Fanny LÉGLISE est architecte et docteure en architecture. De 2009 à 2015, elle assure la coordination éditoriale puis la rédaction en chef de la revue L’Architecture d’Aujourd’hui. Elle développe depuis une pratique indépendante consacrée aux métiers de la ville en tant que chercheuse, auteure et commissaire d’expositions. www.fannyleglise.com
Résumé
Après avoir distingué les architectures de réemploi du recyclage, de la réutilisation ou de la réparation et rappelé ses racines historiques, nous illustrons par six projets concrets ce qui pourrait constituer le « peu » dans la construction, le mettant en relation avec le « stock » lévi-straussien. Deux temps du peu se dessinent, le « faire avec » du bricoleur et le « chercher pour » de l’ingénieur qui se distinguent dans leurs processus tout en se complétant dans leurs résultats pour porter les qualités d’une architecture faite de peu.
Abstract
Reuse architecture differs from recycling, reutilisation or repair and founds its roots in History. The six projects studied help to understand what could concretely be the “less” (materially speaking) related to Lévi-Strauss’ “stock”. The bricoleur’s “cope with” and the engineer’s “look for”, distinct in their processes, are complementary in their results, to define the quality of an “architecture made by the less”.
Note : attention en anglais, less en architecture est directement relié au “less is more” de Mies van Der Rohe, et donc au minimalisme dont il n’est pas question dans cet article.
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1. Introduction : Faire avec peu
Depuis l'ère industrielle, les architectes conçoivent leurs projets selon ce qui peut être considéré comme un hyperchoix de matériaux, issu d'une démarche « extractiviste » des matières premières disponibles sur la planète, « où chaque saison de prêt-à-construire apporte son lot d'innovations et de variations sur catalogue1. » L'humanité affronte aujourd'hui ce que le philosophe Edgar Morin appelle une « polycrise » – au caractère interconnecté et mondial – qui touche autant les domaines écologiques qu'économiques ou sociaux. Il relève en parallèle « sur tous les continents, un bouillonnement créatif, une multitude d'initiatives locales, dans le sens de la régénération économique, ou sociale, ou politique, ou cognitive, ou éducationnelle, ou éthique, ou de la réforme de vie2. » Certaines de ces « voies parallèles » s'inscrivent dans une reprise du faire qui pourrait être vu comme une tentative de se réapproprier la marche du monde, de s'opposer aux systèmes de gouvernance parfois obscurs voire de mettre en place de nouveaux récits en « paysages incertains3. »
En architecture, le « retour» au faire se développe avec la prise de conscience écologique née à l'aube des années 1960 et se manifeste notamment, sur le plan pratique, par des expériences d'autoconstruction et de valorisation des déchets industriels et des rebuts de la société de consommation et sur le plan théorique par le réexamen du vernaculaire et l'observation des productions de cultures matérielles anciennes ou géographiquement éloignées4. Ce mouvement se perpétue avec la multiplication et la théorisation d'architectures dites « alternatives » ou « informelles » – termes employés quand on œuvre en parallèle des pratiques académiques, le plus souvent à partir du manque de ressources ou de moyens. Parmi celles-ci, le « réemploi » est largement représenté, aussi bien dans les constructions des amateurs que dans celles des professionnels qui s'appuient sur des filières de plus en plus structurées. Cette démarche s'inscrit dans une réflexion sur le statut des objets et des déchets et leur passage de l'un à l'autre5. Elle questionne sur l'existence d'un possible « design du peu », un design « pauvre » ou « brut » si l'on lui applique les qualificatifs des courants artistiques de la seconde moitié du XXe siècle qui faisaient appel aux moyens du bord, aux rebuts et à des techniques a priori simples et parfois désuètes.
Les productions architecturales issues du réemploi sont-elles des constructions de peu ou avec peu ? Pour explorer ce thème, nous définirons dans le premier chapitre ce qu'est une architecture de réemploi au XXIe siècle en la différenciant notamment du recyclage, de la réutilisation ou de la réparation. Dans le second chapitre, nous illustrerons ce qui peut constituer concrètement ce « peu » qui se réemploie avec six réalisations architecturales que nous essayerons de qualifier en évoquant la notion de « stock » développée par l'anthropologue Claude Lévi-Strauss dans l'étude du bricolage comme pratique de conception en marge des méthodes scientifiques ou artistiques. Ceci nous permettra de différencier en troisième chapitre deux manières de procéder au réemploi : le « faire avec » qui se rapproche de la démarche du bricoleur et le « chercher pour » qui entretient des connivences avec les méthodes de l'ingénieur. En conclusion, nous dessinerons les qualités portées par ces « architectures de peu » et esquisserons les habiletés qu'elles nécessitent chez les professionnels de la construction.
2. Architectures de réemploi
Le « peu » en architecture considéré dans son sens matériel pourrait se définir par le déjà-là, le déjà utilisé ou le « à disposition », présent sur site ou issu d'une construction précédente à proximité. Les pratiques de récupération en architecture et design se distinguent selon la façon dont l'usage premier d'un matériau est conservé ou non, et le degré de transformation qui lui est appliqué. Ceci nécessite de préciser la définition du réemploi qui s'inscrit dans une pensée de la métamorphose plutôt que de l'extraction en mettant en valeur une puissance de détournement par rapport à d'autres pratiques, plus mimétiques, comme la conservation ou la restauration.
2.1 De la spolia antique aux matériaux hyper-composés
Les crises qui se succèdent, notamment celle des ressources, aboutissent à une forme d'impasse écologique et replacent sur le devant de la scène les pratiques de réemploi dont les racines historiques se situent dans la spolia antique. En latin, spolium désignait la dépouille d'un animal. Spolia au pluriel évoque les butins de guerre et, par extension, la récupération de matériaux déjà œuvrés, réemployés pour d'autres constructions dans une forme de pillage6. Cette pratique alors courante et traditionnelle de l'art de bâtir est un préalable indispensable à toute édification, où construire consiste à déconstruire pour reconstruire et non à démolir ou détruire avant de bâtir avec des matériaux neufs, importés sur place pour l'occasion. Le réemploi se place dans une perspective non-extractiviste qui s'appuie sur et se développe dans son contexte par des opérations de transformation, de réparation ou d'augmentation des existants.
