Le culte de l’abstraction. Culture et contre-cultures marchandes
Jérémie Elalouf

Jérémie Elalouf est maître de conférences à l’Institut Supérieur Couleur Image Design (ISCID) de l’Université Jean Jaurès (Toulouse II) et membre du laboratoire Lara-Seppia. Ses travaux de recherche portent sur le rôle joué par le modèle de la nature dans l’histoire des arts et du design ainsi que sur le problème du rapport entre technique et marchandise.

Résumé

Le concept d’Industrie culturelle est-il définitivement daté, ou bien est-il possible de réactiver son potentiel critique ? Pour apporter des éléments de réponse à cette question, nous discutons dans cet article un essai de Robert Kurz, abordant ce problème du point de vue de critique la valeur. Pour mettre cette analyse en perspective, nous la confrontons avec les travaux d’un autre théoricien de la valeur, Moishe Postone. L’objectif de cette confrontation est de proposer un diagnostic sur l’état et la situation de la culture contemporaine.

Mots clés

Industrie culturelle, critique de la valeur, marchandise, art, design.

Abstract

Is the concept of cultural industry definitively outdated, or is it possible to reactivate its critical potential? To address this issue, this paper examines an essay by Robert Kurz that addresses the problem from the standpoint of value criticism. To put this analysis into perspective, we compare it with the work of another theorist of value criticism, Moishe Postone. The purpose of this comparison is to propose a diagnosis of the state and the situation of contemporary culture.

Keywords

Cultural industry, value criticism, commodity, art, design.

Introduction

Dans un essai paru en 2012, L’industrie culturelle au XXIe siècle1, Robert Kurz2 présente une réinterprétation du concept d’industrie culturelle, proposé par Theodor W. Adorno et Max Horkheimer dans l’avant-dernier chapitre de Dialectique de la raison3. Dans son essai, l’auteur défend l’idée que, malgré la critique dont il a pu être l’objet, le concept d’industrie culturelle reste pleinement d’actualité pour comprendre non seulement l’évolution de la culture, mais aussi les transformations des subjectivités dans le capitalisme contemporain. Kurz avance ainsi que les reproches formulés à l’égard de l’analyse d’Adorno et d’Horkheimer, en particulier le reproche de « pessimisme culturel », sont liés à un manque d’analyse conceptuelle, ou « catégorielle4 » du capitalisme. L’auteur se propose donc de resituer les industries culturelles dans la dynamique globale et dans l’histoire du capitalisme. Pour apprécier la réinterprétation proposée par Robert Kurz, il ne faut donc pas la dissocier de la nouvelle lecture de Marx5, développée par l’auteur. Dans cette interprétation, centrée sur le problème de la valeur, la notion d’abstraction joue un rôle fondamental. Pour Kurz, la valeur est l’abstraction la plus fondamentale du capitalisme, et l’industrie culturelle est une manifestation de cette abstraction. Du point de vue de l’auteur, là où Adorno et Horkheimer ont touché juste, c’est qu’ils ont bien mis en évidence l’abstraction qui était à l’œuvre dans la production de la culture.

L’analyse de Robert Kurz aboutit à une condamnation sans appel du design et, plus généralement, de toute production esthétique contemporaine. Pour l’auteur, l’hégémonie de l’industrie culturelle induit une complète domination de l’abstraction de la valeur sur la culture et sur les subjectivités. Une telle domination se manifeste notamment par la « totalisation du design publicitaire6 » qui tend à absorber toutes les formes et tous les contenus pour les vider de leurs significations. Face à cela, la seule attitude émancipatrice est « le refus de toute esthétisation et de toute mode, et ce à une vaste échelle et sans compromis7 ». Il faut, pour Robert Kurz, critiquer impitoyablement toutes les pratiques esthétisantes, ce qui induit une « dépréciation militante du simple design8 ». De telles affirmations ne peuvent manquer de faire réagir les personnes engagées dans la pratique de cette discipline ou dans la réflexion sur celle-ci. Cependant, le propos de Kurz est plus nuancé qu’il ne peut paraître au premier abord : l’auteur prend soin de distinguer l’esthétisation de l’esthétique, et les contre-cultures des productions de l’industrie culturelle.

Si l’on considère le point de vue de Robert Kurz comme pertinent, c’est-à-dire si l’on accorde du crédit à sa relecture de Marx et à l’analyse du capitalisme qu’il propose, il n’y a que deux manières de réagir au jugement de l’auteur sur le design. Soit on concentre son attention sur des pratiques singulières, en essayant de montrer qu’elles ne sont pas réductibles à l’analyse de l’auteur ; soit on engage la discussion au niveau théorique, et l’on essaie de déterminer si le rôle qu’il confère à l’esthétisation dans le capitalisme est réellement justifié. C’est cette seconde voie que nous nous proposons ici d’explorer. Pour ce faire, nous commencerons par examiner l’argumentation de l’essai de Robert Kurz, en la replaçant dans le contexte plus général de son analyse du capitalisme. Puis, nous nous intéresserons à l’approche d’un autre auteur important de la critique marxiste contemporaine, Moishe Postone9. Si l’analyse du capitalisme proposée par ce dernier est très proche de celle de Kurz, elle diffère au moins sur un point. Postone, en effet, attire davantage l’attention sur un prérequis méthodologique de la théorie critique : elle doit être réflexive, pour être en mesure de fonder son propre point de vue. C’est sur cette exigence de réflexivité que nous nous baserons pour proposer une autre interprétation du rôle de l’abstraction marchande dans la culture capitaliste.

1. Le devenir abstrait de la culture

Si Robert Kurz défend la pertinence du concept d’industrie culturelle, il ne reprend pas à son compte l’ensemble de l’argumentation d’Adorno et d’Horkheimer. L’analyse du capitalisme proposée par Kurz est en effet très différente de celle qui sous-tend la Dialectique de la raison. Sa réflexion, par conséquent, diverge de celle d’Adorno et Horkheimer, et ce, sur au moins trois points fondamentaux : Kurz comprend différemment l’histoire du capitalisme, il a une conception très différente de l’esthétique et il n’attribue pas la transformation de la culture aux mêmes causes. Cependant, l’auteur ne s’explique sur aucun de ces points de désaccord, préférant sans doute se concentrer sur ce qui lui paraît encore pertinent et actuel. Ce faisant, il y a beaucoup d’implicites dans sa défense du concept d’industrie culturelle. Pour faire comprendre l’originalité de la réflexion de Kurz, et la manière dont elle se distingue de celle d’Adorno et Horkheimer, nous nous concentrerons donc sur cette part implicite de son argumentation.

1.1 La nécessité de l’industrie culturelle

La première différence essentielle entre Robert Kurz et les auteurs de la Dialectique de la raison tient à la manière de penser l’histoire du capitalisme. Pour Adorno et Horkheimer, en effet, les industries culturelles sont l’aboutissement d’un processus qui commence dès l’Antiquité. Ce processus n’est pas à proprement parler économique : les auteurs ne s’intéressent pas à la dynamique du capitalisme, mais à la « raison bourgeoise », tel qu’elle se manifeste déjà dans les récits homériques10. Ce faisant, ils mettent de côté l’analyse concrète des développements du capitalisme, pour s’intéresser à des déterminations anthropologiques plus fondamentales. Un tel positionnement peut s’expliquer par le fait qu’Adorno et Horkheimer se sont, à partir des années 1940, ralliés aux thèses de Friedrich Pollock11. L’analyse de ce dernier est que, suite à la révolution de 1917 et à la crise de 1929, les États ont repris le contrôle de l’économie. La dynamique interne du capitalisme, analysée par Marx, ne correspond donc qu’à un moment de son évolution. Dès lors que les États s’emparent de l’économie, cette dynamique est neutralisée, et la contradiction interne du capitalisme est résolue. L’État est donc investi d’un pouvoir de contrôle sans faille, autant sur le processus de production que sur les sujets. Dès lors, la critique ne porte pas tant sur le capitalisme que sur la domination. L’industrie culturelle est donc analysée comme un outil de contrôle social : elle permet d’orienter les désirs des individus afin de les enrôler dans le processus de production12. Si Robert Kurz reprend ce dernier argument, il ne souscrit pas cette analyse de l’histoire du capitalisme. À ses yeux, penser que l’État à peut maîtriser le processus de production relève d’une mécompréhension de la dynamique profonde de l’économie marchande13. Pour comprendre une telle dynamique, il faut repartir des concepts les plus fondamentaux de Marx, le travail et la valeur.

