le matériau, et l’abstraction des finalités utilitaires favorise l’expérimentation directe avec ce matériau. Puisque la forme n’advient que du matériau, elle ne peut être prédéterminée en amont. En outre, la mise en place d’un protocole nous sert à justifier le but heuristique de l’expérimentation. Le praticien est engagé dans un rapport direct au faire et à la fabrication, et la pratique constitue alors une expérience tangible et sensible. Ces points s’accordent tous avec la définition de l’artisanat que livre Anni Albers dans En tissant, en créant90. Mais en avançant que cette expérience sensible du praticien est source de plaisir, ne rejoignons-nous pas une idéologie de l’artisanat ?

4. Idéologie de l’artisanat

Si nous avons vu que la pratique de la typographie opaque semble correspondre à la pratique artisanale, nous nous devons de préciser qu’elle correspond à la définition qu’en livre Anni Albers. Ce point de vue n’est-il pas restrictif ? Si l’on poursuit dans la voie des idéologies plus générales de l’artisanat, ces pratiques concordent-elles toujours ? Cette seconde méthode nous permet à la fois d’élargir le point de vue d’Anni Albers, et de prendre en compte des facteurs supplémentaires.

4.1 Une vision fantasmée ?

L’idéologie de l’artisanat est en fait la première raison qui nous a amenée à entrevoir un lien entre la pratique de la typographie opaque et la pratique artisanale. En effet, nous avons été interpelée par l’expression « artisans de la lettre91 », utilisée par Antón Moglia pour présenter son podcast Lettres Mobiles. Voici comment il justifie l’emploi de ces termes :

« Je ne sais pas, je trouvais ça encore charmant d’utiliser le terme “artisan”. Et je pense que, bien que ça ne corresponde pas à la définition originelle de l’artisanat, c’est une conception un peu plus ouverte […]. Et c’est plutôt au sens métaphorique que j’utilise le mot “artisan” plutôt qu’au sens de technique de l’artisanat ou du milieu de l’artisanat, en tant que tel92. »

Le fait qu’il précise qu’il s’agit du « sens métaphorique » nous permet de comprendre que ce sont bien les idéologies véhiculées par l’artisanat qui ont guidé ce choix. De plus, le terme « charmant » trahit d’après nous un attrait pour l’artisanat. Ainsi, l’idéologie véhiculée par l’artisanat semble suggérer que cette pratique est souhaitable, désirable, ce qui nous mène à nous demander : en quoi la pratique artisanale apparaît-elle comme une valeur ajoutée ?

Conjointement, cette valeur n’est-elle pas attribuée en raison d’une vision fantasmée de l’artisanat ? C’est ce que semble dénoncer en partie Anni Albers : « une telle entreprise n’est bien souvent qu’une tentative romantique de faire revivre un temps perdu, l’effet d’une posture plutôt que d’une véritable démarche93. » Ce propos met en évidence une nostalgie vis-à-vis de l’artisanat, qui constitue le premier point de l’idéologie qu’il véhicule. De plus, Anni Albers note « une forme de surestimation romantique du travail manuel par rapport au travail mécanisé94 ». Elle semble considérer que la valeur ajoutée de l’artisanat, sans être totalement injustifiée, est du moins « surestimée ».

4.2 Ajout de valeur

L’idée d’une valeur ajoutée est saillante dans la réflexion de Clément Cases, qui convoque la notion de sublimation. S’il avance la possibilité de sublimer un matériau par la technique artisanale, son propos consiste surtout à soutenir l’idée de « sublimer le graphisme95 » par l’impression, c’est-à-dire d’ajouter une valeur à un objet graphique par une technique de fabrication artisanale. En affirmant que l’impression artisanale apporte une valeur ajoutée, Clément Cases suggère que le statut des objets graphiques est modifié. D’une part, ils deviendraient des objets de collection : la valeur ajoutée serait donc d’ordre affective. Nous verrons dans la partie 5.2 que cette valeur est liée à un rapport établi entre la quantité et la qualité. D’autre part, c’est une valeur marchande qui serait ajoutée, puisqu’il avance que ces objets deviendraient des objets de désir, relevant presque du luxe.

La question du luxe présuppose que la valeur ajoutée serait une valeur d’échange. Cependant, il s’agit là de l’écueil contre lequel nous met en garde Anni Albers dans le cas du textile :

« Le tissage manuel peut emprunter ces deux directions. Pour devenir de l’art, il a besoin avant tout de se développer de manière qualitative dans toutes ses dimensions ; pour devenir utilitaire, il a besoin aujourd’hui de l’aide des machines si l’on ne veut pas qu’il demeure un simple produit de luxe96. »

La notion centrale à laquelle mène la valeur d’échange est celle de produit. De quelle nature sont les produits de l’artisanat ? Si l’on revient à l’hypothèse qui conduit cette réflexion, dans quelle mesure la typographie opaque est-elle un produit ? Cette question amènerait à étudier le rapport de ces objets au marché : dans quel espace marchand s’insèrent-ils ? quelle est la clientèle ? En ce point, nous ne possédons pas les données nécessaires pour nous engager dans cette voie.

Ne serait-ce pas d’ailleurs en partie contradictoire ? En effet, nous avons vu que l’intérêt des praticiens de la typographie opaque se situe plutôt sur le processus que sur l’objet qui en résulte. Dans ce contexte, pourquoi considérer l’objet comme un produit, alors même que c’est sur le processus de sa réalisation que se porte notre intérêt ? Nous avançons qu’il s’agit là de la raison pour laquelle Anni Albers suggère une forme de désintérêt de l’artisanat pour les questions économiques, ou du moins un rapport critique : « Étant donné que la production dans son ensemble est généralement gouvernée par l’intérêt économique, le désintéressement de l’artisan ou de l’artiste peut nous aider à porter un regard critique sur les conséquences qui en découlent97. » Ce « désintéressement de l’artisan » est d’après nous lié à l’abstraction des finalités utilitaires dans le moment de l’expérimentation : ne pas prendre en considérations les finalités utilitaires implique de ne pas considérer – du moins pas dans le temps du faire – l’objet comme un produit, et donc de se détacher de la question de sa valeur d’échange.

5. Mode de production

Dès lors, nous laissons de côté la question de la valeur d’échange afin de revenir plutôt à la pratique, et plus précisément au mode de production des objets. Ce point est au cœur de l’idéologie de l’artisanat.