Présente tout au long de l'histoire, la réutilisation de matériaux provenant d'anciens bâtiments va progressivement disparaître avec la révolution industrielle. En effet, le recours au réemploi s'éteint progressivement jusqu'à la moitié du XXe siècle, parallèlement au développement de matériaux de plus en plus complexes issus de l'industrialisation. La construction par assemblage de produits semi-préfabriqués ne laisse plus de place à la prise directe avec la matière à façonner pour construire, minimisant l'importance des savoir-faire des artisans. Les gabarits standards prescrits en amont de la construction ne permettent plus vraiment l'intégration d'éléments hybrides issus du travail in situ sur le chantier qui devaient être adaptés au gré des contraintes. Les conditions et moyens contemporains de production les plus répandus en architecture sont qualifiés de prescriptifs et par assemblage quand les méthodes traditionnelles qui comportaient pour la plupart des phases de réemploi étaient plus descriptives et opéraient par transformation.
L'opposition entre prescription et transformation est renforcée par la séparation des différents métiers engagés dans l'édification et de leur ancrage, soit théorique, soit pratique. Avec le développement de la science moderne au XVIIe siècle7, le monde se divise entre savoir et faire, penser et agir, art et technique, etc. Ces clivages – qui perdurent de nos jours – instaurent une définition de la discipline architecturale où la conception du projet devient une activité intellectuelle et réflexive réservée à l'architecte ou à l'ingénieur, tandis que la construction est une activité manuelle laissée à la charge des ouvriers et des artisans. « En distinguant l'architecte du charpentier, Leon Battista Alberti avait cherché à séparer le concept d'architecture du travail artisanal de l'ouvrier, en présentant la tâche de l'architecte comme consistant à concevoir au préalable la forme de l'édifice, indépendamment de toute considération relative à sa réalisation matérielle8 » explique l'anthropologue Tim Ingold.
En séparant concevoir et faire, il est de plus en plus compliqué d'avoir recours au réemploi qui articulait nécessairement les deux. L'apparition de nouveaux modes de représentation du projet de plus en plus codifiés9 renforce la séparation entre conception et réalisation. Dessiner entièrement un projet en amont de sa réalisation à partir d'une « bibliothèque d'objets » industrialisés à mettre en œuvre empêche de le faire évoluer en fonction de la situation sur le chantier et des ressources situées à proximité. L'appel au réemploi, lié à une pensée par processus et à une démarche d'enquête sur les éléments à disposition, n'est plus envisageable.
2.2 Champ sémantique du réemploi
Le terme « réemploi » est couramment utilisé depuis plus d'une décennie et nécessite une précision dans sa définition, de façon à le distinguer de pratiques cousines ou voisines comme le recyclage ou la réutilisation. L'architecte Jean-Marc Huygen distingue trois actes de récupération : « la réutilisation qui consiste à se resservir de l'objet dans son usage premier ; le réemploi, d'un objet ou de parties d'objets, pour un autre usage ; le recyclage, qui réintroduit les matières de l'objet dans un nouveau cycle10. » Réemployer définit une nouvelle utilisation d'un matériau existant, sans transformation radicale de sa forme, détournant sa fonction initiale11. Une architecture de réemploi remet en œuvre des matériaux existants dans un nouveau projet, selon une nouvelle configuration (technique, spatiale, d'usage, etc.). Elle agit en construisant à partir des déchets de la société de consommation, en détournant la fonction oubliée d'objets de rebut et en court-circuitant la surproduction de nouveaux artefacts, revalorisant le « peu », voire le « plus rien ».
Certains actes réparateurs entretiennent des relations de connivence avec le réemploi, ce que développent le sociologue et historien Richard Sennett ou le designer Ernesto Oroza. Le premier distingue trois types de réparation : la restauration, la réhabilitation et la reconfiguration. « La première est gouvernée par l'état d'origine de l'objet ; la deuxième substitue des parties ou des matériaux meilleurs tout en préservant une forme ancienne ; et la troisième ré-imagine la forme et l'usage de l'objet en cours de réparation.12 » Pour Sennett, la reconfiguration est plus expérimentale et plus informelle dans sa démarche : « pour peu que les gens tournent les choses dans leur tête la réparation d'une vieille machine peut conduire à transformer la fin de la machine aussi bien que son fonctionnement13. » Elle fait appel aux sauts intuitifs ou au changement de domaine qui « désigne la manière dont un outil initialement destiné à une fin peut être affecté à une autre tâche, ou comment le principe qui régit une pratique peut être appliqué à une toute autre activité14. » Une relation très proche de la définition de réemploi développée par Huygen se dessine, le détournement et l'ingéniosité issue de l'opportunité de faire avec ce qui est déjà là sont centraux.
Oroza distingue également trois types d'actions : la réparation qui est « le processus par lequel nous rendons à un objet, en totalité ou en partie, les caractéristiques techniques, structurelles, d'usages, de fonctionnement ou d'apparence que cet objet a partiellement ou complètement perdues15 », la refonctionnalisation, définie comme « le processus qui permet de profiter des qualités (matière, forme et fonction) d'un objet déconstruit pour le faire fonctionner à nouveau dans un contexte ou dans un autre16 » et la réinvention, « processus qui permet de créer un objet nouveau en se servant de parties ou de systèmes d'objets démontés17 » proche de « cannibalisation18 », acte consistant à récupérer les pièces d'un appareil pour en créer ou en réparer un autre. L'importance du processus de transformation et son caractère novateur résonnent avec le réemploi de Huygen, marqué par la reconfiguration du matériau ou de l'objet de départ par le projet en cours. Un trio lexical se dessine entre réemploi (Huygen), reconfiguration (Sennett) et réinvention (Oroza).
