Le (dé/re)faire du hacker critique, ses enjeux écologiques et anthropologiques
Judith Michalet

Judith MICHALET est maîtresse de conférences en esthétique et philosophie de l’art à l’École des Arts de la Sorbonne de l’Université Paris 1 et membre de l’Institut ACTE (EA 7539). Ses travaux et recherches portent sur la pensée de Deleuze, les mises en jeu de l’altérité dans les pratiques documentaires, les rapports entre environnement technologique et processus de subjectivation dans le champ de la création en art et en design.
judith.michalet@univ-paris1.fr

Résumé

Si le faire du bricoleur, qui utilise ce qu’il a sous la main, invite à faire profondément le « projet » de l’ingénieur, selon Claude Lévi-Strauss, celui du tacticien, que décrit Michel de Certeau, encourage plutôt un « refaire à sa façon », qui fait dévier une pratique attendue. S’agit-il de « repenser le faire » ou de « détourner l’usage », ou d’associer les deux ? Une conjonction de ces deux gestes – (dé/re)faire – est à promouvoir, qui se trouve déjà à l’œuvre dans le design de transition. Face aux défis écologiques actuels, il apparaît important que l’inscription dans le milieu naturel d’une « pensée concrète », décrite par l’anthropologie, et la déconstruction de l’environnement technologique engagée par les hacker critiques – comme Benjamin Gaulon, mentionné ici –, puissent se féconder réciproquement.

Abstract
While the making of the bricoleur, who uses what he has close at hand, involves deeply “undoing” the “project” of the engineer, according to Claude Lévi-Strauss, that of the tactician, described by Michel de Certeau, rather encourages a “redo it your way”, that deviates an expected use. Is it a matter of “rethinking the making” or “diverting the use”, or a combination of the two? A combination of these two gestures – (un/re)do – should be promoted, as is already at work in eco-design. Faced with the current ecological challenges, the inscription in the natural environment of a “concrete thought”, in the anthropological sense, and the deconstruction of the technological environment initiated by the critical hackers – like Benjamin Gaulon, mentioned here – should cross-pollinate.

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Si le miséreux n’a pas ce qu’il faut pour seulement vivre, s’il épuise son temps de vie à seulement subsister, le pauvre, lui, relève d’une autre situation […], celle de ne pas avoir « sous la main », comme disait Rousseau, tout le possible d’une époque. Cette situation n’empêche nullement d’exister, c’est-à-dire de s’activer dans quelque modification de l’état de choses. […] Les bricoleurs sont toujours en quelque manière démunis. Ils sont pauvres en moyens, relativement pauvres au moins, n’ayant pas tout l’équipement que dans une autre situation ils auraient peut-être1.

Pierre-Damien Huyghe

Si les designers prennent en compte les enjeux énergétiques depuis longtemps – voire depuis toujours –, à l'ère de l'anthropocène, ils sont et seront de plus en plus nombreux à concevoir de multiples formes d'éco-design, et à travailler en collaboration avec des chercheurs issus de multiples horizons scientifiques pour y parvenir. D'un design de la « frugalité sensible » selon Victor Papanek2 à un « design de transition » selon Terry Irwin3, il s'agit, de façon générale, de reconsidérer les modes de vie et les formes de production. Un angle d'approche anthropologique mériterait d'être emprunté pour mieux comprendre la désinscription si profonde du faire humain à l'égard de son environnement naturel et de ses logiques écosystémiques, aboutissant à cette situation absurde décrite par Pierre-Damien Huyghe : se sentir « pauvre » du fait de ne pas avoir l'objet de consommation standard « sous la main », alors même que toute une richesse d'objets hétéroclites s'offre à des remplois possibles pouvant répondre à nos besoins ? Quels « arts du faire » seraient à (re)jouer alors ? Quelles hybridations de détournements d'usages et de fabrications alternatives à créer ? Quelle créativité « anti-catastrophique » et « reconstructrice » pourrait « se manifester de l'intérieur des situations de crise que les sociétés industrielles de l'Occident produisent structurellement4 » ?

Les pratiques appropriatives spontanées, celle du bricoleur, envisagée par Claude Lévi-Strauss, et celle du tacticien, décrite par Michel de Certeau, relèvent certainement de gestes et de rapports à l'environnement qui empruntent déjà la voie d'un « design de peu ». D'une part, ces deux arts de faire trouvent à se compléter, d'une façon qui stimule la recherche telle qu'elle est menée dans les FabLabs par exemple : en associant une pensée du refaire, empruntée à la pensée concrète des sociétés dites « primitives », présentée dans La Pensée sauvage, et une pensée du faire, héritée des détournements des pratiques ordinaires plébiscités dans L'Invention du quotidien. D'autre part, le ré-ancrage profond dans le milieu naturel que permet le bricolage, entrepris par une pensée concrète telle que l'anthropologie structurale lévi-straussienne l'apprécie, est certainement un aspect du rapport homme/nature essentiel à reconsidérer. Enfin, une alliance entre le bricoleur « sauvage » et le maker « civilisé » est certainement à nouer. Car les rapports homme/machine renouvelés que le hacker critique souhaite instaurer, notamment à l'heure où la gouvernance algorithmique s'accroît, sont certainement dépendants également d'un renouvellement du rapport sémiotique à l'environnement, tant technologique que naturel.

1. Détourner l'usage (avec Certeau) et repenser le faire (avec Lévi-Strauss)

Le « mouvement faire » a pris dans les années 2010 une ampleur planétaire qui s'est traduite par l'éclosion de nombreux lieux dédiés au Do It Yourself et au partage de savoirs. À défaut d'une transformation générale des moyens de production, une certaine réappropriation locale de manières de faire est permise par ce mouvement. « Les fablabs et les makerspaces sont sans doute les formes les plus abouties de cette volonté des individus à ne pas se laisser dicter ce qu'ils ont à faire par des machines prêtes à l'emploi5 », souligne Sophie Fétro. Dans une certaine mesure, un maker est pour une part aussi un hacker6 – ce dernier n'étant bien sûr pas un simple pirate des technologies de l'information et de la communication – , car il se situe dans un rapport alternatif au travail, caractérisé notamment par un rejet de la bureaucratie. Être hacker est donc une posture plutôt qu'une activité liée à un média particulier et plusieurs éthiques hacker peuvent inspirer les membres du « mouvement faire »7.

L'enthousiasme pour le DIY, caractérisé par sa pratique artisanale, est toutefois à modérer. En 2001, dans L'Éthique Hacker et l'esprit de l'ère de l'information8, Pekka Himanen décrit et plébiscite des sphères d'activités qui, en s'affranchissant du modèle capitaliste, font émerger une connaissance à travers la libre circulation d'informations. Toutefois, comme le pointe McKenzie Wark dans Un manifeste hacker en 2004, Himanen tend à confondre « l'authentiquement innovant avec ce qui est simplement entrepreneurial9 ». Il est certain que l'apologie de l'auto-fabrication peut glisser vers la promotion de la production flexible personnalisée. De plus, une pratique peut être artisanale, au sens où elle engage une auto-fabrication, et en même temps solliciter une production énergétique excessive. Ou encore, le design peut se démarquer résolument de l'artisanat, tout en ayant une exigence formelle forte, parfois liée à une utopie esthétique et sociale – notamment celle du Bauhaus –, qui limite l'extension d'un intérêt purement mercantile, et vient contrecarrer une ambition purement rentable10.

La quête d'autonomie, associée à la préoccupation écologique, motive la récupération de déchets technologiques et de machines obsolètes, soit le braconnage dans un « anti-paysage » fait de déchets manufacturés11. Cette logique est commune à de nombreux artistes dans le champ du new media art, et en particulier le hardware hacking, dont Benjamin Gaulon est l'un des représentants. Lorsque le hacker réemploie du matériel électronique ou informatique ayant perdu sa valeur marchande – que les fabricants nous invitent à remplacer par leurs nouvelles versions –, n'extrait-il pas des ressources en attente de nouveaux usages ? Dans son projet intitulé Recycling Entertainment System (Fig. 1), par exemple, Gaulon réassemble des consoles de jeux obsolètes, transformant les restes d'une NES en une installation musicale pour six joueurs équipée d'un contrôleur qui leur permet de jouer un instrument.


