Jessica Martin débute un doctorat croisant histoire des sciences, géographie, sociologie et épistémologie (EHESS, CNRS, UMR 8504 Géographie-cités). Suite à une licence d’histoire, elle entame un Master en études politiques puis obtient le CAPES en 2015. Après six années de professorat dans le secondaire, elle reprend ses études en réalisant un Master 2 en épistémologie, histoire et sociologie des sciences à la Faculté des sciences historiques de Strasbourg. Sa thèse porte sur le laboratoire de Jacques Bertin à l’EPHE/EHESS : structuration, réseaux scientifiques et production graphique.
Résumé
Cet article propose une étude empirique sur une partie de l'histoire du laboratoire de cartographie/graphique créé en 1954 au sein de la VIe section de l'EPHE. Souvent nommé et connu d'après son premier directeur, Jacques Bertin, le laboratoire a pourtant accueilli un personnel nombreux et divers jusqu'au milieu des années 1990. Les femmes occupent une place importante parmi ses membres, constituant une majorité aux postes et fonctions différents. Sur la base d'un premier dépouillement d'archives, l'article entend présenter la composition et l'organisation du laboratoire à différentes dates avant de s'intéresser à une carrière particulière, celle de Madeleine Bonin. Division genrée des tâches, distribution genrée des statuts et rôle de la micro-informatique dans l'avancement de carrière d'une femme dans les années 1980 sont de premiers éléments d'analyse exposés dans cet article.
Abstract
This article constitutes an empirical study of the gender roles inside the Laboratory of Cartography/Graphic (LG). The LG was created in 1954 within the 6th section of the EPHE (Practical School of Higher Studies) to attend all visual representations in social sciences and humanities. Even though the LG has a major role in the development of visual semiotics in France, it's commonly named after its first director and founder, Jacques Bertin, leaving all other researchers and contributors unnoticed. However, a first glance in the LG's archives shows that a major part of its staff was formed by women with different status and responsibilities. The article describes the composition as well as the gendered organization of the LG during its existence between 1954 and 1995. A case-study deals with the career of a woman, Madeleine Bonin and how gendered roles affected her professional path.
Introduction
« Centre graphique », « laboratoire de cartographie », « laboratoire de graphique », « laboratoire cartographique » sont les différents titres attribués au laboratoire étudié dans cet article. Il est aussi connu et souvent nommé d'après son premier directeur : Jacques Bertin (1918-2010). Quelques mois de dépouillement des archives du laboratoire mettent à jour un personnel nombreux et divers. En effet, le « laboratoire de Bertin », fondé en 1954, accueille un personnel pluriel tout au long de son existence jusqu'à sa fermeture progressive entre 1995 et 2000. Les fonctions et statuts de ce personnel sont aussi divers : cartographe, dessinatrice, mécanographe, photographe ; aide-laboratoire, technicien, agent contractuel, agent détaché, chef de travaux, directeur de recherche. Parcourant une partie de l'histoire de la VIe section de l'EPHE et de l'EHESS, le laboratoire est ici étudié au prisme de son personnel féminin, nombreux, et de la distribution genrée des activités du laboratoire1.
Le laboratoire de cartographie est créé en 1954 sur l'initiative de Fernand Braudel, Président de la VIe section de l'EPHE. Il est alors conçu comme un laboratoire de service, lequel est sollicité par des chercheurs d'autres centres et disciplines pour fournir cartes et graphes. Les méthodes et activités du laboratoire dépassent rapidement la seule production de la carte « illustrative » (ou perçue comme telle). En effet, des outils uniques sont créés (matrice, fichier-image notamment) et des réflexions sont menées sur la sémiologie, le traitement visuel de l'information et la graphique.
Les membres du laboratoire développent méthodes, théories et études sur la réalisation graphique pour les sciences humaines et sociales. De ce fait, le laboratoire intègre, à partir du milieu des années 1970, en plus de sa fonction de laboratoire de service, une dimension de recherche. Ses activités se diversifient alors avec de l'enseignement, des partenariats, des collaborations, de la formation ou encore, de nombreuses participations à des conférences.
L'ouvrage principal de Jacques Bertin, La Sémiologie Graphique2, marque aussi un tournant en posant sur le papier une théorie qui modifie considérablement l'approche et la réalisation de graphiques et cartes. Le charisme et le rayonnement de Jacques Bertin, de même que son silence quant aux influences et sources de ses réflexions, ont contribué à occulter le travail des autres membres du laboratoire.
Le laboratoire de graphique (LG) mérite ainsi une attention particulière dès lors que l'on étudie sa composition au prisme de son personnel féminin. Ces premiers mois de recherche posent les bases d'une étude empirique sur l'histoire du laboratoire. Celle-ci met en avant l'importance du personnel féminin tout au long de l'existence du LG ainsi qu'une distribution genrée des activités3 et des statuts4. En regard de l'avancement de la recherche, cette première esquisse de l'histoire interne du laboratoire en termes de composition et de fonctionnement permet de saisir la tension entre l'investissement des femmes dans le laboratoire et ce qui leur est permis d'investir comme espaces d'activités et statutaires. Le propos vise ainsi à rendre lisible la composition du laboratoire à différentes dates puis son organisation hiérarchique en dialogue avec la distribution genrée des tâches. Une ultime partie développe une étude qualitative et exemplaire d'une carrière à travers le parcours de Madeleine Bonin.
1. La composition du laboratoire
« Boyle's laboratory is a densely populated workplace, housing a variety of individuals laboring to produce scientific knowledge, each performing a relatively distinct role »5.
La lecture des sources n'est pas encore systématique et ne permet pas d'avoir une vue en continu sur la période d'existence du laboratoire. On peut tout de même relever, grâce aux budgets, la composition du laboratoire à différentes dates : autour de 1956, en 1961, vers 1970 et en 1983.