Une architecture de réemploi – ou architecture faite de peu – relève donc des caractéristiques suivantes :
-elle est (en partie ou totalement) constituée de matériaux ou d'objets déjà œuvrés qui forment « le peu » initiateur de projet étudié dans la deuxième partie,
-ces matériaux sont à la disposition du concepteur ; il s'agira dans la troisième partie de s'interroger de quelle manière,
-et sont remis en œuvre différemment – ils sont réinventés ou reconfigurés – pour d'autres fonctions, engendrant de nouvelles formes et qualités et mobilisant des habiletés singulières de la part du concepteur, qui formeront l'objet de notre conclusion.
3. Matériaux d'occasion, occasion des matériaux
Quelles sont les caractéristiques du « peu » sollicité dans un projet de réemploi ? La notion de peu est polysémique, et peut désigner un peu « matériel » comme nous venons de le proposer (rebut, éléments d'un système abîmé ou obsolète, déchet, etc.) comme un peu « intellectuel ». C'est le « peu matériel » que nous explorerons ici, en l'illustrant de six cas concrets puis en le précisant par la notion de « stock » issue de l'étude du bricolage par Lévi-Strauss.
3.1 Architectures faites de peu
Par l'analyse de six projets contemporains situés dans divers pays, nous chercherons à identifier dans les deux prochaines parties de quelle façon les architectes ont recours au « peu ». Le choix des cas étudiés – sélectionnés parmi les 75 exemples de l'exposition Matière grise. Matériaux / Réemploi / Architecture19 – est hétérogène, de façon à ne pas ancrer le réemploi ou dans un contexte économique pensé a priori comme « pauvre » ou de l'inscrire dans le cadre de l'urgence ou de l'éphémère uniquement. Le choix de ce corpus, intégré dans une sélection plus large, vise à s'accorder sur la notion de réemploi en architecture et à ouvrir à une vision qualitative et internationale du sujet. Les six cas choisis ont la particularité d'être des bâtiments pérennes, voire institutionnels, leur date d'édification ne marquant, de fait, ni « un effet de mode » récent, ni une temporalité éphémère, de façon à ne pas cantonner le réemploi à l'événementiel. De plus, certains projets sont l'œuvre d'agences, à l'instar de Rural Studio, engagées depuis plusieurs décennies dans cette démarche, garantissant son sérieux et sa valeur.
Des dalles de moquette récupérées pour édifier la maison de Lucy
Il faut quatre à huit ans pour mettre fin aux émanations d'une moquette, ce qui correspond à sa durée de vie normale dans un immeuble de bureaux20. Les revêtements de sols Interface ont mis 72.000 dalles usagées à la disposition des architectes américains de Rural Studio et leurs étudiants pour construire la maison de Lucy en Alabama. Les matériaux de récupération ont été stockés sept ans pour s'assurer de la disparition d'émanations toxiques et testés avec l'appui d'ingénieurs pour leur solidité, leur résistance au feu et aux agressions biologiques. Rural Studio a ensuite construit le projet en employant des banches de bois comme cadres pour disposer les dalles empilées et fixées par compression. Les architectes opèrent un détournement constructif en transformant un matériau de décoration intérieur en élément structurel employé en extérieur, associé à de nouvelles qualités (isolation thermique et acoustique).
Références : Pour voir Lucy Carpet House, Mason's bend, Alabama, États-Unis, 2002, conçu et construit par Rural Studio, une équipe d'ingénieurs et leurs étudiants, voir le lien suivant : http://ruralstudio.org/project/lucy-carpet-house/.
La passerelle : une serre antibruit à partir de fenêtres usagées
Fig. 1 : La passerelle, structure d'hébergement d'urgence, Saint-Denis (France), 2013, projet conçu et construit par Emmaüs Coup de Main, l'architecte Niclas Dünnebacke, les Bâtisseurs d'Emmaüs, Architecture Sans Frontière, des travailleurs en contrat d'intégration et des immigrés volontaires, © Cyrus Cornut.
La structure d'hébergement d'urgence La passerelle, installée par Emmaüs Coup de Main en bordure du boulevard périphérique parisien, accueille des familles d'origine roumaine issues de campements voisins. Placée devant une architecture construite à partir d'anciens Algeco de chantier, une enveloppe vitrée isole les logements du bruit, créant un écran acoustique contre l'autoroute voisine. En collaboration avec des immigrés, des travailleurs en contrat social d'intégration et les Bâtisseurs d'Emmaüs, elle a été construite avec des matériaux réemployés, de vieilles fenêtres et une toile de publicité du Centre Pompidou. « Étant donnée la disparité des matériaux collectés, les dessins de détails sont vite devenus inopérants. Il a fallu improviser21 » explique l'architecte Niclas Dünnebacke. L'espace ménagé entre les Algeco et la nouvelle façade devient une serre permettant de multiples plantations dans un programme qui n'en compte généralement pas, car considéré comme une « architecture de survie ».
Fig. 2 : Détail de la façade-serre de La passerelle, Saint-Denis (France), 2013, projet conçu et construit par Emmaüs Coup de Main, l'architecte Niclas Dünnebacke, les Bâtisseurs d'Emmaüs, Architecture Sans Frontière, des travailleurs en contrat d'intégration et des immigrés volontaires, © Cyrus Cornut.
Bureaux cloisonnés de tuiles de rebut
Fig. 3 : Abattoirs 8B transformés en bureaux, Madrid (Espagne), 2009, projet conçu par Arturo Franco avec la collaboration des ouvriers du chantier, © Carlos Piñar.