Fig. 1 : Recycling Entertainment System. http://recyclism.com/res.html

En faisant ainsi évoluer le jeu individuel vers une expérience collective, sa façon de déjouer l'usage initial engage une autre pensée de l'agencement des éléments matériels et de leurs effets. Le gamer invente certes ici une nouvelle façon de jouer, en trifler12. Mais, plus encore, il transforme un dispositif initial qui est un ensemble ouvert et homogène en dispositif qui fonctionne dans un ensemble fermé et hétérogène. L'esprit compétitif qui se déploie dans un espace prédictible homogène est évincé au profit d'interconnexions sur différents plans et d'interactions intersubjectives dans un espace sémiotiquement riche13. Un détournement tactique, tel que conceptualisé par Certeau, et un bricolage, au sens que lui accorde Lévi-Strauss, ne sont-ils pas ensemble convoqués ici ?

Et, tout d'abord, qu'est-ce qui caractérise en propre la « tactique » conceptualisée dans L'Invention du quotidien (1980) ? Pourquoi est-elle différente du « bricolage » présenté dans La Pensée sauvage (1962) ? En quoi ces deux modalités du faire prennent place dans le champ d'investigation d'un « design du peu » ? « Une société serait composée de certaines pratiques exorbitées, organisatrices de ses institutions normatives, et d'autres pratiques, innombrables, restées "mineures" », écrit Certeau, ces dernières « toujours là pourtant quoique non organisatrices de discours14 ». Dans ce passage, qui pose déjà les jalons d'une investigation archéologique des médias, les pratiques mineures non sélectionnées au fil d'un procès évolutionniste constituent une réserve d'anticorps – pour ainsi dire –, précieuse pour contrer les contagions normatives que produisent les usages majeurs des technologies, quant à eux trop souvent irrespectueux des écosystèmes psychiques et environnementaux.

Comme le montre L'Invention du quotidien, certaines manières de faire quotidiennes engagent bien un détournement, non pas situationniste, comme celui de Guy Debord – qui implique un renversement complet de la logique capitaliste marchande, par une sorte de « négation de la négation »15 –, mais tactique, qui soutient des résistances partielles et locales au sein des espaces normatifs. La perruque16, qui en est sans doute la manifestation la plus éloquente, retient particulièrement l'attention de Michel de Certeau. Cet art de fabriquer un objet en secret sur un lieu de travail engage le salarié à récupérer une partie des matériaux et des machines de l'entreprise, ainsi que de son temps de travail, à son profit. La production perruquière peut simplement satisfaire un besoin immédiat, comme lorsqu'un ouvrier rentre chez lui le soir avec une remorque – fabriquée dans la journée – attachée à son vélo. Mais, à partir des années 1970, précise Robert Kosmann, « elle devient plus souvent une réaction à l'uniformité des productions mises sur le marché17 » (Fig. 2). Ces réappropriations peuvent aussi prendre la forme d'un pillage – ce que Certeau nomme aussi « braconnage » –, tel le geste de subtilisation d'un outil (Fig. 3). Quoiqu'il en soit, ces travailleurs rusent ainsi « pour le plaisir d'inventer des produits gratuits destinés seulement à signifier par son œuvre un savoir-faire propre », et « prélèvent quelque chose à l'ordre du savoir pour y graver des "réussites" artistiques et y creuser les graffiti de leurs dettes d'honneur18 ».


Fig. 2 : Perruque de jeu d’échecs. Vidéo de présentation du livre de Robert Kosmann Sorti d’usines. La perruque : un travail détourné - Capture d’écran. https://lepoing.net/evenement/projection-du-film-la-perruque-un-travail-detourne-suivi-dun-debat/


Fig. 3 : Une pince Peugeot servant à agrafer la garniture de sièges de voiture, utilisée et conservée par Christian Corouge. Le Temps des ouvriers, série documentaire de Stan Neumann, 2020, Les Films d’Ici, Arte FRANCE, AB Productions*- Capture d’écran.

Le geste clandestin et rusé du perruquier s'étend bien sûr au-delà de l'activité salariée et permet d'appréhender un motif prégnant des cultures populaires, celui qui consiste en subversions subreptices. Les manières de faire des usagers peuvent ainsi être envisagées comme des « opérations quasi microbiennes qui prolifèrent à l'intérieur des structures technocratiques et en détournent le fonctionnement par une multitude de "tactiques" articulées sur les "détails" du quotidien19 ». Certeau met ainsi à l'honneur l'activité créatrice spontanée et ordinaire qui anime le comportement d'un simple consommateur rétif à l'appropriation servile des objets20. Mais cette dissémination de micro-émancipations individuelles permet-elle une émancipation collective, une amélioration des conditions de travail et un changement des rapports de pouvoir ? Et cette résistance personnelle, qui produit une réponse inattendue – déroutée et déroutante – à l'injonction prescriptive, n'aboutit-elle pas à un simple contournement sans conséquence, voire, à une façon de se divertir qui prélude à une meilleure adaptation ? Si l'on peut certes s'inspirer de la tactique certalienne aujourd'hui en tant qu'utilisateur « bidouilleur » irrévérencieux, ne serait-il pas requis par les ambitions d'un hacker critique d'y adjoindre une autre démarche, visant moins à déjouer les attentes qu'à repenser le faire ? Dans ce cas, une réflexion sur un « design de peu » qui tenterait d'être constitutivement écologique pourrait s'inspirer à la fois des perspectives ouvertes par les pensées de Certeau et de Lévi-Strauss. Car le faire du tacticien certalien encourage un « refaire à sa façon », pourrait-on dire, qui fait dévier une pratique existante et un usage attendu, sans pour autant saper les fondements de la pensée pratique ayant conçu l'outil qui a ensuite été approprié. Tandis que le faire du bricoleur lévi-straussien engage semble-t-il à « défaire » profondément la pratique de l'ingénieur. En effet, dans la mesure où la spécificité de la pensée du bricoleur est « de s'exprimer à l'aide d'un répertoire dont la composition est hétéroclite et qui, bien qu'étendu, reste tout de même limité21 », elle se démarque nettement de celle de l'ingénieur, comme l'explique Lévi-Strauss, les tâches conçues par ce dernier supposant l'obtention – en droit illimitée – de matières premières à la mesure de son projet.

La « pensée sauvage » qu'étudie Lévi-Strauss n'est pas la pensée des « sociétés primitives ». Cette pensée est « sauvage » – ou encore « magique », « mythique », « symbolique » – en tant que « non domestiquée », c'est-à-dire non soumise aux objectifs de la science moderne. Si elle est différente de la science abstraite qui se déploie pleinement à partir du XVIIe siècle22, elle n'en est pas moins scientifique pour autant. D'ailleurs, elle coïncide avec ce que Lévi-Strauss nomme « science du concret ». La différence entre ces deux formes de science – sauvage et moderne – se décline sur le plan technique : le bricoleur est à la pensée sauvage ce que l'ingénieur est à la pensée abstraite. Or, que fait l'homme de croyance totémique aussi bien que l'homme qui continue à entretenir un rapport concret à son environnement ?

Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais, à la différence de l'ingénieur, il ne subordonne pas chacune d'elles à l'obtention de matières premières et d'outils conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos, et la règle de son jeu est de toujours s'arranger avec les « moyens du bord », c'est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d'outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l'ensemble n'est pas en rapport avec le projet du moment, ni d'ailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d'enrichir le stock, ou de l'entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures. L'ensemble des moyens du bricoleur n'est donc pas définissable par un projet23.

