1. Résumé
Pour ce neuvième dossier thématique, la revue en ligne Design, Arts, Médias lance un appel à contributions ayant trait à l’étude des rapports du design aux abstractions dans le cadre de ses approches et démarches (tactiques, stratégiques) de conception, également de ses méthodes, de ses conduites et outils tant de projection que de mise en œuvre.
Par abstractions, David Bihanic et Philippe Marin, co-directeurs du présent dossier, renvoient ici à l’ensemble des choses (des étants-là au sens heideggérien), des objets, également des réalités, des faits et phénomènes dont nous ne pouvons véritablement nous saisir que par la pensée, l’intellect, généralement par l’entremise de concepts, de théories et d’idées d’ordre général lesquels impliquent des expressions, des représentations toutes spécifiques selon le sens qui leur est associé (valeurs, qualités, propriétés et attributs, etc.) Le design intervenant dorénavant à un niveau qualifié de « systémique », la "géographie" (plus que le périmètre) de ses projets devenant souvent incommensurables, leurs impacts (en fractales) et interactions (en réseaux) quant eux innombrables, il s’agira là d’examiner, cas d’étude à l’appui, quelles formes nouvelles de la pensée en action ceci pourrait-il bien induire.
2. La thématique du dossier
Depuis, semblerait-il, l’introduction de l’idée même d’une complexité croissante du monde en laquelle, tour à tour Gaston Bachelard, Warren Weaver, Paul Valéry, Edgar Morin ou encore Joël de Rosnay placèrent les auspices les meilleurs — nouvel « idéal », nouvelle voie vers l’« intelligence », nouveau « paradigme » de la connaissance, nouvelle « culture » (etc.) —, c’est un peu comme si la valeur, la qualité ou, plus trivialement, la pertinence de toute action d’envergure alors engagée dans le monde était tenue (ou retenue) à celles d’une pensée de type holiste ou systémique du monde ; une pensée que l’action viendrait là tantôt soutenir (servir autant qu’exemplifier, en quelque sorte), tantôt ouvrir1 (dégager, inaugurer, débuter). Indépendamment des « chapelles » scientifiques, philosophiques, des écoles, mouvements ou courants de pensée (cf. structuralisme, pragmatisme, interactionnisme et bien d’autres), ce qui serait là nouvellement et plus fondamentalement en jeu, trouvant toutes et tous — courants, mouvements, écoles, chapelles — à les rejoindre, aurait trait à la possibilité d’une action proprement modélisante visant une "chaîne" d’effets conjugués, entrecroisant représentation (simplification), transformation, anticipation (vision, prédiction), et multipliés, impactant par généralisation et "génération", par élargissement et "prolification". En pareil contexte, l’action aussi concrète demeurera-t-elle, aurait alors affaire de très près avec le registre des abstractions en provenance notamment des arts, des sciences humaines et sociales, des sciences et techniques, des technologies (de l’informatique, en particulier), des sciences du vivant, etc. Le design, entre bien d’autres disciplines de la conception créative, n’échappe évidemment pas à une telle évolution. Traitant dès lors de sujets, de questions et problématiques à l’échelle du « système monde » (vers un design systémique introduit par Horst Rittel), celui-ci postule à une action dans le monde aux vertus tout à la fois rénovatrices et réformatrices touchant, par exemple, à la durabilité environnementale, à l’innovation sociale, à l’économie alternative (circulaire)… Outre l’intérêt et portée des actions elles-mêmes, ce qui sera plus directement au cœur des études de ce dossier thématique concernera les manières toutes très différentes selon les cas dont le design, dans son approche, ses démarches et pratiques, ses outils, convoque, plutôt mobilise des abstractions, dont ces dernières interviennent en phase "amont" ou bien "en cours" de programmes, de projets, de productions, dont elles œuvrent ou travaillent à l’arrière-plan desdits programmes, projets et productions et dont la source ou origine différera sensiblement selon les champs et périmètres d’action, selon les buts et intentions qui les orientent.
3. Modalité de soumission
- 31 janvier 2025 : Envoi des propositions (3 000 signes) auprès de la coordination du numéro : david.bihanic@univ-paris1.fr et philippe.marin@grenoble.archi.fr
Les propositions doivent comporter un titre, les prénoms et le noms des auteurs.es ainsi que quelques lignes de présentation (qualité, rattachement institutionnel ou lieu d’exercice de la profession, une ou deux références bibliographiques propres à l’auteur). Ce numéro de la revue accepte les contributions en français et en anglais.