Dans les anciens abattoirs de Madrid convertis en lieu culturel, le hangar 8B a été transformé en bureaux par Arturo Franco. Le chantier a commencé lorsque l'architecte espagnol remarque une montagne de tuiles à proximité, destinées à la décharge. La suite du projet se développe par opportunité : grâce à l'implication des ouvriers, l'architecte imagine un nouveau type de partition intérieure. De pièces de toiture disposées en recouvrement, les tuiles deviennent des éléments de cloison empilés et contribuent au confort thermique et acoustique, rendant le bâtiment bioclimatique.
Fig. 4 : Détail des cloisons en tuiles des Abattoirs 8B, Madrid (Espagne), 2009, projet conçu par Arturo Franco avec la collaboration des ouvriers du chantier, © Carlos Piñar.
Habiller le siège du Conseil de l'Union Européenne de menuiseries en chêne
Fig. 5 : Europa, siège du Conseil de l'Union Européenne, Bruxelles (Belgique), 2016, projet conçu par Philippe Samyn & Partners avec l'aide d'un brocanteur, © Philippe Samyn and Partners architects & engineers, Lead and Design Partner with Studio Valle Progettazioni architects, Buro Happold Limited engineers, photo : Quentin Olbrechts.
Pour le siège du Conseil de l'Union Européenne, l'architecte et ingénieur belge Philippe Samyn a conçu une façade de fenêtres en chêne collectées dans chacun des États membres, avec l'aide d'un brocanteur bruxellois. « Jeudi 6 mars 2014, 12 h 50. Le montage des 3.890 m2 de la façade en châssis anciens récupérés, que nous appelons le "patchwork", est entamé depuis début février. [...] Des modules de 5,40 m de largeur sur 3,54 m de hauteur ont été préfabriqués en atelier22. » La façade décompose par transparence ses différentes couches : structure portante métallique, structure secondaire suspendue et peau constituée de milliers de châssis. Le réemploi de ces menuiseries peut être lu comme un manifeste en faveur du développement durable réunissant l'ensemble des pays européens. Le résultat est fonction de l'hétérogénéité des éléments réemployés, tous différents, et ordonnés par une préfabrication alliant le cas par cas et la production sérielle.
Fig. 6 : Détail de la façade d'Europa, Bruxelles (Belgique), 2015, projet conçu par Philippe Samyn & Partners avec l'aide d'un brocanteur, © Philippe Samyn and Partners architects & engineers, Lead and Design Partner
with Studio Valle Progettazioni architects, Buro Happold Limited engineers, photo : Quentin Olbrechts.
Des magazines usagés comme manifeste d'une agence éditoriale
Fig. 7 : Bureaux d'Oktavilla, Stockholm (Suède), 2009, projet conçu par Elding Oscarson, © Åke E:son Lindman.
Les bureaux de Oktavilla, réhabilités par l'agence suédoise Elding Oscarson à Stockholm, sont conçus par soustraction puis addition de matériaux. Dans un ancien atelier textile dépouillé, les architectes ont restructuré les espaces par des parois de contreplaqué percées de cadres débordants accueillant de larges ouvertures. Au fil du temps, les hauts pans verticaux ont été recouverts de magazines empilés au fur et à mesure. Les piles de revues colorées dialoguent avec les percements et donnent une impression paradoxale à la fois temporaire et solide. Les qualités acoustiques du papier permettent de ne pas fermer les zones de travail en minimisant les interactions sonores. Le détournement de matériau offre une identité à l'agence, à partir de la démonstration de savoir-faire en graphisme : « les piles de magazines de récupération offrent un bon moyen de lancer la discussion pour le client, puisqu'il s'agit d'une agence de web design et conception de magazines23. »
Fig. 8 : Détail des cloisons habillées de magazines d'Oktavilla, Stockholm (Suède), 2009, projet conçu par Elding Oscarson, © Åke E:son Lindman.
6.600 volets comme rappel aux touristes de l'histoire indonésienne
La façade principale du Potato Head Beach Club conçu par l'architecte indonésien Andra Matin se compose de 6.600 volets à claire-voie en teck dont les plus anciennes datent du XVIIIe siècle, chinées dans l'ensemble de l'archipel. Le patchwork résultant a nécessité de longues heures d'adaptation, élément par élément, réalisé sur site par des artisans et ouvriers balinais. « En raison de la nature commerciale et de l'emplacement privilégié du projet, il a été vraiment difficile de convaincre le propriétaire que le concept de réemploi de matériaux allait fonctionner24 » confie l'architecte. Le projet joue sur un paradoxe : les voyageurs mondialisés des tour operators se confrontent à la culture artisanale du pays où ils se rendent, confrontés à la présence de matériaux marqués de traces d'usage. Pourtant, derrière sa façade, le centre balnéaire reste un standard des établissements touristiques.
Référence : Pour voir Potato Head Beach Club, centre balnéaire de luxe, Bali (Indonésie), 2010, projet conçu par Andra Matin avec la collaboration d'artisans et d'ouvriers balinais, suivre le lien suivant : https://www.andramatin.com/project/potato-head-beach-club/
3.2 Le peu et le stock
Les six projets présentés sont en partie développés autour de matériaux de réemploi : dalles de moquette de bureaux usagées, vieilles fenêtres et toile de publicité obsolètes, tuiles de rebut, anciennes menuiseries en chêne, magazines passés de parution ou volets de teck historiques. Ceux-ci forment un « peu » d'occasion, à la base de transformations par réemploi pour se passer de matière de première main et édifier des façades ou des cloisons aux qualités thermiques, acoustiques et esthétiques. Ces « peu », chaque fois contextuels, pourraient s'apparenter au stock du bricoleur lévi-straussien.