1.1. Instabilité du personnel jusqu'au début des années 1960 ?
Dans la première décennie du laboratoire, les vacataires et contractuels voire les sollicitations à la tâche semblent être la normalité. Ces éléments transparaissent bien dans un « relevé des dépenses » du laboratoire daté de 19566. Il ne s'agit pas d'un budget mais bien de dépenses réalisées. C'est d'ailleurs le seul document pour 1956 en termes de « budget » qui a été jusqu'à maintenant trouvé. De plus, le format est particulier : les dépenses matérielles comme humaines sont mélangées et les paiements sont effectués ou par quinzaine ou mensuellement. On constate que les personnes ou entreprises, sont sollicitées selon les besoins et les productions attendues. On a par exemple Monsieur Bellavoine Georges, sollicité pour de la reproduction de plans en janvier 1956. Il reçoit un versement de 842 francs. Tandis qu'il n'est sollicité qu'une fois, d'autres noms apparaissent de manière récurrente au cours de l'année 1956 : René Lalue, Yvonne Rebeyrol (qui travaille ensuite au Monde)7, Guy Arbellot, Nancy Potier, Marie-Laure Trivier. Pour chacun.e d'entre elles et eux, le versement est irrégulier et instable : Guy Arbellot reçoit ainsi deux paiements en mars, l'un de 5025 Francs et l'autre de 160808 ; Yvonne Rebeyrol perçoit successivement en janvier et février un montant égal à 27603 Anciens Francs soit 638,68 Euros (2022). Compte tenu du pouvoir d'achat égal à celui des montants en Euros, on peut supposer que ces travaux étaient réalisés en complément d'un autre travail.
Pour l'heure, le dépouillement n'a pas permis de localiser un autre document qui donnerait des informations plus précises et détaillées sur la composition du laboratoire en 1956. À cette date, outre Jacques Bertin comme membre statutaire, on ne lui connaît pas d'autre permanent : les cartographes, comme les photographes, instituts ou entreprises sont invités à fournir un travail en réponse à un besoin identifié.
1.2. Un laboratoire qui se consolide au début des années 1960.
Dans son article sur le « technicien invisible », Shapin met avant la pluralité qui habite le laboratoire de Boyle9. Il en est de même au début des années 1960 pour le laboratoire de graphique. À cette date, pour laquelle la documentation est riche, le personnel semble en effet plus étoffé que ce qu'il nous a été permis de voir pour 1956. Une feuille récapitulative quant au budget alloué en 1961 statue le personnel à 17 personnes. On y retrouve Nancy Potier, déjà croisée en 1956. Sont aussi citées des personnes qui se maintiennent au laboratoire jusqu'au début des années 1990 : ainsi de Serge Bonin ou de Françoise Belmont par exemple. Un mémoire pour la même année ajoute en fin de ligne, avec une écriture ramassée, de nouveaux noms : Mme Bonin, Mme Grimaldi, Mme Hartmann et Mlle Salamon. Ce qui paraît indiquer que le laboratoire se consolide en ce début des années 1960 sont les fonctions attribuées à ce nouveau personnel : à l'exception de Mlle Salamon, les trois autres personnes sont affectées à des activités dites « administratives ». Les guillemets sont de rigueur car ces femmes sont attachées au « centre de documentation et d'analyse » du LG. Si dans les rapports, leur travail est fléché comme étant administratif, il reste à comprendre le contenu des activités réalisées dans ce pôle « documentation et analyse ». En outre, pour Mme Hartmann, il est spécifié qu'elle travaille à mi-temps.
En 1961, le personnel est plus nombreux et l'organisation davantage définie avec une distribution de ce personnel à l'intérieur de plusieurs entités: un laboratoire de cartographie, un centre de documentation et d'analyse, un laboratoire de photographie et un laboratoire cinéma (le tout formant le « centre graphique » d'après les mots de Jacques Bertin). L'arrivée d'un personnel administratif conforte cette idée d'une consolidation du laboratoire. Dans le même temps, ce nouveau personnel vient gonfler une équipe déjà majoritairement féminine. Les seuls hommes sont Jacques Bertin, Serge Bonin et Mr Mako (qui est alors chef du laboratoire de photographie). Le personnel est constitué à plus de 80 % de femmes.
Dans le même temps, la pratique de la sollicitation à la tâche est maintenue. Un carnet intitulé « cartographes extérieurs » daté de 1962-1964, présente sur chaque page un cartographe ou dessinateur travaillant ponctuellement pour le laboratoire. En haut de page, sont mentionnés nom et prénom, la fonction, parfois l'affiliation (IGN, CNRS, etc.). Dans le corps de la page, une ligne correspond à une tâche, un versement et une date. Le carnet, à l'écriture manuscrite, fait signe à une organisation hybride avec un personnel stable mais aussi des sollicitations extérieures ponctuelles selon les productions à réaliser.
1.3. Un personnel qui se stabilise au long des années 70 et 80
Une photographie couleur10 nous permet de voir ce personnel réuni en dehors du laboratoire. Le caractère informel de l'occasion se signale par le cadre — une maison particulière et non le laboratoire — ainsi que par la présence des conjoints extérieurs au laboratoire et des enfants de certains membres du laboratoire. Placée par Françoise Vergneault11 dans son propre fonds, la photo n'est pas exactement datée : y est écrit au dos « avant 1970 ? ». Une retombe en calque, de la main de Françoise Vergneault, signale les prénom, nom et fonction pour chaque personne présente. En croisant les rapports d'activités du Laboratoire et les noms indiqués sur la retombe, on peut effectivement situer la photographie vers 1970.
On y retrouve des noms déjà croisés en 1956 : ainsi de Guy Arbellot, Nancy Potier devenue François, Françoise Belmont devenue Vergneault, Huguette Guermont devenue Bertrand, Serge Bonin, Madeleine Bonin, Jeannine Recurat Field et Jacques Bertin. De nouveaux noms apparaissent comme ceux de Jacques Bertrand et de Georgette ou « Jo » Couty, personnes qui poursuivent leur carrière au LG dans la décennie suivante.
Un organigramme12 présentant la composition du laboratoire en 1983 signale, par comparaison avec la décennie 1950, une stabilisation du personnel du LG. On y retrouve tous les membres cités pour 1970 et quelques autres noms qui ont marqué l'histoire du laboratoire : Aleksandra Laclau, Roberto Gimeno, Aline Jelinski ou encore Marie-Thérèse Postic. Cette dernière arrive dès 1968 dans le cadre de l'association du LG comme Équipe de Recherche Associée (ERA) avec le CNRS13.
La stabilité du personnel est assez remarquable et ce, à partir des années 1970. Si l'équipe semble s'étoffer entre 1954 et 1961, elle se stabilise tout au long des années 1980 et 199014. Les premières lectures de sources pour la décennie 1990 tendent à montrer, logiquement, une baisse progressive du personnel jusqu'à la fermeture du laboratoire. Autre caractéristique qui traverse le laboratoire : le personnel demeure majoritairement féminin même si la proportion s'équilibre à partir des années 1980 avec 60 % de femmes en 198415.
