Frédéric WEIGEL mène une réflexion pluridisciplinaire issue de sa pratique artistique et de celle de l’organisation d’expositions avec le centre d’art indépendant le « Palais des paris » qu’il a fondé à Takasaki au Japon.
Résumé :
Dans notre pratique d’organisateur d’expositions au Japon, il est notable que certains ensembles discursifs évoquant le milieu se répètent inlassablement. Nous analyserons certains débats qui ont eu lieu au sein des études japonaises en langue française et qui ont explicité la notion de fûdo (milieu, climat). Sa traduction et ses compréhensions, synchroniques ou diachroniques, permettent d’approcher les lieux communs qui apparaissent et qui interrogent l’esthétique du milieu de l’autre.
Abstract :
In our practice of organizing exhibitions in Japan, we note the repetition of discourses that evoke the environment. We will analyze the debates that have taken place in Japanese studies in the French language and which have clarified the notion of fûdo (environment, climate). The translation of this concept and its understandings, synchronic or diachronic, make it possible to approach the topics that appear. We will question the aesthetics of the environment of the other.
Dans notre pratique d’organisateur d’expositions1 au Japon, certains discours portant sur le milieu se répètent inlassablement. Si beaucoup d’artistes « occidentaux » supposent qu’il existe quelque chose d’un umwelt spécifiquement japonais et basé sur des conceptions d’espace-temps différentes de celles euclidiennes, du côté japonais l’idée d’une harmonie avec la nature est un lieu commun qui se réitère au moins depuis la première Histoire de l’art du Japon dont l’introduction présente « les conditions géographiques qui ont ainsi modelé le génie japonais2. »
En effet, depuis un pays comme la France, nous sommes noyés de représentations paradoxales d’un Japon sublimé, et les phénomènes naturels sont les éléments les plus commodes pour constituer des formes synthétiques qui opèrent à la manière d’une métaphysique concrète en faisant émerger des unités par une intuition qui transcende les réalités sociales et historiques. Par exemple, quand un artiste nous propose de mener une résidence, il peut venir avec une idée reposant sur un stéréotype qui devient une forme médiatisant la relation au milieu nippon : peindre des paysages en imitant les estampes d'Hokusai, s'inspirer du jardin sec du Ryoanji pour faire une installation minimaliste, cultiver de la mousse pour produire un art éphémère, ajouter à la surface d'un objet une rugosité d'un terroir qui est nommée pour l'occasion wabi-sabi. Et plus généralement, l’angoisse du tremblement de terre ou du tsunami semblerait être ce qui détermine le préconscient de l’existence, la relation avec des déités de la nature deviendrait le modèle d’une spiritualité pure, les formes d’une poésie courte manifesteraient l’expression d’une ontologie...
Évidemment, du côté japonais de telles unités n’apparaissent nullement dans leurs évidences, chacun est soumis à des choix individuels multiples menés au sein des nombreux dispositifs régulant la société. Néanmoins, si le cours de la vie est éloigné des problématiques du milieu, de nombreux lieux communs viennent conforter l’idée que la culture japonaise est en continuité avec la nature. De notre expérience, les acteurs du domaine de l’art (artistes, organisateurs d’expositions...) produisent des formules qui sont parmi les plus synthétiques et simplificatrices. En effet, à partir d’une forme du quotidien, ils « donnent de grandes causes générales à tous les petits faits particuliers3 », le milieu japonais devient alors un principe générateur quasi divin. Il est évidemment impossible d'expliciter en français cette symbolique de la nature sans recourir à une traduction imagée qui déforme la signification. Mais dans un but interrogatif, nous pouvons évoquer la situation du deuxième musée d'art de notre préfecture qui se trouve à Tatebayashi et qui porte pour thématique « la relation entre la nature et l'homme4.» Son architecture permet des points de vue sur le mont Fuji qui apparaît uniquement quelques jours dans l'année, tout en exposant des sculptures animalières de François Pompom, artiste dont le son du nom évoque l'onomatopée que produit un Tanuki dans une histoire célébrée localement. Rajoutons qu'au milieu d'un parc rempli d'arbres Katsura, se trouve la reconstitution de l'atelier de Pompom sous la forme d'une maison bourguignonne, alors que celui-ci se situait à Paris. Cet ensemble d'éléments peut paraître surréaliste depuis l'étranger, pourtant la médiation symbolique du territoire était suffisamment efficiente pour avoir permis un consensus politique autour de cette infrastructure se situant en pleine campagne.
Si les jeux de médiations symboliques nous apparaissent parfois sous la forme de paradoxes, le jardin français du Musée de la chanson à Shibukawa5 nous semble particulièrement puissant. Celui-ci est inspiré directement des peintures impressionnistes de Monet. En son centre se trouve un petit lac rempli de carpes et de nénuphars que l'on traverse avec un pont arrondi en bois. Ce jardin français est donc une réplique miniature du jardin de Giverny qui est qualifié là-bas de jardin japonais. Malgré l'évidence des contresens que charrie cet exemple, il n'en reste pas moins révélateur de ce qui peut arriver à celui qui spécule un milieu éloigné au travers des représentations.
Figure1. Le jardin français du musée de la Chanson à Shibukawa, automne 2012, © Frédéric Weigel
Dans notre article, nous n’avons pas la prétention de dévoiler la spécificité du milieu japonais, et encore moins celle d’une subjectivité particularisée. Nous souhaitons plutôt nous appuyer sur des travaux spécialisés6 afin d’élaborer un discours critique permettant d’encadrer les effets qu’entraîne une heuristique du milieu japonais, c’est-à-dire que nous interrogerons les paradoxes qui peuvent émerger lors de l’appréhension d’une forme esthétique issue d’une culture éloignée. Nous tenterons de dresser le parcours historique de la relation entre art et nature dans le Japon moderne, avec pour visée la description du contexte dans lequel Watsuji Testurô7 (1889-1960) a développé son concept de fûdo (milieu, climat). Nous questionnerons ensuite la préface du traducteur de la version française de ce texte, afin d’y soulever certaines ambiguïtés. Enfin, nous élargirons notre perspective en nous intéressant à la relation entre milieu et lieux communs dans le cadre d’une représentation de l’altérité.
1. Itinéraire moderne de la relation art-nature au Japon
Dans l’introduction d’un ouvrage de référence sur l’art japonais, Christine Shimizu dégage des « constantes [, des ] preuves de l’identité du peuple japonais [ dont ] la plus importante est la relation privilégiée établie entre l’homme et la nature8. » De manière équivalente, Augustin Berque suppose que la culture japonaise « a systématiquement tendu à faire de la nature son référent suprême, voire son aboutissement9. » Ce type de formulation suppose qu’une notion de nature se maintient depuis l’origine malgré les différentes vagues d’importations épistémologiques depuis la Chine ou l’Europe. Ainsi, dans la période moderne, « les schèmes importés ont renforcé l’identité japonaise, lui donnant de nouveaux langages pour apprécier plus pleinement ce qui avait toujours été l’un de ses motifs centraux : les significations nouvelles se sont incarnées en médiance10. » Néanmoins, s’il est possible de supposer l’existence préconceptuelle d’une nature japonaise, le terme shizen自然 ne s’est mis à correspondre à la notion de nature qu’à partir de la fin du XVIIIème siècle, et surtout ce mot n’a stabilisé son usage qu’au tournant du XXème siècle. Dès lors, il est possible de nuancer l’intemporalité de la relation japonaise à la nature. Nous proposons dans un premier temps de suivre le trajet du concept de shizen 自然 en tant qu’équivalent de nature, et ensuite de nous attacher aux différentes modalités de la relation art-nature dans le Japon moderne.