- 10 février 2025 : réponse après examen des propositions
- 21 mars 2025 : envoi des articles aux coordinatrices du numéro
- 11 avril 2025 : retours aux autrices et auteurs après expertise en double aveugle
- 12 mai 2025 : remise des articles (version définitive)
- 19 mai 2025 : mise en ligne du dossier thématique
4. Les axes thématiques
Les axes formulés ci-après sont à considérer telles des incitations et orientations thématiques possibles et non exclusives. Les auteurs/contributeurs peuvent, par conséquent, décider de s’en affranchir à la condition, bien sûr, d’inscrire leur texte/soumission au sein du cadre général du dossier précédemment indiqué.
Axe 1. Des formes… Des matières… (au surlendemain du tournant cybernétique. cf. Norbert Wiener)
À l’essor de la modernité — marquée, selon Anthony Giddens, par un désancrage (« disembedding ») ou encore une distanciation avec le réel2 — s’associe, entre autres, le développement de protocoles de conception et de fabrication reposant sur un processus de projet avant tout « notationnel » ; la construction de représentations (cf. dessin, axonométrie, perspective, quantification, puis modélisation et simulation) ainsi que la prévalence géométrique de déterminer abstraitement la forme qui s’imposera à la matière. Longtemps ce processus s’est appuyé sur une pensée hiérarchique et linéaire. Il contribua à l’industrialisation et bénéficia, en retour, de la standardisation. Le tournant cybernétique aura, quant à lui, donné à la notion d’information un rôle entropique en affirmant sa force organisatrice. Depuis plus d’une dizaine d’années maintenant, des travaux de recherche élaborent une approche performative de la fabrication fort d’une plus grande prise en compte de l’agentivité des matériaux. La matière même y est là considérée comme « active », « auto-organisatrice » et « morphogénétique ». Ainsi capable de s’auto-structurer, celle-ci serait en passe de jouer un rôle tout à fait décisif dans le processus de prise de forme des artefacts. Les procédés de production multimodaux intégrant dorénavant des bras robotisés, des stratégies de dépôt de matière en impression 3D ou encore des "hybridations" avec des formes de production du vivant, nous ne serions alors qu’au seuil d’une révolution esthétique et phénoménotechnique en marche. Toutes les approches, stratégies et démarches de conception mêlant les récentes technologies semblent aujourd’hui converger dans ce sens, entrevoyant à l’horizon de très profonds changements. Aussi, l’accident, l’erreur, l’incertain ou l’indéterminé gagnent-il dès lors le cœur des activités créatrices de conception et de fabrication (en vertu, notamment, d’un certain pouvoir de la sérendipité). Ils accompagnent la réalisation d’interactions nouvelles entre des "actants" Humains et Non-Humains, Numériques ou Analogiques. Ils participent également à un dépassement de l’opposition Culture-Nature, en faveur de nouvelles formes de naturalisation des artefacts (rapprochant Vivant et Non-Vivant), de même qu’à celui d’une séparation Sujet-Objet, assumant ainsi le rôle social des objets et des techniques en tant que « médiateurs » de nos perceptions et représentations. D’une intégration de leur agentivité (celle des objets techniques en tant qu’agents intelligents) naîtrait ainsi une véritable artificialisation du monde. Quid, dans ce contexte, d’un design des formes intangibles et matières "actives" conférant force ou puissance de faire, d’agir au hasard ? Quels en seraient ses suites et conduites : ses démarches, outils et moyens ?
AXE 2. Des dispositifs… (Das Gestell, M. Heidegger. cf. Einblick in das was ist – « Regard dans ce qui est »)
Les outils, les instruments (cf. instrumentalisme), les appareils ou encore les machines (entre autres concepts d’objets techniques) constituent autant de formes d’encodage et de matérialisation des connaissances. De telles "prothèses" engagent des perspectives tout à la fois pratiques et cognitives : d’un côté elles ouvrent de nouveaux champs, espaces et terrains d’actions, de l’autre elles déploient de véritables milieux (ou moyens3) offrant de les penser, de les envisager globalement. Ainsi, en leur qualité de concept, d’objet et de milieu (entre forme, langage et système) elles autorisent une sorte d’incorporation ou de concaténation d’un certain savoir dont la relève ne procède pas d’une « extraction » (comme pour "tirer" ou "retirer" des connaissances) mais bien plutôt d’une "activation" (développer la connaissance alors contenues, "encapsulée"). Reste que les registres d’actions et de pensées que ces outils, instruments, appareils, machines (...) inaugurent sont conditionnés (et par là limités) par leurs affordances, si bien que toute appropriation consciente et inventive de ces objets techniques dépend nécessairement d’une compréhension élargie, ou plutôt profonde, de leurs logiques et principes intrinsèques. À l’heure du développement rapide de nouvelles instrumentations et appareillages techno-symboliques, à grand renfort d’intelligences artificielles, plaçant les concepteurs — les designers, au premier chef ici — au cœur d’une numérisphère4 tout à la fois infinie et instable5, quel « regard » ces derniers seraient dorénavant capables de porter « dans ce qui est », pour reprendre ici l’expression de Martin Heidegger (Einblick in das was ist) qu’il choisit pour titre d’une de ses conférences fameuses6 ? Quels dispositifs (Das Gestell) autres s’inventent ici et à quelles fins (vers quelles autres formes de connaissance des choses du monde) — Heidegger d’écrire : « (...) le travail de la technique moderne dévoile le réel comme fonds » ?