Reste à savoir si l'on constate une organisation du laboratoire marquée par une distribution genrée des tâches. Pour la géographie, Nicolas Ginsburger relève que dès la fin des années 1940, certaines femmes géographes acquièrent une reconnaissance nationale et internationale qu'elles n'avaient pas jusqu'alors. Cependant, il conçoit la période de 1938 à 1960 comme une « unité temporelle » car : « (...) marquée par la stabilité du taux de féminisation de la liste des auteurs de diplômes d'études supérieurs (DES), proche d'un tiers, des membres de l'Association de géographes français (AGF), (...), et des enseignants du supérieur, où les femmes sont très rares, constat que l'on retrouve à l'époque dans d'autres disciplines »16. En se penchant sur l'organisation et la répartition des activités au sein du LG, on peut en effet lire en miroir, hiérarchie et genre.
2. Distribution hiérarchique et genrée des activités
2.1. Fonctions et genre
Sur la photo de groupe dont il a déjà été question17, Françoise Vergneault a placé une retombe en calque. Sur celle-ci, en plus des noms et prénoms, elle légende les fonctions des un.es et des autres. Elle distingue les secrétaires, les dessinatrices, la photographe et les cartographes. Le féminin est de rigueur pour les dessinatrices au nombre de deux (Monique Veerkamp et Nancy Potier François). La seule catégorie avec un personnel masculin est celle des cartographes tandis que les autres fonctions sont exclusivement féminines ; ainsi du secrétariat et du dessin. Parmi les cartographes, on trouve aussi des femmes avec une proportion équilibrée à 50 %.
« L'ultra-présence » féminine dans le laboratoire méritera d'être questionnée du point de vue de l'instabilité des postes. Si l'on prend l'exemple du CNRS de la fin des années 1930, la présence féminine importante parmi le personnel de recherche se comprend en regard de la fermeture des universités alors peu accueillantes pour les femmes, ce qui les contraint à se diriger vers les institutions moins convoitées. Précisément, le CNRS de 1939, étudié par Martine Sonnet18, offre des revenus instables (sous forme d'allocations) avec un statut qui ne garantit ni sécurité sociale ni retraite. Situation similaire à celle qui transparaît dans le relevé des dépenses de 1956. Il sera nécessaire de comptabiliser le personnel féminin des centres de la VIe section de l'EPHE puis de l'EHESS pour la même période afin que la comparaison prenne sens. Certes, l'EHESS accueille de nombreuses femmes parmi ses étudiantes19, mais nous manquons d'une vue continue dans le temps concernant la place des femmes au sein de l'institution parisienne20.
Outre une distribution genrée des fonctions, la question d'une hiérarchie ordonnant ces fonctions mérite d'être abordée.
2.2. Hiérarchie et genre
Un mémoire avec les paiements mensuels de chacun des membres donne à voir ces espaces hiérarchiques. Le mémoire se présente sous la forme d'un tableau réalisé sur une feuille A3. Chaque ligne correspond à un mois de l'année 1961 et chaque colonne à l'un.e des membres du laboratoire (à l'exception du directeur du laboratoire). À la jonction, est noté le versement mensuel avec une distinction selon la source des crédits utilisés21. Les membres sont classés selon la fonction qu'ils exercent et leurs salaires : les montants sont décroissants en lisant de gauche à droite. On distingue alors trois groupes : un groupe de cartographes aux salaires mensuels les plus élevés, soit 850 Francs22. Un second groupe est formé des dessinatrices et de cartographes. La question de l'ancienneté est une piste pour comprendre une différence de salaires entre certain.e.s cartographes : Jacques Bertin reçoit en effet une lettre de Françoise Belmont en 1960 dans laquelle elle sollicite un entretien afin d'obtenir un poste au sein du laboratoire23. De plus, au cours de l'année 1961, le salaire de Françoise Belmont évolue et devient égal à celui des autres cartographes. Enfin, le troisième groupe est formé de ce nouveau personnel, dit « administratif », qui arrive en 1961 et dont les revenus sont nettement plus faibles, soit de 564 Francs mensuels. Reste le cas de Mme Vogel, par ailleurs qualifiée de cartographes dans le carnet « cartographes extérieurs » de 1962-1964 mais dont le salaire est égal à celui des personnels du centre d'analyse et de documentation.
Ce sont donc trois paliers aux frontières floues qui distinguent les salaires des membres du laboratoire en 1961. On constate un écart notable entre les cartographes et le personnel rangé dans la catégorie « administration ». Dans un projet de budget que Bertin annote à la main, tous les salaires sont rectifiés à la baisse, à l'exception de ceux des cartographes ayant déjà les salaires les plus élevés24. Un autre constat relève de la différence de salaires entre cartographes et dessinatrices, écart dont il faudra comprendre la teneur et la justification25.
Sur le modèle de l'étude déjà citée sur le CNRS, il sera intéressant de recenser les femmes du laboratoire qui sont célibataires ou divorcées, celles qui ont des enfants et l'âge médian par rapport aux hommes. En effet, Martine Sonnet note : « Quand le taux de célibat moyen des femmes s'établit à 10 %, il atteint alors 18 % chez les chercheuses et même 35 % pour les maîtresses de recherche (...) »26. Martine Sonnet conclue sur ce point : « Les chercheuses se marient donc moins, plus tard et pour une descendance moindre, que les chercheurs. Certaines de leurs unions se rompent, par divorce sans enfant (...), ou avec un enfant (...)»27. Aussi, outre les différences de salaire, il est très important de porter attention aux discours qui relaient images, représentations du monde, lesquelles perpétuent une distribution différenciée des rôles selon le sexe28.
2.3. The « invisible technician »29 ?
Revenons une dernière fois sur la photo de groupe : elle nous permet de comprendre les différentes fonctions que chacun et chacune occupait. Croisée avec le document de 1961, on peut même commencer à discerner la hiérarchie du laboratoire. Pourtant, cette photographie est aussi marquée par l'absence. Comme le signale Steven Shapin à propos de la gravure de Caspar Schott datée de 166430, certains personnels sont anonymisés, ne reçoivent pas de visage : qu'en est-il de cette photo et de la possible invisibilisation de certains membres du personnel ?
Le croisement de plusieurs documents nous permet d'établir la liste du personnel du laboratoire en 1970 soit la date supposée de la photographie :
Sont recensées 19 personnes tandis que 13 sont présentes sur la photo. Les absents sont : Jean-Daniel Gronoff, Marie-Claude Lapeyre, Mr Mako, Micheline Desmaret, Monsieur Moutin et Monsieur Krier. Plusieurs raisons peuvent expliquer cette absence, ainsi des relations personnelles ou de l'ancienneté. Le cadre informel de l'occasion justifie aussi la sélectivité.
