Dispositifs médicaux et enveloppes sensorielles : un design des milieux par l’usage de la sensorialité en contexte de soin
Audrey Brugnoli, Noémie Chataigner, Antoine Fenoglio

Audrey Brugnoli est designer, doctorante Sciences Arts Création Recherche (SACRe) de l'université Paris Sciences et Lettres (PSL) à l'Ecole nationale supérieure des Arts Décoratifs, EnsadLab / Laboratoire SACRe EA 7410, Institut de recherche Imagine sur les maladies génétiques.

Noémie Chataigner est doctorante en éthique et en design à l'Université Paris-Saclay, Centre de recherche en Épidémiologie et Santé des Populations, équipe Recherches en éthique et en épistémologie.

Antoine Fenoglio est designer, cofondateur du collectif Les Sismo, spécialisé dans les liens entre design et éthiques du care. Avec la philosophe Cynthia Fleury, il est fondateur et enseignant du séminaire Design with care (CNAM, Chaire Humanités et santé) et du DIU Philosophie éthique et design (CNAM, CY Cergy Paris Université); Co-auteur de la Charte du Verstohlen - Ce qui ne peut être volé (Gallimard 2022), et co-directeur de l'ouvrage Ethique et design, pour un climat de soin (PUF 2024).

Résumé

Cet article explore comment un design attentif à la pluralité des sensorialités dans des contextes de vulnérabilité peut contribuer à créer un "climat de soin". À travers l'étude de cas du projet Peaux Éthiques, qui vise à concevoir des dispositifs médicaux pour les enfants atteints d'épidermolyse bulleuse, il montre comment une approche intégrant les dimensions poétique et poïétique permet de repenser le soin dans sa dimension éthique et politique, en dialogue avec les éthiques du milieu et du care.

Abstract

This article explores how a design approach attentive to the plurality of sensorialities in contexts of vulnerability can contribute to creating a "climate of care". Through the case study of the Peaux Éthiques project, which aims to design medical devices for children with epidermolysis bullosa, it shows how an approach integrating poetic and poietic dimensions allows for rethinking care in its ethical and political dimensions, in dialogue with the ethics of milieu and care.

Introduction

La convergence du design et de la santé suscite un intérêt croissant, notamment à travers l'exploration de la dimension sensorielle du design et son impact significatif sur le soin. Cet article propose d'engager une réflexion sur la manière dont la sensorialité, en tant que dimension travaillée par le design, pourrait à la fois accompagner les relations de soin et la conception des dispositifs médicaux. Plus précisément, nous chercherons à montrer comment une approche du design attentive aux qualités esthétiques et sensorielles (poétique) dans un processus de co-conception (poïétique) contribuerait à repositionner le soin dans sa dimension politique et éthique. En quoi un design attentif à la pluralité des sensorialités dans des contextes de vulnérabilité, peut-il contribuer à créer un « climat de soin1 » ?

Notre réflexion s'élabore autour d'une étude de cas, celle des recherches et des productions conduites dans le cadre du projet doctoral par le design Peaux Ethiques. Cette étude cherche à expérimenter comment les fonctions du Moi-Peau2 définies par Didier Anzieu, peuvent être mobilisées et explorées à travers la conception d'un dispositif de soin pour les enfants atteints d'épidermolyse bulleuse (EB). Ce cas d'étude nous intéresse particulièrement puisque cette maladie génétique se caractérise par une extrême fragilité cutanée, où le sens du toucher est source de vulnérabilité dès la naissance. Du point de vue du design, la dimension sensorielle est intégrée dès le processus de conception, dans l'objectif de créer des « prothèses » ou des « enveloppes » de substitution qui ne se limitent pas à une fonction médicale mais prennent en compte toute la complexité de l'expérience vécue.

Notre réflexion s'articulera en trois temps. Nous commencerons par poser le cadre théorique, en mobilisant les concepts du Moi-Peau, de poétique et de poïétique, pour penser les liens entre sensorialité, vulnérabilité et design. Nous présenterons ensuite l'étude de cas Peaux Ethiques, en exposant la manière dont la sensorialité a été intégrée à toutes les étapes du processus de co-conception, en étroite collaboration avec les patients et soignants. Enfin, nous discuterons les implications de cette approche pour repenser le rôle du design dans le soin, et comment cela contribue à le repositionner dans sa dimension politique et éthique.

En articulant ainsi théorie, pratique et réflexivité sur cette dernière, nous chercherons à montrer en quoi un « design des milieux de vie3 » par l'usage de la sensorialité, intégrant pleinement la dimension poétique et poïétique de la création, peut tendre à déplacer une pratique de design « de développement » à une pratique « d'enveloppement » dans le soin.

1. Sensorialité(s) et vulnérabilité(s) dans le soin : l'apport du design à travers le concept de Moi-Peau

1.1 La sensorialité au prisme du Moi-Peau : un cadre conceptuel pour le design

La sensorialité est l'une des dimensions fondamentales de l'expérience de soin, façonnant la relation thérapeutique et la manière dont patients et soignants habitent les contextes médicaux. Du contact rassurant d'une main à la luminosité apaisante d'une chambre, en passant par les odeurs caractéristiques des couloirs, le sensoriel imprègne le vécu subjectif de chacun. Si certains champs comme le design et l'architecture se sont déjà emparés de cette dimension sensorielle dans les milieux de soin, comme en témoigne le sanatorium de Paimio conçu par Alvar Aalto, force est de constater que d'autres composantes du soin, tels que les dispositifs médicaux, tendent à l'écarter au profit de la performance médicale. Comme le souligne Ludovic Duhem, ces dispositifs sont souvent conçus selon une logique fonctionnelle qui occulte leur dimension sensible et leur impact sur l'expérience vécue des patients4. Suivant cette constatation, Duhem invite à repenser le design des environnements de soin pour qu'il prenne soin à la fois des êtres et des choses qui composent le milieu de vie du patient. C'est précisément cette tension entre la prise en compte de la sensorialité et sa mise à mal dans certains aspects du soin qui nous invite à réinterroger le rôle du design dans ce contexte.