Figure archétypale du praticien de l'ordinaire, le bricoleur de Lévi-Strauss œuvre à partir des « moyens du bord25 » qui forment un stock perpétuellement renouvelé et « à tout instant fini » de matériaux pré-contraints. Ce répertoire posé a priori est hétéroclite, étendu mais limité : un « univers instrumental clos » qui se compose par défaut parce que l'on n'a « rien d'autre sous la main ». Le « trésor » du bricoleur est formé de choses qui « peuvent encore servir et qui ont déjà servi », posant les « termes d'un système technologique ». Les matériaux à disposition ne sont pas bruts mais toujours ouvrés : « expressions condensées de rapports nécessaires dont, de façons diverses, les contraintes répercuteront l'écho sur chacun de leurs paliers d'utilisation ». Si le stock peut être « renouvelé ou enrichi », il est, au moment de l'acte même, limité et clos, fait de « odds and ends ». À « demi particularisé », le stock offre des possibilités limitées par l'« histoire particulière » des éléments qui le composent. Chaque pièce est ainsi pré-déterminée, les éléments recueillis et conservés portent, engrammées, leurs précédentes mises en œuvre et leurs anciens usages qui en font des « éléments pré-contraints » dont la recombinaison devra tenir compte de la ou des vies antérieures. Le matériau de seconde main est porteur de sens : de mise en œuvre, de culture, d'esthétique et de symbolique.
Les qualificatifs du stock lévi-straussien s'appliquent aux « peu » réemployés dans les six réalisations architecturales, marqués par leurs vies antérieures, obligeant les architectes à recourir à l'adaptation au cas par cas sur le chantier et à pallier la finitude des ressources à disposition par le dimensionnement spécifique de leurs projets. Cependant, le moment d'intervention du stock dans le projet se distingue entre la pratique du bricoleur et celle des architectes cités. Pour Lévi-Strauss, le bricoleur formule une réponse située et adaptée au peu qui l'environne dont il sait se saisir et interpréter les qualités pour concevoir. Nous l'imaginons caché dans les replis de son atelier ou de son garage, occupé à collectionner boulons et bouts de ficelles, cintres usagés et poignées de fenêtre, têtes de delco et ampoules grillées pour un plus tard encore inconnu. Selon l'anthropologue, la composition du stock « n'est pas en rapport avec le projet du moment » mais le résultat « contingent » de toutes les occasions d'entretenir le stock à partir de « résidus » et de « déconstructions » de projets précédents. Les architectes dont nous observons les réalisations commencent, eux, leurs recherches de stock à partir du moment où il y a commande. Ils aiguisent leur capacité à déceler des qualités dans les replis du peu à travers leurs lunettes de concepteurs de maisons, d'habitats d'urgence, de bureaux ou de résidence hôtelière.
Le moment de la mobilisation du stock est différent dans chaque cas. Du gisement de tuiles inactif au trésor de volets patiemment réunis, de la collecte de menuiseries idoines à l'inventaire de fenêtres usagées a posteriori, de la glane de dalles de moquette à la thésaurisation de magazines, quelles sont les attitudes des concepteurs vis-à-vis de leur gestion des ressources en matériaux déjà œuvrés ? Dans les architectures de réemploi observées, le « temps du peu » intervient différemment : pour les trois premières, il semble générer le projet. La collecte des matériaux à disposition permet de constituer une architecture, il fait figure d'appel à construire. Dans les trois suivants, il semblerait que le projet ait été défini en amont et qu'il se soit ensuite agit de réunir les matériaux à réemployer pour construire. Dans ce cas, le peu est une démonstration, une manifestation de son existence. Ces deux démarches vis-à-vis du stock, a priori et a posteriori, s'opposent-elles ?
4. Les temps du peu
Dans la première configuration, le peu implique de « faire avec » quand dans le second, il appelle à « chercher pour ». Pour explorer cette différence, nous ferons à nouveau intervenir le travail de Lévi-Strauss par le biais des deux figures qu'il oppose, le bricoleur et l'ingénieur, pris dans deux temporalités de projet distinctes, pris entre événement et structure. Le premier pose son stock a priori – nous dirons que c'est la glane qui fait le projet – le second le réunit a posteriori – nous dirons que c'est la collecte qui lui permet de le réaliser.
4.1 Glaner : « faire avec »
Dans la maison de Lucy, La passerelle ou les bureaux de l'abattoir 8B, la mise à disposition de matériaux (dalles de moquette, fenêtres et toile ou tuiles) forme la base du projet. Le stock est dans les trois cas un préalable à la conception. Les architectes Rural Studio, Dünnebacke ou Franco conçoivent en construisant, s'adaptant à leurs ressources, travaillant à des adéquations entre intuition et situation, projet et réalité, perception et interprétation. Les matériaux de peu dictent la façon dont ils pourront être transformés pour de nouvelles propositions d'agencement.
Le stock formant préalable, il a fallu avant toute chose le glaner, ce qui nécessite des capacités d'observation pour savoir quoi prélever dans le terrain ou dans son environnement au sens large. L'observation devient un projet en soi, dans l'engagement physique et temporel de celui qui constitue son trésor. Elle devient une gymnastique où l'on apprend à regarder, à affiner son regard à mesure pour mieux repérer les capacités opératoires de ce qui peut être extrait d'une situation, de façon à savoir identifier des « gisements ». Pour prélever, il faut interpréter ce que l'on pourrait faire, repérer des puissances potentielles. Comme le rappelle Lévi-Strauss, « [la] première démarche pratique [du bricoleur] est pourtant rétrospective : il doit se retourner vers un ensemble déjà constitué, formé d'outils et de matériaux ; en faire, ou en refaire, l'inventaire ; enfin, et surtout, engager avec lui une sorte de dialogue, pour répertorier, avant de choisir entre elles, les réponses possibles que l'ensemble peut offrir au problème qu'il pose26. »
Le bricoleur doit ainsi « interroger » et « chercher les significations » de son trésor, pré-contraint en termes de sens et d'usages possibles. À partir de ses observations, il perçoit son inventaire comme un ensemble de relations concrètes et virtuelles. Devenant des « opérateurs », les éléments qui le composent permettent de « définir un projet », « un ensemble à réaliser » limité par la finitude du stock comme par les histoires antérieures des pièces qui le composent. Le bricoleur procède alors à des « adaptations », à des « combinaisons », remplissant des « fonctions vacantes », réorganisant et permutant, interrogeant sa culture.