1.1 « Osmose sémantique » de shizen dans le cadre de l’épistémologie moderne
C’est en 1796 qu’Inamura Sanpaku (1758-1811) « a édité le premier dictionnaire hollandais-japonais au Japon du nom de Harumawage, pour la première fois le mot shizen apparaît comme traduction du mot hollandais natuur11. » Mais la diffusion de cette acception fut très restreinte et les tentatives de transpositions du concept de nature se développèrent surtout à partir de l’ouverture du pays au milieu du XIXème siècle. Nishi Amane (1829-1897) a été l’un des acteurs de l’élaboration de l’épistémologie moderne par la traduction de concepts étrangers. Dans son ouvrage Hyakuichishinron datant de 1873, « le mot correspondant à nature était "banbutsu万物" et non "shizen自然" […], dans ce livre le mot "shizen" s’employait dans le sens de naturel12. » C’est en 1889 qu’éclata un débat entre Iwamoto Yoshiharu (1863-1942) et Mori Ôgai (1862-1922) portant sur la clarification de shizen. Suite aux déclarations du premier explicitant que la littérature devait copier « la nature d’une manière naturelle13 », le second a critiqué cette définition dans le journal Kokumin no tomo en 1889, et il a soulevé une confusion entre science « ka-bungaku [ et art :] bi-bungaku14. » Il a fallu encore une décennie pour que le terme de shizen puisse apparaître régulièrement et se stabilise dans son acception actuelle. Itô Shuntarô note deux exemples représentatifs de cette dynamique. Shiga Shigetaka (19863-1927), dans son Nihon fukei-ron (traité sur le paysage japonais) en 1894 utilisait les mots zouka 造化 et shizen自然, en stipulant que « les Japonais aiment le beau de "shizen"15. » Et aussi dans Emeruson shôron (traité sur Emmerson) de 1894, Kitamura Tôkoku (1868-1894) utilise shizen pour traduire le concept de « nature » du philosophe américain.
Il est important de noter que le néologisme de shizen qui a servi à véhiculer la « traduction du mot occidental "nature" au sens d’"ordre naturel" (shizenzô), puis de création des êtres et des choses16 » n’était pas une nouvelle combinaison d’idéogrammes, cela contrairement à la majorité des néologismes modernes qui évitaient ainsi les contresens avec des notions préexistantes. En effet, shizen自然 reprenait les idéogrammes de la notion chinoise de ziran自然 qui est traduisible par naturellement au sens de « ce qui est par soi, de soi, spontanément17. » La signification de nature en tant que ce qui est naturel est ancienne puisque chez Aristote déjà la nature « est le principe produisant le développement d’un être contenant en lui-même la source de son mouvement et de son repos, principe qui l’amène à se réaliser selon un certain type18. » Néanmoins, la notion chinoise de spontanéité (ziran自然) n’est pas l’équivalente de cette naturalité. D’après Jaques Joly elle provient du taoïsme puis a envahi tous les registres discursifs de la pensée chinoise19, et surtout ziran自然 est une manière d’être, c’est une « intégration sans contrainte de l’autonomie de chacun à la normalité universelle20 », et non une nature qui est dans le cas de l’épistémologie aristotélicienne, « conçue à la fois comme principe, comme cause et comme substance21. » Dès lors, avec la notion moderne de shizen自然 « se [ produit ] une sorte d’"osmose sémantique" où shizen se [ met ] à désigner le monde naturel tout en gardant un peu de son sens ancien, ce qui [ est ] à la source de nombreux malentendus22. » Cet empilement de significations comportant notamment des appréhensions artistiques rend particulièrement complexe l’exploration d’une herméneutique du concept de shizen自然. En effet, il existe le risque de produire une confusion entre le jugement propre à la faculté esthétique et celui relevant de la connaissance23. Ainsi le mot nature en japonais est issu d’un processus historique complexe qui évoque des significations de strates anciennes, tout en étant un concept moderne équivalent aux définitions internationales.
1.2 Relation art-nature durant les périodes Meiji, Taishô, Shôwa
Le Japon moderne a produit de nombreuses constructions symboliques (textuelles et iconographiques) mettant en relation l’art et la nature. Conventionnellement, les historiens séparent les périodes par règnes d’empereurs, cette classification a ici l’intérêt de permettre de différencier de manière synthétique certains paradigmes du rapport à la nature.
Durant l’ère Meiji (1868-1912) s’élabore une histoire de l’art japonais dont Ernest Fenollosa (1853-1908) et Okakura Kakuzô (dit Tenshin) (1863-1913) furent les initiateurs. Parallèlement, ils donnèrent naissance à la catégorie de peinture japonaise (nihonga) qui est une forme de néoclassicisme nippon. La période est marquée par la création de nombreuses institutions artistiques24, mais aussi par le développement des premiers discours nationalistes (au sens moderne) qui a diffusé des propos sur « l’essence nationale du Japon » (nihonshugi) dans des énoncés se rapportant souvent au registre scientifique et dont les influences de Herbert Spencer (1820-1903) se font fortement sentir. En effet, quelqu’un comme Shiga Shigetaka décrit une « loi de la biologie25 » en parlant du génie national (kokusui) qui se conforme « aux influences de tous les éléments présents dans l’environnement du territoire japonais et à leurs réactions chimiques26. » Le pays fonctionnerait comme un « estomac27 » qui assimile les importations « à ce corps qu’est le Japon28. » La première histoire de l’art qui paraît en 1900 a pour originalité d’être introduite par une présentation géographique qui affirme que le Japon « est essentiellement pittoresque. La nature présente aux peintres une foule de tableaux tout composés29. » Dans cette histoire de l’art, « ce serait à cause du climat, des cerisiers, du mont Fuji et de tout ce qui constitue en japonais le fûdo (terroir, climat) que les Japonais auraient un sens esthétique particulièrement développé30. » Une causalité naturelle extérieure aux artistes/habitants serait productrice des particularités de la nation et de son art.
La période Taishô (1912-1926) est généralement décrite comme un moment de démocratisation et d’affirmation individuelle. Par exemple, les auteurs d’une revue comme Shirakaba « contribuèrent à promouvoir au Japon des concepts neufs : la primauté de l’individu (jiko shuchô) ou encore l’humanisme idéal (risôshugiteki jinkakushugi)31. » Parallèlement, une autre face du subjectivisme moderne émerge, avec un vitalisme approchant le réel à l’aide d’intuitions intérieures. Le Japon est « alors pleinement entré dans l’ère du doute et de la spiritualité individuelle32 », cette subjectivation et cette spiritualisation conduisent à une relation entre art et nature relativement proche de celle décrite par Bergson dans laquelle « notre âme vibrerait […] continuellement à l’unisson de la nature33 » et dont les traductions connaissaient alors un franc succès. Quelques années avant la fin de l’ère Taishô advient un évènement naturel marquant une rupture symbolique, le tremblement de terre du Kantô de 1923 « accéléra le rejet du lyrisme individuel et l’exaltation des valeurs collectives34. » Un troisième moment qualifiable de « retour au Japon35 » s’ouvre autour des années 1920.