C'est ici que le concept de Moi-Peau, développé par Didier Anzieu, offre un cadre théorique intéressant pour penser le rôle du design dans le soin, et plus spécifiquement, dans le cas qui nous occupe ici, dans la prise en charge des maladies génétiques de la peau. Selon Anzieu, le Moi-Peau est une représentation que l'enfant se construit de lui-même à partir de ses expériences sensorielles précoces, en particulier celles liées au toucher. La peau, en tant que surface de contact et de limite entre l'intérieur et l'extérieur du corps, joue un rôle fondamental dans la constitution de cette représentation psychique. Plus précisément, Anzieu identifie trois fonctions principales du Moi-Peau, chacune étant associée à une forme symbolique : 1) une fonction de contenance et d'unification du soi, représentée par l'image du « sac » qui enveloppe et rassemble les différentes parties de la psyché ; 2) une fonction de protection du monde intérieur contre les agressions extérieures, symbolisée par « l'écran » qui fait barrage aux stimulations excessives ; 3) une fonction de filtre des échanges avec l'entourage, permettant la communication tout en maintenant une distinction entre soi et l'autre, incarnée par la figure du « tamis ». Or, les affections cutanées sévères peuvent fortement perturber ces fonctions essentielles du Moi-Peau. Lorsque la peau perd son intégrité, sa capacité à contenir et à protéger le corps et la psyché, c'est tout le sentiment de sécurité et de cohésion interne du sujet qui se trouve menacé. Le patient se voit alors exposé à une vulnérabilité non seulement physique mais aussi psychique, le Moi-Peau ne pouvant plus assurer pleinement ses fonctions.

Dès lors, comment le design peut-il s'emparer de cette question du Moi-Peau, des enveloppes psychiques et de la sensorialité pour concevoir des dispositifs de soin adaptés ? Carine Delanoë-Vieux offre une première piste pour penser l'apport du concept de Moi-Peau au design à travers son étude du projet De mon corps à l'autre5, où des étudiants infirmiers ont expérimenté la danse contact pour mieux comprendre les enjeux du « toucher soignant ». Le « toucher thérapeutique6 », qui englobe à la fois le « toucher soignant et le toucher guérisseur7 », est identifié comme un moyen pour établir des enveloppes sensorielles bénéfiques qui facilitent une meilleure relation entre soignant et soigné. En les amenant à interroger leur propre rapport au corps et à la peau, cette expérience les a aidés à développer une attention plus fine à la vulnérabilité des patients. Delanoë-Vieux souligne que « le concept d'enveloppe s'intéresse au contenant plus qu'au contenu, rendant possible une topographie et une topologie de la psyché8 ». Autrement dit, penser le Moi-Peau comme une enveloppe permet de cartographier l'espace psychique (topographie) et d'en comprendre les relations et les structures (topologie). Il ne s'agit pas seulement de se concentrer sur le contenu de la psyché, mais de considérer la manière dont elle s'organise et interagit avec son environnement, à la manière d'une peau qui délimite et met en relation le dedans et le dehors. C'est en ce sens que le concept de Moi-Peau offre un cadre intéressant pour penser la conception de dispositifs de soin par le design, en invitant à prendre en compte la dimension contenante et relationnelle de ces dispositifs.

De plus, Anzieu souligne que la « pulsion d'attachement9 », qui sous-tend le besoin de sécurité, repose non seulement sur la relation à l'autre, mais aussi sur la fiabilité des objets et la possibilité d'entrer en relation avec eux. Cette idée ouvre des perspectives intéressantes pour penser le rôle du design dans l'amélioration de l'expérience de soin, par l'importance qu'il accorde aux matériaux et aux dispositifs. Si le « design sensoriel » a ouvert des pistes intéressantes pour améliorer l'expérience de soin, en travaillant sur les qualités sensibles des objets et des environnements, il comporte néanmoins certaines limites. En se focalisant souvent sur une approche esthétisante ou ludique de la sensorialité, il tend à la réduire à une simple couche supplémentaire, agréable mais superficielle, sans interroger en profondeur les enjeux relationnels et identitaires qui se jouent dans l'expérience sensible, notamment lorsqu'il se heurte à des situations de grande vulnérabilité. En effet, la vulnérabilité, entendue comme exposition à la possibilité de la blessure ou de l'atteinte à l'intégrité physique et psychique10, recouvre des dimensions plurielles, à la fois à l'échelle individuelle, sociale et environnementale. Les éthiques du care, notamment, révèlent la dimension constitutive de la vulnérabilité, puisque tout en mettant en question l'autonomie, elles induisent que nous sommes tous et toutes vulnérables11. De manière plus forte encore, la maladie est cette expérience où s'actualise la vulnérabilité, l'atteinte à laquelle la vulnérabilité fait référence. La vulnérabilité appelle à penser la sensorialité dans toute sa complexité, y compris dans ses dimensions les plus brutes ou violentes, où les objets peuvent être vécus à la fois comme des enveloppes rassurantes mais aussi comme des surfaces blessantes.