Il semble que ce soit là la démarche des architectes des trois premières situations qui interrogent, l'un si les dalles de moquette peuvent s'empiler en murs, l'autre, si les fenêtres peuvent se réassembler en une paroi et s'il en possède suffisamment pour longer les Algeco, et le dernier si les tuiles peuvent être empilées pour former des cloisons autoportantes. Leur posture est celle du « praticien-réflexif27 » décrite par le chercheur Donald A. Schön, sujet en action d'interprétation et de critique dans un contexte d'incertitude et d'instabilité. Par une réflexion-intégrée-à-l'action, ils se placent dans un processus d'interaction continue avec leur contexte en façonnant la situation tout en étant en retour façonnés par elle dans leur interprétation.
4.2 Collecter : « chercher pour »
Les matériaux réemployés « disent » toujours quelque chose d'ordre culturel ou symbolique. Les anciennes menuiseries du conseil Européen composées ensemble malgré leur hétérogénéité portent un double message : « nous sommes unies malgré nos différences » et « nous partageons une vision commune de la durabilité ». Les magazines empilés chez Oktavilla illustrent un savoir-faire d'édition et la longévité d'une entreprise. Les volets du Potato Head Beach Club peuvent faire comprendre aux touristes qu'ils devraient mieux prêter attention à l'histoire du pays où ils se trouvent. Dans les trois cas, les architectes ont cherché à dessein un matériau spécifique à réemployer pour porter leurs propos ou celui de leurs commanditaires.
Collecter menuiseries, magazines et volets, les pister partout en Europe, les sauver du pilon ou les faire venir de tout le territoire indonésien fait penser à la démarche de l'ingénieur tel que le décrit Lévi-Strauss. L'ingénieur définit son projet au préalable, le planifie et ne se laisse pas guider par un stock. Il subordonne chacune des tâches qu'il accomplit à l'obtention de matières premières et d'outils conçus et procurés à la mesure de son projet. S'il est obligé de transiger, c'est avec la résistance de ses moyens et de son savoir28, pris dans la période de l'histoire dans laquelle il vit, et les moyens matériels qu'elle met à sa disposition. Son inventaire prend la forme d'une liste de connaissances théoriques et pratiques et de moyens techniques qui restreignent le champ des solutions qu'il pourra apporter à un problème.
Europa montre un aller-retour entre résolution au cas par cas et production sérielle : les ouvriers interprètent chaque pièce de menuiserie collectée pour l'agencer dans la composition de panneaux de dimensions semblables posant la base de la préfabrication de la façade. Les parois de contreplaqué qui partitionnent les espaces de travail d'Oktavilla ont été dimensionnées en fonction des futurs magazines à installer. Il a pourtant fallu attendre que leur quantité soit suffisante pour profiter de leurs qualités textiles, visuelles et acoustiques. Quant aux volets du Potato Head Beach Club, leur assemblage n'est pas si sauvage qu'il n'y paraît, ils sont portés par une structure métallique et ont nécessité des adaptations au cas par cas pour prendre place dans le patchwork final. Dans les trois cas, si la démarche empruntée renvoie aux méthodes de conception par planification de l'action de l'ingénieur, établie en fonction de moyens organisés et requis au préalable du projet, la planification a dû être adaptée sur le chantier pour se mettre au diapason de la singularité des matériaux déjà œuvrés, glissant vers une démarche empirique qui n'aurait pas eu lieu d'être si les matériaux avaient été neufs et standardisés.
5. Conclusion : Matériaux de peu, architectures de beaucoup
Quand l'ingénieur réunit éléments, outils et techniques pour leurs capacités opératoires, le bricoleur les réunit pour leurs potentialités hors du temps de conception, et se laisse guider ensuite. Le moment de la mobilisation du stock agit-il sur la caractérisation de l'architecture produite et son adéquation à la situation ? « Faire avec » et « chercher pour » s'affrontent-ils dans leurs résultats ?
Pour sortir de la rencontre binaire entre bricoleur et ingénieur, Lévi-Strauss fait entrer un troisième personnage en tant que médiateur, l'artiste « à la fois un bricoleur et un ingénieur » qui produit « des objets matériels qui sont aussi des objets de connaissance29. » À mi-chemin entre connaissance scientifique et pensée sauvage, l'art se trouve pris entre structure et événement qu'il fait coïncider. C'est un peu ce rôle d'artiste que les architectes cités endossent. Si les premiers ont une tendance au bricolage et les seconds à l'ingénierie, les nuances apportées par le projet façonné par les contingences du stock sous-entendent une démarche plus complexe. Si les architectures de réemploi se distinguent selon le moment de mobilisation du « peu », principalement matériel, et la portée de ce dernier, elles engagent, ensemble, des qualités qui les définissent probablement en tant qu'architecture de « beaucoup ». Nous entendons par ce terme une multiplicité de qualités engendrées par l'attention accrue à la situation dans laquelle elles s'inscrivent : qualités écologiques et démonstratives, qualités d'adaptation et de singularisation, souplesses intellectuelles et pratiques, enrichissement du rôle et de l'engagement de l'architecte et, in fine, dépassement du clivage penser/faire.
Réemployer le « peu » se place dans une démarche directement écologique pour les trois premiers cas, qui partent des ressources mises à disposition qui seraient devenues déchets sans l'intervention des architectes. En risquant la digression, nous faisons remarquer que nous nous sommes concentrés sur les temporalités de réemploi, au détriment de leurs géographies. Il s'agit, sauf pour le cas des tuiles glanées sur un terrain à proximité de l'abattoir 8B, de réemploi dit ex situ30, c'est-à-dire à partir de matériaux en provenance d'ailleurs. Les trois autres cas soutiennent une écologie un peu différente : la collecte et l'approvisionnement en matériaux a nécessité une recherche spécifique dont l'impact en termes de transport, de moyens mis en œuvre et de temps de travail n'est pas à négliger. Ils relèvent néanmoins d'une écologie démonstrative et symbolique. Par leur mise en avant dans des bâtiments emblématiques pour le siège du conseil Européen ou très visités pour le Potato Head Beach Club, ils font leur part, sensibilisant les populations et médiatisant les possibilités du recours au réemploi.