Des années qui précèdent l’ère Shôwa (1926-1989) à la fin de la Seconde Guerre mondiale, a lieu une dynamique de critique de l’individualisme moderne, dans un premier temps au nom de la classe sociale avec les théories marxistes, puis rapidement au profit de la collectivité japonaise avec la montée du nationalisme et la guerre de 15 ans (1931-1945). C’est dans ce contexte que la plupart des images d’Épinal d’un Japon éternel ont émergé, un exemple typique est le regard simplificateur de Bruno Taut qui met en avant « la sobriété, la pureté, le Zen, les jardins secs36. » Pour les intellectuels japonais, se manifeste la dynamique « d’un mouvement auto-exotique, d’une recherche de l’étranger en soi-même37 », faisant apparaître un rapport à la nature baigné d’altérité, mais aussi d’immédiateté, d’éphémère, d’ombre, de rugosité, de spiritualité populaire38... Ces auteurs peuvent sembler se situer dans la continuation des formalisations du nationalisme sous Meiji, et d’ailleurs ils « s’approprièrent Okakura Tenshin […] et ils en firent un de leurs propres précurseurs39 », mais il est important de noter que dans cette dernière période la rupture avec le passé a été totalement produite et l’invention des traditions ne consiste plus en un simple néoclassicisme, mais en une forme d’essentialisation où le sentiment joue un rôle moteur. Philosophiquement, il règne une ambiance de métaphysique concrète40 où se côtoient des modèles phénoménologiques, existentialistes ou herméneutiques. Cette période est, en effet, généralement décrite sous l'étiquette de l'École de Kyôto dont le fondateur Nishida Kitarô (1870–1945) peut être qualifié de phénoménologue. Si « l'école de Kyôto est un ensemble pluriel, complexe, où s'affrontèrent des positions divergentes voire contradictoires41 », certains de ces auteurs possèdent en commun d'avoir été influencés par Martin Heidegger, notamment en ayant suivi ses cours en Allemagne. Le choc du rapport au réel, et particulièrement celui face au milieu géographique, détermine un être au monde propre à un collectif, il est alors possible de parler de « tournant ethnique de la phénoménologie42 » dans le cas de certains auteurs. Le thème de la nature est souvent instrumentalisé dans un but conservateur, et c’est dans cette ambiance que nous pouvons replacer la parution du célèbre livre Fûdo de Watsuji en 1935.
Ce premier moment de notre article nous a permis de préciser la complexité d’une analyse du milieu japonais et de la médiation entre nature et objet culturel (artistique ou populaire). En effet, d’un côté le mot shizen renvoie à deux registres notionnels (en tant que science et en tant que spontanéité), et d’un autre côté les modalités d’une relation entre art et nature ont évolué au fil des générations.
2. Heuristique du milieu de l’autre, traduction et sujet existentiel
2.1 Choix de traduction
La traduction française du livre Fûdo43 de Watsuji par le géographe Augustin Berque est relativement récente. Outre l’intérêt de pouvoir découvrir un document historique majeur dans une langue familière, cette traduction propose une actualisation de cette théorie datant des années 1930. De ce point de vue, la préface est très intéressante et la dernière phrase explicite la visée sous-jacente à cette traduction : « Certes, Watsuji en son temps n’avait rien d’un révolutionnaire ; mais au XXIème siècle, une telle idée porte en germe un tout autre monde44. » En revanche cette idée novatrice ne permettrait d’élaborer « une subjectité (shutaisei) des territoires45 » qu’à la condition de dépasser « un certain malentendu46. » En effet, d’après le traducteur « une étonnante incohérence mine l’ouvrage : les intentions du début (préambule et premier chapitre) sont contredites par les développements subséquents (chapitres II, III, IV, V)47. » Très concrètement sur un total d’environ trois cents pages en version française, seules les trente premières ne seraient ni « déterministes [ … ni soumises à un ] vice méthodologique évident48. » Le traducteur souhaite réintroduire une cohérence dans l’ouvrage par des choix de traductions des terminologies et par des explications dans les notes du traducteur, donnant ainsi une grille de lecture dépassant le contexte idéologique de l’époque et favorisant un système philosophique à usage actuel. Il est alors possible de saluer la mise en lumière de cette orientation dans la préface, car la traduction peut permettre de mener discrètement des opérations de transformation du sens.
Intéressons-nous rapidement aux chapitres qui sont dévalorisés par la préface. Les chapitres II et III présentent les trois grands climats (mousson - désert - prairie) et la manière dont ils sont la cause directe des formes de civilisations et des mentalités. La moiteur de la mousson produirait des structures humaines réceptives et dociles49, la sècheresse du désert serait cause d’une mentalité pragmatique et volontaire50, le milieu bucolique de la prairie entraînerait clarté et mélancolie51. Ce système de représentation permettait d’élaborer un discours promouvant « une conception de l’identité nationale comme état de nature [… qui] se rapprochait des représentations de l’ordre social véhiculées par les conservateurs52. »
Le chapitre IV se propose d’expliciter les formes d’arts en relation avec les climats et, sans surprises, il apparaît des différences tranchées et des poncifs opposant Orient et Occident. En effet pour Watsuji, si « les œuvres représentatives de l’art européen sont si fortement teintées de rationalité qu’on ne peut pas ne pas les faire correspondre à des règles53 », au contraire « nous ne découvrons dans les œuvres de l’Orient aucune règle rationnelle54. » Par exemple sur l’analyse des jardins, l’auteur mène une comparaison avec le jardin anglais : si celui-ci « n’est rien d’autre qu’un paysage à l’état naturel inscrit dans un cadre défini55 », le jardin japonais est « une idéalisation-sublimation de la beauté de la nature56 », car en raison du climat, il faut constamment travailler la nature pour qu’elle « se révèle elle-même dans sa cohérence57. » Cette conception est représentative d’une métaphysique concrète, elle opère le dévoilement d’une unité esthétique ressentie par une intuition. L’effet de sens obtenu n’est pas segmentable en opérations logiques, la présence naturelle s’incarnant dans ce jardin semble alors s’écarter d’une représentation qui pourrait être objectivée analytiquement par la raison.
Enfin, le dernier chapitre se propose de mener une histoire du concept de fûdo et il permet de connaître les sources et les modèles qu’utilise Watsuji. Nous pouvons par exemple noter que l’auteur attribue à Johann Gottfried von Herder (1744-1803) l’attitude de traiter du milieu « non pas comme d’un objet de "connaissance" […], mais comme "signe" (zeichen) révélant des choses internes58 », il s’agit alors de « traduire (Dolmentschen) l’esprit qui se révèle dans les formes visibles59. » Nous découvrons ainsi certaines modalités heuristiques communes entre Herder et Watsuji.