Ce qui retient tout d'abord l'attention est le caractère restreint – « clos », « fini » – de l'ensemble instrumental utilisé. Les bricoleurs s'en tiennent modestement à ce qu'ils ont « sous la main » et ils ne font pas de « l'obtention des moyens une condition suspensive du geste opératoire24 », comme le précise Pierre-Damien Huyghe. Par conséquent, la pensée symbolique s'emploie à mémoriser les éléments susceptibles d'être manipulés. Cela est d'autant plus nécessaire dans les sociétés sans écriture qu'elles n'ont pas d'autres moyens de sauvegarder leur patrimoine intellectuel. Le rapport au temps de la pensée du bricoleur est donc bien différent de celui de l'ingénieur. Il en est de même du rapport à l'espace. Le bricoleur ne sépare jamais complètement les choses de l'espace concret qu'elles occupent. La pensée symbolique du bricoleur est en prise directe sur le monde sensible, elle adhère localement à un espace concret, et vivant. À l'inverse, la pensée de l'ingénieur moderne place les objets dans un espace fictif abstrait. Le bricoleur est ainsi à la frontière indistincte entre la nature et la culture, selon Lévi-Strauss. L'ingénieur, quant à lui, « est tout entier dans "la culture", dont son projet est l'expression, et il a affaire à "la nature", ensemble amorphe qu'il doit transformer par son projet25 ».

Si la pensée sauvage du bricoleur nous livre une magnifique piste pour repenser le faire, c'est bien parce qu'en nous incitant à utiliser les ressources offertes par un environnement concret et circonscrit, elle écarte d'emblée toute propension à se placer, comme l'« homme moderne », en « maître et possesseur de la nature26 », et à connaître les déclinaisons catastrophiques de cette posture : extractiviste, expansionniste, prédatrice, etc. En effet, l'ingénieur prospectant dans cet espace « ouvert » – ou « abstrait » – n'est-il pas nécessairement enclin à saper les conditions d'un développement durable ? Comment réintroduire des limitations dans les projets de l'ingénieur de façon à ce qu'ils intègrent aussi cette science du concret spontanément respectueuse des écosystèmes naturels ?

La sensibilité de Lévi-Strauss à la question écologique est profonde et ancienne. Sa lucidité à l'égard des destructions inéluctables de l'environnement naturel et de la biodiversité qu'occasionnent un productivisme effréné27 et un capitalisme mondialisé n'est pas dissociée chez lui de toute recherche de remède. Car son approche anthropologique livre bien des outils de compréhension utiles à l'élaboration de réponses. Avec Lévi-Strauss, souligne Susan Sontag, « l'anthropologue n'est plus seulement l'homme qui regrette la disparition des structures "froides" de l'univers des primitifs, mais aussi celui à qui incombe la charge d'en préserver l'héritage28 ». Ses études ne suggèrent pas « un retour au mythe d'une société proche de la nature dont nous nous serions écartés », précise Frédéric Keck, « ce qui ferait perdre la thèse selon laquelle les sociétés sauvages nous font voir des règles qui fonctionnent encore dans la nôtre29 ». Cette mise à l'honneur de la pensée sauvage toujours présente en chacun de nous – du moins virtuellement, car elle est plus ou plus actualisée –, en ce début de troisième décennie du XXIe siècle, est fondamentale. Elle n'implique pas l'abandon des connaissances scientifiques et des innovations technologiques, mais imagine la possibilité de mettre celles-ci au profit des écosystèmes naturels dont l'homme fait partie. Pour réactiver cette pensée sauvage, l'observation de certaines pratiques contemporaines est certainement source d'inspiration30. Ainsi sommes-nous en recherche des rapports à l'environnement, y compris déjà pratiqués aujourd'hui, dont nous pourrions être les héritiers.

Contrairement aux classifications scientifiques, les classifications symboliques mettent en ordre le monde au niveau de l'intuition sensible. La pensée sauvage se distingue aussi de la pensée scientifique en ce qu'elle ne projette pas de catégories abstraites sur le milieu naturel dans lequel elle s'inscrit. Sa logique consiste donc à élaborer des signes à même le sensible. Aussi, l'ancrage dans l'environnement naturel de cette pensée symbolique est-il nécessaire, inéluctable, indéfectible. Mais le fait que le réel lui soit donné de façon partielle n'induit pas une production taxinomique et symbolique restreinte, au contraire, elle est l'occasion d'un jaillissement infini de classifications. L'élaboration intellectuelle des peuples dit « primitifs », aussi bien que des bricoleurs, est donc d'une autre nature que celle de l'homme de la civilisation moderne. Au lieu de produire infiniment des artefacts qui prennent leur autonomie et dont le rapport originaire à l'ensemble dans lequel ils surgissent n'est plus perceptible, l'homme « non domestiqué » produit des objets en nombre limité avec des moyens limités, mais dans une profusion de mises en rapport entre ces choses fabriquées, le milieu naturel, les éléments cosmiques et l'univers imaginaire. « Alors que la pensée sauvage s'offre la facilité d'exploiter toutes les connaissances qu'elle possède sur un être sensible pour l'insérer dans un ordre global, explique Gildas Salmon, la science peut être décrite comme une discipline de l'esprit, qui se force à rester sur un plan déterminé en excluant toute autre donnée31. » La pensée sauvage a affaire à un ensemble clos et hétérogène – « sur plusieurs plans » – tandis que la pensée scientifique se déploie dans un ensemble ouvert et homogène – « sur un seul plan32 » (Fig. 4).



Fig. 4 : Schémas « Ensemble clos et hétérogène » / « Ensemble ouvert et homogène »

Avec Lévi-Strauss, aujourd'hui, ne faudrait-il pas chercher à articuler la pensée sauvage, qui saisit chaque phénomène sur plusieurs niveaux, et la pensée scientifique, qui assigne à chaque phénomène un seul niveau de détermination ?

2. Critiquer un « grand partage » homme/nature (avec Descola et Latour) versus dissoudre l’homme (avec Lévi-Strauss) ?

Si l'anthropologie sémiologique de Lévi-Strauss nous semble mériter une réhabilitation aujourd'hui, c'est parce qu'elle est à même de nous réengager sur la voie des connexions sensibles – à la machine, aux autres formes vivantes, à l'environnement naturel – qui ont déserté l'univers prédictible homogène – et maintenant de plus en plus verrouillé – des technologies numériques. Étonnamment, Philippe Descola critique l'inflexion sémiologique du structuralisme lévi-straussien que nous venons de décrire. Considérer que « la vie sociale est un réseau d'échanges d'objets de diverses sortes qui circulent à la manière de signes », revient à accorder, explique l'anthropologue dans un entretien avec Marcel Hénaff en 2008, « une prééminence de l'inconscient sur le conscient : les lois de l'activité inconsciente de l'esprit expliquent la structure et le fonctionnement des systèmes symboliques33 ». Que recouvre cette prévalence accordée incidemment au conscient par Descola ?

Il semblerait qu'un remaniement de la conception lévi-straussienne de la subjectivité soit opéré, qui semble lié, pour une part, à une association que Descola semble faire entre « libre arbitre » et « arbitraire du signe » – ainsi qu'arbitraire de la culture –, tendant ainsi à colorer la conception de la subjectivité héritière du structuralisme – celle qui est pour ainsi dire produite comme un effet dans une structure34 – d'une souveraineté sur elle-même, qui lui est en fait bien étrangère. La position de Lévi-Strauss est d'ailleurs connue pour son opposition à la philosophie sartrienne et à une humanité historique qui tend à disqualifier les « peuples sans histoire ». Cet infléchissement d'une anthropologie structuraliste sémiologique en direction d'une anthropologie cognitive – qui n'en revendique pas moins toujours un héritage structuraliste, même si celui-ci est amputé – est donc loin d'être sans conséquences, surtout si « la critique du sujet est la condition d'un rapport plus attentif et plus respectueux aux êtres et aux choses35 », comme le précise Frédéric Keck à propos de Lévi-Strauss.