Le réemploi ouvre un champ d'action et de réflexion pour repenser le système de la construction dans son entier. « Il réinterroge la conception elle-même, faisant en sorte que l'architecte ne dessine plus à partir d'une page blanche et d'une banque abstraite de matériaux, mais à partir de l'existant [...]. Plutôt que de partir d'un terrain vierge, l'architecte prendra en compte un milieu : contexte, matériaux, savoir-faire disponibles – pour dessiner et construire à partir de ce bouquet complexe de données31 » explique la chercheuse Édith Hallauer. À l'opposé de l'emploi de matériaux industriels standardisés, réemployer consiste à travailler avec le singulier et le cas par cas, s'opposant à une uniformisation du monde, s'adaptant à une pensée située, une conception dédiée à ceux qui l'habitent. Le « peu » des ressources engage finalement « beaucoup » d'autres choses : du temps, des adaptations administratives, politiques, réglementaires, juridiques et normatives, des échanges et des rencontres, une curiosité et une culture qui dépassent les cadres de la discipline architecturale, etc.
Les architectures de réemploi forcent leurs concepteurs à continuer à concevoir en construisant, ce qui éloigne d'une autre forme de « peu » intellectuel : pour reprendre le slogan de l'ouvrage Matière grise, il faut plus de matière grise pour dépenser moins de matière (première). Le travail de l'architecte se situe alors dans l'accommodage32 et l'adaptation – et s'éloigne des grands gestes – dans un retour à une posture relationnelle que la prescription en amont de la construction ne rendait plus possible. De ce fait, le rôle de l'architecte se voit enrichi par les relations redevenues nécessaires avec les autres corps de métier.
Réemployer sous-tend un travail artisanal. Contrairement à l'emploi de matériaux pré-composés spécialisés, l'acte de faire et le geste humain retrouvent toute leur place. Ceci engage un renouvellement des outils et des processus de travail qui remet en cause la mise à distance entre le chantier et le dessin. Comme l'explique Huygen, « l'architecte conventionnel est par définition prescripteur de matériaux neufs, produits selon la demande. S'il envisage des matériaux de réemploi, disponibles parce qu'ils sont en état d'obsolescence, il lui faut acquérir de nouveaux outils de travail, une posture spécifique de création et de réalisation33. » L'occasion remplace la prescription, instaurant une souplesse et des formes ouvertes aussi bien dans le travail des architectes que des artisans, où les premiers « ne s'attachent pas à ce que soient réalisées exactement les formes auxquelles ils ont pensé en tant que maître d'œuvre, mais [...] laissent une porte ouverte aux circonstances du chantier, aux occasions qui se présentent : aussi bien pour la manière dont les matériaux sont mis en œuvre par les artisans que pour les matériaux eux-mêmes34. »
Les architectures de peu retissent, de façon plus globale, penser et faire. Ingold défend que « "faire" ne consiste ni plus ni moins à mettre en correspondance celui qui fait avec le matériau qu'il travaille35. » Il démontre que l'« on aurait tort de croire que [le théoricien] ne fait que penser tandis que le [praticien] ne fait qu'agir : en vérité, l'un fait en pensant tandis que l'autre pense en agissant. Le théoricien pense et applique ensuite ses manières de penser à la substance matérielle du monde. Par contraste, le praticien cherche à laisser la connaissance croître à la faveur d'une observation et d'un engagement pratique auprès des êtres et des choses qui l'entourent36. » Cette relation étroite entre penser et faire est à l'œuvre dans l'essor de pratiques renouvelées autour des architectures de réemploi. En effet, ces dernières sont l'occasion de développer de nouveaux métiers et de structurer de nouvelles filières. De nombreuses organisations s'attachent depuis une quinzaine d'années – comme la firme belge Rotor qui fait figure de pionnière dans le domaine – à mettre en place des méthodes d'inventaire et de relevé de matériaux à réemployer dans les sites promis à la démolition. Souvent en tant qu'assistants à maîtrise d'ouvrage, ces nouveaux professionnels évaluent le degré de pollution, imaginent des scénarios de réemploi et proposent des solutions de démontage. Ils s'adressent ensuite à des entreprises, parfois récemment constituées, à même de traiter les objets récoltés, de les stocker et de les reconditionner. Un travail de certification et de mise aux normes est développé en parallèle. Pour reprendre l'exemple cité précédemment, Rotor a mis en place une plateforme de revente en ligne (Rotor DC, www.rotordc.com) de matériaux reconditionnés pour qu'ils soient remis sur le marché, attendant d'intégrer le cahier des charges d'un nouveau projet pour entamer leur seconde vie. Autre exemple, le projet FCRBE (Facilitating the Circulation of Reclaimed Building Elements), coopération interrégionale entre pays membres de l'Union européenne, permet d'identifier des opérateurs dans l'Europe du Nord-Ouest pour faciliter la circulation des éléments de construction. Mille cinq cents entreprises ont été repérées et des outils sont mis en place pour aider à l'extraction des matériaux et leur intégration dans les marchés publics. En France, l'annuaire en ligne Opalis (www.opalis.eu/fr) recense plus de 600 opérateurs spécialisés dans le réemploi des éléments de construction. Perspectives, procédés et métiers se développent ainsi à partir de ces architectures faites de peu mais qui révèlent beaucoup, aussi bien sur l'évolution de la profession, les capacités d'improvisation des concepteurs que les promesses écologiques de leur démarche.
Bibliographie
Choppin, Julien, Delon, Nicola (sous la direction de), Matière grise, Paris, éditions du Pavillon de l'Arsenal, 2014.