5.1 Nostalgie

Nous l’avons vu avec Anni Albers, l’artisanat apparaît comme une « tentative romantique de faire revivre un temps perdu98 », qui n’est pas sans faire écho à l’idée de nostalgie. L’idéologie de l’artisanat se définit alors par rapport à celle de l’industrie. Anni Albers rétablit d’abord le lien de parenté entre l’artisanat et l’industrie99. Ce rappel est également effectué par Antón Moglia au cours de notre entretien :

« Les artisans, c’est ce qui arrive avant l’industrialisation. Enfin… tout le monde est artisan avant l’industrialisation. […] Et donc je pense que […] de s’appeler “artisan”, c’est presque s’opposer du coup au monde capitaliste de l'industrie, etc100. »

Nous admettons que le passage de l’artisanat à l’industrie constitue un changement de contexte et de mode de production des objets, et ce en plusieurs points que synthétise Pierre-Damien Huyghe101 : la question des outils, l’organisation du travail et le système économique.

Si le changement opéré par le passage de l’artisanat à l’industrie dans le mode de production des objets est admis, notre intérêt se porte surtout sur la volonté de retourner à la pratique artisanale, le « temps perdu102 » selon les termes d’Anni Albers. Pierre-Damien Huyghe explique que cette nostalgie ne peut se faire qu’une fois que le passage de l’artisanat à l’industrie a été effectué :

« La figure de l’artisan, au demeurant jamais tout à fait positive dans l’histoire […], n’est vraiment devenue exemplaire et glorieuse qu’une fois ses capacités productives inondées par la force économique de la mécanisation. Effet de nostalgie en somme, explicable par les douleurs générées à l’occasion du changement de monde qui nous concerne encore aujourd’hui103. »

En effet Antón Moglia, dans le propos précédemment cité, assimile le retour à l’artisanat à une réaction contre l’industrialisation. Dans cette perspective, l’artisanat s’apparente surtout à une réaction critique vis-à-vis des systèmes de production de masse.

Le retour à l’artisanat en tant que réaction à la production industrielle concernerait alors à la fois les manières de travailler (les méthodes et savoir-faire), mais surtout le rapport à la production. Nous avons vu que le rapport artisanal est direct puisque le praticien prend en charge toutes les étapes, de la conception à la fabrication. Mais ce rapport direct concerne également la proximité du praticien avec le récepteur de l’objet. Anni Albers met en évidence le lien entre l’artisan et son « public » : « Sa production répondait d’abord à la demande de sa propre communauté, un public qu’il connaissait par contact direct et dont les réactions l’orientaient : approbation, suggestions, désapprobation. L’échelle de sa production lui permettait d’effectuer des changements et, en cas d’échec, de maîtriser les risques financiers104. » Le critère de la proximité a été avancé comme un élément de définition de l’artisanat au cours de notre discussion avec Antón Moglia : « Pour moi les artisans c’est un peu ça qu’ils ont, c’est un travail de proximité avec la localité où ils sont105 ». Mais ce lien de proximité n'est-il pas conditionné par une échelle de production restreinte ?

5.2 Rapport entre quantité et qualité

L’échelle de production restreinte définit également l’idéologie de l’artisanat. Plus encore, cette idéologie repose sur un lien de cause à effet entre la quantité et la qualité. Anni Albers semble opposer d’une part un rapport qualitatif aux objets – dans la pratique artisanale – et d’autre part la vitesse et les quantités de productions industrielles :

« L’artisanat ? Il est en sommeil depuis longtemps. L’industrie l’a submergé. Nous avons besoin de trop de choses trop rapidement pour que le travail manuel puisse suivre le rythme. L’artisanat a reculé, telle une minorité vaincue. Nous ne dépendons plus de ses produits, mais nous avons à nouveau besoin de son contact avec le matériau et de son lent processus de création106. »

Ici, deux éléments semblent intrinsèquement liés : l’échelle et la vitesse107. L’industrie est explicitement associée à une production de masse et rapide. Dès lors, les rapports à l’échelle et la temporalité de l’artisanat et de l’industrie apparaissent comme opposés, voire même contradictoires : « aujourd’hui nous réfléchissons généralement d’abord en termes de quantité, de vitesse, et seulement ensuite en termes de qualité108. » Nous retrouvons ici le troisième élément : celui de la qualité. L’idéologie de l’artisanat lie une échelle de production restreinte à la lenteur et à la qualité109.

Ainsi, l’ajout de valeur semble reposer sur le lien de cause à effet entre la quantité et la qualité. Mais pour quelle raison ce rapport est-il établi ? S’il n’est pas ouvertement explicité, un critère est avancé dans le propos précédent d’Anni Albers : celui du travail manuel. C’est également ce que déclare Clément Cases quant à l’ajout de valeur par l’impression artisanale : c’est parce qu’elle nécessite « de véritables savoirs faire manuels110 » qu’elle pourrait contribuer à augmenter la valeur d’un objet.

6. De la main au soin

Le lien de cause à effet entre la quantité et la qualité paraît reposer sur l’intervention de la main au cours du processus de fabrication. Dès lors, nous nous interrogeons : la valeur ajoutée de l’artisanat réside-t-elle dans l’intervention de la main ? Pour répondre à cette question, nous devons d’abord en résoudre une autre : Le travail manuel fait-il partie intégrante de la définition de l’artisanat ?

6.1 Travail manuel ?

Selon les définitions usuelles, il semblerait que ce soit le cas. Renvoyant plutôt à la définition de l’artisan111, nous pouvons trouver :

« 1. Personne qui fait un travail manuel, qui exerce une technique traditionnelle à son propre compte, aidée souvent de sa famille et d’apprentis (ex. serrurier, plombier). Artisan d’art

2. (figuré) Auteur, cause d’une chose. Elle a été l’artisan (l’artisane de sa fortune112). »

Ou encore :

« A- Personne exerçant, pour son propre compte, un art mécanique ou un métier qui exige une certaine qualification professionnelle. Artisan serrurier, maître artisan ferronnier, artisan relieur, forgeron, tailleur, coiffeur, boutiquier.

[Rare] Personne exerçant un métier manuel pour le compte d’autrui.

B- (figuré)

1. Celui qui réalise une chose (souvent avec une idée de patience, de minutie, de dextérité) ; d’auteur d’une chose.

[Rare] Celui qui provoque quelque chose, qui est la cause de quelque chose.

2. Celui qui sait manier les mots, les idées, qui en possède les techniques, qui sait les agencer, les rapprocher habilement, les ordonner avec minutie. Artisan de la parole, artisan des mots, artisan du verbe, artisan d’idées113. »

Si l’idéologie de l’artisanat repose en partie sur la présence de la main et le travail manuel, c’est en raison de l’échelle de production : lorsqu’il y a « beaucoup de façonnage à la main, […] nous ne pouvons pas nous permettre de faire de grandes quantités114. » Puisque le « façonnage à la main » n’est pas compatible avec de grandes quantités, il est par opposition associé à une échelle de production qui se rapproche plutôt de l’artisanat. Mais nous suggérons que la main n’est pas tant incompatible avec les grandes quantités, qu’avec la standardisation.