Tous ces éléments qui ancrent fortement ce livre dans sa période sont néanmoins minorés dans la préface du traducteur français, qui pour sa part met en avant une définition de ce que serait le concept de fûdo en s’appuyant sur la première phrase du livre : « Ce que vise ce livre, c’est à élucider la médiance en tant que moment structurel de l’existence humaine60. » Dans ce préambule, notons que Watsuji propose une interprétation de fûdo « en tant qu’expressions de l’existence humaine61 » et il souhaite son projet différent d’Être et temps de Martin Heidegger (1889-1976) qui serait une « saisie de la structure existentielle de l’homme en tant que temporalité62. » Pour Berque, il y aurait dans cette opposition, « l’idée directrice de Fûdo63 » et nous pouvons comprendre aisément l’intérêt du géographe pour cette valorisation de la spatialité64. Dès lors, il décide de traduire le mot fûdo par milieu et annonce que le mot de climat n’a « plus le sens dans lequel, au XVIIIème siècle, l’employait Herder65. » Ainsi l’utilisation de milieu éviterait un contresens « dénoncé par Watsuji dès le premier paragraphe66 » renvoyant à un commentaire de Kant critiquant la « fiction poétique67 » qu’Herder menait. S’il est pour nous difficile de saisir pourquoi il n’est pas adéquat d’utiliser un mot qui a un sens historiquement déterminé, nous pouvons déjà signifier que le choix d’un mot plutôt que d’un autre n’empêche pas le risque de constituer de la poésie plutôt que de la science, comme le reprochait Kant à Herder. De son côté, Michael Lucken propose la traduction de Climats et terroirs pour le titre Fûdo, il appuie son choix notamment sur la volonté de rendre « un côté "années 1930"68 » avec une tonalité s’approchant de Heimat en allemand. Ainsi, par un choix de traduction se dessinent deux appréhensions différentes : une d’ordre synchronique qui suppose que l’actualisation d’une spéculation est première, et une seconde diachronique qui prend soin de contextualiser les discours. En l’occurrence, avec la traduction de milieu, il émerge la possibilité d’une structure existentielle propre au peuple japonais, alors qu’avec la traduction de climat renvoyant à Herder, les affirmations de particularismes ne sont que la manifestation d’un processus commun à toutes les cultures modernes qui s’affirment par une différenciation, et cette dynamique relève du cosmopolitisme inhérent à l’histoire mondiale des nationalismes69.
2.2 Sujet existentiel des territoires
L’actualisation d’un concept possède quelque chose d’enthousiasmant, l’heuristique ouvre un chemin qui produit une cohérence par l’exploration des instruments qui permettent justement d’avancer. Sur ce point précis, la démarche scientifique et celle artistique possèdent beaucoup d’analogies. Mais dans le cas d’une mise en figure ou en discours d’une culture autre, le risque d’un parasitage est présent. En effet, s’il « n’existe aucun belvédère hors de la réalité des relations entre cultures70 », alors « l’altérité est une façon de qualifier une relation, non une réalité71. » C’est d’ailleurs par l’affirmation de cette évidence que Berque critique Watsuji dans plusieurs passages72. Mais l’ambiguïté de la préface du traducteur réside en ce que la formulation de cette critique permet de rendre manifeste un sujet existentiel spécifiquement japonais en lui attribuant un mot autochtone. En effet, le traducteur explique l’erreur de Watsuji par « la confusion qu’il fait entre la subjectité d’autrui (shutaisei 主体性, subjecthood : le fait d’être sujet souverain de soi-même) et sa propre subjectivité (shukansei 主観性, subjectiveness : le fait de n’être pas objectif). L’herméneutique exige que l’on comprenne le point de vue d’autrui en tant qu’autre ; l’introspection ne fait qu’approfondir le point de vue d’un même moi73. » En suivant la logique décrite ici, les définitions des deux notions notées en japonais ne proviennent pas du livre de Watsuji entretenant une confusion que la préface propose de dépasser en recourant à l’« Ausser-sich-sein heideggerien74 » et en évoquant vaguement un couple notionnel du registre bouddhique75. Étant donné l’absence de définitions sourcées (un philosophe, un dictionnaire...), l’opposition des deux notions de subjectivités apparaît pour le lecteur français comme découlant directement de la langue japonaise qui « prédispose76 » aux thèses phénoménologiques. Une intuition équivalente se retrouve dans un texte plus ancien de Berque dans lequel il affirme que « la langue japonaise, plus précise en la matière que les langues européennes, ne confond pas lexicalement les notions de shutai (le sujet existentiel de la perception et du comportement) […] et shukan (le sujet pour-soi de la philosophie)77 », mais aussi que « ces mots sont tous formés à partir du radical sino-japonais shu (le chinois zhu), "maître des lieux", "principal", avec les affixes tai (corps) […], kan (regard)78. » Il apparaît alors que l’opposition shutaisei/shukansei proviendrait d’une différence formelle propre à la langue qui se concrétiserait par la présence de l’idéogramme de corps 体 produisant un sujet existentiel incarné ayant les pieds sur terre, en opposition à l’idéogramme de regard 観 produisant le sujet surplombant et introspectif de la philosophie occidentale. Il faut préciser que si cette démonstration peut sembler convaincante à un lecteur français (ne tentant généralement pas de croiser les définitions), elle est déjà issue d’une lecture herméneutique visant à faire émerger du sens. En d’autres termes, c’est l’utilisation d’une modalité herméneutique qui permet de faire émerger une subjectivité elle-même herméneute des milieux en tant que « subjectité (shutaisei) des territoires79. » Dès lors, il y a méthodologiquement le risque que l’instrument brouille l’analyse du phénomène.
En prenant une démarche plus historiciste, les mots sont des concepts qui apparaissent à des moments historiques précis et prennent certaines définitions par certains auteurs dans des contextes marqués politiquement, et souvent ils sont déjà issus d’échanges avec d’autres langues. En l’occurrence shutaisei ou shutai ont pu effectivement prendre le sens d’une subjectivité existentielle, mais non exclusivement et surtout au sein de théories qui ont fait évoluer leurs significations80. Le fond du problème est qu’il est difficile, avec des pays éloignés, de synthétiser les significations des concepts et leurs itinéraires historiques. Dès lors, il est toujours plus efficace d’un point de vue communicationnel de proposer une lecture unifiante qui puisse s’actualiser dans une expérience existentielle. Lucken pointe un réel problème quand il écrit que « donner une histoire aux réalités extra-occidentales est un horizon qui est encore loin d’être atteint, la tendance ayant toujours été jusqu’à présent d’écraser la diachronie sous des représentations essentialistes81. »
Ainsi la possibilité même d’une subjectivité spécifiquement japonaise dans sa relation au milieu dépend grandement des outils d’analyses et de leurs régimes de spéculation (notamment synchronique ou diachronique). Mais le propos de notre article n’est pas d’amener une solution aux apories de la subjectivité japonaise dans sa relation au milieu, il s’agit plutôt d’encadrer ce qui advient par la spéculation du milieu japonais.