Pour dépasser ces limites et proposer une approche plus ajustée aux spécificités des contextes de soin, il semble nécessaire d'élargir la réflexion à la question des porosités, c'est-à-dire des interfaces et des zones de contact entre les différents acteurs, espaces et pratiques. Il s'agit de penser la conception des dispositifs médicaux non seulement sous l'angle de leurs qualités sensibles, mais aussi de leur capacité à générer des espaces de rencontre, d'expression et de réflexion entre les différents vécus et savoirs. Ainsi, au-delà d'un design sensoriel centré sur les propriétés des objets, il s'agirait ici de tendre vers un « design des milieux de vie » par l'usage de la sensorialité, attentif à la manière dont les qualités sensibles des dispositifs médicaux façonnent l'expérience vécue des patients, dans ses dimensions physiques, psychiques et relationnelles. Il ne s'agit plus seulement de concevoir des objets aux propriétés sensorielles prédéfinies, mais d'engager une réflexion sur la manière dont ces objets s'insèrent dans des relations de soin, marquées par des imaginaires, des pratiques et des vécus incarnés. L'enjeu serait alors de concevoir des dispositifs à la fois « enveloppants » mais aussi « poreux », capables de se laisser affecter par la diversité des expériences et des savoirs, tout en offrant des espaces de contenance et de protection. En ce sens, un « design des milieux de vie » par l'usage de la sensorialité ouvrirait la voie à une conception élargie de la sensorialité, qui ne se limite pas à une approche fonctionnelle ou esthétisante, mais se déploie dans une logique relationnelle.

1.2. Dimensions contenantes et relationnelles du Moi-Peau : repenser les gestes et les dispositifs de soin par les gestes du designer dans la pratique du design

Si le concept de Moi-Peau offre un cadre théorique pour penser les enjeux d'un « design des milieux de vie » capable de concevoir des dispositifs de soin à la fois enveloppants et susceptibles de se laisser toucher par la diversité des expériences et des savoirs, la définition de la pratique de design correspondant à ce cadre théorique reste à déterminer. Dans cette perspective, Moholy-Nagy propose une définition de la pratique du design en estimant que « le design n'est pas une profession mais une attitude12 ». Ainsi, si l'on cherche à, concevoir des dispositifs mieux adaptés aux enjeux sensoriels et psychiques des patients et tout aussi ouverts à la diversité des acteurs du soin, le designer devrait penser les conditions d'une approche attentive, tantôt à la qualité relationnelle du soin, à travers la répétition des gestes ; tantôt à l'expertise du soin, à travers l'efficacité des dispositifs testés. En pratique, cette attitude implique de s'intéresser, au-delà des propriétés matérielles et formelles des solutions testées, aux gestes, aux contacts et aux mises en relation qu'elles suscitent, empêchent, transforment. L'effort pour intégrer dans la conception l'impact des gestes de soin passe, dès lors, par la mise en place d'un geste de design précis envers la reconsidération de l'ensemble des vécus sensoriels des acteurs. Nous pourrions prendre appui sur les métiers de la conception artisanale, - tels que la charpenterie, la forge, le tissage... - dont la rigueur et la reproductibilité du geste passent par l'apprentissage d'une perception incarnée du métier et par une certaine manière de « faire corps » avec ce que l'on manipule. Le charpentier et philosophe Arthur Lochmann considère que la spécificité propre aux métiers d'artisans est de considérer que « toucher c'est toujours aussi être touché13 ». Il relève que la dureté du bois s'apprend par le toucher :

« Avec l'ongle, ou avec la pointe d'un clou, on éprouve la résistance de la fibre. Avec un ciseau à bois on éprouve la structure du bois en en détachant des copeaux, et l'on constate que ces copeaux n'ont pas la même forme selon l'essence travaillée : ceux du sapin sont floconneux, tandis que ceux du chêne sont écailleux14. »

En s'inspirant de cette « éthique du faire » pensée par Lochmann, le designer pourrait développer une pratique attentive aux effets sensoriels et émotionnels des solutions qu'il propose. De plus, cette éthique pourrait nourrir une pratique qui souhaite s'établir à partir du « toucher thérapeutique », c'est-à-dire qui cherche à concevoir des enveloppes sensorielles bénéfiques. Par ailleurs, la notion pratique de « touchant-touché » développée par Lochmann trouve un écho dans l'idée d'une réversibilité du toucher développée par Maurice Merleau-Ponty, et selon laquelle « toucher, c'est se toucher15 ». Comme le montre Fabienne Martin-Juchat, cette conception est au cœur de la pratique des thérapeutes et éducateurs somatiques, pour qui le toucher engage tout le corps dans une réciprocité avec celui du patient. En tant que concept à la fois pratique et théorique, le « touchant-touché » devient alors un « organe-fonction16 », proche de la notion de Moi-Peau, en ce qu'il est à la fois une enveloppe contenante et un moyen de communication.

Cette perspective a des implications majeures pour repenser la dimension sensible et éthique du soin. Face à l'expérience de la vulnérabilité, l'adoption d'une posture « soignant-soigné » -- plus globale que « touchant-touché » mais à interpréter avec la même réflexivité : être soignant c'est aussi être soigné -- implique de se laisser affecter par la situation de soin dans toutes ses dimensions sensorielles et relationnelles. Elle invite à porter une attention renouvelée aux vécus subjectifs des patients comme des soignants, en reconnaissant la part de vulnérabilité qui les traverse. Ainsi, en se mettant à l'écoute, le designer peut contribuer à faire émerger un cadre éthique plus attentif à la singularité des situations et à la réciprocité des échanges entre soignants et soignés. Cette posture de « soignant-soigné » efface les contours habituels des rôles et permet de donner plus de place à la sensorialité et à renforcer sa prise en compte dans le soin. La douleur, le chaud, le froid, la gêne, la fatigue, la peur, la joie, la fierté, entre tant d'autres affects et sensations, deviennent les points de départ d'un geste réflexif : « faire soin-être soigné ». Dès lors, la posture de « l'artisan du soin », travaillant dans cette rencontre du soin et de la sensorialité, lui impose d'être à l'écoute fine des sensations et affects, de faire vivre un lieu de partage des sensations dans le milieu dont il cherche à prendre soin, en laissant la possibilité aux personnes d'être plus actrices. L'émergence concrète d'une pratique de « design des milieux de vie » par l'usage de la sensorialité construit, in fine, une action collective de valorisation de la générativité du vulnérable17, c'est-à-dire la considération que la vulnérabilité est source d'hypothèses et de solutions de travail.