Dans le chapitre 1 du Capital14, Marx avance que la valeur des marchandises repose sur le travail. Son argument est que, pour déterminer la valeur des marchandises, il faut pouvoir les comparer entre elles. Or, le seul point commun de toutes les marchandises est d’être le produit d’un travail15. Le travail est donc la source de la valeur, parce qu’il permet la comparaison entre les marchandises. Seulement, comment le travail en vient-il à jouer ce rôle privilégié ? Pour le comprendre, il faut avoir à l’esprit que, dans une société capitaliste, la valeur est toujours une sur-valeur16. Toute marchandise se doit en effet de générer de la plus-value. Car, sans cela, il serait impossible de financer sa production, que ce financement se fasse par le paiement de dividendes à des actionnaires ou par le remboursement d’un prêt. Or, pour générer de la plus-value, il faut pouvoir vendre la marchandise au-dessus de son coût de production. Et, c’est à ce niveau qu’intervient l’exploitation du travail. Car, la spécificité du travail, en tant que marchandise c’est que sa fonction d’usage est de produire de la sur-valeur17. En d’autres termes, on n’achète du travail que s’il est susceptible de produire de la plus-value. Il n’est donc pas exact de dire que, dans une société capitaliste, le travail n’est pas payé à sa juste valeur. C’est le fait même que le travail soit vendu comme marchandise qui implique que sa consommation doive produire un excès de valeur. La société capitaliste dépend donc du fait qu’une large partie de la population soit dans une situation de dépendance par rapport au marché du travail, et soit obligée de vendre sa force de travail pour vivre. De ce point de vue, le travail n’a donc rien d’émancipateur, il est bien plutôt la source de la domination capitaliste18.

Puisque le capitalisme repose sur l’exploitation du travail, il existe une très forte incitation pour maximiser son rendement. Historiquement, ceci a conduit d’abord à la concentration des travailleurs, puis à la division des tâches et enfin, à la progressive mécanisation de la production. Ce processus, qui va du regroupement des ateliers artisanaux jusqu’aux chaînes de montage automatiques en passant par les manufactures, permet de produire plus de richesse et plus de biens pour une même quantité de travail. Mais, le problème, c’est que ces gains de productivité ne permettent pas de produire, sur le long terme, plus de valeur. La raison en est que, lorsqu’une entreprise améliore son processus de production, elle dégage effectivement davantage de plus-value, mais seulement de manière temporaire. Si tôt que ses concurrents adoptent les mêmes technologies, son avantage s’évapore19. La conséquence de cela c’est que, malgré les gains de productivité, la seule source de la valeur reste en définitive le travail20. Ce qui veut dire que, pour extraire la même quantité de valeur, il faut donc mobiliser une masse toujours plus considérable de ressources et de moyens techniques. Plus le développement technologique avance, plus la somme d’investissement nécessaire est élevée, et plus il devient donc difficile et risqué de dégager de la moindre valeur. Pour Robert Kurz, c’est pour cela que le capitalisme menace, à plus ou moins court terme, de s’effondrer21.

C’est pour saisir ce paradoxe de la valeur que Marx distingue le travail abstrait du travail concret. Le travail concret, c’est le travail exécuté par les individus qui dépensent leur force de travail, tandis que le travail abstrait, c’est la quantité de travail-identique qui détermine la valeur22. Cependant, une telle opposition ne doit pas être prise au premier degré. Elle ne correspond pas à la différence entre deux types de travail, ou deux types d’activités. Par exemple, l’activité d’un menuisier, en tant qu’elle produit de la valeur, n’est pas moins abstraite que celle d’un trader. Au contraire, tout travail concret dépend du travail abstrait, puisque la seule chose qui puisse justifier quelque activité que ce soit, c’est sa capacité à produire de la valeur23. Le travail est donc abstrait de part en part. Il est abstrait non seulement parce qu’il dépend d’une norme générale de productivité, mais aussi parce qu’il est la source de cette abstraction qu’est la valeur, abstraction dont dépend tout échange marchand. Pour Robert Kurz, c’est cette abstraction qui explique la violence du capitalisme. Le capitalisme est destructeur, car sa dynamique interne repose sur une abstraction et ne peut tenir compte d’aucune limite. Le développement capitaliste se fait donc au mépris des individus, que ce soient les êtres humains ou les êtres vivants en général24. Et, plus il devient difficile de produire de la valeur, plus les effets de la violence abstraite s’intensifient et se font durement ressentir.

La logique de la valeur explique également la tendance à l’expansion du capitalisme. En effet, l’optimisation de la production induit que, dans un secteur donné, la valeur dégagée tend à s’amoindrir. Cela implique qu’il faut en permanence créer de nouveaux marchés pour trouver de nouvelles possibilités de valorisation du capital. Cette expansion peut se faire sur un mode extensif, par l’annexion de nouveaux territoires. Mais, elle peut aussi se faire sur un mode intensif, en marchandisant des domaines de l’existence qui échappaient jusqu’alors à la logique de la valeur. C’est pourquoi le capitalisme en vient peu à peu à s’intégrer dans des domaines a priori rétifs à la rationalisation et à l’optimisation. C’est le cas par exemple des relations humaines, de la sexualité, du soin… Mais c’est également le cas de la culture. Dans une économie capitaliste, il est donc absolument impossible d’imaginer que la culture puisse indéfiniment échapper à la logique de la valeur. Toute affirmation contraire dénote une mécompréhension des mécanismes fondamentaux de l’économie marchande. L’industrie culturelle n’est donc pas un outil aux mains d’États et de monopoles qui auraient neutralisé la dynamique interne du capitalisme. Elle est bien plutôt l’expression de son mouvement expansif. L’industrie culturelle correspond au moment où la valeur s’empare de la culture et y impose la violence de l’abstraction.

1.2 La destruction de la culture

Outre le rapport entre les industries culturelles et la dynamique du capitalisme, c’est aussi l’histoire de la culture, et le concept même de culture, qui sont interprétés différemment par Robert Kurz et par les auteurs de la Dialectique de la raison. Pour Adorno et Horkheimer, la qualité fondamentale d’une œuvre d’art est son absence de finalité, absence de finalité qui implique l’autonomie de l’activité artistique25. C’est pourquoi les véritables œuvres d’art ne sont jamais complètement réductibles ni à leur contexte social ni aux déterminations historiques. Une telle conception de l’art se manifeste notamment dans la manière dont les auteurs analysent le rôle des styles artistiques. Pour Adorno et Horkheimer, le style, en tant que norme socialement acceptée, est l’expression de la « structure, chaque fois différente, de la violence sociale26 ». Les grands artistes, dans cette perspective, ce ne sont pas ceux qui sont les meilleurs représentants d’un style. Ce sont bien plutôt ceux qui parviennent à excéder le style dominant, notamment en intégrant « des tendances objectives qui contrastent avec le style qu’elles incarnent27 ». La dialectique artistique est donc négative : elle part de la fausse universalité du style et elle aboutit à l’universalité réelle, qui est la manifestation d’une expérience concrète réprimée.

Pour Adorno et Horkheimer, les œuvres s’opposent donc aux marchandises, puisque ces dernières ont toujours une finalité : la valorisation du capital. Cependant, ils avancent qu’un art bourgeois authentique a été possible dans la phase de développement libéral du capitalisme, avant que celui-ci ne se transforme en capitalisme de monopole28. Ainsi, pour les auteurs, « l’absence de finalité des grandes œuvres d’art29 » a pu vivre de « l’anonymat du marché30 », car ce dernier était structuré de telle manière que les artistes ne subissaient pas directement les contraintes de la rentabilité marchande. Les œuvres étaient, dans cette phase, des biens de prestige : elles avaient une finalité, mais celle-ci était suffisamment vague pour laisser aux artistes une marge de liberté. Cependant, les œuvres étaient malgré tout des marchandises, ce qui fait qu’il y avait dans l’art un « élément de non-vérité31 ». Cet élément devient manifeste dans l’industrie culturelle et entraîne une « dissolution de l’art32 », car « dans la demande de divertissement et de détente, la fin dépasse l’absence de finalité33 », de sorte que l’art perd toute autonomie. C’est ce qui explique le pessimisme culturel des auteurs : l’art autonome a été possible dans la première phase du capitalisme, mais cette possibilité est sur le point de disparaître.