Promouvoir une anthropologie cognitive revient certainement à ne plus accorder un privilège aux dynamismes libidinaux de l'inconscient freudien et à la structure du langage lacanien. Les mécanismes psychiques inconscients, lorsqu'ils seront appréhendés par les sciences cognitives, ont tendance à être considérés de manière computationnelle, du moins à l'époque où le cognitivisme émerge, selon Francisco Varela36. Certes notre cerveau traite bien pour une part des informations reçues comme le ferait un ordinateur et, dans ce cas, ces informations ont le statut de parties discrétisées ; mais il les met aussi en rapport entre elles de la même façon que le langage met en relation les signifiants, et alors, c'est le tout – la totalité – qui précède les parties. Un élément n'a alors pas de sens indépendamment de la totalité – que Saussure nomme « système » – dans laquelle il est pris. Or, ces éléments qui prennent sens dans une structure – celle qui est propre au langage comme au vivant en général37 – sont irréductibles à des données discrétisées, y compris celles qui sont inscrites dans le corporel – elles le sont toujours pour le vivant – ou connectées entre elles comme des réseaux de neurones. La longueur infinie de la bande de papier sur laquelle s'effectuent les instructions de la machine de Turing38 est semblable, nous semble-t-il, à l'infini de l'espace homogène dans lequel l'ingénieur pense l'utilisation de nouveaux éléments et matériaux dans un projet (Fig. 4. Schéma de droite). Les neurosciences ont – et auront – beaucoup à nous apprendre sur le cerveau39. Toutefois on peut penser que la façon dont les sciences cognitives lisent les résultats – produits par les recherches neuroscientifiques – sera toujours tributaire d'une approche logicienne, c'est-à-dire d'un héritage davantage frégéen – parmi d'autres influences – que saussurien. Or, une interprétation sémiologique issue des sciences du langage mériterait aussi d'être élaborée. Plutôt que de voir comme Descola une marque d'anthropocentrisme dans l'inflexion sémiologique de l'anthropologie, on peut y déceler une déprise à l'égard d'une logique computationnelle moderne, déprise qui présage d'une autre façon de comprendre des dynamismes – tant végétal que cérébral – propres au monde vivant, non réductibles au discrétisable. Comme l'expliquent récemment Jacques Fontanille et Nicolas Couégnas : « La structure selon Saussure et Lévi-Strauss est la reconstruction d'un fait qui est d'abord d'ordre social avant d'être d'ordre cognitif. Ce n'est pas une "fonction" des sujets parlants et agissants, elle s'impose à chacun et les dépasse tous40. » Or, une conscience réflexive semble requise par l'anthropologie qui, comme celle de Descola, décrit la façon dont des sociétés – davantage que les structures symboliques – composent elles-mêmes des mondes41. Cette réflexivité est alors « un des vecteurs de l'instauration de ce que les anthropologues dénomment des "ontologies" collectives42 ».

Selon Lévi-Stauss, le sujet moderne s'est détaché progressivement d'une certaine logique des qualités sensibles qui le reliait à la nature43. Les « sociétés chaudes44 » impliquent ainsi un nouveau rapport de l'homme à la nature. « On a commencé par couper l'homme de la nature, et par le constituer en règne souverain ; on a cru ainsi effacer son caractère le plus irrécusable, à savoir qu'il est d'abord un être vivant. Et, en restant aveugle à cette propriété commune, on a donné champ libre à tous les abus45. » Ce qui a été coupé, oublié, refoulé, dénié, n'est-ce donc pas la propriété, commune à l'homme et son environnement naturel, d'être vivant ? C'est une nature dévitalisée que la science moderne et son idéologie productiviste ont élaborée culturellement. Lorsque la nature est réduite à une chose que l'on peut s'approprier sans limite, elle subit un processus de désubjectivation. Le dualisme que décèle Lévi-Strauss s'établit donc entre un sujet souverain et une nature inanimée servile. L'homme qui oublie les interactions avec la nature, sans lesquelles il ne pourrait se maintenir en vie, aura tendance à vouloir se rendre maître de cette nature, sans doute. Et l'irrespect des autres cultures humaines se situera lui-même dans le prolongement de cet oubli de l'estime qu'il doit à toutes les formes de vies.

Chez Lévi-Strauss, la critique du « naturalisme » moderne – selon la terminologie de Descola – s'articule à une critique de la subjectivité moderne, du libre arbitre cartésien à l'humanisme sartrien. Un passage de La Pensée sauvage nous semble cerner au plus près cette corrélation : « [N]ous croyons que le but dernier des sciences humaines n'est pas de constituer l'homme, mais de le dissoudre. [...] L'opposition entre nature et culture, sur laquelle nous avons jadis insisté, nous semble aujourd'hui offrir une valeur surtout méthodologique46. »

Dans Par-delà nature et culture, Descola reproche à l'anthropologie, en général, de maintenir une opposition entre nature et culture, qui est rejetée par les peuples qu'elle étudie. Dans un entretien accordé à Marcel Henaff en 2008, il dissipe un malentendu possible : « ce n'est pas Lévi-Strauss que j'avais en vue lorsque j'ai critiqué la propension des anthropologues à réifier certains pans des savoirs indigènes pour les rendre homologues aux domaines découpés par la division moderne des sciences47. » Mais pourquoi donner tant d'importance à l'opération réductrice d'un courant anthropologique bien moins subtil que le structuralisme lévi-straussien ? Cela reste énigmatique. Par ailleurs, n'est-il pas un peu hâtif de se présenter en correcteur d'une erreur de lecture massive, en fait déjà largement dissipée ? N'est-ce pas accorder trop à d'anciens découpages malencontreux ?

Ce qui est certain, c'est que l'idée selon laquelle il existe une conception anthropologique qui dissocie indûment nature et culture est partagée aussi par Bruno Latour. Dans son ouvrage, Descola rejoint en effet les thèses de Latour exposées dès 1991 dans Nous n'avons jamais été modernes, Essai d'anthropologie symétrique, qu'il résume très bien ainsi :

C'est l'hypothèse originale qu'a proposée Latour : depuis la révolution mécaniste du XVIIe siècle, l'activité scientifique et technique n'aurait cessé de créer des mélanges de nature et de culture au sein de réseaux à l'architecture de plus en plus complexe où les objets et les hommes, les effets matériels et les conventions sociales seraient en situation de « traduction » mutuelle ; une telle prolifération de réalités mixtes n'aurait elle-même été rendue possible que par le travail de « purification » critique mené en parallèle afin de garantir la séparation des humains et des non-humains dans deux régions ontologiques tout à fait étanches. Bref, les Modernes ne font pas ce qu'ils disent et ne disent pas ce qu'ils font48.

En d'autres termes, la séparation qu'opère la pensée moderne entre une recherche scientifique objective et une recherche expérimentale évasive – mêlant des points de vue multiples sur les choses – n'est pas pertinente et légitime. La pensée moderne issue du rationalisme des Lumières s'illusionne en considérant qu'un travail scientifique peut s'exempter d'influences sociales, politiques ou religieuses. La pensée marxiste se fourvoie elle aussi, selon Latour, en considérant qu'une explication scientifique préservée de toute contamination idéologique est à trouver. Si nous avons cru être modernes et ne l'avons pas été dans les faits, c'est que cette croyance en la pureté d'une science objective n'a pas empêché la production d'objets impurs, pour ainsi dire, que Latour qualifie de « mixtes entre culture et nature ». Ces éléments mixtes, conceptualisés sous le terme d'« hybrides », sont des objets « qui dessinent des imbroglios de science, de politique, d'économie, de droit, de religion, de technique, de fiction49 ». Le projet politique de Latour est ainsi de saper les fondements d'une scientificité autonome et de délégitimer un domaine d'expertise scientifique qui se voudrait indépendant, afin de mieux « rendre les choses publiques » (Making Things Public (2005) est le titre d'une exposition co-curatée avec Peter Weibel). La société civile peut ainsi avoir un droit de regard, de consultation et de décision dans le domaine des innovations scientifiques et technologiques.