2. Peaux Éthiques : une poïétique de la sensorialité au service d'une poétique de la peau

Le projet Peaux Éthiques illustre comment une approche du design intégrant la sensorialité peut contribuer à repenser le soin des maladies génétiques de la peau telles que l'épidermolyse bulleuse (EB). Il articule trois dimensions clés : poétique, poïétique et éthique. La dimension « poétique » concerne la prise en compte des qualités sensibles et esthétiques des dispositifs et des relations de soin et leur impact sur le vécu des personnes. Il s'agit de comprendre comment ces aspects peuvent affecter positivement des enjeux comme l'image de soi, le sentiment d'identité ou la qualité des relations, souvent altérés par la maladie. La dimension « poïétique » fait ici référence au processus de co-conception, impliquant patients, aidants, soignants et designers. Cette co-conception vise à croiser les savoirs expérientiels, médicaux et créatifs pour développer des solutions adaptées aux besoins et attentes des personnes. Enfin, « Peaux Éthique » soulève la dimension éthique des dispositifs médicaux conçus dans le cadre de ce projet. Ces dispositifs médicaux pensés comme étant complémentaires à ceux existant retiennent l'objectif de concevoir des « enveloppes de soin », restaurant les fonctions altérées du Moi-Peau et soutenant les besoins d'intégrité, de contenance et de communication.

2.1. Contexte et enjeux du projet Peaux Ethiques

Peaux Éthiques est une étude pilote menée au centre de référence des maladies rares de la peau et des muqueuses d'origine génétique (MAGEC) situé au sein de l'Hôpital Necker Enfants Malades. Conduite dans le cadre de la thèse par le design d'Audrey Brugnoli au laboratoire de l'école des Arts Décoratifs, en collaboration avec l'Institut Imagine, premier pôle européen de recherche, de soins et d'enseignement sur les maladies génétiques, cette étude s'intéresse aux épidermolyses bulleuses (EB), un groupe de maladies génétiques de la peau. Les patients atteints d'EB, dès leur plus jeune âge, sont confrontés à des défis majeurs impactant leur image corporelle et leur bien-être psychologique en raison de l'extrême fragilité de leur peau. Cette pathologie, caractérisée par des lésions cutanées chroniques au moindre contact, affecte profondément leur rapport au toucher et à leur environnement. Si les traitements actuels sont efficaces sur le plan médical, ils reposent principalement sur des pansements quotidiens complexes pouvant être contraignants, réduire la mobilité et renforcer l'isolement social de par leur aspect visible et affichant. Ces dispositifs ne prennent pas en compte l'ensemble des enveloppes du Moi-Peau puisqu'ils se concentrent principalement sur la fonction de protection au détriment des fonctions de contenance et de communication. Ainsi, paradoxalement, le dispositif médical peut devenir plus stigmatisant que la maladie et ses effets. Ce constat souligne le besoin de solutions qui, au-delà de la performance médicale, intègrent les besoins sensoriels et sociaux des enfants, leur offrant ainsi de meilleurs moyens d'expression. Dans les formes sévères d'EB, les pansements peuvent couvrir jusqu'à 80% du corps, limitant tout contact peau à peau. Un simple frottement risque de provoquer une nouvelle plaie, et certains parents vont jusqu'à exprimer la peur de toucher leurs enfants18. La prise en charge des soins, consistant à percer les bulles formées lors de l'apparition des plaies, est source d'intenses douleurs. Le toucher, sens nécessaire au développement de l'enfant, devient alors source d'anxiété et de souffrance plutôt que moyen de rencontre. Les enfants atteints d'EB voient leur exploration tactile du monde entravée, exploration pourtant essentielle à la construction du Moi-Peau.

L'objectif de la recherche est de concevoir des dispositifs qui restaurent par des modalités sensorielles les fonctions de contenance, de protection et de communication de la peau, fonctions mises à mal par la maladie. En adoptant des stratégies centrées sur les besoins exprimés des patients par l'implication active de ces parties prenantes dès les premières étapes assurent le développement de solutions répondant précisément à leurs besoins et attentes, contribuant ainsi à un cadre de soin plus adapté. L'enjeu n'est pas de développer un dispositif concurrentiel à ceux existants, mais de concevoir une solution qui place l'expérience sensorielle au cœur de son fonctionnement, avec une attention particulière portée aux sensations et aux relations qu'ils génèrent. Il s'agit de réfléchir à comment le design peut mettre en œuvre des modalités sensorielles, matérielles et relationnelles pour restaurer ou suppléer les fonctions défaillantes du Moi-Peau. Face à cette vulnérabilité du toucher, le design peut avoir la capacité de formuler des solutions adaptées, à même de restaurer, même partiellement, les fonctions altérées du Moi-Peau. Ainsi, Peaux Éthique propose de concevoir des « prothèses » ou « enveloppes » de substitution allant au-delà de la seule fonction médicale pour prendre en compte toute la complexité de l'expérience vécue.