AXE 3. Des organisations… (obstacle, dilemme ? cf. interprétation critique de Pier Vittorio Aureli)
L’architecte et théoricien Pier Vittorio Aureli, dans son ouvrage Architecture and Abstraction7 paru en 2023 au MIT Press, formule une interprétation critique (d’obédience néo-marxiste) dans la veine de l’école de Francfort à l’endroit du rapport qu’il jugera donc pernicieux de l’architecture8 aux abstractions. Référant, pour ce faire, aux travaux de Walter Benjamin ou bien encore d’Alfred Sohn-Rethel, il relie, en effet, la « montée9 en abstraction »10 à l’évolution des conditions sociales et matérielles survenue de manière lente et progressive entre le 15e et 20e siècle. En résumé : vers une "modernisation" du travail causant (1.) une accentuation des « asymétries sociales »11 (2.) une « dé-capacitation », soit une destruction des savoir-faire12 par le machinisme industriel. Aureli indique, en substance, que de telles transformations, bien qu’accentuées ou plutôt aggravées au cours du 19e et le 20e siècles, trouvent leur origine dans l’Antiquité, au moment précis où le travail retint cette division manuel-intellectuel. Aussi, toute propension à l’abstraction13 — synonyme pour l’auteur d’une sorte de « décollement » d’avec le monde des choses, d’un abandon peu ou prou du cadre de l’expérience pratique —, toute tentative pour en élaborer et construire ses liaisons tant à l’architecture qu’au design, serait14, toujours selon Aureli, faire le jeu d’une forme de capitalisme politique par la construction (la création, l’invention) de couches ou calques de réalité servant à organiser, agencer, structurer ou infra-structurer lesdites choses — retirant d’elles, sans désormais s’y confronter, toutes sortes d’intérêts, de valeurs, avantages et bénéfices. Serait-ce donc là l’issue inévitable d’une intrication (ou implication manifeste) du design (comme de l’architecture) dans le champ du politique15 dès lors que cela lui imposerait de se faire en quelque sorte le chantre de l’abstrait ? Reviendrait-il de refuser, de résister, de s’élever « contre le pouvoir de l’abstraction », dixit Aureli16 ou bien encore de lui trouver d’autres formes, fonctions et finalités ? Si le design entend participer à la conception, réalisation et manifestation d’innovations notamment politiques, sociales, économiques, environnementales (…), quels moyens peut-il se donner pour y parvenir ?
Références bibliographiques
Générales
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-
Selon que l’on décide de s’en remettre à une approche intentionnaliste ou causaliste. ↩
-
Concept au travers duquel le sociologue britannique pointe, notamment, un éloignement progressif des contextes d’interaction sociale directe donnant ainsi naissance à des catégorisations et normalisations sociales abstraites. Ce phénomène s’entend dans un sens élargi impactant ici tant les milieux et méthodes de conception/fabrication. ↩
-
Cf. étymologie latine du mot, du latin medianus (« médian, du milieu »), de medius (« milieu »). ↩
-
Croisant infosphère/datasphère et ubisphère. ↩
-
Évoluant en temps réel. ↩
-
Cela intègre la compréhension des infrastructures aussi bien techniques que sociales, en considération des déterminations culturelles et historiques (cf. de la phylogenèse des technologies de la connaissance), des appropriations collectives et individuelles, etc. ↩
-
Dont les liens ou rapports avec le présent appel sont évidemment nombreux. ↩
-
Joignant les autres disciplines ou domaines de la conception. ↩
-
Selon une progression ici historique. ↩
-
Et décrochage ou désarrimage subséquent avec le réel, avec le « concret ». ↩
-
Selon l’expression d’Aureli. ↩
-
Assurant jusqu’alors une liaison forte au monde réel. ↩
-
S’observant tel un phénomène qu’auront introduit de nouvelles organisations sociotechniques. ↩
-
Sans renoncer pour autant à une action véritable sur les choses. ↩
-
Reliant abstraction et universalisation ↩
-
Dans Aureli, Pier Vittorio, « Intangible and Concrete: Notes on Architecture and Abstraction », e-flux journal, 64, 2015, p. 12. ↩