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Henrard, Thierry, « Siège du Conseil de l'Union européenne, Bruxelles (Belgique), 2015 » dans L'Architecture d'Aujourd'hui n°405, Paris : Archipress & Associés, mars 2015.
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Ingold, Tim, Faire. Anthropologie, archéologie, art, architecture (2013), Bellevaux, éditions du Dehors, 2017, traduit de l'anglais par Hervé Gosselin et Hicham-Stéphane Afeissa.
Lévi-Strauss, Claude, La Pensée sauvage (1962), Paris, Pocket, 2014.
Morin, Edgar, « Éloge de la métamorphose » in Le Monde, 9 janvier 2010.
Oroza, Ernesto, Rikimbili. Une étude sur la désobéissance technologique et quelques formes de réinvention, Saint-Étienne, Cité du design, 2009.
Pavillon de l'Arsenal, Matière grise. Matériaux / Réemploi / Architecture, commissariat : Julien Choppin et Nicola Delon, 26 septembre 2014-25 janvier 2015, Paris.
Schön, Donald A., The Reflexive Practitioner. How Professional Think in action (1983), New York, Basic Books, 1984.
Sennett, Richard, Ce que sait la main : La culture de l'artisanat (2008), Paris, Albin Michel, 2010, traduit de l'anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat.
Sennett, Richard, Ensemble : pour une éthique de la coopération (2012), Paris, Albin Michel, 2013, traduit de l'anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat.
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Choppin, Julien, Delon, Nicola (sous la direction de), Matière grise, Paris, Pavillon de l'Arsenal, 2014, p. 20. ↩
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Morin, Edgar, « Éloge de la métamorphose », Le Monde, 9 janvier 2010. ↩
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Voir Macé, Marielle, « Paysages incertains (enquêtes, récits, poèmes) », séminaire à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, 4 mars - 15 avril 2021. ↩
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Un certain nombre d'ouvrages témoigne de ces recherches, sous la forme de manuels pratiques comme le Whole Earth Catalog. Acces to Tools (édité par Steward Brand en 1968) ou d'inventaires comme Rudofsky, Bernard, Architecture without architects. An Introduction to Non-Pedigreed Architecture, New York, Museum of Modern Art, 1964. ↩
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Par exemple l'exposition Vie d'ordures. De l'économie des déchets au Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée, du 22 mars au 14 août 2017, commissaire général : Denis Chevallier, commissaire associé : Yann-Philippe Tastevin. ↩
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Foulquier, Laura, « La carrière de pierres : la récupération de l'antiquité à nos jours » in Choppin, Delon, op. cit., p. 63. ↩
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Voir notamment les travaux de John Dewey et Hannah Arendt. ↩
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Ingold, Tim, Faire. Anthropologie, archéologie, art, architecture (2013), Bellevaux, éditions du Dehors, 2017, traduit de l'anglais par Hervé Gosselin et Hicham-Stéphane Afeissa, p. 182. ↩
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Voir Pérez Gómez, Alberto, L'architecture et la crise de la science moderne (1983), Bruxelles, Mardaga, 1987, traduit de l'anglais par Jean-Pierre Chupin. ↩
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Huygen, Jean-Marc, cité par Choppin, Delon, op. cit., p. 83. ↩
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Choppin, Delon, op. cit., p. 12. ↩
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Sennett, Richard, Ensemble : pour une éthique de la coopération (2012), Paris, Albin Michel, 2013, traduit de l'anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, p. 276. ↩
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Ibid., p. 284-285. ↩
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Sennett, Richard, Ce que sait la main : La culture de l'artisanat (2008), Paris, Albin Michel, 2010, traduit de l'anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, p. 176. ↩
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Oroza, Ernesto, Rikimbili. Une étude sur la désobéissance technologique et quelques formes de réinvention, Saint-Étienne, Cité du design, 2009, p. 28. ↩
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Ibid., p. 42. ↩
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Ibid., p. 48. ↩
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Ibid., p. 48. ↩
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Pavillon de l'Arsenal, Matière grise. Matériaux / Réemploi / Architecture, commissariat : Julien Choppin et Nicola Delon, 26 septembre 2014-25 janvier 2015, Paris. ↩
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Choppin, Delon, op. cit., p. 131. ↩
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Ibid., p. 137. ↩
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Henrard, Thierry, « Siège du Conseil de l'Union européenne, Bruxelles (Belgique), 2015 » dans L'Architecture d'Aujourd'hui n°405, Paris : Archipress & Associés, mars 2015, p. 18. ↩
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Choppin, Delon, op. cit., p. 147. ↩
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Ibid., p. 243. ↩
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Cette citation et les suivantes sont issues des dix pages consacrées au bricolage dans Lévi-Strauss, Claude, La Pensée sauvage, Paris, Pocket, 2014, p. 30, sq. ↩
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Lévi-Strauss, op. cit., p. 32. ↩
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Schön, Donald A., The Reflexive Practitioner. How Professional Think in action (1983)*, New York, Basic Books, 1984. ↩
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Lévi-Strauss, op. cit., p. 33. ↩
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Lévi-Strauss, op. cit., p. 37. ↩
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Le réemploi in situ présente souvent des possibilités bien moindres mais s'inscrit dans un bilan écologique bien plus satisfaisant en faisant l'économie du transport, et parfois du stockage. ↩
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Hallauer, Édith, Du vernaculaire à la déprise d'œuvre : urbanisme, architecture, design, thèse de doctorat en aménagement de l'espace et urbanisme, sous la direction de Thierry Paquot, université Paris Est, 2017, p. 26. ↩
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Huygen, Jean Marc, La poubelle et l'architecte. Vers le réemploi des matériaux, Arles, Actes Sud, 2008, p. 118. ↩
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Ibid., p. 14. ↩
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Ibid., p. 59. ↩
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Ingold, op. cit., p. 14. ↩
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Ibid., p. 31. ↩