Le projet, toujours en cours de développement, se décompose en plusieurs étapes : il a débuté par une veille scientifique et littéraire (2020-2021), suivie d'une collecte de données sur le terrain (2021-2022). Une analyse des besoins exprimés par les patients, aidants et soignants a ensuite été réalisée pour définir le dispositif (2022-2023), étapes qui ont été détaillées dans un article à paraître19. Le développement du dispositif médical est actuellement en cours (2023-2026) et sera suivi d'une phase d'évaluation (2026-2027) selon les méthodes de proof of care20.

2.2. Outils et supports pour façonner des enveloppes de soin

Le projet Peaux Éthiques adopte une méthodologie collaborative qui implique activement les patients, les soignants et les designers dans le processus de conception. Une attention particulière est portée à la manière dont les dispositifs médicaux, tels que les pansements, s'intègrent dans les gestes de soin quotidiens et influencent la relation du patient à son environnement. En effet, ces dispositifs peuvent avoir un double effet, dans le sens où ils peuvent participer à le fermer ou à l'ouvrir au monde. Les observations menées au centre de référence MAGEC21 ont révélé l'importance de certains gestes soignants, comme le fait de privilégier la motricité des doigts plutôt que la seule protection des plaies lors de la réalisation des pansements. Bien que peu valorisés, ces gestes se révèlent en réalité déterminants pour le bien-être et le développement des enfants. Ils témoignent d'une approche sensible du soin, attentive aux impacts sensoriels et émotionnels des actes médicaux.

Pour faciliter la communication et l'expression des besoins sensoriels des patients, des outils spécifiques ont été développés. Des cartographies et des carnets d'observation (figure 1) ont été conçues pour recueillir et analyser l'expérience sensorielle des patients, ainsi que les pratiques de soin des soignants et des aidants. Ces outils portent une attention soutenue aux différentes modalités sensorielles (vue, toucher, ouïe, odorat, son) et aux relations en suivant le parcours de soin du patient et en s'intéressant aux interactions avec les objets et les personnes qui jalonnent ce cheminement. Les patients et les soignants ont été invités à décrire et à qualifier leurs perceptions, leurs sensations et leurs émotions en lien avec les différents espaces, objets et interactions qui composent leur environnement. Par exemple, les patients et les aidants ont pu exprimer leur ressenti vis-à-vis des textures et des matériaux des pansements, des bruits et des odeurs qui caractérisent leur prise en charge, ou encore des gestes et des contacts qui accompagnent les pratiques soignantes. De leur côté, les soignants ont pu mettre en mots leur expérience sensible des situations de soin, en évoquant notamment les sensations tactiles qui guident leurs gestes. En croisant ces différents points de vue et en les spatialisant sous forme de cartographies, ces outils ont permis de créer un langage commun entre toutes les parties prenantes, favorisant ainsi une compréhension précise des enjeux sensoriels et relationnels qui se jouent dans l'expérience de la maladie et du soin.

Ces outils peuvent être envisagés dans la perspective du concept d'enveloppe développé par Didier Anzieu, comme nous l'avons développé, rendant possible « une topographie et une topologie de la psyché22 ». En effet, les cartographies et carnets d'observation sensoriels visent à saisir la façon dont les patients et soignants habitent et interagissent avec leur environnement de soin, non seulement en termes d'expériences subjectives (contenu), mais aussi en termes d'espaces, de limites et de relations (contenant). Par exemple, en invitant les patients à explorer leurs sensations corporelles lors des soins, ou en amenant les soignants à décrire leurs gestes et postures, ces outils permettent de dessiner une cartographie sensorielle et affective de l'expérience de soin. Ils révèlent comment le pansement, en tant qu'enveloppe à la fois concrète et symbolique, peut être vécu à la fois comme une protection rassurante et à la fois comme une barrière contraignante.


Figure 1. Photographie des carnets d'observation pour le projet Peaux Ethiques au centre de référence MAGEC, Hôpital Necker

Par ailleurs, les matériaux et les textiles jouent un rôle clé dans la perception du soin23, tant pour les patients que pour les soignants. Lors des ateliers de co-conception, des jeux de cartes (figure 2) ont été utilisés pour explorer les propriétés matérielles et tactiles des dispositifs médicaux existants et imaginer de nouvelles solutions plus adaptées. Les discussions ont notamment porté sur la couleur des pansements, actuellement principalement blancs malgré la diversité des couleurs de peau, ce qui peut renforcer un sentiment de stigmatisation, notamment pour les peaux foncées. La gestion des odeurs liées aux plaies a également été identifiée comme un enjeu important. En effet, les patients et leurs familles expriment leurs craintes de se rendre dans des lieux publics confinés comme les cinémas ou les transports en commun, de peur d'être la cible de remarques souvent liées à l'odeur. Un autre aspect négatif concerne la finesse et la souplesse des matériaux utilisés pour les pansements et les bandes de maintien. Pour certaines formes sévères d'EB, les plaies répétées au niveau des mains peuvent entraîner une fusion des doigts. Afin de prévenir ces plaies, des pansements sont utilisés, mais ceux-ci peuvent être tellement envahissants qu'ils empêchent les patients de bouger leurs doigts correctement. Ainsi, avant même que la fusion des doigts ne survienne, les patients se retrouvent dans l'incapacité de les utiliser, entravant leur motricité et leur confort au quotidien. À partir de ces constats, les ateliers de co-conception ont permis de définir un cahier des charges pour le développement de nouveaux dispositifs médicaux. Au-delà des impératifs de sécurité et d'efficacité thérapeutique, ceux-ci devront intégrer des critères sensoriels et esthétiques répondant aux différentes fonctions du Moi-Peau : la contenance et la protection, en privilégiant des matériaux doux, respirants et non-irritants, mais aussi les fonctions de communication et d'individuation, en proposant des choix de couleurs, de motifs ou de textures permettant une personnalisation.