3. Milieu de l’autre et lieux communs
3.1 Fûdo dans le Japon d’après-guerre
Au Japon, le texte de Fûdo n’est pas anodin, il a été diffusé largement après son contexte de parution et quelles que soient les critiques faites par le traducteur français sur sa réception, nous ne pouvons pas sous-estimer l’influence de ce livre sur la manière dont les discours spéculent les spécificités du peuple japonais dans la démocratie d’après-guerre.
Arnaud Nanta a mis en lumière la rupture épistémologique qui a eu lieu dans l’après-guerre au sein du domaine de l’anthropologie japonaise, en décrivant « d’une part le paradigme de la conquête des origines continentales, ou le modèle du métissage, avant-guerre, et d’autre part le paradigme continuiste voire "autochtoniste" après la Seconde Guerre mondiale82. » Sous la forme d’une critique de l’ancienne idéologie impérialiste, adviennent au Japon des discours mettant en avant une unité ethnique du peuple japonais depuis l’origine, de telle sorte que « dans l’après-guerre, la continuité est un concept progressiste83. » En suivant Arnaud Nanta, différents éléments épistémologiques entrent en jeu dans ce processus, avec notamment la consécration de l’anthropologie physique qui surclassa l’anthropologie culturelle, mais notons ici que le livre de Fûdo84 est devenu une référence centrale dès qu’il s’agissait de définir la mentalité japonaise. Le relativisme de Watsuji, en l’occurrence le déterminisme entre milieu et culture, a été un puissant catalyseur pour développer un discours insulariste qui « est caractérisé par sa réduction de toute causalité historique au fait que le Japon soit un archipel ; l’insularité devient le principe explicatif de tout phénomène observé possible, depuis la spécificité culturelle jusqu’à l’unicité de race85. » C’est dans les années 1960 que « les discours "insularistes" se complétant - sont vulgarisés, notamment dans le cadre du nihonjin ron86 » et prolongent bien au-delà du monde académique certaines logiques déjà présentes dans Fûdo. Par exemple, pour Inoue Mitsusada, « le milieu (fûdo) n’est pas […] la nature extérieure à l’homme, mais quelque chose qui est gravé dans les structures mentales d’un peuple87. » Nous sommes très loin de l’appréhension de la « visée universelle88 » de Fûdo par la traduction française.
3.2 Lieux-communs et goût de l’autre
Le même concept de milieu, relayé par ceux qui se sont réclamé les héritiers de Watsuji, prend des allures de Janus en affichant à la fois un visage révolutionnaire visant l’universalité et une autre face conservatrice ne tolérant que le relativisme. Néanmoins, quelle que soit la manière dont est compris le livre Fûdo, l’utopie que représente le milieu japonais, une île permettant de penser une unité sans extériorité, semble pouvoir objectiver une cohérence entre schémas conceptuels et spécificités spatiales ou climatiques. Le milieu japonais ressemble fort à l’île d’Utopia décrite par Louis Marin : « le "contenu" de l’utopie c’est l’organisation de l’espace comme texte ; le texte utopique, sa structuration formelle et ses procès opérationnels, c’est la constitution du discours comme un espace. Autrement dit, l’utopie réalise une intéressante équivalence entre son référent […] et ses codes d’émission, de réception et de transmission89. » Nous pourrions dire que l’archipel japonais « développe ses "utopiques" comme des figures d’espaces et cependant dans le discours qui est son unique moyen d’effectuation ; utopiques, figures discursives d’espace, lieux de discours, topiques90. » Concernant la littérature sur l’insularité japonaise, entre territoire et topiques, entre milieu et lieux-communs, les équivalences sont plus que fréquentes91.
Si le milieu japonais apparaît sous la forme de figures répétées inlassablement, toute la question est de savoir s’il est possible de l’approcher ontologiquement par l’analyse de topiques. Anne Cauquelin a tenté de caractériser ce qu’elle nomme la doxa ou le sens commun, entendu comme « outils pour persuader selon le vraisemblable92 » qui suit « une logique à l’écart du logos93. » Pour l’auteure, il existe une physique de la doxa, et même le mot « "climat" peut se dire à propos de la doxa dans ce qu’elle représente un savoir-vivre traditionnel, des coutumes et de lente et irréfutable transmission94. » Mais est-ce que la doxa peut nous servir de guide pour une approche géographique ou environnementaliste95? L’opération n’est pas évidente puisque l’environnement « se cherche des positions et des règles, ignorant que la doxa, ce milieu fluide, a sa vie propre et ses propres règles96. » En effet, la doxa se caractérise par sa faculté de « faire image », les métaphores « sont l’élément vital, le milieu dans lequel elle vit à l’aise […] ; son langage est "imagé", il n’utilise pas de figure, il est figure97. » Dès lors, le lieu-commun langagier n’est pas équivalent au milieu géographique, il y a toujours un décalage, une différence de fonctionnement des règles de régulation dans chacun de ces deux domaines.
Afin d'illustrer la complexité du choix des topiques concernant un milieu, mais aussi l'écart du sens qui advient dans une expérimentation concrète, nous donnons deux exemples d'intervention d'artistes avec notre structure, le « Palais des paris. » Tout d'abord Mériol Lehmann98 est un photographe québécois interrogeant les représentations du milieu agricole qui se trouve généralement hors des ensembles urbains. Au Japon la périphérie des villes n'a pas l'évidence qu'elle peut avoir au Canada, et en l'occurrence à Takasaki l'artiste a pris des ensembles de photos mêlant rizières et quartiers résidentiels. En présentant en 2015, dans l'étage vide d'un bâtiment au centre-ville, une installation sonore et visuelle consistant à mettre en lumière une certaine étrangeté territoriale depuis un regard extérieur, la réaction du public local a été celle d'un sentiment de délectation induite par la transformation des catégories habituelles de perception dans lesquels les quartiers de banlieue n'ont guère de spécificités.
Figure 2. Mériol Lehmann, Electric Night vol.6, Takasaki, 2015, © Frédéric Weigel
Ensuite, Maureen Colomar99 est intervenue en 2014 au musée de Tatebayashi, elle y a produit des dessins de paysages sur différents supports (papier, mur, plaques). Afin de contourner les stéréotypes japonisant, elle a choisi d'utiliser des trames à l'allure mécaniques et des procédés mettant à distance la représentation. Par peur d'une incompréhension du public, le musée nous a demandé d'écrire un texte qui lui est destiné. Nous avons simplement défini la notion de « codification » afin d'expliquer les procédures de mise à distance. Cette explication qui est très conventionnelle dans une exposition d'art contemporain en Europe, a été jugée novatrice par comparaison avec l'habitude de ce musée qui suppose l’expressivité d'une œuvre dans sa relation à son modèle naturel.