Indéniablement, cette position théorique promotrice d'une pratique démocratique étendue et d'échanges interdisciplinaires est efficace pour convaincre des bienfaits du débat public. L'ambition de retisser les liens entre science et société est certes tout à fait légitime et intéressante, mais elle ne devrait pas pour autant créer une indistinction. À juste titre, Jean-Hugues Barthélémy pointe le fait que la pensée de Latour tend à rabattre la « découverte » sur l'« invention ». Alors que la découverte, du côté de la science, « se définit comme la rencontre, souvent non anticipée, de ce qui existait déjà », l'invention, quant à elle du côté de la technique, clarifie Barthélémy, « se définit comme la création conceptualisée de ce qui n'existait pas50 ». Une pensée ne distinguant plus ces deux aspects ouvrirait possiblement la voie à un relativisme, contestable, car rendant par exemple inopérante une démonstration scientifique visant à réfuter la théorie du « dessein intelligent ». Toutes les croyances sont possibles, effectivement, et déterminer l'adoption de laquelle est pragmatiquement la plus opportune suppose un espace d'échange et de délibération. Il n'en reste pas moins que le débat doit pouvoir émerger sur fond d'une prise en compte de la démarcation entre le caractère indiscutable d'une découverte et le caractère incertain des inventions techniques, ainsi que des prégnances idéologiques qui ont permis de faire émerger ces inventions, aussi bien que ces découvertes scientifiques.

3. Déverrouiller les systèmes protégés (avec Kittler) et interpréter en anthropologue sémiologue (avec Lévi-Strauss)

Une action à la fois critique et écologique ne commencerait-elle pas avec le braconnage ou le bricolage du hardware ? Les ateliers Refunct Media proposés par Benjamin Gaulon, qui se situent quant à eux dans le champ du hardware hacking et du circuit bending, semblent s'engager assez résolument dans cette voie. Pour reprendre une expression de Jean-Paul Fourmentraux, ils « déprogramment l'obsolescence51 ». Ils invitent assurément les bricoleurs à (dé/re) faire par la tactique et le bricolage.


Fig. 5 : Workshop Refunct Media par Benjamin Gaulon à Stereolux (15 et 16 octobre 2020). https://www.stereolux.org/blog/retour-sur-le-workshop-refunct-media-par-benjamin-gaulon

Un design numérique low tech a ainsi pour horizon une conciliation des transitions numérique et écologique. L'intéressante notion de « numérique situé » proposée par Nicolas Nova et Gauthier Roussilhe permet de dépasser l'implicite binarité entre high tech et low tech et d'articuler trois niveaux de préoccupation : la matérialisation des impacts environnementaux, par des gestes de réemploi et de réappropriation multiples ; la territorialisation des infrastructures numériques, afin de les situer dans leur spécificité territoriale ; la « terrestrialisation », qui permet la réduction des impacts écologiques52.

Du déverrouillage des systèmes protégés à la culture du libre, de façon plus générale, le hacker critique promeut l'autonomie et la recherche de transparence, au niveau du hardware comme du software. « Nous ne sommes pas des pirates ; nous sommes des hackers, écrit McKenzie Wark [...] Le pirate prend la propriété d'un autre. Le hacker crée du nouveau à partir d'une propriété qui appartient dès le départ à tout le monde. L'information veut être libre, mais elle est partout enchaînée53. » La pratique d'un hacker critique que nous souhaiterons évoquer ici est celle qui diagnostique et anticipe incessamment les différentes vagues de washing54 possibles à l'ère numérique : DIA washing, open source washing, etc. Car, dans le sens étendu que Mc Kenzie Wark donne à l'activité des hacker, « ils utilisent leurs connaissances et leur intelligence pour conserver leur autonomie55 », et, pour ce faire, tentent de déjouer les mécanismes de contrôle et de mercantilisation qui ne cessent de surgir, y compris là où on ne les attendait pas.

Tout un aspect de la pratique hacker, inspirée par la pensée de Friedrich Kittler, consiste à tenter de « déverrouiller » ces systèmes et, plus largement, à « ouvrir » les boîtes noires. Il s'agit de combattre ainsi à la fois la perte de souveraineté des usagers sur les outils et objets employés au quotidien et le mythe de la dématérialisation des techniques de l'information et de la communication, qui entretient une occultation de l'impact écologique désastreux de notre environnement numérisé. D'un point de vue théorique, l'archéologie des médias prend largement en charge ces programmes critiques et prospectifs. Récemment, Jussi Parrika a développé un projet de « géologie des médias » qui est « un plaidoyer en faveur d'une plus grande matérialisation des médias et de ce qui les compose56 ». Si les travaux de Friedrich Kittler inspirent aujourd'hui chercheurs, artistes et designers, c'est parce qu'ils mettent clairement en lumière l'invisibilisation des mécanismes internes aux machines, renforcée à l'ère numérique par les fonctionnements en « mode protégé » qui prive les utilisateurs de toute possibilité d'entrer dans les systèmes pour les utiliser. Mais qu'est-ce qui est « fermé » ou « protégé » ? Comment y accéder ?

Comme le rappelle Anthony Masure, la métaphore de la « boîte noire » permet à la fois de comparer un cerveau humain à une machine, lorsqu'elle vient de la cybernétique, et d'étudier les relations statistiques entre l'environnement et le comportement, sans prise en compte du psychisme, lorsqu'elle vient des théories behavioristes. « Les processus inobservables s'effectuent dans une boîte noire – la fameuse black box –, qui ne constitue pas un objet de recherche car seules comptent les observations des "comportements manifestes"57. » De façon générale, la boîte noire renvoie à un système dont le fonctionnement interne est inaccessible. C'est pourquoi elle peut être également appelée « boîte opaque ». S'agit-il de prendre malgré tout comme objet d'étude cette boîte noire elle-même ? « Ce qui justifie l'attitude ludique, écrit René Thom, c'est que le seul moyen concevable de dévoiler une boîte noire, c'est de jouer avec58. » Comme le penseur de la théorie des catastrophes le suggère, les deux démarches vont sans doute de pair : il faut « jouer avec », donc bidouiller et expérimenter, pour pouvoir comprendre.

Toutefois, Kittler décrit parfois des opérations techniques inaccessibles à la perception humaine – la miniaturisation des composants les faisant passer en deçà d'un seuil minimal de visibilité – qui ne sont pas nécessairement opaques, au sens d'incompréhensibles. Si nous comprenons le fonctionnement d'un microprocesseur à une échelle où toute son architecture matérielle est encore visible – déployée sur un papier d'une douzaine de mètres en 1970 par des ingénieurs d'Intel59 –, il n'y a pas de raison que son fonctionnement soit moins compréhensible – si toutefois les principes en restent bien les mêmes – à une échelle où il n'est plus visible. Aussi peut-on être surpris par l'emploi du verbe « savoir » et non pas « voir » dans un passage du texte de 1992 « Le logiciel n'existe pas » : « Les technologies médiatiques modernes, déjà avec le film et le gramophone, ont été fondamentalement conçues pour court-circuiter les perceptions sensibles. Nous ne pouvons tout simplement plus savoir ce que notre écriture fait, et encore moins lorsque nous programmons60. » N'est-ce pas plus plutôt un empêchement à « voir » qui est en jeu ici ? À tout le moins, il est certain que nous ne pouvons pas vérifier que l'écriture n'a pas changé lors de la miniaturisation.