Robert Kurz ne souscrit pas à une telle analyse. Penser qu’il puisse y avoir une coïncidence entre l’absence de finalité de l’art et le marché est pour lui « une affirmation inadmissible34 », qui « témoigne plutôt du vieux caractère social de bourgeois cultivé chez les deux auteurs35 ». Car, la liberté individuelle, qui est la condition de la liberté artistique, n’est pas opposée au marché, elle en est l’une des conditions fondamentales. L’autonomie individuelle, ce n’est rien d’autre que le fait que chacun puisse acheter des marchandises et vendre « librement » sa force de travail. La critique du capitalisme implique donc une critique impitoyable de l’autonomie du sujet bourgeois36. Du point de vue de Kurz, la critique proposée par Adorno et Horkheimer est incomplète : ils tentent de sauver la liberté individuelle, tout en critiquant radicalement les effets de l’économie marchande. Ils recherchent donc la « quadrature du cercle37 » dans une fausse réconciliation de type hégélien. Pour Robert Kurz, en revanche, l’autonomie de l’art ne saurait être une notion positive. Car, les œuvres d’art ne participent pas de l’abstraction marchande seulement quand elles se plient à la logique de l’industrie culturelle. Elles en participent aussi quand elles sont porteuses de la revendication d’une liberté individuelle, car une telle liberté a toujours le marché comme condition. C’est pourquoi, pour Robert Kurz, le divertissement n’est que « l’autre face du caractère hautement idéologique de la science bourgeoise et de l’art bourgeois sérieux38 ». Radicaliser la critique de l’industrie culturelle implique donc de renoncer à la défense de l’autonomie de l’art.

Pour comprendre ce diagnostic, il faut revenir à la manière dont Robert Kurz comprend la logique de la valeur. L’abstraction marchande prive toutes les activités de leur finalité propre pour leur en donner une nouvelle : la valorisation du capital. Cette imposition d’une finalité abstraite induit nécessairement une violence faite au particulier et elle modifie très profondément les activités concrètes. L’art, à ce niveau, ne fait pas exception : l’imposition de la logique de la valeur le modifie au même titre que n’importe quelle autre tâche. Seulement, dans le cas de l’art, cette transformation touche à son être même. L’art, en effet, implique de prendre un intérêt à un objet concret, dans sa singularité. C’est pourquoi, à un niveau fondamental, la logique de la valeur ne peut produire qu’une négation de l’art. En cela, un art capitaliste est une contradiction dans les termes. Mais, il y a plus. L’une des conséquences de l’abstraction de la valeur, ce n’est pas seulement de reconfigurer les activités concrètes, c’est également de les dissocier. Car, puisque les activités produisant de la valeur deviennent des fins en soi, elles se détachent et s’autonomisent de toutes les autres activités sociales39. Elles se mettent à obéir à une logique autonome, complètement hétérogène par rapport au reste de la société. C’est pourquoi, bien qu’il ne s’en explique pas, l’autonomie de l’art est si problématique aux yeux de Robert Kurz. Pour l’auteur, penser l’art comme une fin en soi, c’est le penser comme une source de valeur. C’est pourquoi la revendication de l’autonomie artistique n’est que l’autre face du divertissement. Radicaliser la critique de l’industrie culturelle implique de renoncer à la défense de l’art comme fin en soi.

Pour Robert Kurz, l’art ne fait donc pas fait exception à la domination sociale, et il n’est pas en lui-même porteur d’émancipation. Car, penser que l’art puisse avoir un potentiel d’émancipation, c’est nécessairement le penser comme une activité autonome et comme une fin en soi. Cela veut dire que les activités artistiques ne sont pas positives à elles seules : lorsqu’elles sont détachées de leur contexte social, elles ne font que reproduire la logique de la valeur40. C’est pourquoi l’auteur distingue l’esthétisation de l’esthétique. L’esthétisation est une production séparée et autonome, tandis que l’esthétique est toujours l’expression d’une forme de vie sociale41. Pour Kurz, le problème n’est donc pas que l’industrie culturelle produit des œuvres qui ont une finalité. Le problème est bien plutôt qu’elle produit des choses sans finalité, qui ne font que participer à une esthétisation du monde. C’est pourquoi l’auteur s’en prend si violemment au design : il est pour lui la discipline par excellence qui œuvre à l’esthétisation des existences. Or, une telle esthétisation est déréalisante. Elle produit une coupure par rapport à la société, et donc une coupure dans le rapport aux autres. C’est pourquoi, pour Kurz, l’esthétisation est toujours liée, de plus ou moins près à la violence. Prise au pied de la lettre, l’esthétisation implique une complète perte d’empathie. C’est ainsi que :

Les horreurs de la guerre, la terreur de la normalité, la souffrance et la misère se transforment en « belles images » ; des tripes à l’air deviennent « œuvre d’art », au même titre que les ventres gonflés d’enfants affamés ou des plaies purulentes42.

C’est dans les images de pure violence que l’esthétique autonome révèle sa véritable nature. Affirmer qu’il puisse y avoir un art capitaliste authentique, cela revient en définitive à fétichiser la violence. Du fait de l’abstraction marchande, la destruction de la culture s’accompagne d’une culture de la destruction.

1.3 La production de l’hétéronomie

Si l’on prend au sérieux l’approche de Robert Kurz, le concept « d’industrie culturelle » n’est pas complètement adéquat. Car l’industrie n’est pas à elle seule la cause des transformations de la culture. Certes, la planification à grande échelle de la production de biens culturels existe, mais elle n’explique rien par elle-même. Car l’industrie n’est qu’un des effets de la logique de la valeur, elle n’en est pas la cause. C’est l’analyse des contradictions du capital qui permet de comprendre le développement industriel, et non l’inverse. De ce point de vue, il serait plus juste de parler de « culture marchande43 », pour indiquer la source de l’abstraction qui détruit la culture. Toutefois, dans son essai, Robert Kurz se concentre sur les effets contemporains de l’abstraction marchande. Il n’explique pas comment il est possible de déduire les traits principaux de la culture marchande de son analyse de la forme marchandise. Et en particulier, il n’explique pas comment il est possible de retrouver les analyses d’Adorno et Horkheimer, en partant de la critique de la valeur. C’est cette déduction que nous voudrions maintenant présenter.

Comme nous l’avons vu, l’abstraction marchande produit de la dissociation. Cela est vrai des activités productrices de valeur, qui deviennent des fins en soi. Mais, cela est aussi vrai des individus, dans la mesure où ils sont, par leur travail, producteurs de valeur. Or, si l’individu devient autonome, sa propre conscience de soi ne peut plus être médiatisée par rien d’autre que lui-même. Elle lui apparaît comme pure immédiateté. Cette immédiateté est le point de coïncidence du particulier (la conscience de l’individu) et de l’universel (la logique de la valeur). Sauf qu’il s’agit bien entendu d’une fausse coïncidence, puisque cette forme de conscience est en réalité complètement médiatisée par des rapports sociaux. Notre hypothèse, c’est donc que la culture marchande est, en tant que culture de l’autonomie individuelle, une culture de l’immédiateté. De cette première caractérisation, la plupart des traits de la culture marchande nous paraissent déductibles.

On peut tout d’abord remarquer que l’immédiateté implique le rejet de toute œuvre difficile, ou de toute œuvre qui n’est pas adaptée aux capacités cognitives du spectateur. La recherche de l’immédiateté est donc aussi une recherche de la facilité44. Le corolaire de cela, c’est que la recherche de l’immédiateté tend aussi à exclure toute recherche de nouveauté et d’originalité45. Car, ce qui est immédiat, c’est ce qui est déjà connu et compris. Or, ce qui est connu, ce sont notamment les normes sociales existantes. C’est pour cela que la culture marchande est fondamentalement conformiste. Elle ne peut que reproduire les schémas de la domination sociale46. Mais, ce qui est connu, c’est aussi une culture préexistante. L’art marchand doit donc réutiliser des figures, des structures et des formes connues. Il ne propose que des variations combinatoires avec les mêmes éléments47. C’est pourquoi la culture marchande a d’abord exploité le roman du XIXe, avant de se livrer aujourd’hui au recyclage de ses propres contenus. Ces monotones variations combinatoires font que les figures et les formes perdent peu à peu leur sens48. Ce ne sont plus que de simples signes de reconnaissance, qu’il est inutile d’interpréter. Puisqu’elles perdent leur sens, les œuvres ne visent plus à produire que des émotions instantanées. Elles deviennent ainsi une simple suite d’effets49. C’est pourquoi il y a dans l’art marchand une prévalence du spectaculaire, du sensationnel et du sentimental. De plus, parce qu’elles deviennent une suite d’effets, les œuvres obéissent à une logique quantitative. Pour produire une œuvre efficace, il faut maximiser le nombre et la puissance des effets. Ainsi, la culture se conforme aux normes générales de la production50. Et parce que les œuvres soumettent l’individu à une suite d’effets, ce dernier est dépossédé de tout esprit critique. Il ne fait que réagir à des stimuli. C’est pourquoi la culture devient une forme de dressage, ou de conditionnement51. L’effet d’un tel conditionnement, c’est de rendre le monde homogène à la conscience. L’art marchand tend donc à produire des individus conformes au monde dans lequel ils vivent52. Et, parce qu’il n’y a plus d’opposition entre la conscience et le monde, les individus perdent l’idée de leur autonomie. Dès lors la conscience individuelle se dissout, et la culture marchande produit de la désubjectivation53.