Figure 2. Utilisation d'un jeu de cartes pour définir les matériaux du dispositif médical Peaux Ethiques lors d'un atelier d'idéation au centre de référence MAGEC, Hôpital Necker

Les différentes méthodes employées, de l'observation participante à la création d'outils de médiation artistique, invitent à repenser les dispositifs médicaux, tels que les pansements et les bandes de maintien, non plus seulement comme des objets fonctionnels, mais comme des extensions de la peau, capables d'en imiter les propriétés et d'en restaurer les fonctions. Ainsi, le nouveau dispositif en cours de développement ne se contente pas de « réparer » la peau abîmée : il se fait prothèses, au sens d'extensions sensibles permettant aux patients de renouer un rapport au monde et à autrui. Au-delà du dispositif, ce sont tous les outils utilisés lors du projet qui ont contribué à une forme de soin. Les différents supports proposés permettent d'engager soignants et soignés dans une réflexion partagée sur le vécu sensoriel et relationnel des situations de soin. En favorisant une prise de conscience des aspects sensibles et émotionnels qui sous-tendent la pratique soignante, ils invitent à dépasser une approche fonctionnelle, pour maintenir une place pour la sensibilité au cœur des gestes quotidiens.

3. Design des milieux de vie par l'usage de la sensorialité : un dialogue entre éthique et esthétique

3.1. Entre éthique du milieu et du care : un design des milieux de vie

Le projet Peaux Éthiques offre un exemple de ce que pourrait être un « design des milieux de vie » par l'usage de la sensorialité. Sa méthodologie collaborative, impliquant patients, soignants et designers, vise à concevoir des dispositifs médicaux qui ne se limitent pas à une fonction thérapeutique, mais qui s'inscrivent dans l'environnement quotidien des enfants atteints d'épidermolyse bulleuse. En cherchant à créer des dispositifs qui prennent en compte à la fois les dimensions objectives (physiques) et subjectives (sensibles) de l'expérience des patients, cette approche fait écho aux réflexions théoriques sur l'éthique des milieux24 développées par Ludovic Duhem à partir des travaux de Gilbert Simondon et Augustin Berque. Pour Simondon, l'individu n'est pas une substance figée mais « un processus d'individuation en constante évolution », qui se déploie dans la relation entre l'être vivant et son milieu associé. Dans cette perspective, le design ne peut se limiter à la création d'objets isolés, mais doit être pensé comme une intervention qui accompagne et soutient le processus d'individuation des êtres en prenant en compte leur environnement. Berque, quant à lui, souligne que l'être humain se caractérise par sa « médiance », c'est-à-dire le sens de sa relation à son milieu, articulant de manière indissociable les dimensions physiques et phénoménales de son existence. Cela invite à concevoir le design non seulement comme une réponse à des besoins fonctionnels, mais aussi comme une manière de donner forme et sens à la relation que les individus entretiennent avec leur milieu de vie.

Au-delà de cette résonance avec l'éthique du milieu, la démarche du projet Peaux Éthiques entre également en dialogue avec les éthiques du care. Celles-ci mettent l'accent sur l'importance des relations d'attention, de souci et de sollicitude dans la constitution et le maintien des formes de vie25. En pensant le soin comme un processus continu et partagé, indissociable du milieu dans lequel il s'inscrit, elles invitent à dépasser l'opposition classique entre le cure (le traitement médical de la maladie) et le terme plus ample, et en cela difficilement traduisible, de "care". Les éthiques du care apportent au design une attention renouvelée à la singularité des situations et à la vulnérabilité des personnes, invitant à penser les dispositifs non seulement sous l'angle de leur efficacité fonctionnelle, mais aussi de leur capacité à tisser des liens et à prendre soin des relations. En retour, comme le souligne Carine Delanoë, le design apporte une dimension supplémentaire aux éthiques du care, celle de la « novation26 ». En effet, le design se caractérise par sa capacité à transformer les milieux et à faire advenir de nouvelles formes, qu'il s'agisse de nouveaux objets, de nouveaux espaces ou de nouvelles pratiques. Le design introduit ainsi dans le care une puissance de reconfiguration des situations et des possibles, ouvrant la voie à de nouvelles configurations éthiques et politiques du soin.

L'approche d'un « design des milieux de vie » par l'usage de la sensorialité, telle que déployée dans le projet Peaux Éthiques, soulève plusieurs interrogations quant à ses implications concrètes pour les patients et les soignants. Dans quelle mesure ces dispositifs contribuent-ils à restaurer la puissance d'agir des patients, leur offrant de nouvelles prises pour habiter leur milieu malgré la maladie ? Comment s'articulent-ils avec les gestes de soin quotidiens et les relations entre patients, proches et soignants ? Quels enjeux éthiques émergent de cette mise en forme des expériences sensibles des patients par le design ? Comme le souligne Ludovic Duhem, le risque est de réduire le patient à un ensemble de fonctions à réparer par des dispositifs techniques, négligeant ainsi la singularité de son expérience sensible et son inscription dans un milieu de vie. À l'inverse, un « design des milieux » par l'usage de la sensorialité devrait prendre en compte les dimensions affectives, symboliques et relationnelles qui constituent le monde vécu du patient. Il s'agit donc de penser les dispositifs non pas comme de simples prothèses fonctionnelles, mais comme des supports d'individuation et de relation, ouvrant de nouvelles possibilités d'être et d'agir dans un environnement de soin.