Une production non-standardisée a également été avancée par Clara Carpentier comme critère de définition de l’artisanat : « pour moi l’artisanat se serait produire des choses non standardisées, non géométriques, donc plutôt calquées sur le geste et la main115. » Les mouvements et gestes de la main étant chaque fois différents, ils ne peuvent donc pas être reproduits strictement à l’identique. Cette irrégularité inhérente à la main conduit à la notion d’imperfection, entendue non pas dans un sens péjoratif mais comme une richesse plastique116. L’imperfection qualitative apparaît alors comme inhérente au travail manuel, d’où le fait que la main tienne une place importante dans l’idéologie de l’artisanat. N’est-ce pas dans cette richesse plastique que résiderait l’ajout de valeur ? Avec Antón Moglia, nous avons émis un constat qui appuierait cette hypothèse : le fait que certains praticiens imitent l’imperfection de manière artificielle, afin de faire référence esthétiquement à la présence de la main117. Nous décelons dans cette inclination à reprendre les stigmates esthétiques du fait main l’indice de la valeur ajoutée d’une pratique manuelle.

Dès lors, il semblerait que le travail manuel fasse bien partie intégrante de la définition de l’artisanat. Cette conclusion appuierait l’hypothèse du plaisir que tire le praticien de sa propre expérience sensible. De plus, Anni Albers situe le rapport direct au matériau de l’artisan dans l’intermédiaire de la main : « puisqu’il est celui qui fabrique une chose du début à la fin et qui la tient effectivement entre ses mains, il a une assez grande proximité avec le matériau et les façons de le travailler118. » Enfin, les praticiens de la typographie opaque semblent faire de la pratique manuelle un critère pour définir l’artisanat. Cependant, nous sommes ici confrontée à une résistance : si les praticiens de la typographie opaque avancent le critère du travail manuel, c’est surtout pour en déduire que leur pratique n’est pas artisanale. Ce critère réfute-t-il intégralement les points de correspondance que nous avons jusqu’ici confirmés ?

6.2 Tactilité

Le travail manuel a été avancé par les praticiens de la typographie opaque comme critère de définition de l’artisanat en raison d’une opposition implicite entre le travail manuel et le travail numérique. C’est ce qu’énonce clairement Clara Carpentier au cours de notre entretien : « l’artisanat ne passe pas par les outils numériques déjà119 ». Néanmoins, nous considérons qu’il s’agit moins d’intervention de la main que de médiation. En effet, la pratique numérique implique la médiation de l’écran. Nous supposons que cet écran, en tant qu’intermédiaire, éloigne le praticien du matériau typographique : son rapport au matériau serait moins direct, et en ce sens moins tangible et sensible. Mais si l’on suit le propos d’Anni Albers, le rapport qu’entretient l’artisan avec le matériau, bien qu’il soit direct, n’exclut pas la médiation de l’outil : « Non seulement les matériaux eux-mêmes, que nous apprenons à connaître par la pratique artisanale, sont nos professeurs, mais les outils, et aussi les outils plus mécanisés, nos machines, sont également nos guides120. » Bien qu’intégrer les outils numériques soit ici anachronique, nous en déduisons que la médiation de l’écran implique simplement une expérience sensible de différente nature, mais toute aussi directe.

Dès lors, que conclure ? Si la main tient une grande place dans l’idéologie de l’artisanat, cela nous paraît quelque peu restrictif. En effet, la main n’est liée qu’à la question de l’outil, alors que l’artisanat englobe un rapport plus large au mode de production des objets. C’est ce que nous entrevoyons dans le propos suivant de Pierre-Damien Huyghe :

« Fabrique, c’est, en anglais, factory, la facture désintriquée de cette dextérité manuelle dont les valeurs résonnent encore dans le mot manufacture. D’où cette définition possible du phénomène : l’industrie s’est manifestée historiquement comme l’élimination de ce qui pouvait s’impliquer de dextérité dans les capacités de production121. »

S'il situe justement l’industrie dans le passage de la manufacture à la fabrique, c’est la question de la dextérité qui est ici présentée comme déterminante.

Dès lors, nous nous référons aux notions de tactilité et de facture convoquées par Pierre-Damien Huyghe afin d’à la fois préciser le lien entre l’artisanat et la main, tout en résolvant la question de la valeur associée au travail manuel. Le philosophe se demande dans quelle mesure la tactilité – associée au travail manuel – peut se retrouver dans un objet industriel :

« Y a-t-il au contraire une expérience du tact où nous serions susceptibles de percevoir des objets industriels ? Par exemple comment pourrions-nous y re-sentir la présence du toucher le plus nu, le moins appareillé, celui que nous devons au contact des mains ? Ce toucher peut-il encore se présenter et s’imaginer dans les objets de la production mécanisée ? Y a-t-il un traitement tactile du mécanique122 ? »

Ces questionnements envisagent une possible autonomie de la tactilité vis-à-vis de la main. La tactilité reviendrait à la question du toucher c’est-à-dire du contact, plus large que le contact avec la main. Parallèlement Pierre-Damien Huyghe définit la facture comme le fait que la nature du processus de fabrication est visible dans l’objet fini123. Il se demande alors : dans quelle mesure la tactilité peut-elle être présente dans l’objet industriel, c’est-à-dire un objet qui n’est pas manufacturé ?

Pour y répondre, le philosophe s’appuie sur deux manières de concevoir le passage de l’idée à la forme, incarnées par une opposition entre László Moholy-Nagy et Wassily Kandinsky sur la nature du dessin. Moholy-Nagy considère le dessin au sens du disegno de Vasari, c’est-à-dire comme un moyen de « faire passer au visible un objet dont les lignes sont intellectuelles avant d’être sensibles124 ». De ce point de vue, l’objet préexiste dans le moment de la conception, avant même qu’il ne soit réalisé. Pierre-Damien Huyghe déduit de cette position un certain point de vue sur la facture :

« Un idéal de facture se dégage ici : on pense qu’un objet pourrait ne pas être marqué par le milieu du travail, on voudrait une facture sans gramme (elle ne s’écrirait pas dans l’objet, elle ne pèserait pas en lui). Dès lors la prégnance de l’ouvrage dans l’œuvre peut être réduite : la réalisation ne doit pas faire bruit. […] Un dessin gagnerait en qualité en gagnant en neutralité tactile125. »

Puisque l’objet préexiste avant sa réalisation, le processus de fabrication ne fait pas partie intégrante de cet objet. De ce point de vue, la tactilité ne doit pas se manifester dans l’objet. Mais cette perspective s’accorde avec l’interprétation de l’hylémorphisme selon laquelle la forme préexisterait et serait ensuite imposée à un matériau. Or, nous avons vu que le rapport au faire de la pratique artisanale – et de la pratique de la typographie opaque – s’oppose à ce mode de conception, en défendant que la forme n’advient que du travail du matériau et ne peut dès lors pas être anticipée.