Il y a donc une dynamique globale de la culture marchande : celle-ci part de l’autonomie individuelle, pour aboutir à sa complète hétéronomie. C’est ainsi que l’on peut réinterpréter comme un seul processus ce qui pour Adorno et Horkheimer est la succession de deux phases : l’art bourgeois libéral et l’industrie culturelle. Pour Robert Kurz, ces deux phases sont en fin de compte solidaires. Ce qui en témoigne, c’est le tableau qu’il dresse de la culture qui se développe sur internet, où de pures monades s’échangent des signes vides qui ne portent jamais à conséquence, dans un espace artificiellement séparé de la vie sociale, où peuvent s’exprimer les instincts les plus primaires54. Pour poursuivre son analyse, nous pourrions dire que les réseaux sociaux accomplissent la synthèse d’une socialité vide et du divertissement. La succession infinie des shorts55 réalise pleinement la pure succession d’effets pressentie par Adorno et Horkheimer. Le film conservait une structure narrative, ce qui l’empêchait de sacrifier complètement sa cohésion interne aux effets. Les shorts, en revanche, sont réellement de purs effets autonomisés, complètement soumis à la logique quantitative au travers du nombre de vues. De plus, le film restait malgré tout séparé dans le temps et dans l’espace : il avait un lieu consacré et des horaires spécifiques. Les réseaux sociaux, en revanche, sont omniprésents et toujours accessibles. Et ils accomplissent bien plus radicalement l’indifférenciation entre la culture et le monde, puisque la visibilité est devenue une condition d’existence de n’importe quelle activité économique. Quant aux effets de désubjectivation, ils deviennent si perceptibles que la notion de brain rot est devenue populaire au point d’avoir été élue « mot de l’année 2024 » par l’université d’Oxford56. On pourrait ajouter à ceci que les images produites par les IA génératives sont, par construction, une accumulation d’effets et de clichés, et que la synthèse entrevue par Adorno et Horkheimer entre l’art et les statistiques semble se réaliser de manière effective dans ces technologies57. La logique de la culture marchande, encore latente durant une grande partie du XXe siècle, est donc devenue à présent pleinement visible. C’est en cela que l’analyse d’Adorno et Horkheimer n’a pas perdu de son actualité.

Seulement, le point faible d’une telle critique, n’est-ce pas sa très grande abstraction ? Comment s’opposer à l’abstraction marchande, si on adopte soi-même un point de vue qui néglige les particularités des œuvres individuelles ? Il est par exemple évident que tout le cinéma des années 1940-1950 n’est pas réductible aux mécanismes de l’industrie culturelle, de même qu’il est aussi assez évident que tout le contenu produit pour les réseaux sociaux n’est pas destiné à l’abrutissement pur et simple58. Comme l’a montré Olivier Voirol, l’un des reproches qui a été fait aux auteurs de la Dialectique de la raison est justement d’avoir une approche trop globale, ne laissant aucune place aux spécificités et à la créativité qui peut exister dans les industries culturelles59. En se focalisant sur la notion de masse, ils auraient reproduit des préjugés culturels liés à leur classe sociale. L’un des grands intérêts de la lecture de Robert Kurz, c’est de montrer que le diagnostic d’Adorno et Horkheimer n’est pas réductible à un jugement de classe. Cette relecture éclaire aussi le sens de la démarche des auteurs. Car, pour mettre en valeur un processus global, il est indispensable de négliger les nuances. Se concentrer sur des cas particuliers, c’est risquer de perdre de vue la dynamique générale. La seule valorisation du particulier ne permet pas de s’opposer à l’abstraction marchande, elle interdit bien plutôt d’avoir le recul nécessaire pour prendre conscience des effets de l’abstraction dans la vie sociale. Pour critiquer la logique de la valeur, il faut que la pensée s’élève au même niveau d’abstraction que celle-ci. Même si le prix à payer pour cela est de se rendre temporairement aveugle à toute qualité esthétique, comme Ulysse commandant à ses compagnons de l’attacher au mât de son navire.

2. Une critique immanente de la culture

Cependant, l’analyse de Robert Kurz nous paraît souffrir d’un défaut du point de vue de la théorie critique elle-même. Car, si la logique de la valeur tend à produire du conformisme et de la désubjectivation, comment expliquer qu’un discours critique soit malgré tout possible ? Comment comprendre le fait que nous ne soyons pas complètement soumis et anesthésiés par la puissance de la culture marchande ? Il serait possible de répondre que la critique est encore possible, car le processus de destruction de la culture n’est pas encore parvenu à son terme. Cette réponse, toutefois, n’est pas complètement satisfaisante. Tout d’abord, elle ne permet pas de comprendre et d’analyser les contre-tendances qui peuvent exister, et donc les formes de résistances à la culture marchande qui existent. Deuxièmement, puisque seul le processus de destruction de la culture est pensable, la critique est obligée de se fonder sur quelque chose qu’elle n’est pas en mesure d’expliquer. Ce faisant, la théorie perd son caractère réflexif : elle n’est plus capable de rendre compte, par ses propres moyens, de sa possibilité. Elle court donc le risque de se figer et devenir dogmatique. Pour éviter un tel risque, il nous faut donc à présent réfléchir à ce qui, dans la culture marchande, peut permettre d’expliquer la possibilité de la subjectivation.

2.1 L’immanence de la critique

Pour Moishe Postone, le fait que la théorie critique puisse être réflexive est une exigence méthodologique absolument fondamentale. Car ce qui caractérise une telle théorie, c’est que son point de vue doit être immanent à son objet. Elle ne peut considérer la société depuis un point de vue extérieur et décontextualisé, car les concepts dont elle dispose pour décrire cette société sont intrinsèquement liés au contexte socio-historique. Ainsi, pour Postone :

Quand c’est le contexte qui est l’objet d’étude, la nature des concepts est intrinsèquement liée à la nature de leur objet. Cela signifie qu’une critique immanente ne porte pas un jugement sur ce qui « est » à partir d’une position conceptuelle extérieure à son objet – par exemple un « devrait être » transcendant. Elle doit au contraire être en mesure de localiser ce « devrait être » dans son propre contexte, de localiser cette possibilité comme immanente à la société existante60.

L’idéal normatif sur lequel s’appuie la théorie critique doit donc être présent, au moins comme possibilité, au sein même du contexte social. Ceci implique que la société ne doit pas être homogène, mais, au contraire, contradictoire et antagonique. Pour Postone, le Capital est le modèle par excellence d’une théorie critique réflexive : Marx est en effet parvenu à fonder son analyse sur les catégories sociales existantes (notamment celles de l’économie politique) pour montrer le caractère divisé et dynamique du capitalisme61. Pour être réflexive, la théorie critique doit donc mettre à jour une contradiction sociale, contradiction qui est tout autant l’objet de l’analyse que sa condition de possibilité au niveau épistémologique.

Postone estime cependant qu’entre la fin des années trente et le début des années quarante, la théorie critique a pris « un tournant profondément pessimiste62 », pessimisme dont le chapitre sur l’industrie culturelle dans la Dialectique de la raison est certainement le point culminant. En se ralliant aux thèses de Friedrich Pollock sur le capitalisme d’État63, Adorno et Horkheimer en sont venus à délaisser la critique des contradictions historiques du capitalisme, pour se concentrer sur le caractère transhistorique de la domination et de la raison instrumentale64. Un tel positionnement pose à la fois un problème théorique et un problème politique. Au niveau théorique, il interdit de comprendre les évolutions ultérieures du capitalisme, comme la chute de l’Union soviétique ou le développement du néo-libéralisme. Au niveau politique, le fait de ne pas rendre compte des contradictions sociales fait que l’on ne se donne pas les moyens d’interpréter les formes d’opposition, de résistance et les mouvements sociaux65. On pourrait ajouter à cela qu’au niveau esthétique, ce positionnement théorique interdit toute véritable interprétation des œuvres et des pratiques qui ne sont pas alignées sur la culture marchande.