L'augmentation de la puissance de calcul des machines va de pair avec la miniaturisation toujours renforcée des composants électroniques. Ainsi, corrélativement aux innovations apportées au hardware, un renforcement de la dissimulation des actes d'écriture au niveau de software s'accomplit. Le développement des logiciels est de cette façon largement soutenu. Pour autant, Kittler soutient qu'il ne faut pas perdre de vue que l'élaboration massive de techniques logicielles toujours plus sophistiquées est dépendante des composants matériels. « Cette capacité décisive des ordinateurs d'être programmables n'a visiblement rien à voir avec les logiciels ; elle dépend uniquement du degré auquel une unité de hardware peut héberger quelque chose comme un système d'écriture61. » Autrement dit, l'acte d'écriture disparaît au profit d'opérateurs de l'écriture dépendant de l'existence du hardware, c'est pourquoi « le logiciel n'existe pas », comme l'énonce Kittler lors d'une conférence en 1991. En revanche, le langage de programmation existe bien. Mais il constitue un langage formel si différent du langage ordinaire, que l'accès à sa compréhension est rendu très ardu. C'est pourquoi il s'agit de ne pas oublier d'associer à la compréhension du fonctionnement du logiciel celui des mécanismes matériels sous-jacents, autrement dit, de ne pas séparer software et hardware, « car la logique interne repose sur l'usage des machines », comme l'explique Kim Sacks62. La position de Kittler en faveur d'une lutte contre ce qui encourage les fonctionnements technologiques opaques rejoint à bien des égards celle Gilbert Simondon, critiquant dans Du mode d'existence des objets techniques (1958) un rapport de l'homme à la machine entretenant l'ignorance des modalités d'existence des objets techniques63, ainsi qu'une automation pourvoyeuse de machines fermées, au fonctionnement prédéterminé. Au contraire, la machine dotée d'une plus riche et intéressante technicité, pour Simondon, est une machine ouverte, qui comporte une marge d'indétermination et suppose une intervention humaine permanente64.

Avec l'essor de l'intelligence artificielle et de l'apprentissage profond – deep learning – les boîtes noires ne cessent de se multiplier. Non seulement la prise en compte du hardware physique est de plus de plus difficile, mais même les opérations de calcul nouvelles, les algorithmes, deviennent de plus en plus opaques. Si, longtemps, les ordinateurs ont calculé avec des programmes déterministes, qui supposent que chaque étape d'exécution est déterminée par les précédentes, aujourd'hui, l'ordinateur peut utiliser d'immenses bases de données pour effectuer des prévisions probabilistes. Et, depuis l'invention des neurones artificiels, qui imitent très schématiquement le fonctionnement des neurones biologiques, même les programmeurs ne comprennent plus exactement comment fonctionnent, au sein des réseaux de neurones associées en cascade, les opérations internes liées aux interactions et rétroactions avec les données. Comme l'explique le mathématicien Hubert Krivine à propos de cet apprentissage non supervisé, il faut « laisser le système s'améliorer progressivement par apprentissage et accepter de ne pas comprendre ce qui se passe à l'intérieur du système65 ». Bien sûr, la compréhension des résultats obtenus et l'imagination de leurs usages possibles restent ensuite décisives.

Mais une certaine quête de transparence est aussi portée par un idéal – sous doute déjà largement présent dans les positions de Simondon et Kittler, notamment – qu'il s'agit de remettre en question. Demander l'ouverture des boîtes noires pour regarder à l'intérieur est bien sûr une requête primordiale et nécessaire, mais elle n'est pas suffisante. Il y a un positivisme lié à l'idée de révélation de ce qui est à l'intérieur des boîtes noires, attelé à l'idée de réalité stable et observable, qui s'avère réducteur66. Car le problème est moins de voir à l'intérieur des machines, que de saisir ce qui préside aux choix de programmation. Il est par exemple possible de comprendre la logique d'une discrimination – ou d'une optimisation fiscale, ou bien d'autres logiques tirant profit des zones grises des législations en vigueur notamment – coextensive à un système algorithmique, sans pour autant connaître des modalités précises de calcul. Dans un article publié en 2018, considérant que l'on peut « voir sans savoir » – seeing without knowing –, Mike Ananny et Kate Crawford soutiennent que « le fait de rendre visible une partie d'un système algorithmique n'est pas la même chose que de tenir compte de la responsabilité de l'assemblage algorithmique67». Être sensible à l'univers des signes qui émergent de nos interactions hommes-machines, et savoir les interpréter, à l'aide des outils de la pensée critique, est sans doute tout aussi important que de savoir – ou, du moins, de mieux connaître – ce qui est gravé sur le silicium d'un processeur. Cette forme de sensibilité aux signes rejoint sans doute celle de l'homme de sociétés dites « primitives » qui déchiffre son environnement naturel comme un bricoleur inspecte ce qu'il a sous la main.

Conclusion

Depuis cinquante ans, rappelle Yves Citton, « de plus en plus d'humains passent de plus en plus de temps à brancher leur attention sur des dispositifs médiaux plutôt que sur l'observation directe de leur environnement physique et social immédiat68 ». C'est effectivement une réarticulation de cette « observation directe » et des rapports au monde médiatisés par la technologie qui est à construire. Bien entendu, une connaissance des avancées en matière de d'IA et de deep learning alliée à une prise en compte des découvertes en neurosciences est souhaitable pour mener à bien de telles recherches. Une tendance consisterait à penser que seules les approches comportementalistes et cognitivistes sont intéressées par les neurosciences et légitimes à s'engager sur ce terrain. Un tel malentendu est à dissiper. Plusieurs méthodologies interprétant les résultats de la science sont toujours possibles. L'avantage de la méthodologie d'héritage lévi-straussien est qu'elle permet d'aborder la question des motivations inconscientes de notre rapport à la nature et à la technique dans un cadre de pensée qui fait déjà la part belle à des dynamismes psychiques et organiques irréductibles au computationnel, qui se trouvent dans les divers règnes du vivant. Car l'angoisse que génère notre entrée dans l'anthropocène est un phénomène inéluctable. Elle déstabilise et déstabilisera toujours plus une économie psychique issue de l'idéologie productiviste. Aussi, une clinique de la culpabilité écologique est à envisager également, adjointe à une étude des formes de déni des conséquences environnementales de nos manières de vivre – mécanismes de défense fort répandus –, de façon à venir étayer les démarches qui s'engagent dans un design de la sobriété, ou « design du peu ».

Crédits et légendes

Fig. 1 : “Recycling Entertainment System” de Benjamin Gaulon. Courtesy B. Gaulon. http://recyclism.com/res.html

Fig. 2 : Perruque de jeu d’échecs. Vidéo de présentation du livre de Robert Kosmann Sorti d’usines. La perruque : un travail détourné, capture d’écran. https://lepoing.net/evenement/projection-du-film-la-perruque-un-travail-detourne-suivi-dun-debat/

Fig. 3 : Une pince Peugeot servant à agrafer la garniture de sièges de voiture, utilisée et conservée par Christian Corouge. Le Temps des ouvriers, série documentaire de Stan Neumann, 2020, Les Films d’Ici, Arte FRANCE, AB Productions, capture d’écran.

Fig. 4 : Schémas « Ensemble clos et hétérogène » / « Ensemble ouvert et homogène » (J. Michalet).

Fig. 5 : Workshop Refunct Media par Benjamin Gaulon à Stereolux (15 et 16 octobre 2020). Courtesy B. Gaulon. https://www.stereolux.org/blog/retour-sur-le-workshop-refunct-media-par-benjamin-gaulon

Bibliographie

Ouvrages

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Articles

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  1. Huyghe, Pierre-Damien, « Le courage de la pauvreté » (2019), repris dans Travailler pour nous [à quoi tient le design], Réville, De l’incidence éditeur, 2020, p. 167 et p. 171-172. 

  2. Cf. Papanek, Victor, Design pour un monde réel (1971), traduction Robert Louit et Nelly Josset, Dijon, Les Presses du réel, coll. « Design/Théories », 2021. 

  3. Cf. Irwin, Terry, “Transition Design: A proposal for a New Area of Design Practice, Study, and Research”, Design and Culture, 7:2, Routledge Taylor & Francis Group, 2015. 