Reste que l'absence de deux personnes en particulier attire notre attention : Messieurs Moutin et Krier. Sont-ils des techniciens invisibles ? Comme le souligne Shapin, l'invisibilité des techniciens est rompue si leurs supérieurs jugent qu'ils ont fait une erreur : « Technicians work was transparent when the apparatus was working as it should and the results were as they ought to be. In contrast, the rôle of technicians was continually pointed to when matters did not proceed as expected »31. Or, jusqu'à présent, ces deux noms ont été repérés dans un seul document32.
Dans ce cadre informel que présente la photographie, reste à considérer le nombre de couples travaillant au laboratoire : Mr et Mme Bonin, Mr et Mme Khorsande Arbellot Siba, et sans doute, Mr et Mme Bertrand33. Ces couples se positionnent, en tant que cartographes, sur le poste le plus valorisé au sein du laboratoire. Nicolas Ginsburger, traitant les carrières parallèles et croisées de Germaine Verner-Veyret et de son époux Paul Veyret, écrit que : « (...) leur alliance n'est qu'un des signes de la forte endogamie qui règne dans la géographie française depuis au moins les années 1930 à l'origine de couples disciplinaires bien connus »34. On peut supposer que cette endogamie concerne aussi le LG.
Pour compléter l'analyse quantitative qui statue sur une « ultra-présence » féminine et l'étude de la structure du laboratoire mettant en avant une hiérarchie et une distribution genrée des tâches, le suivi qualitatif d'une carrière nous fait entrer autrement dans l'histoire du LG.
3. Une carrière au LG : Madeleine Bonin
Pourquoi se pencher sur la carrière de Madeleine Bonin en particulier ? Pour une raison pratique, le dossier documentaire à son propos est relativement riche. À cela, il faut ajouter des raisons plus fondées. Madeleine Bonin réalise sa carrière au LG en y entrant relativement tôt (en 1961) et en y restant jusqu'en 1995. Au cours de sa carrière, ses fonctions évoluent considérablement. Un écart se dessine entre l'évolution profonde de ses activités et le changement lent de statut d'après ses demandes répétées auprès de l'administration. Madeleine Bonin a une position particulière en tant qu'épouse de Serge Bonin, lequel devient directeur du laboratoire lorsque Jacques Bertin exerce ses droits à la retraite en 1985.
3.1. Présence et absence : les rapports annuels d'activités
Le nom de Madeleine Bonin apparaît donc en 1961 : il semble qu'elle arrive en cours d'année au sein du laboratoire et ce, comme employée administrative. Dans le projet de budget de 1961, son nom n'est pas mentionné : à son futur poste, entre parenthèses, est écrit le nom « Miquel ». Ce nom disparaît et c'est celui de Madame Bonin qui intègre les lignes des mémoires et budgets effectifs de 1961. Il faut espérer que les entretiens nous renseignent sur son arrivée au LG : aurait-elle pourvu un poste en urgence ? À cette date, elle est déjà épouse Bonin et Serge Bonin est au laboratoire depuis quelques années. Le réseau personnel doit avoir son rôle, comme souvent, dans cette embauche. Quant à son départ, Madeleine Bonin envoie un courrier officiel à Marc Augé, alors Président de l'EHESS, le 11 janvier 1994, afin de faire valoir ses droits à la retraite à compter du 1^er^ janvier 1995. Autrement dit, elle reste jusqu'à l'année qui entame la fermeture du laboratoire après une carrière de 34 ans au sein du LG.
Les rapports d'activités nous informent sur les fonctions et le statut des différents personnels. Il est à noter que l'étude de ces rapports n'est pas encore systématique, notamment en raison de leur dispersion. Trois modalités sont à distinguer : les rapports d'activités du laboratoire, fournis au CNRS à partir de 1968, ceux produits pour la VIe section puis à l'EHESS ; les rapports d'activités annuels personnels et fiches de notation.
Au début des années 1960, les rapports d'activités annuels personnels (RAA) sont adressés directement au président de la VIe section, Fernand Braudel. Un rapport tient sur une page, deux maximum et est écrit de la main du membre concerné. Chacun.e fait part de ses activités passées et du programme de travail à venir. On lit ainsi dans l'un de ces rapports pour l'année universitaire 1963-1964: « J'ai participé plus particulièrement à la rédaction graphique de la « Sémiologie graphique de J. Bertin »35. Sur une décennie, nulle trace de Madeleine Bonin dans ces RAA. On la retrouve dans les rapports du laboratoire, qui ont un caractère collectif. Au milieu des années 1960, elle est ainsi mentionnée comme « aide de laboratoire » et relevant du secrétariat36.
- L'absence de RAA pour Madeleine Bonin questionne d'autant plus que l'on retrouve plusieurs RAA pour sa collègue Paulette Dufrêne. Plus normé dans les années 1970, le RAA contient désormais une appréciation du chef de laboratoire et forme un dossier de quatre pages minimum. Pour Paulette Dufrêne, l'appréciation plus que positive de Bertin nous renseigne aussi clairement sur ses fonctions : « Les tâches administratives que Madame P. Dufrêne a acceptées sont lourdes et pour le moment très complexes. Elle m'apporte dans ce domaine une aide essentielle et de grande efficacité* »37. L'hypothèse que la production d'un RAA différenciait le personnel « scientifique » du personnel « administratif » ne fonctionne pas. Pourtant, pour la décennie 1970, nous n'avons toujours pas de RAA de Madeleine Bonin. Pour l'année 1977-1978 par exemple, on retrouve les RAA de Serge Bonin, Jacques Bertrand, Paulette Dufrêne, Micheline Desmaret, Jean-Daniel Gronoff, Alexandra Laclau ou encore Marie-Claude Lortic. Une autre hypothèse probable pour expliquer l'absence de RAA de Madeleine Bonin est celle de l'égarement de ces archives.
Ce sont les fiches de notation qui font apparaître Madeleine Bonin. La première date de 1977. Il faut pourtant préciser que la fiche de notation est beaucoup plus succincte que le RAA : constituée de deux pages, la fiche de notation ne développe pas autant les activités réalisées. On y apprend que Madeleine Bonin a un diplôme de sténographe38, obtenu en 1949 et qu'elle a le grade « d'Aide technique stagiaire » en 1977. Au verso, l'appréciation du chef de laboratoire nous renseigne sur les activités qu'elle exerce : « Responsabilité du matériel graphique, gestion des étudiants, et personnalité capable de répondre à tous les problèmes pratiques du Laboratoire, ce qui est exceptionnel et exceptionnellement utile »39. Un an plus tard, en 1978, on retrouve l'appréciation positive de Jacques Bertin et des fonctions similaires attribuées à Madeleine Bonin : « Madame Bonin peut remplacer toute personne appartenant à l'infrastructure du laboratoire, ce qui est exceptionnellement utile ». Elle a en 1978, le grade « d'Aide technique »40. Ces fiches de notation tendent à montrer que Madeleine Bonin exerce des activités administratives (logistique matérielle, gestion du personnel) considérées comme relevant du « faire » (« pratique ») et appartenant en ce sens à maintenir le cadre du LG (« l'infrastructure »).