C’est pour cette raison que le second point de vue, celui de Wassily Kandinsky, concorde davantage avec notre propos. Pierre-Damien Huyghe le rapporte en ces termes : « Dans ces conditions, l’œuvre ne sera pas à proprement parler une réalisation. Place est faite au travail même, à la formation plutôt qu’à la forme, à l’endurance plutôt qu’au projet. La facture devient une gestation126 ». Nous comprenons aisément que la fabrication de l’objet n’est donc pas la réalisation d’une forme prédéterminée, mais contribue pleinement à la formation de la forme. Dans cette perspective, le processus de fabrication fait alors partie intégrante de la forme, d’où l’intérêt que porte Kandinsky à la touche : « la touche dont parle Kandinsky relève d’une approche esthétique des appareils, c’est-à-dire les envisage dans le registre d’une sensibilité, leur définit un degré de tactilité, etc127. » C’est selon cette conception qu’il est possible d’envisager la notion de tactilité en-dehors du travail manuel : il s’agirait alors de la présence dans l’objet, par une trace, de l’action du processus de fabrication dans la formation de la forme. Nous comprenons alors qu’à ces deux voies correspondent deux manières de considérer l’appareil : ou bien comme l’agent d’une transmission neutre128, ou bien comme partie prenante du processus de formation129.

Enfin, Pierre-Damien Huyghe en vient à la question de la valeur. Dans le premier cas « le produit est fini d’avance. Sa valeur ne doit pas à la fabrication130. » Mais selon la seconde voie – qui, rappelons-le, nous intéresse particulièrement en ce qu’elle rejoint le rapport au faire de la pratique artisanale et de la typographie opaque – l’objet n’existe pas en-dehors de sa fabrication : la valeur ne réside donc pas dans l’objet lui-même, mais bien dans le processus qui le fait advenir. Pour appuyer ce propos, Pierre-Damien Huyghe se réfère à Paul Klee131 :

« Klee décrit la poussée de l’arbre qui gagne en complexité aussi longtemps qu’il vit : il se ramifie, il devient de moins en moins simple. L’œuvre devrait aller ainsi. Chaque geste nouveau, au lieu de s’adapter au précédent, en décèlerait l’aspect indéterminé et insuffisant. L’œuvre s’enrichirait au fur et à mesure de sa facture132. »

Bien qu’il s’agisse ici d’une œuvre, nous comprenons que ce rapport au faire et celui de la pratique artisanale et de la typographie opaque sont similaires : la forme advient au cours même de son processus de réalisation. Mais plus encore, l’apport de cette référence à Paul Klee réside dans l’idée d’enrichissement : n’est-elle pas reliée à la valeur ajoutée ? Nous avançons alors que la valeur ajoutée que constitue l’artisanat ne serait pas une valeur marchande – cette valeur étant accordée à l’objet – mais une valeur accordée au processus. Si la fluidité d’un processus où la forme advient en faisant relève pour Paul Klee d’un enrichissement de la forme, nous postulons qu’elle fonde également la valeur ajoutée de l’artisanat.

6.3 Soin et minutie

D’après ce développement, le rapport entre qualité et quantité ne repose plus sur la question de la main mais plutôt sur la tactilité et la facture d’un objet. En d’autres termes, nous confirmons tout de même le lien entre l’artisanat et la pratique de la typographie opaque en estimant que l’outil n’est pas aussi déterminant que le rapport à l’objet. C’est d’ailleurs le point de définition de l’artisanat qu’avance Richard Sennett, lorsqu’il assure qu’une technicienne de laboratoire et un chef d’orchestre peuvent être des artisans, tout autant qu’un charpentier : « [ils] sont tous les trois artisans parce que tous sont attachés à l’excellence du travail en soi. Ils exercent une activité pratique, mais leur travail n’est pas simplement un moyen en vue d’une fin133. » Il n’est donc pas tant question d’outil, que de rapport à la pratique.

Dès lors, quel rapport à la pratique se cache derrière le travail manuel, élément central dans la construction de l’idéologie de l’artisanat ? Il s’agit de l’idée de minutie. Si nous rappelons les définitions usuelles de l’artisanat, nous ne pouvons que remarquer cette idée sous-jacente :

« A- Personne exerçant, pour son propre compte, un art mécanique ou un métier qui exige une certaine qualification professionnelle. Artisan serrurier, maître artisan ferronnier, artisan relieur, forgeron, tailleur, coiffeur, boutiquier.

[Rare] Personne exerçant un métier manuel pour le compte d’autrui.

B- (figuré)

1. Celui qui réalise une chose (souvent avec une idée de patience, de minutie, de dextérité) ; d’auteur d’une chose.

[Rare] Celui qui provoque quelque chose, qui est la cause de quelque chose.

2. Celui qui sait manier les mots, les idées, qui en possède les techniques, qui sait les agencer, les rapprocher habilement, les ordonner avec minutie. Artisan de la parole, artisan des mots, artisan du verbe, artisan d’idées134. »

La minutie est elle-même définie comme l’« application attentive, [le] soin donné aux moindres détails135 ». Dès lors, nous en déduisons que la valeur ajoutée de la pratique artisanale réside dans le rapport du praticien à son objet : un rapport de soin. Pierre-Damien Huyghe définit d’ailleurs la mécanisation comme le passage du soin à la productivité, et suggère que l’industrialisation est incompatible avec l’idée de soin : « Ce processus [l’industrialisation] échappe à une façon possible, même à grande échelle, d’être soigneux. L’adjectif “industriel” (et non plus “industrieux”) le qualifie strictement136. » Notons que son propos prend place dans un commentaire de La mécanisation au pouvoir137 de Siegfried Giedion, et concerne donc le soin apporté à un animal138. Mais la notion de soin ne peut-elle pas également concerner la fabrication des objets ?

Considérer ce déplacement nous invite à lier le soin accordé à la fabrication d’un objet et le plaisir du praticien. En ce sens, le praticien engagé dans une pratique artisanale – qui, nous l’avons vu en partie 3.2, est source de plaisir – n’est-il pas plus enclin à considérer cet objet avec soin ? Plus encore, le soin accordé à l’objet n’est-il pas proportionnel au plaisir que le praticien tire de sa pratique ? Dans cette perspective, la valeur ajoutée que constitue la pratique artisanale résiderait dans la valeur que le praticien accorde lui-même, non seulement à son travail, mais surtout à sa pratique. Parce que la pratique du praticien serait source de plaisir, il entretiendrait donc un rapport qualitatif avec son objet, dont résulterait une valeur ajoutée.