  4. D’Onofrio, Salvatore, Lévi-Strauss face à la catastrophe, Éditions Mimésis, coll. « Philosophie », 2018, p. 92. 

  5. Fétro, Sophie, « Œuvrer avec les machines numériques », Back Office, #1 « Faire avec », Paris, Éditions B42, 2017 (consulté le 30/08/2021), URL : http://www.revue-backoffice.com/numeros/01-faire-avec 

  6. « Un maker, c'est donc un bricoleur augmenté par les nouvelles technologies », cf. Bosqué, Camille, Open design. Fabrication numérique et mouvement maker, Paris, Éditions B42, 2021, p. 19. Pour une présentation de la culture maker soucieuse de contrer les « systèmes fermés » afin d'accéder à l'autonomie, via la promotion d'un « design ouvert », je renvoie à cet ouvrage récent de Camille Bosqué. 

  7. Cf. Lallement, Michel, L'Âge du faire, Hacking, travail, anarchie, Paris, Éditions du Seuil, 2015. 

  8. Cf. Himanen, Pekka, L'Éthique Hacker et l'esprit de l'ère de l'information, traduction Claude Leblanc, Paris, Éditions Exils, 2001. 

  9. He confuses "the genuinely innovative with the merely entrepreneurial" [069]; "He wilfully confuses the hacker with the 'entrepreneur'". Cf. Wark, McKenzie, A Hacker Manifesto [069], [072], Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2004. 

  10. Cf. Huyghe, Pierre-Damien, Art et industrie. Philosophie du Bauhaus, Paris, Circé, 1999. 

  11. Cf. Bertrand, Gwenaëlle & Favard, Maxime, « Le design à l'épreuve des déchets manufacturés : un anti-paysage à hériter », Sciences du Design, n°11, 2020. 

  12. « Certains joueurs préfèrent explorer les ensembles de règles et découvrir de nouvelles manières de jouer. On les appelle parfois des "triflers". Gagner ne les intéresse guère. [...] Le joueur théoricien est une sorte de trifler, il essaie de comprendre de l'intérieur la logique des systèmes, de développer une approche formaliste du jeu comme méthode. » Cf. Wark, McKenzie, Théorie du Gamer (2007), traduction Noé Le Blanc, Paris, Éditions Amsterdam/Les Prairies ordinaires, 2019, p. 17. 

  13. Dans un article où il met déjà en rapport l'art de faire du bricoleur selon Lévi-Strauss et des modifications de hardware s'apparentant à ce qu'il nomme « bricodage » (notamment des « bricodages » pratiquées sur des consoles NES par Cory Arcangel), David-Olivier Lartigaud conçoit le détournement de jeu vidéo comme une sorte de « mod artistique » : « le mod (de modification) consiste à changer partiellement le programme d'un jeu vidéo ou, s'il existe, à utiliser un éditeur de niveaux fourni avec un jeu, pour construire une version personnalisée avec ses propres décors, personnages, objets, etc. » Cf. Lartigaud, David-Olivier, « Bricodage », Art ++, Orléans, HYX, 2011, p. 317. 

  14. Certeau, Michel de, L'Invention du quotidien. Arts de faire, t. 1 (1980), Paris, Gallimard, rééd. « Folio Essai », 1990, p. 79. 

  15. « Dans le pouvoir des Conseils, qui doit supplanter internationalement tout autre pouvoir, le mouvement prolétarien est son propre produit, et ce produit est le producteur même. Il est à lui-même son propre but. Là seulement la négation spectaculaire de la vie est niée à son tour. » Cf. Debord, Guy, La Société du spectacle, thèse 117, Paris, Gallimard, coll. « Folio », p. 117. 

  16. Ce mot qui désigne la fabrication d'un objet ne correspondant pas à la production réglementaire d'une entreprise a été choisi par analogie avec l'idée de tromperie qui se dégage de la perruque de cheveux. 

  17. Kosmann, Robert, « Perruque et bricolage ouvrier », dans Odin, Françoise & Thuderoz, Christian (dir.), Des mondes bricolés ?, Lyon, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2010, p. 162. 

  18. Certeau, Michel de, L'Invention du quotidien. Arts de faire, t. 1 (1980), op. cit., p. 45 et p. 49. 

  19. Ibid., p. XL. 

  20. « Habiter, circuler, parler, lire, faire le marché ou la cuisine, ces activités semblent correspondre aux caractéristiques des ruses et des surprises tactiques : bons tours du "faible" dans l'ordre établi par le "fort", art de faire des coups dans le champ de l'autre, astuce de chasseurs, mobilités manœuvrières et polymorphes, trouvailles jubilatoires, poétiques et guerrières. » Ibid., p. 65. 

  21. Lévi-Strauss, Claude, La Pensée sauvage (1962), Paris, Plon, rééd. « Pocket », 1985, p. 30. 

  22. Comme l'expose bien Philippe Descola, science et philosophie modernes naissent « quelques décennies après la mort de Montaigne, lorsque la nature cessa d'être une disposition unifiant les choses les plus disparates pour devenir un domaine d'objets régi par des lois autonomes sur le fond duquel l'arbitraire des activités humaines pouvait déployer son séduisant chatoiement ». Cf. Descola, Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, rééd. coll. « Folio Essais », 2015, p. 11-12. 

  23. Lévi-Strauss, Claude, La Pensée sauvage, op. cit., p. 31. 

  24. Huyghe, Pierre-Damien, « Le courage de la pauvreté », op. cit., p. 172. 

  25. Keck, Frédéric, Lévi-Strauss et la pensée sauvage, Paris, PUF, 2004, p. 51. 

  26. « Mais sitôt que j'ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique [...], j'ai remarqué jusques où elles peuvent conduire [...] et ainsi nous rendre maîtres et possesseurs de la nature. » Cf. Descartes, René, Discours de la méthode, sixième partie, dans Œuvres complètes III, sous la direction de Jean-Marie Beyssade et Denis Kambouchner, Paris, Gallimard, 2009, p. 122. 

  27. Au sujet d'une adhésion au productivisme tant capitaliste que communiste, je renvoie à cet ouvrage, fruit d'un conséquent travail sur l'histoire de la pensée écologique : Audier, Serge, L'Âge productiviste : hégémonie prométhéenne, brèches et alternatives écologiques, Paris, La Découverte, 2019. 

  28. Sontag, Susan, « Héros de notre temps l'anthropologue » (1963), repris dans L'Œuvre parle, traduction Guy Durand, Paris, Christian Bourgois, 2010, p. 120. 

  29. Keck, Frédéric, « L'écologie négative de Claude Lévi-Strauss », Esprit, 2011/8 (Août/septembre), p. 66-67. 

  30. Par exemple, pour valoriser des régions restées en marge du progrès mondial dans lesquelles se déploie un intéressant rapport à l'environnement naturel, alternatif à celui prescrit par l'économie néolibérale, Camille Mançon propose dans un article récent la notion de « territoires en déshérence ». C'est le sens légal de la déshérence, le droit de recueillir la succession de ceux qui mourraient sans héritiers, qui est à entendre ici. Aussi ces territoires mériteraient-ils de retenir notre attention et de recueillir notre soin à cultiver leur héritage. Cf. Mançon, Camille, « Déshérence territoriale et écologie », Revue Design Arts Médias, 12/2020 (consulté le 30/08/2021), URL: https://journal.dampress.org/varia/desherence-territoriale-et-ecologie 

  31. Salmon, Gildas, Les Structures de l'esprit, Lévi-Strauss et les mythes, Paris, PUF, coll. « Pratiques théoriques », 2013, p. 208. 

  32. Ibid., p. 207 : « La réduction de l'objet sensible à l'ordre de l'étendue est indispensable pour fixer à chaque plante une position univoque dans un tableau entièrement systématique. De fait, si plusieurs plans pouvaient intervenir, des possibilités de classement hétérogènes entreraient inévitablement en concurrence, car deux plantes proches par leur forme peuvent être très éloignées du point de vue de leur goût ou de leurs vertus médicinales. Autrement dit, la classification scientifique suppose l'usage d'un plan unique pour définir les différences et les ressemblances. » 

  33. Descola, Philippe, « Sur Lévi-Strauss, le structuralisme et l'anthropologie de la nature », Entretien avec Marcel Hénaff, Revue Philosophie, n°98, 2008, p. 9. 