3.2. Concevoir des milieux de soin sensibles et relationnels par le design

Le projet Peaux Éthiques explore ainsi comment le design peut contribuer à repenser les modalités du soin, en dialogue avec les éthiques du milieu et du care, tout en y apportant une dimension supplémentaire. L'objectif est de concevoir des dispositifs à la fois « enveloppants » et « poreux » : enveloppants, car offrant une fonction de contenance et de protection, restaurant les enveloppes psychiques du Moi-peau altérées par la maladie ; poreux, car se laissant affecter par la diversité des expériences et des savoirs, ouvrant des espaces de rencontre et de partage entre patients, proches et soignants. Cette dialectique de l'enveloppement et de la porosité fait écho à la dynamique du développement psychique décrite par Anzieu : le Moi-peau se constitue par l'intériorisation des expériences de contenance et de protection fournies par l'environnement, mais doit maintenir une certaine porosité aux échanges avec l'extérieur pour poursuivre son individuation. Dans la conception des dispositifs de Peaux Éthiques, cette recherche d'équilibre entre enveloppement et porosité s'est notamment incarnée dans le choix des matériaux. Des textiles techniques ont été utilisés pour procurer une sensation de contenance et de protection, tandis qu'une réflexion sur la respirabilité des pansements a été conduite pour maintenir perméabilité aux échanges sensoriels avec l'environnement. Ainsi, ces dispositifs visent à fournir une enveloppe à la fois contenante et sensorielle, sans pour autant isoler le sujet de son milieu relationnel.

Dès lors, plusieurs pistes de recherche et d'action se dessinent pour un « design des milieux de vie » soucieux des enjeux relationnels et sensibles du soin. Il s'agirait notamment de concevoir des dispositifs ouverts et appropriables, qui ne s'imposent pas de l'extérieur mais offrent des prises pour une individuation active des sujets et un aménagement créatif de leur milieu de vie. Dans cette perspective, la sensorialité et l'affectivité apparaissent comme des dimensions utiles à intégrer au projet de design, en travaillant les qualités sensibles et symboliques des environnements pour en faire des supports d'expériences signifiantes. Cette approche implique une démarche à la fois poétique et poïétique. Poétique, car attentive aux qualités sensibles et à la dimension symbolique des dispositifs, en tant qu'ils engagent des significations vécues. Poïétique, car soucieuse d'impliquer les différents acteurs dans le processus de conception, en valorisant leur capacité de création et de réflexivité.

3.3. Dialogue entre "preuve scientifique" et "preuve de soin"

Dans le domaine médical, les protocoles d'évaluation des dispositifs sont aujourd'hui cadrés par l'evidence-based medicine qui exige notamment des preuves quantitatives d'efficacité27. Ces méthodes scientifiques sont essentielles pour mesurer l'efficacité thérapeutique des dispositifs, mais gagneraient à être complétées par une prise en compte du vécu des patients et des soignants, impliquant la dimension sensorielle et subjective de l'expérience vécue. Or, le design de soin, tel qu'il est mis en œuvre dans le projet Peaux Éthiques, prend son point de départ dans l'expérience subjective des patients et des soignants. Il cherche à produire une « preuve de soin » (proof of care28) évaluant les effets des dispositifs sur les dimensions relationnelles, sociales et affectives, au-delà de leur seule efficacité thérapeutique. Toutefois, cette approche soulève des questions quant aux modalités d'évaluation des dispositifs conçus. Une difficulté peut alors surgir entre cette approche expérientielle du design et la possibilité d'en démontrer les effets à partir des méthodologies habituellement mobilisées dans le milieu médical, notamment quantitatives et objectivables. Cela pourrait passer par la co-construction de nouveaux indicateurs et outils d'évaluation, associant les expertises des chercheurs, des designers, mais aussi des soignants et des patients eux-mêmes. En s'intéressant à la richesse des données sensorielles et émotionnelles, le design peut ainsi contribuer à faire dialoguer les pratiques d'évaluation quantitatives et qualitatives en santé, pour les rendre plus attentives aux vécus et à la complexité des contextes de soin.

Cette ouverture à la diversité des expériences et des savoirs implique une certaine réflexivité du designer sur sa pratique. Plutôt que d'imposer des solutions toutes faites, il s'agit d'accueillir ce qui émerge du terrain dans une écoute attentive et dynamique des situations singulières. Loin d'être contradictoire avec la rigueur, cette posture d'ouverture exige de développer des méthodes et outils permettant de garantir la qualité et la pertinence des choix de conception. En ce sens, la « preuve de soin » (proof of care) apparaît comme un enjeu à la fois éthique et méthodologique, posant des questions sur l'évaluation, telle que celle passant par l'utilisation d'indicateurs quantitatifs qui peuvent échouer à saisir la complexité de l'expérience. Comment rendre compte des effets sensibles et relationnels des dispositifs ? Comment faire valoir la légitimité des savoirs issus de l'expérience vécue, à côté des savoirs experts solidement établis ? Il y a là un enjeu de reconnaissance et de dialogue entre différents régimes de vérité et de preuve, appelant une réflexion épistémologique approfondie.

Conclusion

En conclusion, le projet Peaux Éthiques illustre comment une approche du design intégrant la pluralité des sensorialités peut contribuer à repenser les modalités du soin, en dialogue avec les éthiques du milieu et du care. En cherchant à concevoir des dispositifs médicaux à la fois enveloppants et poreux, contenants et ouverts à l'altérité, il ouvre la voie à un design des milieux de vie attentif à la singularité et à la vulnérabilité des expériences vécues. Cette démarche se caractérise par une articulation étroite entre une approche poïétique, impliquant les différents acteurs dans le processus de conception, et une approche poétique, soucieuse des qualités sensibles et symboliques des réalisations. Les outils méthodologiques proposés, tels que les cartographies sensorielles ou les enveloppes tactiles, visent ainsi à faire émerger et à légitimer les savoirs des patients et des soignants, en les mettant en dialogue avec la pratique des designers.