Conclusion

Il convient désormais de synthétiser les conclusions quant à notre hypothèse : l’opacité typographique relève-t-elle d’une pratique artisanale ? Au terme de ce moment, nous sommes en mesure de valider cette hypothèse. D’une part, plusieurs points de définition de la pratique de la typographie opaque – que nous avons pu établir grâce à nos entretiens avec les praticiens – concordent avec la pratique artisanale. La lettre et le texte sont considérés comme un véritable matériau typographique, pour ses potentialités plastiques et non en tant que moyen de parvenir à une fin utilitaire. De plus, les praticiens de la typographie opaque ont une pratique expérimentale : la forme n’advient qu’en faisant et n’est en aucun cas prédéterminée en amont. L’expérimentation constitue d’ailleurs un bénéfice heuristique, grâce à sa posture interrogative inhérente. Enfin, les praticiens entretiennent un rapport direct avec ce matériau, garant d’une expérience tangible et sensible. Le fait que cette expérience soit source de plaisir confirme également le lien avec la pratique artisanale.

D’autre part, la confrontation de la pratique de la typographie opaque à l’idéologie de l’artisanat nous mène également à valider notre hypothèse. Au premier abord, des éléments de cette idéologie ont été avancés par les praticiens de la typographie opaque pour mieux réfuter leur lien avec la pratique artisanale. Mais la question de la valeur nous a menée à valider tout de même notre hypothèse. En déplaçant la question de l’outil – la main – vers le rapport du praticien à l’objet, les pratiques de la typographie opaque et de l’artisanat se rejoignent dans la notion de tactilité. C’est alors dans le soin qu’accorde le praticien à la fois à son objet, mais également à sa pratique – qui est source de plaisir – que résiderait la valeur ajoutée de la pratique artisanale.

Bibliographie

Albers, Anni, En tissant, en créant, Paris, Flammarion, 2021.

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  1. Warde, Beatrice, « The Crystal Goblet, or Why Printing Should Be Invisible », The Crystal Goblet. Sixteen essays on Typography, London, The Sylvan Press, 1954, p. 11-17. 

  2. La fabrique de Fanette Mellier : entretiens avec Alexandre Dimos, Francine Foulquier et Victor Guégan, Paris, B42, 2021, p. 36. 

  3. Ibidem

  4. « Je suis attachée à la dimension abstraite car elle permet de regarder la matérialité de manière aigüe. À titre d’exemple, un aplat de couleur sur une forme abstraite et banale va permettre d’apprécier les aspérités de la matière, de plonger dans la couleur. C’est une dimension importante pour moi car ces formes simples constituent une passerelle vers une appréciation de la matérialité et de la couleur pure. » Ibidem, p. 57. 

  5. Moussinet, Margaux, « Les collages de David Carson : design du peu, ou peu de design ? », dans Fétro, Sophie (dir.), Les Arts de faire – Acte 2 : Design du peu et pratiques ordinaires, Revue Design, Arts, Médias, 12.2021, [en ligne], disponible sur https://journal.dampress.org/issues/design-du-peu-pratiques-ordinaires/les-collages-de-david-carson-design-du-peu-ou-peu-de-design, consulté le 08.09.223. 

  6. Pareyson, Luigi, Esthétique, théorie de la formativité, [1988], traduit de l’italien par Gilles Tiberghien, Paris, Éditions rue d’Ulm, 2007. 

  7. Ingold, Tim, Faire : anthropologie, archéologie, art et architecture, traduit de l’anglais par Hervé Gosselin et Hicham-Stéphane Afeissa, Bellevaux, Éditions Dehors, 2017. 

  8. DAM, Collectif, « 3. Les grands combats », Design in Translation, [en ligne], disponible sur https://dit.dampress.org/readers/materialite/les-grands-combats, consulté le 28.08.2023. 

  9. Bad Printing est un projet d’expérimentation des contraintes techniques des presses typographiques. Voir l’intervention de Clément Cases à l’occasion de la 11^ème^ édition des Puces Typo, 2021, [en ligne], disponible sur https://pucestypo.campusfonderiedelimage.org/#clement-cases, consulté le 24.05.2023. 

  10. Atelier d’impression. Voir https://www.atelierbulk.com/, consulté le 18.09.2023. 

  11. Entretien avec Clément Cases, visioconférence, le 29.03.2023. 

  12. Designer graphique et dessinatrice de caractères, dont le mémoire de DSAA mention design typographique porte sur la spatialisation du texte qui met en lumière les propriétés visuelles de l’écriture typographique. Voir Vantorre, Morgane, Espace typographique, terrain de jeu, mémoire de Diplôme Supérieur d’Arts Appliqués, mention design typographique, Paris, Ecole Estienne, 2021. 

  13. Typographe et designer graphique, qui part « à la rencontre des artisans de la lettre » à l’occasion de son podcast Lettres Mobiles. Voir le site du podcast Lettres Mobiles, [en ligne], disponible sur https://www.maous.fr/podcast/, consulté le 02.05.2023. 

  14. Graphiste, artiste et pédagogue qui explore notamment les relations entre écritures arabe et française à travers des expérimentations typographiques menées à l’occasion d’ateliers participatifs. Voir la présentation de ce projet intitulé Kitaba, à l’occasion de « Nourrir le design graphique : transmission féministes et décoloniales », conférence organisée par Élise Goutagny de l’association Design en Recherche, visioconférence, le 10.05.2021, [en ligne], disponible sur https://designenrecherche.org/actions/nourrir-le-design-graphique-transmission-feministes-et-decoloniales/, consulté le 03.05.2023. 

  15. Designer graphique et dessinateur de caractères dont le travail porte sur la matérialité de l’objet imprimé. Il est également spécialiste de l’impression, comme en témoigne son projet d’expérimentation des contraintes des presses typographiques Bad Printing. Voir Cases, Clément, La revalorisation du graphisme par l'objet imprimé, mémoire de master design, parcours design graphique, communication et édition, Toulouse, Université Toulouse-Jean Jaurès, 2019, [en ligne], disponible sur https://dante.univ-tlse2.fr/s/fr/item/7916, consulté le 25.05.2023.
    Voir la présentation de son projet Bad Printing à l’occasion de la 11e édition des Puces Typo organisée par le Campus Fonderie de l’image en 2021, [en ligne], disponible sur https://pucestypo.campusfonderiedelimage.org/#clement-cases, consulté le 24.05.2023. 

  16. Designer graphique, artiste, poète et dessinateur de caractères, qui prépare une thèse de doctorat sur la mise en tension de l’écriture poétique et de la typographie par l’application de systèmes. 