Figure 3. Maureen Colomar, exposition « Dialogue », musée de Tatebayashi, 2014, © Frédéric Weigel
Ce hiatus, admirablement décrit par Cauquelin, entre la logique des métaphores portant sur la nature et la logique des milieux eux-mêmes, se transforme en problème majeur dès que nous entrons sur le terrain d’une autre culture, et de surcroit avec celle éloignée du Japon. En effet, il est délicat de pouvoir juger de la représentativité des topiques qui ne concernent ni sa langue natale ni ses habitus sociaux. Dès lors, il y a le risque que ce soit un jugement esthétique qui guide la sélection et la hiérarchisation des topiques en vue d’en manifester la signification. Si tel est le cas, le goût du Japon100 devient le premier vecteur d’évaluation de la représentativité des occurrences sélectionnées, et les métaphores portant sur le milieu sont celles qui constituent le plus efficacement des unités esthétiques, devenant de pittoresques tableaux. Le plus troublant, c’est que ces figures portent bien quelque chose d’une réalité en elles, mais qu’il est impossible d’isoler cette part de vérité. Comme le formule admirablement Benoit de L’Étoile, « malgré le mythe d’un accès "direct" au monde, nous ne pouvons pas voir sans lunettes. Faire prendre conscience que les lunettes que nous portons sans le savoir nous donnent une vision non pas fausse, mais médiatisée […] est la condition pour […] mieux voir101. » La grande difficulté concernant la relation existentielle avec le milieu d’un pays éloigné, c’est que la médiation est entremêlée avec le milieu lui-même, les représentations sont déjà conçues comme la médiation de phénomènes, d’une certaine manière la paire de lunettes est déjà ce qui est vu, l’instrument détermine l’objet tout en imposant la fascination d’une unité (esthétique) de l’autre ainsi obtenu. Comme dans le cas d’un musée portant sur la culture de l’autre, il faudrait pouvoir intégrer une « dimension réflexive » pour produire une représentation du milieu de l’autre. Néanmoins, comme « cette réflexivité prend nécessairement une forme historique, précisément parce que l’expérience de la relation aux autres est nécessairement médiatisée par l’Histoire102 », nous retombons dans la complexité de l’équilibrage entre une spéculation synchronique et un programme discursif diachronique, dont nous avons entrevu quelques enjeux dans le second temps de notre article.
Construire la représentation d'un milieu au travers d'une médiation historique n'est pas chose courante, en effet l'espace semble ne pas opérer sur le même plan que celui diachronique. Nous pouvons néanmoins proposer d'illustrer cette problématique par une œuvre personnelle103 se nommant « Randonnée suisse en paysage nippon » datant de 2020 et consistant en une série de 489 dessins au feutre sur des cahiers de paysage japonais à colorier de format A4. Les formes apparaissant sont issues de photogrammes du film « Cervin » de 1901 qui présentent des alpinistes en pleine montée du mont Cervin en Suisse. Cette rencontre internationale permet d'appuyer la modernité des paysages japonais dont Shiga Shigetaka, qui pratiquait lui-même l'alpinisme, a constitué des représentations servant de guide à un tourisme naissant à la fin du XIXème siècle.
Figure 4. Frédéric Weigel, extrait de « Randonnée suisse en paysage nippon », 2020, © Frédéric Weigel
4. En guise de conclusion
En janvier 1785 Kant écrivit un compte rendu à la fois anonyme et sévère sur la première partie des Idées en vue d’une philosophie de l’histoire de l’humanité de Herder dans le journal de la Jenaische allgemeine Literaturzeitung104. Il note qu’« il ne s’agit pas ici de rigueur logique dans la détermination des concepts105 », mais d’« un jeu de sentiments et d’impressions » qui sont « aptes de ce fait à laisser présumer en leur contenu davantage que ce qu’une froide analyse y décèlerait sans doute106. » En deux lignes, se résume le risque qu’encourt celui qui s’aventure à appréhender la manière dont l’autre vie son propre milieu. Avec une herméneutique de la subjectivation existentielle du territoire nippon, tout élément symbolique semble devenir révélateur d’une unité évidente, sans que jamais on ne puisse savoir s’il s’agit d’un véritable principe ou d’une simple analogie. Recourir à l’unité synthétisante de l’objet esthétique pour connaître une manière d’être dans un milieu éloigné, ou d’après Kant « rechercher dans le champ fertile de la poésie107 » afin d’obtenir des lois lorsque « toute expérience nous est enlevée108 », est « toujours de la métaphysique, voire de la métaphysique très dogmatique109. »
En suivant la belle formulation de Goethe, la force de l’artiste « réside dans l’intuition et la saisie d’une totalité signifiante110. » Dès lors, avec une spéculation sur le milieu japonais, ce n’est plus le scientifique, mais bien l’artiste qui fait émerger une quasi-connaissance par le truchement d’une métaphysique tout en produisant paradoxalement des représentations très concrètes, dont il est difficile de discerner s’ils renvoient au milieu ou à des lieux-communs. L’artiste se retrouve alors en position de faiseur d’altérité, là où le savant orientaliste ne peut que reconnaître sa défaite. Nous est-il permis d’espérer un progrès permettant de dépasser un essentialisme du Japon qui est si courant dans le monde de l’art que nous fréquentons ? Ne pas surinterpréter les possibilités du jugement esthétique dès qu’il s’agit du milieu japonais nous semble être un préalable fort judicieux.
Bibliographie :
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— Berque, Augustin, Vivre l’espace au Japon, Paris, PUF, 1982.
— Berque, Augustin, Le Sauvage et l’artifice : les Japonais devant la nature, Paris, Éditions Gallimard, 1986.
— Cauquelin, Anne, L’Art du lieu commun, du bon usage de la doxa, Paris, Seuil, 1999.
— Commission impériale du Japon, Histoire de l’art du Japon, Paris, exposition universelle de Paris, Gallica [En ligne], 1900.
— Descola, Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, Éditions Gallimard, 2005.
— Ebersolt, Simon, Contingence et communauté. Kuki Shûzô, philosophe japonais, thèse soutenue à Sorbonne Paris Cité, 2017.
— Goethe, Johann Wolfgang, Écrits sur l’art, Paris, Flammarion, 1996.
— Itô, Shuntarô, Shizen, Tokyo, Sanseidô,1999.
— Joly, Jacques, « Spontanéité et nature : le cas d’Andô Shôeki », Revue Philosophique de Louvain, Quatrième série, tome 92, n° 4, 1994.
— Kant, Emmanuel, La philosophie de l’histoire (opuscules), Paris, Médiation Denoël, 1986.
— De L’Estoile, Benoît, Le goût des autres : de l’exposition coloniale aux arts premiers, Paris, Flammarion, 2007.
— Lucken, Michael, L’Art du Japon au vingtième, Paris, Hermann, 2001.
— Lucken, Michael, Nakai Masakazu : Naissance de la théorie critique au Japon, Dijon, Les Presses du réel, 2016.
— Marin, Louis, Utopiques : jeux d’espaces, Paris, Les éditions de minuit, 1973.
— Maruyama, Masao, Essais sur l’histoire de la pensée politique au Japon, traduit par Jacques Joly, Paris, les Belles Lettres, 2018.
— Nanta, Arnaud, Débats sur les origines du peuplement de l’archipel japonais dans l’anthropologie et l’archéologie (décennie 1870 - décennie 1990), thèse soutenue à l’Université Paris 7, 2004.