3.2. L'évolution des fonctions de Madeleine Bonin
Ce sont les rapports d'activités du laboratoire et les fiches de notation des années 1980 qui font signe à un changement des activités de Madeleine Bonin au sein du laboratoire. Dans le fonds du Centre de Recherches historiques (CRH), une fiche de notation datée de 1983 fait état du même statut d'« Aide technique » et de changements d'échelons dus à l'ancienneté. Pourtant, en termes de fonctions et d'activités réalisées, l'évolution est sensible à six ans d'intervalle : « Utilisation des mini-ordinateurs et enseignement de leur utilisation. Secrétariat général du laboratoire en l'absence de Mme Dufrêne. Encadrement des étudiants et chercheurs utilisant les procédures de traitement graphique. Enseignement au CPJ (Centre de Perfectionnement des journalistes) au IESIEL (Institut d'Etudes Supérieures d'Industrie et d'Economie Laitière), direction de travaux pratiques à l'ENSAE et à l'Ecole de l'INSEE »41. C'est une forte diversification des activités avec une grande polyvalence dont témoigne cette fiche de notation. En effet, Madeleine Bonin cumule enseignement, gestion de personnel et gestion administrative. Plus encore, l'encadrement des étudiants ne se limite pas à une forme de gestion et d'accompagnement mais s'applique à l'utilisation des procédures de traitement graphique. Aussi, l'utilisation des mini-ordinateurs questionne : quel est l'usage dont il est question? Est-ce directement lié au traitement graphique ?
La fiche de l'année suivante confirme que Madeleine Bonin s'adonne à une tâche scientifique et complexe. Les termes sont choisis et explicites : « responsable de la mise en place et du développement de la microinformatique graphique au laboratoire »42. Elle exerce un travail scientifique et en a la responsabilité. Cette modification substantielle des activités de Madeleine Bonin se poursuit puisqu'elle note en 1985, en plus des fonctions déjà mentionnées, sa participation à l'Atlas de la Révolution et à celui de la Sardaigne, précisant entre parenthèses : « (informatique et composition du texte sur photocomposeuse) »43.
L'implication de Madeleine Bonin dans l'utilisation de l'informatique mérite d'être explorée. À partir de 1985, le directeur du laboratoire est Serge Bonin, époux de Madeleine Bonin. Ses appréciations sur les fiches de notation soulignent l'implication de Madeleine Bonin dans l'implémentation de l'informatique au sein du laboratoire. Il écrit ainsi en 1990 : « Cette année notre collaboratrice a pris en charge la difficile tâche de maîtriser les différents logiciels nécessaires à la réalisation de documents graphiques de notre conception ». Pourtant, se dessine déjà un phénomène observé par les historien.ne.s de l'informatique, à savoir : « (...) un processus de fragmentation [qui] a créé des métiers bien définis et a séparé le travail de conception du travail d'exécution (...). Il y a les ingénieurs-systèmes ou analystes de systèmes qui conçoivent les logiciels, les programmeurs qui permettent effectivement leur développement, les opérateurs des ordinateurs et les clavistes qui saisissent les données »44. Madeleine Bonin semble appartenir à ces deux dernières catégories, lesquelles relèvent du domaine de « l'applicable », du « faire » et non du « penser ». Le processus décrit par Clevi Elena Rapkiewicz s'applique aussi au chemin professionnel de Madeleine Bonin : « D'une part, les métiers de l'informatique ont ouvert de réelles possibilités d'embauche pour les femmes. Mais, de l'autre, la micro-informatique, en démystifiant l'informatique, a provoqué l'éclatement du collectif de travail et une régression du statut des métiers qui y sont liés, parallèlement à une féminisation des emplois. (...) L'opportunité d'emplois va de pair avec une dévalorisation des activités dans ce domaine»45. Une appréciation de Serge Bonin datée de 1988 confirme cette dévalorisation qui déplace le travail informatique de Madeleine Bonin dans un registre qui n'est pas celui de la réflexion scientifique : « Madeleine Bonin assure avec efficacité toutes les tâches non « Intellectuelles » qui permettent à un laboratoire de vivre. Son esprit pratique et concret lui permet de résoudre des problèmes variés, au niveau de l'informatique en particulier et de l'aide aux chercheurs* »46.
Le discours dans les archives du LG n'est pas fixé quant à la position de Madeleine Bonin. En effet, dans un rapport47, elle est signalée comme responsable du développement de la micro-informatique au même titre que Jacques Bertrand. Dans d'autres rapports du laboratoire, les responsables de ce pôle généralement cités sont Jacques Bertrand et parfois, Roberto Gimeno. Aux uns, les tâches informatiques relevant de la réflexion — conception des logiciels — et à l'autre/une, les tâches d'application jugées techniques et non réflexives ? Le travail de Cédric Neumann sur la formation professionnelle des mécanographes48, bien que concernant un autre corps de métiers et d'autres bornes chronologiques, expose un schéma similaire. La mécanographie intègre plusieurs métiers dont certains sont uniquement féminins. Ainsi des perforeuses dont le travail est d'application répétitive et méprisé: « De même, si en 1962, l'Ecole Nationale de Commerce de Paris assure la préparation de plusieurs diplômes de mécanographie (CAP d'opérateur, Brevet professionnel de chef-opérateur et brevet de technicien de chef d'atelier), le CAP de perforeuse-vérifieuse ne fait pas partie de son cursus car, d'après le directeur de l'Ecole, celui-ci relève "plus d'un dressage que d'une formation"»49.
En complément des fiches de notation, d'autres documents confirment cette implication qui dépasse la seule gestion et administration « infrastructurelle » du laboratoire. Une lettre d'une universitaire de la Royal Irish Academy of Dublin, datée du 23 octobre 1989, est adressée à Serge et Madeleine Bonin50. Dans le contenu, l'autrice évoque un voyage en Hongrie, à l'occasion d'une conférence internationale, lors duquel elle a apprécié la compagnie de Serge et Madeleine Bonin : « (...) it is now high time I wrote to thank you both for helping to make the whole week so memorable. I was very lucky indeed to fall into such good company ! ». Il faudrait trouver d'autres documents attestant de la présence de Madeleine Bonin lors de ces séjours professionnels pour en comprendre la teneur : quelle posture avait-elle, celle d'accompagner ou de participer ?