  17. Designer graphique et typographique et dessinateur de caractères, dont le travail porte sur la lisibilité et l’automatisation des systèmes d’écriture par les technologies numériques. Il prépare une thèse de doctorat sur la notion de présence dans les signes graphiques numériques. 

  18. Graphiste et dessinateur de caractères qui explore notamment les liens entre le signe graphique et sa valeur phonétique, ainsi que les situations de lecture. 

  19. Illustratrice et artiste qui déploie ses lettrages à l’échelle de fresques. 

  20. Designer graphique et dessinatrice de caractères dont la pratique s’ancre dans la calligraphie. Son mémoire de DSAA porte sur les relations entre écriture calligraphique et graffiti.
    Voir Carpentier, Clara, Écrire contre : graffitis et contestation graphique, mémoire de Diplôme Supérieur d’Arts Appliqués, mention design typographique, Paris, Ecole Estienne, 2021.
    Voir également la présentation de son projet Learning from the Bronx à l’occasion de la 9^ème^ édition du colloque Fonts & Faces, intitulée « I draw the line. Le geste manuscrit d’écriture », au Campus Fonderie de l’image, le 09.11.2022. 

  21. Albers, Anni, En tissant, en créant, Paris, Flammarion, 2021. 

  22. Entretien avec Charlotte Attal, appel téléphonique, le 24.03.2023. 

  23. Entretien avec Rémi Forte, visioconférence, le 30.03.2023. 

  24. DAM, Collectif, « 3. Les grands combats », art. cit. 

  25. Anni Albers rappelle qu’il s’agit là d’une pratique de la conception répandue en design : « Le design est souvent considéré comme la forme imposée par le designer au matériau. Mais si nous, les designers, coopérons avec le matériau, le traitons pour ainsi dire démocratiquement, nous trouverons à ce problème de la forme une solution moins subjective, une solution qui sera plus inclusive et plus permanente. »

    Albers, Anni, « Pour un design anonyme et intemporel », [1947], En tissant, en créant, op. cit., p. 40-41. 

  26. DAM, Collectif, « 5. Conclusion », Design in Translation, [en ligne], disponible sur https://dit.dampress.org/readers/materialite/conclusion, consulté le 28.08.2023. 

  27. DAM, Collectif, « 3. Les grands combats », art. cit

  28. Entretien avec Rémi Forte, visioconférence, le 30.03.2023. 

  29. Mis à part peut-être pour des yeux aguerris tels que ceux des typographes : « Qu’en est-il des autres lecteurs ? Quand s’arrêtent-ils de regarder ? Quand commencent-ils à lire ? À un certain moment, l’observation consciente cède le pas à une interaction entre le texte et le cerveau. […] Nous voyons un texte, nous le regardons, nous commençons à le lire et le texte visible se dissout alors que compréhension et sens jaillissent. De temps en temps, nous nous remettons à regarder le texte, nous le voyons, et le contenu est de nouveau renvoyé à l’arrière-plan. Il semblerait que lire et regarder en même temps est impossible ». Unger, Gerard, Pendant la lecture, [1995], traduit du néerlandais par André Verkaeren, Paris, B42, 2015, p. 143. 

  30. Notons qu’Anni Albers effectue également cette distinction : « Toute intention artistique nécessite de faire la distinction entre le médium qui est mis au service d’un but extérieur et le médium qui est sa propre fin ». Albers, Anni, « L’art : une constante », [1939], En tissant, en créant, op. cit., p. 110-111. 

  31. Que nous proposons de traduire par « Le poids de l’encre ». 

  32. Texte original : « Little Known Facts ». Vienne, Véronique, « The Weight of the Ink », conférence prononcée dans le cadre du congrès de l’ATypI, Paris, le 10.05.2023, [en ligne], disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=oTyQz7-L8-U, consulté le 18.11.2023. 

  33. Par exemple, cette première partie de sa conférence aborde des sujets tels que la naissance de l’imprimerie ou l’invention du stylo Bic, le tatouage ou encore des problèmes de pérennité de l’encre dans le recyclage des packagings. 

  34. Texte original : « Artists, graphic designers and type designers [who] are rediscovering ink and treating it as a medium, rather than a mean to an end. »
    Vienne, Véronique, « The Weight of the Ink », op. cit. 

  35. « Je l’ai quand même cette pratique de… tu vois de faire des lettres pour rien. Parce que, souvent, j’ai une idée donc je fais un truc et en fait ça ne servira jamais. Donc c’est vrai que c’est un peu une échappatoire aussi de faire des alphabets. » Entretien avec Antón Moglia, visioconférence, le 23.03.2023. 

  36. Albers, Anni, « Travailler avec le matériau », [1938], En tissant, en créant, op. cit., p. 119. 

  37. Albers, Anni, « Le tissage au Bauhaus », [1938], En tissant, en créant, op. cit., p. 96. 

  38. Précisons que cette abstraction des finalités utilitaires concerne le temps de l’expérimentation, et n’implique donc pas que l’artisanat soit détaché de toutes préoccupations utilitaires. En effet, Anni Albers assure que l’artisanat est lié à la question de l’utilité, mais pas dans le temps de l’expérimentation. Elle avance alors que les expérimentations menées dans le cadre de l’artisanat ouvrent à deux voies : « aboutir à la production d’objets utiles, ou bien peut s’élever au rang de l’art ».
    Albers, Anni, « Travailler avec le matériau », art. cit., p. 121. 

  39. Charlotte Attal considère que la lettre possède « un potentiel juste d’arts visuels ».
    Entretien avec Charlotte Attal, appel téléphonique, le 24.03.2023. 

  40. Entretien avec Rémi Forte, visioconférence, le 30.03.2023. 

  41. « C’est l’artisan qui a réussi à donner un sens au matériau au-delà de ce qu’il est, qui s’est engagé à proposer, dans les limites du matériau, un sens en termes visuels. »
    Albers, Anni, « Réfraction », [1957], En tissant, en créant, op. cit., p. 78. 

  42. Albers, Anni, « Travailler avec le matériau », art. cit., p. 117. 

  43. Albers, Anni, « La construction des textiles », [1946], En tissant, en créant, op. cit., p. 50. 

  44. Entretien avec Antón Moglia, visioconférence, le 23.03.2023. (Nous soulignons.) 

  45. Ibidem. (Nous soulignons.) 

  46. Entretien avec Clément Cases, visioconférence, le 29.03.2023. (Nous soulignons.) 

  47. Ibidem. (Nous soulignons.) 

  48. Ibidem. (Nous soulignons.) 

  49. Ingold, Tim, Faire : anthropologie, archéologie, art et architecture, op. cit., p. 32. 

  50. Notons que cette impossible prédétermination de la forme relève ici encore du concept de formativité de Luigi Pareyson : « l’opération artistique est un processus où l’on fait et où l’on exécute sans savoir à l’avance, de manière précise, ni ce que l’on a à faire ni comment il faut le faire, car on le découvre et on l’invente au fur et à mesure durant l’opération même et, une fois celle-ci réussie, on voit alors clairement que ce que l’on a fait était précisément ce qu’il fallait faire, et que la manière adoptée en faisant était la seule dont on pouvait le faire. »
    Pareyson, Luigi, Esthétique, théorie de la formativité, op. cit., p. 83. 