Si Robert Kurz, comme nous l’avons vu, prend sur de nombreux points ses distances par rapport à l’analyse d’Adorno et d’Horkheimer, il ne critique à aucun moment ce « tournant pessimiste » des deux auteurs, pas plus que le caractère unidimensionnel de leur critique. Au contraire, il semble plutôt renchérir dans leur sens, puisqu’il montre que non seulement leur diagnostic était juste, mais que le processus qu’ils décrivent a produit des effets encore bien plus catastrophiques que ce qu’ils étaient en mesure d’imaginer. De notre point de vue, cela tient à la manière dont Kurz interprète la catégorie de sujet. Pour l’auteur, le sujet est intrinsèquement lié à la logique de la valeur. C’est pourquoi, la subjectivité n’a absolument rien de libérateur par elle-même, elle est bien plutôt la forme même de l’aliénation. Pour Kurz, le rôle de la théorie critique n’est pas de réfléchir à la possibilité de l’émancipation individuelle, mais de proposer une critique impitoyable du sujet bourgeois66. Ce faisant, sa conception de la subjectivité est essentiellement négative. Cependant, il est possible de concevoir le sujet autrement que comme un être cohérent, autonome et autodéterminé. La subjectivation peut aussi découler des contradictions et des antagonismes sociaux. Car, si la théorie critique ne peut être réflexive qu’à condition de pouvoir se fonder sur une contradiction sociale, cela doit aussi être le cas pour les individus. Ceux-ci ne peuvent accéder à la réflexivité, et donc à la conscience d’eux-mêmes, que parce qu’ils butent sur une contradiction. La contradiction qui est la condition de possibilité de la théorie critique est donc aussi une condition de possibilité de la subjectivation. Toutefois, une telle subjectivation ne produit pas un sujet homogène et autonome, mais au contraire un sujet divisé, incomplet, traversé par des antagonismes. En ce sens, penser les conditions de la subjectivation n’implique donc pas de renoncer à la critique catégorielle du capitalisme, c’est tout au contraire l’une des conditions pour que la théorie critique soit véritablement immanente.

2.2 Le travail naturalisé

L’une des contradictions les plus fondamentales que les individus rencontrent, dans une société capitaliste, c’est le fait que le sujet libre et autonome, le sujet de la valeur, ne peut jamais pleinement s’accomplir. D’un côté, la production marchande implique que les producteurs de valeurs deviennent autonomes, puisque la production de valeur est une fin en soi. Mais, d’un autre côté, la production marchande implique aussi tout un ensemble de règles, d’obligations et de contraintes qui font que cette autonomie est drastiquement limitée. Comme l’explique Postone, le sujet « libre » est confronté « à un univers social de contraintes objectives abstraites qui fonctionnent comme des lois67 ». De sorte que chaque individu est à la fois un « sujet » autonome et un « objet » dans un mécanisme global de production échappant complètement à son contrôle. Seulement, comme le remarque Postone, cette opposition entre l’individu et son milieu social n’est pas seulement une opposition entre intérieur et extérieur, mais bien plutôt « une opposition traversant les individus eux-mêmes68 ». Postone n’analyse pas les effets d’une telle division subjective, mais il n’est pas difficile, au moins de manière schématique, d’en esquisser les contours. Chacun voudrait pouvoir se réaliser comme sujet autonome. Seulement, comme ce n’est pas immédiatement possible, il faut, pour chaque individu, trouver un moyen de « faire avec » cette impossibilité. Cela peut être en élaborant une stratégie pour accéder à une autonomie réelle (par exemple en dominant les autres, par des moyens légaux ou illégaux) ; ou en trouvant un moyen de supporter le fait qu’il est impossible de réaliser son autonomie (par exemple en rejetant la faute sur autrui ou en trouvant des jouissances substitutives) ; ou encore en élaborant un compromis entre ces deux tendances. Il existe donc tout un éventail de choix, qui sont autant de possibilités de subjectivation, allant de l’entrepreneur ambitieux jusqu’au junkie. Mais, dans ce champ de possibles, il n’est pas exclu que certains individus réfléchissent à la contradiction qui les traverse et en vienne à développer une conscience critique.

C’est certainement dans le travail que la contradiction que nous venons d’exposer se joue, pour chaque individu, de la manière la plus directe. C’est en effet parce qu’il est producteur de valeur, et donc au travers de son travail, que l’individu peut s’appréhender comme un sujet autonome. Cependant, du fait de l’optimisation de la production, le travail est dans les sociétés capitalistes très hiérarchisé et il est soumis à toutes sortes de procédures et de protocoles contraignants. L’un des désirs fondamentaux que le capitalisme fait naître est donc celui d’un travail libre. Ce désir est d’autant plus fort que, au niveau des principes, rien ne s’oppose à ce que le travail s’accomplisse dans son autonomie. En tant que source de la valeur, il est en effet la médiation sociale la plus fondamentale, il est le principe organisateur de tous les rapports sociaux. C’est d’ailleurs pourquoi le travail est naturalisé dans les sociétés capitalistes : il est tellement fondamental qu’il en vient à être considéré comme le fondement, transhistorique, de toutes les sociétés humaines. Au niveau individuel, cette naturalisation du travail produit une naturalisation des capacités personnelles. Ainsi, comme le note Moishe Postone, dans un texte écrit en collaboration avec Edward LiPuma :

Cette structuration apparaît quotidiennement dans la manière dont circule inconsciemment (par exemple habituellement dans les médias d’information), la notion d’un travail naturalisé : à savoir que les individus autonomes utilisent les talents naturels qu’ils ont développés pour produire et mettre sur le marché ce que d’autres demandent, afin de produire un profit qui, en retour, permet à ces individus d’atteindre leurs objectifs matériels. Cette description – bien que présentée comme normale – fétichise le travail, car elle voile et représente de façon erronée son caractère social69.

L’un des désirs fondamentaux créés par le capitalisme, c’est donc pour chaque individu que son talent individuel (c’est-à-dire sa capacité personnelle de travail) soit reconnu, dans sa singularité et son unicité, comme source de valeur. Le problème, bien entendu, c’est que toutes et tous ne peuvent accéder à une telle reconnaissance, du fait même de la structure de la production.

Or, un tel désir, n’est-ce pas l’un des fondements de l’intérêt que nous accordons à l’art, et aux autres activités créatrices de formes, comme le design ? Le mythe du génie artistique n’est-il pas aussi celui du travail naturalisé ? Pour s’en convaincre, on peut se référer à l’un des premiers textes historiques sur l’art dans notre culture, Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes de Giorgio Vasari. Dans la Vie de Michel-Ange, l’une des plus importantes de tout l’ouvrage, on lit par exemple que c’est Dieu lui-même qui se résolut à « envoyer un génie qui fut universel dans tous les arts70 ». Les talents de l’artiste se révèlent dès l’enfance : « comme son génie le poussait à dessiner, il consacrait tout le temps qu’il pouvait à dessiner, bien qu’il fût grondé et quelquefois battu par son père71 », qui considérait cette occupation « comme une chose vile et indigne de leur antique maison72 ». Cependant, face au désir sans cesse croissant de son fils, le père de Michel-Ange finit par céder et se décida à le placer en apprentissage dans l’atelier de Domenico Ghirlandajo. Là, son nouveau maître « restait stupéfait de le voir exécuter des œuvres au-dessus de son âge, et il lui semblait que non seulement Michel-Ange surpassait ses autres disciples, mais que souvent il égalait les œuvres que lui-même (…) produisait73 ». Pour répondre à la demande de Laurent de Médicis, qui cherchait à former de nouveaux sculpteurs, Ghirlandajo lui envoie Michel-Ange, ainsi qu’un autre apprenti. Là, après quelques essais, Michel-Ange se mit à copier une tête antique de faune. Il y réussit si parfaitement, « quoique ce fût la première fois qu’il toucha marbre et ciseau, que Laurent en resta stupéfait74 ». Ainsi, son talent est immédiatement remarqué par Laurent de Médicis, qui décide de lui apporter son aide et sa protection. Telle qu’elle est racontée par Vasari, la vie de l’artiste tout entière est la mythologie du travail naturalisé. Le talent est envoyé par Dieu, il se manifeste dès l’enfance de manière tout aussi impérieuse qu’éclatante et il est immédiatement reconnu par le prince. Toutefois, ce que l’on peut lire en creux de ce récit extraordinaire des « exploits » d’un jeune artiste, c’est que, pour un « divin » Michel-Ange, de très nombreux anonymes n’ont jamais pu faire reconnaître leurs dons.