  34. Pour éclairer ce point, je renvoie à : Deleuze, Gilles, « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? » (1972), repris dans L'Île déserte et autres textes, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002. 

  35. Keck, Frédéric, « Dissolution du sujet et catastrophe écologique chez Lévi-Strauss »,Archives de Philosophie, 2013/3, tome 76, p. 375. 

  36. Varela, Francisco, Invitation aux sciences cognitives [1988], traduction Pierre Lavoie, Paris, Éditions du Seuil, 1996, p. 35-36. 

  37. La pensée de Gilles Deleuze développée dans Différence et répétition esquisse parfaitement la voie d'une approche structuraliste étendue à l'ensemble du monde vivant. Je renvoie à ma thèse : « Vie et création chez Gilles Deleuze » (2009). 

  38. Comme le souligne souvent Jean Lassègue dans ses travaux, Allan Turing a lui-même démontré par le calcul que celui-ci avait une limitation interne. Cf. Lassègue, Jean, « Des grilles et des rubans », Entretien, revue Back Office, #2 « Penser, classer, représenter », Éditions B42, 2018 (consulté le 30/08/2021), URL: http://www.revue-backoffice.com/numeros/02-penser-classer-representer 

  39. Il s'agit en cela de suivre Catherine Malabou lorsqu'elle invite, dans ces derniers travaux, à résister à un rejet ou une déconsidération des neurosciences – notamment de la part des philosophes –, motivés par l'idée qu'elles réduiraient l'intelligence aux déterminations du neuronal et du cybernétique. 

  40. Fontanille, Jacques & Couégnas, Nicolas, Terres de sens. Essai d'anthroposémiotique, Limoges, Pulim, 2018, p. 20. 

  41. « [L'anthropologie] aspire à produire une connaissance globale de l'humain en proposant des principes d'intelligibilité de la diversité des façons de composer des mondes et de les habiter ». Cf. Descola, Philippe, La composition des mondes. Entretiens avec Pierre Charbonier, Paris, Flammarion, 2014, « I - Le goût de l'enquête ». 

  42. Fontanille, Jacques & Couégnas, Nicolas, Terres de sens. Essai d'anthroposémiotique, op. cit., p. 20. 

  43. « D'une façon générale, les causes profondes de la résistance au développement semblent être au nombre de trois. D'abord, une tendance de la plupart des sociétés dites primitives à préférer l'unité au changement ; en second lieu, un profond respect pour les forces naturelles ; enfin, la répugnance à s'engager dans un devenir historique. » Cf. Lévi-Strauss, Claude, Anthropologie structurale, t. 2, Paris, Plon, 1973, rééd. « Pocket », 1996, p. 372. 

  44. « En un mot, ces sociétés qu'on pourrait appeler "froides", parce que leur milieu interne est proche du zéro de température historique, se distinguent, par leur effectif restreint et leur mode mécanique de fonctionnement, des sociétés "chaudes", apparues en divers points du monde à la suite de la révolution néolithique, et où des différenciations entre castes et entre classes sont sollicités sans trêve, pour en extraire du devenir et de l'énergie ». Ibid., p. 40. 

  45. Ibid., p. 53. 

  46. Lévi-Strauss, Claude, La Pensée sauvage, op. cit., p. 294 (la deuxième phrase est une note de bas de page du texte de Lévi-Strauss). 

  47. Descola, Philippe, « Sur Lévi-Strauss, le structuralisme et l'anthropologie de la nature », op. cit., p 24. 

  48. Descola, Philippe, Par-delà nature et culture, op. cit., p. 162-163. 

  49. Latour, Bruno, Nous n'avons jamais été modernes. Essai d'anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1991, rééd. coll. « Poche », 1997, p. 9. 

  50. Barthélémy, Jean-Hugues, La Société de l'invention. Pour un architectonique philosophique de l'âge écologique, Paris, Éditions Matériologiques, 2018, p. 78. 

  51. Cf. Fourmentraux, Jean-Paul, « "Corrupt Machine" Esthétique et politique de la panne numérique », Techniques&Culture, n°72, 2019 ; Fourmentraux, Jean-Paul, antiDATA, la désobéissance numérique, art et hacktivisme technocritique, Dijon, Les Presses du réel, 2020, p. 121-139. 

  52. Nova, Nicolas & Roussilhe, Gauthier, « Du low-tech numérique aux numériques situés, Sciences du Design, n°11, PUF, 2020, p. 99-100. 

  53. Wark, McKenzie, « Nouvelles stratégies de la classe vectorialiste », traduction Christophe Degoutin, revue Multitudes, n°54, p. 196. 

  54. Le mot washing tel qu'il est utilisé en français, sans traduction, accolé à d'autres termes (comme dans l'expression « green washing ») renvoie aux opérations de communication – notamment des grandes multinationales – qui tente de « blanchir » leur image, en affichant une position éthique. 

  55. "Hackers use their knowledge and their wits to maintain their autonomy." Cf. Wark, McKenzie, A Hacker Manifesto [005], op. cit.  

  56. « This book is "a call for a further materialization of media not only as media but as that bit which it consists of: the list of the geophysical elements that give us digital culture" » Cf. Parikka, Jussi, A Geology of Media, Minneapolis, University of Minnesota Press, coll. « Electronic mediation », 2015. 

  57. Masure, Anthony, « Résister aux boîtes noires. Design et intelligences artificielles », Cités, n°80, 2019, p. 149-150. 

  58. Thom, René, Modèles mathématiques de la morphogénèse, Paris, 10/18, 1974, p. 303. 

  59. Kittler, Friedrich, « Le logiciel n'existe pas » (1992), traduction de l'allemand par Frédérique Vargoz, repris dans Mode protégé, Dijon, Les Presses du réel, 2015. 

  60. Ibid., p. 32. 

  61. Ibid., p. 42. 

  62. "We cannot separate software from hardware, the internal logic relies on the use of machines. [...] Therefore, one should not apprehend the resulting operation of software without understanding the underlying mechanisms that make it happen, that cause it to appear on screen", Cf. Sacks, Kim, « Exhibit A: Exposing Software », Revue Design Arts Médias, 12/2020 (consulté le 30/08/2021), URL: https://journal.dampress.org/issues/lexposition-de-design/exhibit-a-exposing-software 

  63. « La plus forte cause d'aliénation dans le monde contemporain réside dans cette méconnaissance de la machine, qui n'est pas une aliénation causée par la machine, mais par la non-connaissance de sa nature et son essence ». Cf. Simondon, Gilbert, Du mode d'existence des objets techniques (1958), Paris, Aubier, coll. « Philosophie », 2012, p. 10. 

  64. Ibid., p. 12 : « La machine qui est douée d'une haute technicité est une machine ouverte, et l'ensemble des machines ouvertes suppose l'homme comme organisateur permanent, comme interprète vivant des machines les unes par rapport aux autres ». 

  65. Krivine, Hubert, Comprendre sans prévoir, prévoir sans comprendre, Paris, Cassini, 2018, p. 82-83. 

  66. Je me rapporte ici aux échanges entre les participants d'une passionnante table-ronde intitulée « Déconstruire les algorithme » – parmi lesquels David Benqué, Tyler Reigeluth et un membre du collectif RYBN –, modérée par Frédérique Krupa et organisée par Stereolux le 9 décembre 2020 (vidéo en ligne sur Youtube). 

  67. "We argue that making one part of an algorithmic system visible – such as the algorithm, or even the underlying data – is not the same as holding the assemblage accountable." Cf. Ananny, Mike & Crawford, Kate, "Seeing without knowing: Limitations of the transparency ideal and its application to algorithmic accountability", New Media & Society, Vol 20, Issue 3, 2018. 

  68. Citton, Yves, Médiarchie, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La couleur des idées », 2017, p. 149.