— Pelletier, Philippe, L’invention du Japon, Paris, le cavalier Bleu, 2020.
— Perroncel, Morvan, Le Moment nipponiste (1888-1897), Nation et démocratie à l’ère Meiji, Paris, les Belles Lettres, 2016.
— Said, Edward, Culture et impérialisme, Paris, Fayard, 2000.
— Shimizu, Christine, L’Art japonais, Paris, Flammarion, 2008.
— Souyri, Pierre-François, Moderne sans être occidental : aux origines du Japon d’aujourd’hui, Paris, Éditions Gallimard, 2016.
— Thiesse, Anne-Marie, La Création des identités nationales, Europe, XVIIIème-XXème siècle, Paris, Seuil, 2001.
— De Tocqueville, Alexis, De la démocratie en Amérique II, Paris, Éditions Gallimard, 1992.
— Watsuji, Tetsurô, Fûdo, le milieu humain, traduit par Augustin Berque, Paris, CNRS, 2011.
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L’auteur du présent article est le cofondateur et le codirecteur avec la linguiste Suto Yoshiko d’un centre d’art indépendant et bénévole dans la ville de Takasaki en périphérie de Tokyo se nommant le « Palais des paris ». Un bâtiment d’une ancienne école privée d’anglais a été réhabilité afin d’accueillir en résidence des artistes pour produire des expositions. En s’appuyant sur cette structure, une centaine d’artistes venant principalement d’Europe ont été présentés. En particulier, le cadre d’une résidence permet un échange approfondi sur les compréhensions et les attentes vis-à-vis de la culture japonaise. Notons enfin que la complexité du monde de l’art local, par le manque de financement serein et par la présence d’affirmations identitaires fréquentes, rendent précaire chaque expérience dont la diffusion reste restreinte. Si la multitude des tentatives menées a été riche d’enseignements, la réalité japonaise contemporaine de l’art manque cruellement de représentations réflexives, nous tentons dès lors modestement de pallier ce manque. ↩
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Commission impériale du Japon, Histoire de l’art du Japon, Exposition Universelle de Paris, Gallica [En ligne], 1900, p. 2. ↩
-
Alexis de Tocqueville nommait ainsi la pratique des historiens dans les siècles démocratiques. De Tocqueville, Alexis, première partie, chapitre XX, De la démocratie en Amérique II, Paris, Éditions Gallimard, 1992. ↩
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Il s’agira de textes de différents domaines (géographie, histoire des idées, anthropologie...) des études japonaises en langue française (à l’exception de la partie 3.2 où sont présents des textes plus généralistes), qui permettront au lecteur de pouvoir potentiellement suivre le programme discursif ici constitué. Pour les quelques sources japonaises ayant pour fonction de pallier certaines absences, je remercie Suto Yoshiko pour ses indications bibliographiques et pour ses traductions. ↩
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Pour les noms japonais, le nom de famille précède le prénom. ↩
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Shimizu, Christine, L’Art japonais, Paris, Flammarion, 2008, p. 9. ↩
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Berque, Augustin, Le Sauvage et l’artifice : les Japonais devant la nature, Paris, Éditions Gallimard, 1986, p. 178. ↩
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Ibid, p. 235. ↩
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Itô, Shuntarô, Shizen, Tokyo, Sanseidô,1999, p. 88. C’est nous qui traduisons les citations en japonais. ↩
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Itô, Shizen, op.cit., p. 91. ↩
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Ibid., p. 93. Sur ce débat, l’auteur renvoie aux analyses de Yanabu Akira dans Honyaku no shiso, Tokyo, heibon-sha, 1977. ↩
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Ibid. ↩
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Ibid., p. 100. ↩
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Maruyama, Masao, « Glossaire », Essais sur l’histoire de la pensée politique au Japon,, Paris, les belles lettres, traduit par Jacques Joly, 2018,, p. 390. ↩
-
Maruyama, Essais sur l’histoire de la pensée politique au Japon, op.cit., p. 390. ↩
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Descola, Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, Édition Gallimard, 2005, p. 127. ↩
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Plus précisément « s’unir à la spontanéité – ziran – est le point d’aboutissement de rituels taoïstes, et dans certaines sectes, des manifestations surnaturelles telles que la lévitation sont le gage qu’un tel état a bien été atteint », dans le néoconfucianisme émerge l’idée d’« ordre général et inné des choses (shizenzhili) », dans le bouddhisme ziran est utilisé comme traduction du « sanscrit svayambu (tel que cela est pour soi, spontanément) », ou encore dans la peinture de Shansui « l’artiste réalise sa propre nature comme il permet à la "nature" de s’accomplir. » Joly, Jacques, « Spontanéité et nature : le cas d’Andô Shôeki », dans Revue Philosophique de Louvain, Quatrième série, tome 92, n° 4, 1994, p. 559 sq. ↩
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Ibid. p. 561. L’auteur emprunte la formule à Léon Vandermeersch. ↩
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Descola, Par-delà nature et culture, op.cit., p. 124. ↩
-
Joly, « Spontanéité et nature : le cas d’Andô Shôeki », op.cit., p. 568. ↩
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En utilisant une terminologie à connotation kantienne. ↩
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Par exemple avec l’ouverture en 1882 dans le parc Ueno du musée devenant le musée impérial en 1888, de l’ouverture de l’école des Beaux-Arts de Tokyo en 1887, du lancement de la revue Kokka en 1889… ↩
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Shiga, Shigetaka, « Manifeste de Nihonjin », traduction dans : Perroncel, Morvan, Le Moment nipponiste (1888-1897), Nation et démocratie à l’ère Meiji, Paris, les Belles Lettres, 2016, p. 99. ↩
-
Ibid. ↩
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Ibid., p. 102. ↩
-
Ibid. ↩
-
Commission impériale du Japon, Histoire de l’art du Japon, op.cit., p. 3. ↩
-
Lucken, Michael, L’Art du Japon au vingtième, Paris, Hermann, 2001, p. 42. ↩
-
Lucken, Michael, L’Art du Japon au vingtième, op.cit., p. 47. ↩
-
Lucken, Michael, Nakai Masakazu : Naissance de la théorie critique au Japon, Djion, Les Presses du réel, 2016, p. 31. ↩
-
Bergson, Henri, Le rire. Essai sur la signification du comique, Paris, Puf, 1959, UQAC [En ligne], 2002, p. 66. ↩
-
Lucken, Nakai Masakazu : Naissance de la théorie critique au Japon, op.cit., p. 103. ↩
-
Ibid., p. 104. ↩
-
Ibid., p. 115. ↩