Ce dont un tel document témoigne, c’est du rôle que le travail naturalisé a joué dans l’autonomisation de l’art. Au travers de la vie et des exploits de Michel-Ange, ce n’est pas une individualité qui se manifeste, c’est avant tout une capacité de travail. On ne sait presque rien de l’enfant qu’était Michel-Ange, si ce n’est qu’il avait un talent supérieur pour le dessin. Ce qui se manifeste au travers de l’artiste, c’est un travail libre et non médiatisé, travail qui doit prouver sa capacité à produire de la valeur et de nouvelles relations sociales. Cet idéal d’un travail libre, c’est ce qui peut susciter l’admiration et faire modèle, et c’est pour cela que les artistes ont pu servir de figures d’identification75. Mais, au-delà d’une telle identification, ce travail libre est aussi ce que le design tente de produire. Car, l’idéal du design, au moins au début de son histoire, c’est que la forme de l’objet dérive immédiatement de l’usage et des méthodes de production, sans aucune référence à la culture76. Au travers du travail non médiatisé, nous retrouvons la notion d’immédiateté, mais dans un tout autre sens que dans notre analyse de la culture marchande. Car ici, l’immédiateté implique une opposition aux normes et aux conventions sociales. Le travail libre cherche à se faire reconnaître malgré ces conventions et ces normes. De sorte que sa pratique elle-même implique une contradiction sociale. C’est ce qui explique que des pratiques comme l’art et le design ont pu jouer un rôle d’opposition et ont permis de cultiver une conscience critique. Mais, une telle possibilité est malgré tout très ambivalente. Car le fait pour un individu de voir la singularité de son activité reconnue peut alimenter un sentiment de supériorité et faire obstacle à toute solidarité effective. De plus, l’idéal d’un travail non médiatisé est un idéal abstrait, il relève pleinement de l’abstraction marchande. Cependant, à ce niveau d’abstraction, une contradiction fondamentale se joue, raison pour laquelle l’art et le design ont pu permettre de la subjectivation.

2.3 Culture et contre-cultures

Ceci nous permet de revenir sur l’interprétation de l’histoire de la culture proposée par Robert Kurz. Comme nous l’avons vu, un art capitaliste authentique est pour lui une contradiction dans les termes. Ce jugement repose sur la manière dont l’auteur interprète la logique de la valeur. Parce que celle-ci est complètement abstraite, elle ne peut rien créer par elle-même. Elle ne peut que simplifier, c’est-à-dire brutaliser, ce qui existe. Pour Kurz, la culture marchande n’a donc rien inventé : elle s’est contentée de piller et de broyer les produits de cultures antérieures. En cela, elle a toujours eu besoin d’un matériau extérieur, ou de « matière première culturelle existante77 ». L’auteur fait ainsi le lien avec les problèmes écologiques : au moment même où le capitalisme produit une « destruction des bases naturelles de la vie78 », il produit également une destruction de toutes ses ressources culturelles. Cependant, il serait malgré tout difficile pour Robert Kurz de soutenir qu’il n’y a eu absolument aucune production esthétique authentique dans l’histoire de la culture européenne. C’est pourquoi l’auteur avance l’idée que les œuvres authentiques ont été le fait de contre-cultures.

Une telle position est tout à fait conséquente, compte tenu de la manière dont Kurz pense l’esthétique. En effet, puisqu’il ne peut pour lui exister d’esthétique séparée, une production artistique authentique doit être le fait de groupes sociaux qui ne participent pas (ou pas complètement) aux structures sociales capitalistes. C’est dans les marges, qu’il y a donc pu avoir de la création esthétique, dans « les subcultures issues de mouvements ou de milieux sociaux qui s’opposaient subjectivement au capitalisme79 ». C’est notamment le cas du jazz, dont Robert Kurz propose une interprétation très différente de celle d’Adorno. Pour Kurz, Adorno n’a vu du jazz qu’une version tardive, déjà pervertie par l’industrie culturelle (les show bands des années quarante)80, ce qui l’a empêché de voir l’authenticité du jazz des origines, et la contestation dont il était porteur. Mais c’est aussi le cas de l’art de la Renaissance. L’analyse de Kurz, en effet, c’est qu’il s’agit d’un « art et d’une culture contestataire », formés sur la base « d’un capitalisme primitif ou d’un protocapitalisme dont les conditions n’étaient encore qu’à moitié développées81 ». C’est dans un tel contexte, où les œuvres étaient encore des biens de luxe qui n’étaient pas déjà soumis aux impératifs de la valorisation, qu’un « art bourgeois authentique82 » a pu se développer. Pour Robert Kurz, la « haute » culture est donc à l’origine une contre-culture, et le mensonge de la bourgeoisie cultivée est d’être aveugle au fait que l’industrie culturelle transforme cette contre-culture en un simple produit. L’idée générale de Kurz est donc que l’histoire de la culture occidentale est une succession de contre-cultures qui sont neutralisées, les unes après les autres, par la culture marchande. L’auteur ne précise pas les enchaînements, mais on pourrait imaginer une histoire de ces contre-cultures allant de la Renaissance jusqu’au punk et au rap, en passant par le romantisme et l’art moderne.

Cependant, pour Robert Kurz, les contre-cultures ne sont jamais parvenues à constituer une alternative véritable au capitalisme.

Mais, en réalité, le potentiel subversif de ces cultures était le plus souvent bien trop faible pour constituer un adversaire sérieux pour l’industrie culturelle, notamment parce que leur critique demeurait phénoménologiquement limitée, socialement particulariste et acritique quant aux formes capitalistes, et qu’elles étaient donc incapables de saisir la vie sociale dans son intégralité.83

Toutefois, faut-il nécessairement comprendre le rapport entre culture marchande et contre-culture en termes de force et de faiblesse ? Au vu de ce que nous avons proposé, il nous paraît possible d’avancer une tout autre hypothèse. Le problème des contre-cultures, ce n’est pas que leur potentiel subversif est limité, c’est qu’elles sont dès le départ internes au capitalisme. Toute contre-culture repose sur le désir qu’un travail non-médiatisé puisse être reconnu comme source de valeur. C’est pourquoi il n’y a que dans le capitalisme que quelque chose de comparable aux contre-cultures existe. De plus, aucune œuvre n’est, par elle-même, capable de saisir l’ensemble de la vie sociale. Car comprendre les mécanismes sociaux fondamentaux requiert un très haut degré d’abstraction, qui n’est accessible qu’au niveau d’une pensée conceptuelle très élaborée, et non à celui de l’expérience sensible. Ici, de notre point de vue, Kurz tend à confondre le rôle des œuvres et celui de la critique. L’art participe des conditions de la subjectivation. La critique, elle, suppose non seulement une subjectivation spécifique, mais aussi une activité consciente pour approfondir et argumenter son point de vue. De la même manière, un mouvement social suppose une subjectivation spécifique, mais aussi une activité politique consciente et concertée. En cela, il ne peut effectivement pas y avoir de révolution esthétique autonome. Car supposer une telle révolution possible, ce serait confondre les conditions de la subjectivation avec l’activité critique et politique.

Si les contre-cultures ne sont pas extérieures au capitalisme, il doit être possible d’en déduire les caractéristiques, comme nous l’avons fait pour la culture marchande. Le point commun de ces deux formes culturelles est l’immédiateté. Pour la culture marchande, il s’agit de l’immédiateté de la conscience individuelle, en ce qu’elle résulte de l’échange marchand. Pour les contre-cultures, en revanche, l’immédiateté est celle d’une activité libre, qui s’oppose au caractère contraint et hiérarchisé de la production capitaliste. Pour désigner cette orientation, nous parlerons d’art et de culture critique, par opposition à la culture marchande.