Surtout, deux ensembles documentaires attirent notre attention. Le premier est un rapport intitulé: « Projet de code pour l'analyse des « documents graphiques » (sur carte perforée) ». Ce document comporte une page de couverture avec le titre, une page de garde blanche avec écrit « Madeleine Bonin » puis suit à nouveau une page de titre avec le producteur du document. Pour ce dernier, il s'agit du « Service d'Études Sémiologiques et documentaires ». En 1962, un cours de « Sémiologie et Documentation » ouvre à la VIe section dont Jean-Claude Gardin a la responsabilité. Le document nous informe sur de possibles relations entre ces services et le laboratoire mais aussi sur ce qui est à tout le moins un intérêt que porte Madeleine Bonin aux questions du traitement automatique de l'information visuelle. Le second document se trouve dans les dossiers pédagogiques étudiants : on y apprend que Madeleine Bonin réalise un Mémoire, comme élève stagiaire, sous la direction de Serge Bonin à partir de 1983. L'intitulé du Mémoire est « Les cartes et graphiques dans la presse écrite »51. Plus loin dans le même dossier, Madeleine Bonin émarge pour le cours de Serge Bonin donné à l'EHESS en 1982-1983. Son nom apparaît aussi dans la liste des étudiants inscrits pour le cours de Jacques Bertin au cours de la même année universitaire. Elle n'émarge qu'au premier cours du 16 février 1983 et son nom disparaît ensuite de la liste.
La micro-informatique a peut-être constitué une opportunité pour Madeleine Bonin d'évoluer dans le laboratoire comme membre scientifique. Dans le même temps, elle semble passer par le processus décrit par Rapkiewicz où la micro-informatique noue opportunité et dévalorisation. Les difficultés rencontrées par Madeleine Bonin pour faire évoluer son statut tendraient à confirmer l'idée que le pouvoir symbolique de la maîtrise de l'informatique a été capté par d'autres au sein du laboratoire.
3.3. Le statut
En 1983, en parallèle d'une évolution de ses activités, une demande est formulée : celle d'obtenir le poste de technicien par concours interne. En 1984, le propos est plus clair et confirme ce que l'on supposait : « La conjoncture actuelle n'est pas favorable aux créations de postes mais j'ai le sentiment que l'École pourrait intervenir pour demander la transformation de mon poste et non attendre que le ministère le propose (...). Si cette seule fiche de notation constitue « mon dossier » (je suis la seule personne au Laboratoire à ne pas avoir de rapport annuel à faire, est-ce bien normal?) j'ai le sentiment d'être dirigée sur une voie de garage »52. Madeleine Bonin n'a jamais eu de rapport annuel à produire mais seulement des fiches de notation. Il faudra questionner les archives quant à cette distinction entre elle et les autres membres du laboratoire.
La demande de reconnaissance est croissante et répétée dans les fiches de notation suivantes, à la fois de la part de Madeleine Bonin mais aussi du nouveau directeur du LG qui signe les fiches de notation dès 1984, Serge Bonin. Il écrit en effet en 1985 : « Le passage dans un poste de Technicien, ou de Technicien principal a été demandé depuis plusieurs années... sans résultat » et au dos, il ajoute : « Le travail et la responsabilité assurés par notre collaboratrice, qui permettent au laboratoire de conserver son activité et sa crédibilité, n'ont jamais été considérés à leur valeur, et ne correspondent pas au poste sous valorisé qu'elle occupe depuis des années »53. À partir de 1986, Madeleine Bonin mentionne les examens professionnels obtenus au cours de sa carrière comme aide de laboratoire (1964) puis comme aide technique (1976) et les demandes de changement de grade sont répétées au moins jusqu'en 1990, date de la dernière fiche de notation du dossier. En 1990, Madeleine Bonin est Adjoint Technique de 1e classe, échelon 2. Pour mieux comprendre ces requêtes de promotion, une connaissance plus fine de l'avancement de carrière sera nécessaire.
Outre cet aspect, d'autres dimensions devront être prises en compte afin de cerner la carrière de Madeleine Bonin. Entre autres éléments, le laboratoire traverse de grands changements au cours des années 1980. La situation administrative du LG change, laquelle tend à montrer un déclassement -- à tout le moins vécu comme tel -. Une enquête sur le travail scientifique du LG est réalisée par des membres extérieurs au laboratoire. Aussi, la section de sociologie du CNRS émet un avis mitigé quant à la poursuite de l'association avec le LG comme ERA dès 1985. Enfin, la situation matérielle du laboratoire est fragile : une pétition du 3 février 198754, signée collectivement par les membres du LG, témoigne de conditions de travail dégradées. La carrière de Madeleine Bonin ne peut donc se lire qu'à l'aune de multiples échelles et angles d'analyse.
Conclusion
Étudier le LG au prisme de son personnel féminin ouvre plusieurs pistes pour entrer dans l'histoire de ce laboratoire. Bien que les premiers éléments de réponse ici posés soient modestes, ils n'en constituent pas moins une base solide et nécessaire à l'émergence de questions plus ambitieuses. La distribution genrée des tâches est l'angle choisi dans cet article mais il aurait été possible de questionner les femmes de sciences du LG autrement. Par exemple, les efforts d'Alexandra Laclau et d'Aline Jelinski pour instaurer des échanges durables avec des chercheurs polonais (et russes dans le cas d'Aline Jelinski) sont une manière d'entrer dans la question des relations du LG, de son rayonnement et de la diffusion de son travail.
Aussi, travailler sur les femmes du LG en étudiant leur statut, leur place et comment elles y évoluent amène à articuler la question de la légitimité du LG à celle de son personnel féminin. Peut-on mettre en corrélation l'évolution du personnel féminin du LG avec la légitimité du LG au sein de l'EPHE/EHESS ? La proportion importante de femmes signifie-t-elle que le LG était à la marge ? Ou, autrement formulé : le personnel féminin est-il en baisse à mesure que le LG devient un laboratoire de recherche reconnu ?
Plus en avant, c'est aussi le lieu disciplinaire du LG qui émerge. Les différentes appellations parfois simultanées et successives dans le temps font signe, par le choix ou l'indécision des mots, à la place du LG. Son rattachement à la section de sociologie du CNRS, et non à celle de géographie répond de la même problématique : où se situe le laboratoire en termes disciplinaires ? Ce flou disciplinaire impacte-t-il la légitimité du laboratoire et à quelle échelle ?