-
Ibid., p. 105. ↩
-
Michael Lucken parle d’une « forme d’essentialisme de la non-clôture » concernant Watsuji. Ibid., p. 118. ↩
-
Souyri, Pierre-François, Moderne sans être occidental : aux origines du Japon d’aujourd’hui, Paris, Éditions Gallimard, 2016, p. 247. ↩
-
Par exemple concernant la philosophie de Kuki Shûzô, Simon Ebersolt parle de « donné concret », de ce qui peut être « immédiatement donné » ou de « contingent. » Ebersolt, Simon, Contingence et communauté. Kuki Shûzô, philosophe japonais, thèse soutenue à Sorbonne Paris Cité, 2017, respectivement p. 163, p. 239, p. 252. ↩
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Lucken, Nakai Masakazu : Naissance de la théorie critique au Japon, op.cit., p. 86. ↩
-
Expression utilisée à propos de Kuki Shûzô et du tournant de sa pensée vers 1930. Ibid., p. 185. ↩
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Watsuji, Tetsurô, Fûdo, le milieu humain, traduit par Augustin Berque, Paris, CNRS, 2011. ↩
-
Watsuji, Fûdo, Ibid., p. 29. ↩
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Ibid., Notons que shutaisei se traduit généralement plutôt par subjectivité dans le contexte philosophique. Il peut prendre aussi valeur d’initiative ou d’indépendance. ↩
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Ibid., p. 13. ↩
-
Ibid., p. 22. ↩
-
Ibid. ↩
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Ibid., p. 63. ↩
-
Ibid., p. 107. ↩
-
Ibid., p. 152. ↩
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Lucken, Nakai Masakazu : Naissance de la théorie critique au Japon, op.cit., p. 111. ↩
-
Watsuji, Fûdo, le milieu humain, op.cit., p. 246. ↩
-
Ibid., p. 252. ↩
-
Ibid., p. 257. ↩
-
Ibid., p. 258. ↩
-
Ibid. ↩
-
Ibid., p. 285. ↩
-
Ibid., p. 287. ↩
-
Ibid., p. 35. ↩
-
Ibid. ↩
-
Ibid., p. 36. ↩
-
Ibid., p. 12. ↩
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Notons néanmoins que cette opposition avec Heidegger est quelque peu exagérée. Comme le remarque Michael Lucken, le texte de Watsuji « n’est pas une critique de Heidegger, au sens d’une réfutation. Elle se veut plutôt un prolongement, une radicalisation de la phénoménologie heideggérienne. » Lucken, Michael, Nakai Masakazu : Naissance de la théorie critique au Japon, op.cit., p. 110. ↩
-
Watsuji, Fûdo, le milieu humain, op.cit., note n° 11, p. 17. ↩
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Ibid., note n° 11, p. 16. ↩
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Ibid., p. 59. ↩
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Lucken, Nakai Masakazu : Naissance de la théorie critique au Japon, op.cit., note n° 19, p. 109. ↩
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Ou comme le dit Anne-Marie Thiesse dans la première phrase de son livre : « Rien de plus international que la formation des identités nationales. » Thiesse, Anne-Marie, La Création des identités nationales, Europe, XVIIIème-XXème siècle, Paris, Seuil, 2001, p. 11. ↩
-
Said, Edward, Culture et impérialisme, Paris, Fayard, 2000, p. 103. ↩
-
De L’Estoile, Benoît, Le goût des autres : de l’exposition coloniale aux arts premiers, Paris, Flammarion, 2007, p. 537. ↩
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Par exemple : « Allez dire à un paysan normand du temps de Flaubert que son fûdo est monotone et rationnel ! Comme on l’a dit dans la préface, c’est bien Watsuji lui-même […] qui se "découvre soi-même". » Watsuji, Fûdo, le milieu humain, op.cit., n° 47, p. 270. ↩
-
Ibid., p. 22. ↩
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Ibid., p. 26. ↩
-
Ibid., note n° 26, p. 26. ↩
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Ibid., note n° 49, p. 90. ↩
-
Berque, Augustin, Vivre l’espace au Japon, Paris, Puf, 1982, p.31. Notons que le sei 性 de shutaisei ou shukansei joue le même rôle que l’ité dans subjectivité en français. ↩
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Ibid., note n° 3, p. 31. ↩
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En reprenant la formulation déjà citée du projet de Berque concernant sa réinterprétation de Fûdo. ↩
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D’après une note qui renvoie au livre de Kobayashi, Toshiaki, « Shutai » no yukue, Tokyo, Kôdansha, 2010 : « Shutai 主体 est un néologisme qui apparut pour la première fois en japonais chez Inoue Enryô en 1887. Il ne commence à être utilisé couramment que dans les années 1920. Depuis les années 1970, son emploi est en net repli. On notera que ce composé fut repris après-guerre par le régime nord coréen […] qui l’adapta pour en faire l’un des piliers de son idéologie. » Lucken, Nakai Masakazu : Naissance de la théorie critique au Japon, op.cit., p. 174. Pour une présentation des enjeux historiques de l’opposition shukan / shutai, voir ibid., p. 174 sq. ↩
-
Ibid., p. 124. ↩
-
Nanta, Arnaud, Débats sur les origines du peuplement de l’archipel japonais dans l’anthropologie et l’archéologie (décennie 1870 - décennie 1990), thèse soutenue à l’Université Paris 7, 2004, p. 614. ↩
-
Ibid., p. 781. ↩
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Par ailleurs Watsuji « remanie largement son ouvrage Fûdo (Milieux) en novembre 1942 puis en 1949, en retirant notamment ses passages antisémites. » Ibid., p. 661. ↩
-
Ibid., p. 780. ↩
-
Ibid. ↩
-
Postface à l’édition de 1979 par Inoue Mitsusada, Watsuji, Fûdo, le milieu humain, op.cit., p. 324. ↩
-
Ibid., note n° 2, p. 322. Le traducteur reconnait néanmoins dans la même note « que la suite de l’ouvrage […] fait la part fort belle à la singularité nippone. » ↩
-
Marin, Louis, Utopiques : jeux d’espaces, Paris, Les éditions de minuit, 1973, p. 24. ↩
-
Ibid., p. 23. ↩
-
À titre d’exemple, le chapitre « L’invention de l’archipel » du livre L’invention du Japon, regorge d’analogies. Pelletier, Philippe, L’invention du Japon, Paris, le cavalier Bleu, 2020. ↩
-
Cauquelin, Anne, L’Art du lieu commun, du bon usage de la doxa, Paris, Seuil, 1999, p. 14. ↩
-
Ibid. ↩
-
Ibid., p. 98. ↩
-
Que ce soit avec « l’artialisation avec Alain Roger, la médiance avec Augustin Berque », Ibid., note 1, p. 58 ↩
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Ibid., p. 60. ↩
-
Ibid., p. 125. ↩
-
En s’inspirant du titre du livre de Benoit de L’Estoile. De L’Estoile, Le goût des autres : de l’exposition coloniale aux arts premiers, op.cit. ↩
-
Ibid., p. 540. ↩
-
Ibid. ↩
-
Nous utilisons la traduction française de Stéphane Piobetta. Kant, Emmanuel, La philosophie de l’histoire (opuscules), Paris, Médiation Denoël, 1986. ↩
-
Ibid., p. 56. ↩
-
Ibid., p. 57. ↩
-
Ibid., p. 70. ↩
-
Ibid., p. 71. ↩
-
Ibid., p. 70. ↩
-
Goethe, Johann Wolfgang, Écrits sur l’art, Paris, Flammarion, 1996, p. 196. ↩