La culture critique implique le rejet de tout ce qui peut être immédiatement accepté par le public, de tout ce qui correspond à ses attentes. En cela, l’art critique implique une recherche de la difficulté. Le corolaire de cela, c’est que la culture critique tend à favoriser la recherche de la nouveauté et de l’originalité. Car la critique implique de se défier de ce qui est déjà connu et compris du public. Ce qui est déjà connu, ce sont notamment les formes sociales existantes. C’est pour cela que l’art critique est fondamentalement non-conformiste. Il cherche à se dégager, autant que possible, des schémas de la domination sociale. Mais ce qui est déjà connu, c’est aussi la culture dominante. L’art critique doit donc rejeter les figures, les structures et les formes connues. Il doit rejeter toute variation sur des thèmes existants. C’est pourquoi il est toujours en quête de nouveau. Cette quête incessante de la nouveauté fait que les œuvres se vident de contenu et ont tendance à perdre leur sens. Une telle ascèse, qui aboutit entre autres à la peinture monochrome, est une dynamique fondamentale de l’art critique. Le problème, c’est qu’aucune activité sociale ne peut être absolument immédiate. Une activité dépourvue de toute médiation sociale est une contradiction dans les termes. En cela, l’art critique requiert l’impossible, et c’est pourquoi la promesse qu’il contient ne peut jamais s’accomplir. Et parce qu’il ne parvient pas à s’accomplir, l’art critique crée une frustration. Il lui faut soit devenir une politique, soit se doubler d’une politique, soit accepter l’inachèvement comme sa condition fondamentale. C’est pourquoi l’art critique ne propose aucune plénitude. Il n’offre aucun plaisir facile, et il ne peut jamais pleinement satisfaire. Il laisse chacun dans l’embarras d’une satisfaction suspendue. Dans l’art critique, l’individu ne peut donc jamais pleinement se reconnaître, car l’œuvre ne vient pas confirmer ses propres expériences. En cela, c’est un art qui favorise la réflexivité. Et parce qu’il favorise la réflexivité, l’art critique permet aux individus de prendre la mesure de leur autonomie. Ce sentiment d’autonomie peut les amener à s’opposer à leurs conditions sociales d’existence, bien qu’il ne les y oblige aucunement.

À partir de cette déduction spéculative des caractéristiques de l’art critique, il est possible de proposer un point de vue sur l’histoire de la culture très différent de celui d’Adorno et Horkheimer. Si l’art critique est déductible des contradictions fondamentales du capitalisme, il ne concerne pas un moment spécifique de son histoire. Il n’y a donc pas de raison qu’il disparaisse, sans que ces contradictions soient elles-mêmes dépassées. Quand bien même la puissance des médias tendrait à le rendre minoritaire, il est une possibilité si profondément inscrite dans la société marchande, que sa disparition est très peu vraisemblable. D’autant que, comme nous l’avons vu, la culture marchande est par elle-même incapable de créer de nouvelles formes et de nouveaux contenus. Elle ne peut qu’exploiter des filons déjà identifiés, et elle a donc besoin d’un art critique pour se renouveler. Ce qui ne veut pas dire pour autant que la culture marchande et la culture critique sont assimilables. Car, assimiler les deux, c’est négliger le problème de la subjectivation, et donc négliger la nécessité pour la théorie critique d’être réflexive.

Conclusion

L’un des grands apports de la critique de la valeur est de montrer que l’opposition entre les classes n’est pas la contradiction la plus fondamentale du capitalisme84. La lutte des classes, en effet, ne peut se dérouler qu’avec les rapports marchands en toile de fond, elle est complètement interne au monde capitaliste. Analyser la culture par le prisme de la critique de la valeur permet donc de ne plus la penser en termes de classe. Ainsi, ce que l’analyse de Robert Kurz tend à montrer, c’est que l’industrie culturelle n’est pas réductible à la culture populaire ou à la culture de masse. Il s’agit d’un processus global, qui touche à la possibilité de la culture elle-même. De plus, ce que montrent nos analyses, c’est que la culture critique ne saurait, elle non plus, être réduite à la culture bourgeoise. Il s’agit là aussi d’un phénomène global, pouvant toucher des classes sociales très différentes les unes des autres. Le fait que l’opposition entre divertissement et haute culture ait été pensée en termes de classe n’est lié qu’à un moment spécifique de l’histoire du capitalisme. Une telle projection rend le problème de la culture plus confus, et empêche de saisir les phénomènes à leur racine.

Le divertissement et la haute culture, ou dans notre terminologie la culture marchande et la culture critique, sont bien plutôt deux possibilités inscrites dans les rapports sociaux capitalistes. En cela, ce ne sont pas deux blocs homogènes qui se font face, mais des tendances, qui peuvent dans certains cas se conjuguer. Dans l’histoire du cinéma, par exemple, certaines œuvres ont pu être reçues comme du divertissement, tout en étant critiques. C’est également le cas dans des genres musicaux comme le punk ou le rap. De plus, puisqu’il s’agit de tendances, celles-ci ne peuvent jamais se réaliser complètement. De sorte qu’aucune œuvre n’est purement divertissante ou purement critique. C’est pourquoi, le fait que les codes de la bourgeoisie cultivée soient en voie d’obsolescence n’est pas nécessairement le signe du triomphe de l’industrie culturelle. Cela pourrait tout aussi bien être le signe que la différence entre culture marchande et culture critique tend à devenir plus diffuse85. Par lui-même, ce devenir diffus est ambivalent. Il peut tout autant être la source de nouvelles aliénations, que permettre de nouvelles formes de subjectivation. Mais, au moins par mesure de prudence théorique, il est important de ne pas céder trop vite à la séduction de la négativité.

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  1. Cet essai est la reprise d’une conférence donnée en 2010 à l’Alliance française de São Paulo. La version originale a été publié en 2012 par la revue Exit !, et la version française en 2020 par les éditions Crises & Critique. Kurz, Robert, L’Industrie culturelle au XXIe siècle : de l’actualité du concept d’Adorno et Horkheimer, Albi, Crise & Critique, coll. Au cœur des ténèbres, 2020. 

  2. Robert Kurz (1943-2012) a été l’un des acteurs principaux du mouvement de la Critique de la valeur. Il a notamment participé à la fondation et à l’animation des revues Krisis, puis Exit !. Dans son travail, Kurz a proposé une relecture de Marx centrée sur la problématique du travail abstrait et de la valeur. Cette relecture l’a amené à critiquer de nombreuses idées fondamentales du marxisme : le travail, la révolution, le prolétariat, la lutte des classes, etc.
    Pour une présentation historique de travaux de Robert Kurz, on peut se référer à l’article d’Anselm Jappe : « Une brève histoire de la critique de la valeur à partir des écrits de Robert Kurz », paru dans Sous le soleil noir du capital : chronique d’une ère de ténèbres, Albi, Crise & Critique, coll. Palim Psao, 2021.
    Pour une présentation synthétique des apports théoriques de la critique de la valeur, on peut se référer à un ouvrage du même auteur : Les aventures de la marchandise : pour une critique de la valeur, Paris, la Découverte, Sciences humaines et sociales, 2017. 

  3. « La production industrielle des biens culturels : Raison et mystification des masses », dans Adorno, Theodor W. & Horkheimer, Max, La dialectique de la Raison : Fragments philosophiques, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1983, p. 129-176. 

  4. L’expression « critique catégorielle », est fréquemment employée par Robert Kurz. 

  5. Pour une présentation des arguments fondamentaux de cette relecture, on peut notamment se référer à l’ouvrage de Robert Kurz : La substance du capital, Paris, Édition l’Échapée, coll. Versus, 2019. 

  6. Kurz, Robert, L’Industrie culturelle au XXIe siècle, op. cit., p. 137. 

  7. Ibidem, p. 139. 

  8. Ibid., p. 140. 

  9. Moishe Postone (1942-2018) a développé une nouvelle interprétation de Marx, basée sur les notions de travail et de temps. Il a également travaillé sur l’histoire de la théorie critique, et sur les sources de l’antisémitisme européen. Pour une présentation détaillée de sa lecture de Marx, on peut se référer notamment à son ouvrage majeur Temps, travail et domination sociale ; ainsi qu’au recueil d’essais Marx, par-delà le marxisme.
    Postone, Moishe, Temps, travail et domination sociale : une réinterprétation de la théorie critique de Marx, Paris, Mille et une nuits, coll. Essais, 2009.
    Postone, Moishe, Marx, par-delà le marxisme : repenser une théorie critique du capitalisme au XXIe siècle, Albi, Crise & Critique, coll. Palim Psao, 2022. 