  51. Entretien avec Rémi Forte, visioconférence, le 30.03.2023. 

  52. Entretien avec Clément Cases, visioconférence, le 29.03.2023. 

  53. Entretien avec Pierre di Sciullo, Paris, le 12.04.2023. 

  54. Charlotte Attal l’exprime sans détours : « pour moi la contrainte ce n’est pas un frein, c’est vraiment un moteur ». Entretien avec Charlotte Attal, appel téléphonique, le 24.03.2023. 

  55. Entretien avec Rémi Forte, visioconférence, le 30.03.2023. 

  56. Ibidem

  57. Entretien avec Simon Renaud, Montreuil, le 07.04.2023. 

  58. Ibidem

  59. Albers, Anni, « Travailler avec le matériau », art. cit., p. 119. 

  60. Albers, Anni, « Le tissage au Bauhaus », art. cit., p. 96. 

  61. Dormer, Peter, The Art of the Maker: Skill and its Meaning in Art craft, and Design, Londres, Thames and Hudson, 1994. 

  62. Ibidem, p. 11-13. 

  63. Ibidem. 

  64. Albers, Anni, « Pour un design anonyme et intemporel », art. cit., p. 35. 

  65. Albers, Anni, « Travailler avec le matériau », art. cit., p. 119. 

  66. Albers, Anni, « Tisser à la main aujourd’hui : le travail textile au Black Mountain College », [1941], En tissant, en créant, op. cit., p. 142. 

  67. Ibidem

  68. Salomon, Clara, « Lire Anni Albers aujourd’hui », dans Albers, Anni, En tissant, en créant, op. cit., p. 29. 

  69. Entretien avec Morgane Vantorre, Paris, le 21.03.2023. 

  70. Albers, Anni, « Travailler avec le matériau », art. cit., p. 120. 

  71. Albers, Anni, « Pour un design anonyme et intemporel », art. cit., p. 40. 

  72. DAM, Collectif, « 5. Conclusion », art. cit. 

  73. Entretien avec Clara Carpentier, visioconférence, le 19.04.2023. 

  74. Entretien avec Simon Renaud, Montreuil, le 07.04.2023. 

  75. Albers, Anni, « Pour un design anonyme et intemporel », art. cit., p. 37. 

  76. Entretien avec Clément Cases, visioconférence, le 29.03.2023. 

  77. DAM, Collectif, « 3. Les grands combats », art. cit

  78. Albers, Anni, « Travailler avec le matériau », art. cit., p. 118. 

  79. Nous rejoignons ici le constat déjà établi dans l’anthologie, selon lequel la notion de matérialité « suscitait une sorte de combat en faveur de l’expérience sensible et tangible. »

    DAM, Collectif, « 3. Les grands combats », art. cit

  80. Entretien avec Clément Cases, visioconférence, le 29.03.2023. 

  81. Entretien avec Pierre di Sciullo, Paris, le 12.04.2023. 

  82. Entretien avec Clément Cases, visioconférence, le 29.03.2023. 

  83. Leroi-Gourhan, André, Le Geste et la Parole, [1964], T. 1, « Technique et langage », Paris, Albin Michel, 1975, p. 242-243. 

  84. Cette position est d’ailleurs paradoxale, puisqu’André Leroi-Gourhan attribue le progrès technique à l’artisan : « Le fait le plus important du point de vue techno-économique est l’entrée en scène de l’artisan, car sur lui repose toute l’évolution technique. »

    Ibidem, p. 242. 

  85. Morris, William, L’art et l’artisanat, traduit de l’anglais par Thierry Gillybœuf, Paris, Payot & Rivages, 2011, p. 65. 

  86. « Quant aux plaisirs liés à la diversité, quiconque parmi vous a produit quelque chose se souviendra du plaisir ressenti à l’émergence du premier spécimen. Que serait-il advenu de ce plaisir si vous aviez été contraints de le reproduire perpétuellement sur le même modèle ? »

    Ibidem, p. 66. 

  87. « Quant à l’espoir lié à la création, l’espoir de produire une œuvre digne voire exceptionnelle qui sans vous, les artisans, n’aurait jamais existé, une chose qui a besoin de vous et pour la fabrication de laquelle on ne peut se passer de vous, qui n’en comprend pas le plaisir ? ». Ibidem. 

  88. « Il est sans doute aussi facile de voir que l’amour-propre né de la conscience d’être utile adoucit le travail. Sentir que l’on doit faire une chose non pour satisfaire la lubie d’un imbécile ou d’un groupe d’imbéciles, mais parce qu’elle est vraiment positive en soi, autrement dit utile, sera sans aucun doute d’une grande aide pour accomplir sa tâche. » Ibidem. 

  89. « Quant au plaisir sensuel et irrationnel tiré du travail manuel, je crois en toute bonne foi qu’il dispose davantage les hommes à un travail rude et ardu, même dans les conditions actuelles, que ne l’imaginent la plupart des gens. » Ibidem. 

  90. Albers, Anni, En tissant, en créant, op. cit

  91. Présentation du podcast Lettres Mobiles, [en ligne], disponible sur https://www.maous.fr/podcast/, consulté le 02.05.2023. 

  92. Entretien avec Antón Moglia, visioconférence, le 23.03.2023. 

  93. Albers, Anni, « Tisser à la main aujourd’hui : le travail textile au Black Mountain College », art. cit., p. 141. 

  94. Albers, Anni, « La construction des textiles », art. cit., p. 53. 

  95. Cases, Clément, La revalorisation du graphisme par l'objet imprimé, op. cit., p. 22. 

  96. Albers, Anni, « Tisser à la main aujourd’hui : le travail textile au Black Mountain College », art. cit., p. 146. 

  97. Albers, Anni, « Le design », [1943], En tissant, en créant, op. cit., p. 130. 

  98. Albers, Anni, « Tisser à la main aujourd’hui : le travail textile au Black Mountain College », art. cit., p. 141. 

  99. « L’industrie moderne est la nouvelle forme de l’ancien artisanat. L’industrie et l’artisanat doivent se souvenir de leur relation généalogique. »

    Albers, Anni, « La construction des textiles », art. cit., p. 53. 