Enfin, cette problématique ne manque pas d'être reliée à un questionnement non résolu et que l'étude du personnel féminin met à jour : la distinction, et son critère, entre l'artisan et le penseur, entre celui qui fait et celui qui réfléchit, entre celle qui dessine et celui qui cartographie.
Peut-être est-ce là le questionnement que soulèvera l'étude du fonds du laboratoire et que ce premier article permet d'entrevoir. Y aurait-il une contradiction alors mise à jour par l'étude du personnel féminin? Alors que le laboratoire, et Bertin en premier lieu, a une haute conscience des implications épistémologiques de la mise en visualisation d'une information, perdure l'idée que le dessin est technique d'application objective, qu'il soit manuscrit ou automatisé55.
Bibliographie
Anheim Étienne, « Genre, publication scientifique et travail éditorial. L'exemple de la revue Annales. Histoire, Sciences sociales », Tracés. Revue de Sciences humaines, 18 mai 2017, no 32, p. 193‑212.
Bert Jean-François, Voir les savoirs: lieux, objets et gestes de la science / Jean-François Bert & Jérôme Lamy, Paris, Anamosa, 2021, 429 p.
Bertin Jacques, Sémiologie graphique: les diagrammes, les réseaux, les cartes, Paris La Haye Paris, Mouton Gauthier-Villars, 1967, 431 p.
Bigg Charlotte, « Les études visuelles des sciences : regards croisés sur les images scientifiques », Histoire de l'art, 2012, vol. 70, no 1, p. 23‑29.
Davis Natalie Zemon, « Les femmes et le monde des Annales », Tracés. Revue de Sciences humaines, traduit par Christelle Rabier, 18 mai 2017, no 32, p. 173‑192.
Gardey Delphine, « Genre, sciences et techniques » dans Association pour le développement de l'histoire des femmes et du genre - Mnémosyne (ed.), La place des femmes dans l'histoire : une histoire mixte, Paris, Mnémosyne, Association pour le développement de l'histoire des femmes et du genre Belin, 2010, vol. 1, p. 199.205.
Gardey Delphine, La dactylographe et l'expéditionnaire : histoire des employés de bureau, 1890-1930,Belin, Paris, (coll. « Modernités »), 2001, 335 p.
Ginsburger Nicolas, « Portrait en groupe de femmes-géographes. La féminisation du champ disciplinaire au milieu du xxe siècle, entre effets de contexte et de structure (1938-1960) », Annales de géographie, 2017, vol. 713, no 1, p. 107‑133.
Mazon Brigitte, Bourdieu Pierre Préfacier et Morazé Charles Auteur de la postface, « Aux origines de l'École des hautes études en sciences sociales: le rôle du mécénat américain ».
Neumann Cédric, « La formation professionnelle des mécanographes : de la spécialisation sur machine à l'émergence d'une qualification générale (1945-1965) », Cahiers d'histoire du CNAM, 2018, vol. 9‑10, no 1, p. 61‑78.
Rapkiewicz Clevi Elena, « Femmes et métiers de l'informatique », Les Cahiers du Genre, 1997, vol. 19, no 1, p. 27‑47.
Shapin Steven, « The Invisible Technician », American Scientist, 1989, vol. 77, no 6, p. 554‑563.
Sonnet Martine, « Les chercheuses de la Caisse nationale des sciences en France dans les années 1930. L'insertion immédiate des femmes dans un métier neuf » dans Femmes et le Savoir/ Women and Knowledge / Fraen und Wissen, Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 149‑168.
Waquet Françoise, Dans les coulisses de la science. Techniciens, petites mains et autres travailleurs invisibles, Paris, CNRS, 2022, 347 p.
-
Cet essai analyse le rôle marginalisé des femmes dans les études historiennes des Annales de la première génération, en commençant par le travail de l’ethnographe et historienne juive autrichienne Lucie Varga et l’aide non rémunérée de Suzanne Dognon-Febvre et de Simone Vidal-Bloch. Il explore ensuite la formation supérieure et les carrières des femmes qui avaient un lien avec les Annales depuis leur fondation en 1929 jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale : les deux autrices qui y ont publié des articles – Varga et Thérèse Sclafert, historienne économique –, les autrices des ouvrages recensés ou des recensions – Yvonne Bézard, historienne économique, Marie-Louise Sjœstedt, linguiste, Germaine Rouillard, égyptologue – sans oublier Eugénie Droz, spécialiste de la Renaissance, éditrice d’un livre de Febvre. L’École pratique des hautes études se révèle pour ces femmes un cadre accueillant pour l’acquisition de formation supérieure, sans conduire à un poste universitaire. Elles suivent des trajectoires professionnelles de bibliothécaire, d’archiviste, d’éditrice ou d’enseignante pour les élèves de Sèvres. Le texte se conclut sur une réflexion sur le tribut intellectuel payé dans leur travail respectivement par Lucien Febvre et Franck Borkenau à leurs épouses, Varga et Dognon. Natalie Zemon Davis, « Les femmes et le monde des Annales », Tracés. Revue de Sciences humaines, traduit par Christelle Rabier, 18 mai 2017, no 32, p. 173‑192. ↩
-
Bertin Jacques, Sémiologie graphique: les diagrammes, les réseaux, les cartes, Paris La Haye Paris, Mouton Gauthier-Villars, 1967, 431 p. ↩
-
Delphine Gardey, « Genre, sciences et techniques » dans Association pour le développement de l'histoire des femmes et du genre - Mnémosyne (ed.), La place des femmes dans l'histoire : une histoire mixte, Paris, Mnémosyne, Association pour le développement de l'histoire des femmes et du genre Belin, 2010, vol. 1 p. 199.205. ↩
-
Françoise Waquet, Dans les coulisses de la science. Techniciens, petites mains et autres travailleurs invisibles, Paris, CNRS, 2022, 347 p. ↩
-
Steven Shapin, « The Invisible Technician », American Scientist, 1989, vol. 77, no 6, p. 554‑563. ↩
-
Sauf mention spécifique en note de bas de page, les documents utilisés pour cet article se trouvent sous la même cote aux Archives Nationales (AN), 20150774/2. ↩
-
https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2010/10/15/yvonne-rebeyrol-journaliste_1426784_3382.html ↩