  10. Cf. « Ulysse ou Mythe et raison », dans Adorno, Theodor W. & Horkheimer, Max, La dialectique de la Raison, op. cit., p. 58-91. 

  11. Sur ce point, on peut se référer à l’article de Manfred Gangl, « Capitalisme d’État et dialectique de la raison, dans Genel, Katia, La dialectique de la raison : sous bénéfice d’inventaire, Paris, Édition de la maison des sciences de l’Homme, Bibliothèque allemande, 2017, p. 105-115. 

  12. Cf. Adorno, Theodor W. & Horkheimer, Max, La dialectique de la Raison, op. cit., p. 162-163. 

  13. Kurz, Robert, L’Industrie culturelle au XXIe siècle, op. cit., p. 223. 

  14. Cf. Marx, Karl, Le Capital : critique de l’économie politique, livre I, Paris, PUF, Quadrige, 2006, chap. 1 : « La marchandise », p. 39-95. 

  15. Marx, Karl, Le Capital, op. cit., p. 42.   

  16. Kurz, Robert, La substance du capital, op. cit., p. 141. 

  17. Cf. Marx, Karl, Le Capital, op. cit., chap. 5 : « Procès de travail et procès de valorisation », p. 199-223. 

  18. Sur ce point, il y a une rupture très profonde entre la conception du travail proposée par la critique de la valeur et celle qui a été longtemps dominante dans la pensée marxiste, notamment au sein des mouvements ouvriers. L’idée prévalente, en effet, était que le rôle des travailleurs était positif, car le travail lui-même était porteur d’émancipation. Le rôle de la révolution, dans cette perspective, était de libérer le travail de son exploitation capitaliste et c’est pourquoi le prolétariat était considéré comme le sujet révolutionnaire. Dans cette perspective, le travail était finalement considéré comme le moteur de l’histoire. Pour une critique de cette conception du travail, on peut notamment se référer à Kurz, Robert, La substance du capital, op. cit., p. 57-86. 

  19. Cf. Marx, Karl, Le Capital, op. cit., p. 52-53. 

  20. Cf. Kurz, Robert, La substance du capital, op. cit., « Le temps concret-historique du capitalise », p 149-157. 

  21. Cf. Ibidem, « Crise et critique, illusion politique et rapport de dissociation sexuel », p. 220-240. 

  22. Cf. Marx, Karl, Le Capital, op. cit., p. 53. 

  23. Cf. Kurz, Robert, La substance du capital, op. cit., p. 118. 

  24. Cf. Ibidem, p. 144-149. 

  25. Adorno, Theodor W. & Horkheimer, Max, La dialectique de la Raison, op. cit., p. 165-167. 

  26. Ibidem, p. 166. 

  27. Ibid., p. 166. 

  28. Id., p. 158. 

  29. Id., p. 166. 

  30. Id., p. 166. 

  31. Id., p. 166. 

  32. Id., p. 166. 

  33. Id., p. 166. 

  34. Kurz, Robert, L’Industrie culturelle au XXIe siècle, op. cit., p. 99. 

  35. Ibidem., p. 99 

  36. Kurz, Robert, La substance du capital, op. cit., p. 203-219. 

  37. Kurz, Robert, L’Industrie culturelle au XXIe siècle, op. cit., p. 100. 

  38. Ibidem., p. 11. 

  39. Une telle dissociation induit aussi pour Kurz une division entre les sexes. En effet, les activités productrices de valeur ont été historiquement associées à la masculinité, ce qui a entrainé une très forte inégalité sociale entre les hommes et les femmes. Sur ce point, Robert Kurz se réfère à la théorie de Roswitha Scholz sur la disparité des sexes dans la société capitaliste. Cf. Roswitha Scholz, Le Sexe du capitalisme. « Masculinité » et « féminité » comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, Albi, Crises et critique, 2019. 

  40. Ainsi, l’idée d’une « révolution esthétique » autonome est, pour l’auteur, profondément capitaliste. Une véritable révolution esthétique ne pourrait avoir lieu que si « celle-ci est en même temps l’expression d’un mouvement social-révolutionnaire disposant d’un pouvoir d’intervention réel et ne se limitant pas à la performance symbolique ». Cf. Kurz, Robert, L’Industrie culturelle au XXIe siècle, op. cit., p. 136. 

  41.  Ibidem, p. 125-126. 

  42. Ibid., p. 131. 

  43. On pourrait nous objecter que le terme d’industrie culturelle a une dimension polémique, en ce qu’il accole deux termes qui tendent habituellement à être dissociés. Ce à quoi nous pourrions répondre que tel est également le cas de l’expression de « culture marchande », puisqu’il est un lieu commun de dire, au moins en France, que « la culture n’est pas une marchandise ». 

  44. Adorno, Theodor W. & Horkheimer, Max, La dialectique de la Raison, op. cit., p. ? 

  45. Ibidem., p. 133. 

  46. Ibid., p. 143, 157. 

  47. Id., p. 138, 142. 

  48. Id., p. 134. 

  49. Id., p. 134, 135. 

  50. Id., p. 136. 

  51. Id., p. 146. 

  52. Id., p. 133, 134. 

  53. Id., p. 155, 163. 

  54. Kurz, Robert, L’Industrie culturelle au XXIe siècle, op. cit., « Interactivité du web 2.0 et individualisation », p. 67-81. 

  55. Courtes vidéos réalisées à destination des réseaux sociaux. 

  56. D’après l’article publié par l’université, l’expression brain rot (littéralement : pourrissement cérébral), désigne les détériorations psychologiques causées par une forte exposition aux contenus internet de faible valeur. Cf. : https://corp.oup.com/news/brain-rot-named-oxford-word-of-the-year-2024/ 

  57. Ceci n’exclut pas, bien entendu, des usages divergents et critiques de ces technologies. 

  58. Quoique sur ce point, Robert Kurz ne serait probablement pas d’accord. 

  59. Voirol, Olivier, « La Théorie critique des médias de l’École de Francfort : une relecture », Mouvements n° 61, Paris, La Découverte, 2010. 

  60. Postone, Moishe, Temps, travail et domination sociale, op. cit., p. 136. 

  61. Ibid., p. 137 

  62. Postone, Moishe, La Société comme moulin de discipline, Albi, Crise & Critique, coll. Palim Psao, 2024, p. 48. 

  63. Ibidem, « Le virage théorique de Max Horkheimer », p. 68-80 et « Le tournant parallèle de Theodor W. Adorno », p. 80-90 

  64. Ibid., p. 90-92. 

  65. Postone, Moishe, Temps, travail et domination sociale, op. cit., p. 138. 

  66. Kurz, Robert, La substance du capital, op. cit., p. 235-236. 

  67. Postone, Moishe, Temps, travail et domination sociale, op. cit., p. 244. 

  68. Ibid., p. 244. 

  69. Postone, Moishe, Marx, par-delà le marxisme, op. cit., « Don, marchandise et assimilation des autres », p. 325 

  70. Vasari, Giorgio, Vies des artistes, Paris, Grasset & Fasquelle, Les Cahiers Rouges, 2007, p. 346. 

  71. Ibidem, p. 348. 

  72. Ibid., p. 348. 

  73. Ibid., p. 349. 

  74. Ibid., p. 350. 

  75. Mais, la figure de l’artiste est ambivalente : elle peut tout aussi bien être utilisée à des fins de dissuasion, pour décourager les individus à poursuivre leurs inspirations. Une telle ambivalence se retrouve par exemple dans la figure de l’artiste maudit. 

  76. Nous abordons ce problème plus en détail dans l’article : Elalouf, Jérémie, « Du rôle de la nature dans le design moderniste », Voix contemporaines, 2023, n° 4. 

  77. Kurz, Robert, L’Industrie culturelle au XXIe siècle, op. cit., p. 118. 

  78. Ibidem, p. 119. 

  79. Ibid., p. 115. 

  80. Id, p. 118. 

  81. Id, p. 112. 

  82. Id, p. 112. 

  83. Id., p. 115. 

  84. Cf. Postone, Moishe, Temps, travail et domination sociale, « La critique sociale faite du point de vue du travail », op. cit., p. 103-113. 

  85. Ceci ne veut pas dire, de notre point de vue, que la crise finale du capitalisme, inévitable du point de vue de Robert Kurz, n’affecte pas la culture. Cependant, analyser les effets de cette crise implique de bien comprendre la structure et la dynamique de la culture marchande. Nous laissons donc, pour le moment, cette question ouverte.