Plus largement, cette étude de cas invite à repenser les finalités du design dans le champ de la santé, et plus spécifiquement pour la conception des dispositifs médicaux. Au-delà de la seule efficacité thérapeutique, il s'agirait de concevoir des environnements de soin qui soutiennent l'individuation psychique et collective des sujets, en leur offrant des prises pour élaborer et partager leur expérience sensible. On passe ainsi d'un design « de développement » centré sur la fonctionnalité à un design « d'enveloppement » attentif à la singularité et la vulnérabilité des êtres. En ce sens, le design apparaît comme vecteur à la création d'un « climat de soin », à la fois contenant et ouvert aux transformations. Toutefois, cette approche soulève des questions épistémologiques et méthodologiques quant à la conception et aux modalités d'évaluation des dispositifs conçus. La notion de « preuve de soin » (proof of care) apparaît ici comme une étape utile pour faire reconnaître la légitimité des savoirs issus de l'expérience vécue. Il s'agit de penser la complémentarité entre une approche médicale de la preuve et une approche design attentive aux effets sensibles et relationnels des réalisations.

Bibliographie

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  1. Fleury Cynthia, Fenoglio Antoine. 2024. Éthique et design : pour un climat de soin. Paris : PUF. 

  2. Anzieu, Didier. 1995. Le moi-peau. Paris : Dunod. 

  3. Duhem, Ludovic. 2018. « Prendre soin des êtres comme des choses. Réflexions éthiques pour un design des milieux de vie » : Revue française d'éthique appliquée N° 5(1): 124‑32. 

  4. Ibid., p. 124‑32. 

  5. Fabrique de l'hospitalité, 2018-2019. https://www.lafabriquedelhospitalite.org/projets/1578/de_mon_corps_a_l_autre 

  6. Gélard, Marie-Luce, « L'anthropologie sensorielle en France : Un champ en devenir ? », L'Homme, n°217, 2016, p. 91‑107. 

  7. Le Breton, David, « Le corps et le toucher en soins infirmiers », Soins, n°56, 2011, p. 34-37. 

  8. Delanoë-Vieux, Carine. « Art et design : instauration artistique, entre hostilité et hospitalité des lieux de soins et habitabilité du monde ». Thèse de doctorat, Université de Strasbourg, 5/12/2022. 

  9. Anzieu, Didier. 1995. Le moi-peau. Paris : Dunod. 

  10. Ricœur, Paul. 1990. Soi-même comme un autre. Paris : Seuil. 

  11. Tronto, Joan C., Hervé Maury, et Liane Mozère. 2009. Un monde vulnérable : pour une politique du care. Paris : Éd. la Découverte. 

  12. Moholy-Nagy, László. 1947. New method of approach - design for life, Vision in Motion, Chicago, Paul Theobald. 

  13. Lochmann, Arthur, 2024. « Les métiers du geste. Perception, action et éthique du faire » dans Fleury, Cynthia, Fenoglio, Antoine, Éthique et design. Pour un climat de soin, Paris, Presses Universitaires de France, p. 221. 

  14. Ibid., p. 221. 

  15. Merleau-Ponty, Maurice. 1989. L' œil et l'esprit. Paris: Gallimard. 

  16. Martin-Juchat, Fabienne. 2017. « Les paradoxes de « l'anamnèseur » corporel : la relation interpersonnelle de « soin » basée sur le toucher ». In L'Homme-trace, éd. Béatrice Galinon-Melenec. CNRS Éditions, 199‑218. 

  17. Fleury Cynthia, Fenoglio Antoine. 2022. Ce qui ne peut être volé : charte du Verstohlen. Paris : Éditions Gallimard. 

  18. Brugnoli, Audrey, « Peaux éthiques : une clinique sensorielle des relations et artefacts de soin par le design en dermatologie pédiatrique », Revue Française des Affaires Sociales, article à paraître 

  19. Ibid. 

  20. Fleury, Cynthia, Fenoglio, Antoine, « Le design peut-il aider à mieux soigner ? Le concept de proof of care », Soins, n°64(834), 2019, p. 58‑61. 

  21. Brugnoli, Audrey, « Peaux éthiques : une clinique sensorielle des relations et artefacts de soin par le design en dermatologie pédiatrique », Revue Française des Affaires Sociales, article à paraître 

  22. Delanoë-Vieux, Carine. « Art et design : instauration artistique, entre hostilité et hospitalité des lieux de soins et habitabilité du monde ». Thèse de doctorat, Université de Strasbourg, 5/12/2022. 

  23. Mossé, Aurélie, Bassereau, Jean-François, « Soft Matters : en quête d'une pratique plus résiliente du design textile et matière », Sciences du Design, n° 9(1), 2019, p. 50‑63. 

  24. Duhem, Ludovic. 2018. « Prendre soin des êtres comme des choses. Réflexions éthiques pour un design des milieux de vie »: Revue française d'éthique appliquée N° 5(1): 124‑32. 

  25. Tronto, Joan C., Hervé Maury, et Liane Mozère. 2009. Un monde vulnérable : pour une politique du care. Paris : Éd. la Découverte. 

  26. Delanoë-Vieux, Carine. « Art et design : instauration artistique, entre hostilité et hospitalité des lieux de soins et habitabilité du monde ». Thèse de doctorat, Université de Strasbourg, 5/12/2022. 

  27. Bansard, Elsa, « Le lab-ah, un laboratoire de design hospitalier », Gestions hospitalières, n°616, mai 2022. 

  28. C. Jobin, F. Lecourt, C. Gayda, « Preuves de concept (POC) génératives": conception et expérimentation innovante pour mieux prendre soin», 1er juillet 2020 - https://hal.science/hal-03081926