-
Les deux versements font un total de 21105 Anciens Francs, correspondant à 488,33 Euros (2022). D'après le convertisseur de l'INSEE, le pouvoir d'achat de 21105 Anciens Francs en 1956 est le même que celui de 488,33 Euros en 2022 : https://www.insee.fr/fr/information/2417794 ↩
-
S. Shapin, « The Invisible Technician », art cit. ↩
-
AN, 20150569/142. Pour des raisons de droits à la propriété intellectuelle, nous préférons présenter la photo copiée en noir et blanc, avec sa retombe en calque, les visages cachés. Reste à nommer le photographe qui ne nous est pas connu mais que nous aimerions nommer dès que nous saurons de qui il s'agit. ↩
-
Françoise Belmont, déjà croisée en 1961, devient épouse Vergneault en 1963-1964 d'après un rapport d'activité de ces deux années : AN, 20150774/1. ↩
-
Rapport d'activités pour le CNRS : AN, 20150774/5 ↩
-
Les Équipes de Recherche Associées (ERA) sont lancées par le CNRS en 1967, dans la continuité des Laboratoires Associés (LA) de 1966. Ces coopérations se concrétisent par des crédits alloués aux équipes associées et par des détachements de personnel. C'est le cas de Mme Postic qui arrive en 1968 et demande à partir du laboratoire au cours de l'année 1986 avec un départ accordé et effectif à compter du 1e janvier 1987 : AN, 20180764/27. ↩
-
Une politique d'intégration des « hors-statuts » est menée au début des années 1980. L'avancement de la recherche ne permet pas encore de mesurer son ampleur et ses effets. ↩
-
AN, 20150774/1 et AN, 20150774/5. ↩
-
Nicolas Ginsburger, « Portrait en groupe de femmes-géographes. La féminisation du champ disciplinaire au milieu du xxe siècle, entre effets de contexte et de structure (1938-1960) », Annales de géographie, 2017, vol. 713, no 1, p. 107‑133.109. ↩
-
Cf. Supra. I. 3. ↩
-
Martine Sonnet, « Les chercheuses de la Caisse nationale des sciences en France dans les années 1930. L'insertion immédiate des femmes dans un métier neuf » dans Femmes et le Savoir/ Women and Knowledge / Fraen und Wissen, Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 149‑168. ↩
-
« Les femmes et le monde des Annales », art cit, p. 182. ↩
-
Étienne Anheim, « Genre, publication scientifique et travail éditorial. L'exemple de la revue Annales. Histoire, Sciences sociales », Tracés. Revue de Sciences humaines, 18 mai 2017, no 32, p. 207.: l'auteur note cependant un recul, les femmes représentant 23 % en 1990 contre 18 % en 2000, du personnel de l'EHESS. ↩
-
Les différents Centres de la VIe section puis de l'EHESS ont trois sources principales : « l'Eductation Nationale », l'Association Marc Bloch et le CNRS. En 1961, pour le LG, seuls les deux premiers allouent des crédits. ↩
-
Selon le convertisseur INSEE, 850 (nouveaux) Francs en 1961 correspondent à 1458,74 Euros en 2022 avec un pouvoir d'achat égal: https://www.insee.fr/fr/information/2417794 ↩
-
AN, 20150774/1. ↩
-
Un élément important encore flou est le fait que les salaires sont définis selon un tableau indiciaire correspondant aux statuts des uns et des autres. La rectification manuscrite est-elle induite par un changement ordonné des indices et des revenus ou est-elle libre et décidée par Bertin ? ↩
-
L'angle du genre n'opère pas toujours pour cette dimension : la distinction, à l'intérieur du laboratoire, entre cartographes et dessinatrices est aussi revendiquée par certaines femmes cartographes. Dans les discours, sont distingués un travail réflexif (la cartographie) et un travail d'application technique (dessin). ↩
-
SONNET M., « Genre et partage du travail scientifique aux origines du CNRS (France, années 1930) », Actes de la journée « Genre, sciences, recherche. Regards et propositions en sciences sociales » du 25 novembre 2005, Cité des sciences à Paris, GARDEY D., CACOUAULT M., (Dir.). ↩
-
Ibid., p.232. ↩
-
GARDEY D., op. Cit., p.203 : « Les métaphores utilisées par les scientifiques signalent l'importance des circulations entre le laboratoire et le monde ordinaire. Le langage et les images, les représentations du monde sont parties prenantes de la vie de laboratoire, ils modèlent les échanges qui y ont lieu entre les personnes mais aussi le langage scientifique et le contenu des savoirs lui-même ». ↩
-
S. Shapin, « The Invisible Technician », art cit. ↩
-
Ibid.*, p.554. ↩
-
Ibid.,* p.558. ↩
-
Document qui se trouve toujours dans cette cote : AN, 20150774/2. ↩
-
La carrière de Madeleine Bonin fait l'objet de la dernière partie de cet article. Mme Siba Khorsande est : « chargée provisoirement des fonctions de chef de travaux non licencié » à compter du 1er mars 1955 (AN, 20150774/1). Quant à Huguette Guermont Bertrand, pour l'heure, ni les archives, ni les entretiens n'ont confirmé que son mariage soit avec Jacques Bertrand du même laboratoire. ↩
-
GINSBURGER N., op. cit., p.13. ↩
-
AN, 20150774/1. ↩
-
AN, 20150774/1. ↩
-
AN, 20150774/1. Le rapport date de 1976. ↩
-
Delphine Gardey, La dactylographe et l'expéditionnaire : histoire des employés de bureau, 1890-1930,Belin, Paris, 2001, 335 p. ↩
-
AN, 20000071/11. ↩
-
AN, 20000071/11. ↩
-
AN, 20000071/11. ↩
-
AN, 20000071/11. ↩
-
AN, 20000071/11. ↩
-
Clevi Elena Rapkiewicz, « Femmes et métiers de l'informatique », Les Cahiers du Genre, 1997, vol. 19, no 1, pp.32-33. ↩
-
Ibid.p.34. ↩
-
AN, 20000071/11. ↩
-
AN, 20150774/1. ↩
-
Cédric Neumann, « La formation professionnelle des mécanographes : de la spécialisation sur machine à l'émergence d'une qualification générale (1945-1965) », Cahiers d'histoire du CNAM, 2018, vol. 9‑10, no1, p. 61‑78. ↩
-
Ibid., *p.70. ↩
-
AN, 20150567/16. ↩
-
AN, 20150774/4. ↩
-
AN, 20000071/11. ↩
-
AN, 20000071/11. ↩
-
AN, 20180764/27. ↩
-
Charlotte Bigg, « Les études visuelles des sciences : regards croisés sur les images scientifiques », Histoire de l'art, 2012, vol. 70, n^o^ 1, p. 23‑29. ↩