  100. Entretien avec Antón Moglia, visioconférence, le 23.03.2023. 

  101. « Le mot [industrie] désigne, tout à la fois, une sorte d’instrumentalisation (le passage à un genre de machine), une organisation du travail (l’usine, la grande industrie), un système économique (le capitalisme industriel) et finalement une période historique, voire une époque culturelle et sociale. Tout cela renvoie généralement au XIX^ème^ siècle. »
    Huyghe, Pierre-Damien, Art et industrie. Philosophie du Bauhaus, Belval, Éditions Circé, 1999, p. 7. 

  102. Albers, Anni, « Tisser à la main aujourd’hui : le travail textile au Black Mountain College », art. cit., p. 141. 

  103. Huyghe, Pierre-Damien, « De la mécanisation au design », Azimuts, n° 39, 2013, [en ligne], disponible sur https://revue-azimuts.fr/numeros/39/de-la-mecanisation-au-design, consulté le 15.11.2023. 

  104. Albers, Anni, « Pour un design anonyme et intemporel », art. cit., p. 37. 

  105. Entretien avec Antón Moglia, visioconférence, le 23.03.2023. 

  106. Albers, Anni, « Un aspect du travail artistique », [1944], En tissant, en créant, op. cit., p. 87. 

  107. Notons que ces mêmes liens sont mis en évidence dans plusieurs entretiens menés avec des designers sur la notion de la temporalité.
    Voir Chomarat-Ruiz, Catherine (dir.), Le design et ses pratiques (volet 1). Questions de temps, Revue Design, Arts, Médias, 02.2023, [en ligne], disponible sur https://journal.dampress.org/words/le-design-et-ses-pratiques-volet-1-questions-de-temps, consulté le 16.11.2023. 

  108. Albers, Anni, « Tisser à la main aujourd’hui : le travail textile au Black Mountain College », art. cit., p. 141. 

  109. À cet égard, Clément Cases se positionne en faveur de l’édition limitée, garante d’après lui de rigueur : « elle reflète pour moi la promesse d’une impression artisanale et donc d’une certaine rigueur de la part de l’artiste ». Cases, Clément, La revalorisation du graphisme par l'objet imprimé, op. cit., p. 46. 

  110. Ibidem, p. 7. 

  111. En effet, l’occurrence « artisanat » fait apparaître la définition suivante : « A- Ensemble organisé des artisans, groupe professionnel qu’ils constituent. Artisanat rural, urbain.
    B- Caractères spécifiques du système de production de artisans. »
    Définition du terme « artisanat », Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, [en ligne], disponible sur https://www.cnrtl.fr/definition/artisanat, consulté le 28.08.2023.
    Ou encore : « 1. Métier, condition d’artisan.

    1. Ensemble des artisans. »
      Définition du terme « artisanat », Le Robert, [en ligne], disponible sur https://dictionnaire.lerobert.com/definition/artisanat, consulté le 28.08.2023.

  112. Définition du terme « artisan », Le Robert, [en ligne], disponible sur https://dictionnaire.lerobert.com/definition/artisan, consulté le 28.08.2023. (Nous soulignons). 

  113. Définition du terme « artisan », Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, [en ligne], disponible sur https://www.cnrtl.fr/definition/artisan, consulté le 28.08.2023. (Nous soulignons). 

  114. Cases, Clément, La revalorisation du graphisme par l'objet imprimé, op. cit., p. 43. 

  115. Entretien avec Clara Carpentier, visioconférence, le 19.04.2023. 

  116. Voir Baur, Ruedi, « La qualité de l’imperfection », 101 mots du design graphique à l’usage de tous, Paris, Archibooks + Sautereau Éditeur, 2013, p. 94-97. 

  117. « Et c’est vrai que rapporter cette esthétique de la main, ça fait plus humain. Le problème c’est que… enfin je pense qu’aujourd’hui il y a la porosité entre les deux et que tu as des artistes qui ont systématisé le truc ou des designers qui utilisent ça, qui arrivent à abîmer les formes. »

    Entretien avec Antón Moglia, visioconférence, le 23.03.2023. 

  118. Albers, Anni, « Le design », art. cit., p. 130. 

  119. Entretien avec Clara Carpentier, visioconférence, le 19.04.2023.
    De même, Amy Jones confirme que l’outil numérique n’est pas conciliable avec la notion d’artisanat : « quand je bosse digitalement, je ne me considère pas comme un artisan non. »
    Entretien avec Amy Jones, visioconférence, le 19.04.023. 

  120. Albers, Anni, « Pour un design anonyme et intemporel », art. cit., p. 42. 

  121. Huyghe, Pierre-Damien, Art et industrie. Philosophie du Bauhaus, op. cit., p. 25-26. 

  122. Ibidem, p. 62. 

  123. Ibid., p. 64. 

  124. Id., p. 67. 

  125. Id

  126. Id. 

  127. Id., p. 70. 

  128. « On va considérer l’appareil comme un élément de transmission. Il n’est donc pas essentiel à la formation de ce qui le traverse. Au mieux, il enregistre fidèlement et fait passer » 

    Id., p. 75. 

  129. « L’appareil peut être ce qui accomplit la formation de l’œuvre ou de l’objet. Dans cette hypothèse, ce qui se forme n’est pas décidé tant que l’endurance de l’appareil n’a pas eu lieu […]. [La forme] n’est donc pas idéale : elle se réalise – au sens emprunté à l’anglais – à la facture. Autrement dit : elle ne vient à se comprendre ou à se saisir que dans le moment de la concrétion, elle n’a pas d’autre existence que concrètement faite. »
    Id., p. 76. 

  130. Id., p. 79. 

  131. Klee, Paul, « De l’art moderne », [1924], Théorie de l’art moderne, traduit par Pierre-Henri Gonthier, Paris, Gonthier, 1964. 

  132. Huyghe, Pierre-Damien, Art et industrie. Philosophie du Bauhaus, op. cit., p. 101. 

  133. Sennett, Richard, Ce que sait la main : la culture de l’artisanat, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Albin Michel, 2009, p. 32. 

  134. Définition du terme « artisan », Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, [en ligne], disponible sur https://www.cnrtl.fr/definition/artisan, consulté le 28.08.2023. (Nous soulignons). 

  135. Définition du terme « minutie », Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, [en ligne], disponible sur https://www.cnrtl.fr/definition/minutie, consulté le 17.11.2023. 

  136. Huyghe, Pierre-Damien, « De la mécanisation au design », art. cit. 

  137. Giedion, Siegfried, La mécanisation au pouvoir : contribution à l’histoire anonyme, Paris, Denoël et Gonthier, 1983. 

  138. « Le sentiment qui pouvait conduire le paysan traditionnel à soigner chaque animal disparaît au profit d’un rapport générique et massif à l’animalité. »
    Huyghe, Pierre-Damien, « De la mécanisation au design », art. cit.