Suite à la journée d’étude Matière/Matériaux/Médium auquel chercheur et maîtresse de conférences, Laurence Allard et la designer Kim Boutin sont intervenues durant l'Atelier Stratégies d’Occultation, nous les avons invitées à poursuivre la discussion autour de la re-matérialisation du numérique. Cette conversation entre Laurence Allard, Kim Boutin, et Anitra Lourie, s'est déroulée en visioconférence le 18 septembre 2023. Elle a été éditée pour des raisons de longueur et de clarté.
Anitra Lourie : Pour rappel, lors de la journée d'étude nous avions parlé des mécanismes d'obscurité, de transparence et de partage dans l'environnement médiatique. Il y a quelques points qui m'intéressent particulièrement sur la relation entre notre environnement écologique, l'écologie des médias, et les modes d’emploi courants. Un bon point de départ peut être une notion sur laquelle Kim travaille récemment qui s’appelle Glitch Design1, qui rejoint certains aspects de la recherche de Laurence autour des questionnements des relations de pouvoir parfois masquées.
Kim Boutin : Alors, le Glitch Design : l'idée vient essentiellement d'une sorte d’antithèse avec ce qu'on appelle seamless design ou seamless interaction dans le monde de l'expérience utilisateur. Dans le design d'interface, il s'agit au départ d'une observation : depuis que le design d'interface s'est intéressé aux applications mobiles et donc que le design d'interface a dû s'adapter aux guidelines des éditeurs d'applications Apple et Google, on a dû respecter certaines contraintes pour pouvoir publier des applications. Puis, à partir du moment où on a commencé à designer pour les applications mobiles, ce design-là a eu un impact sur la plupart du design. Conjointement à ça, en particulier depuis les années 2010 et l'explosion du trafic sur mobile, le design sert à l’achat. Donc, au même titre qu'on a une façon de designer des supermarchés, où on va choisir les odeurs, la musique, et qu'à la fin il y aura des produits moins chers pour faciliter des achats un peu spontanés, on a une façon de designer des interfaces aussi.
L'expérience utilisateur en ligne a été beaucoup influencée par cette idée de rendre l'expérience seamless, donc sans couture ou frictionless. On dit beaucoup sans contrainte et sans friction, de sorte qu'elles facilitent, qu'elles guident vers le panier d'achat et vers un achat le moins réfléchi possible. Et ce qui est intéressant aussi, c'est qu'au début de ce courant, il y a un livre qui a fait référence pour beaucoup de gens qui ont fait du web design qui s'intitule Don't Make Me Think d'un auteur qui s'appelle Steve Krug, qui est un web designer. Il y a beaucoup de gens qui font des sites et des interfaces qui ont été touchés par cette pensée-là. C'est un design qui sert cette idée de de ne pas réfléchir et c'est ce que l'on voit sur Amazon. Sur Amazon, la plupart des interfaces sont designées avec des IA pour voir ce qui fait le moins réfléchir et que l’on n'ait pas besoin de réfléchir pour acheter. Donc voilà l'idée du Glitch Design : c'est de ramener de la friction à dessein afin de stimuler de nouveau l'émotion, de piquer un peu l'intérêt des gens et crée un discours sur l'interface.
Donc c'est peut-être un peu désagréable parce que c'est de la friction, mais en faisant ça, je crée de la surprise et je viens pour raconter une histoire. Évidemment, c'est quelque chose qui, pour le design et le commerce efficace d’Amazon, ça ne va pas fonctionner, mais ça propose un autre chemin pour pouvoir raconter de nouveau des choses avec les interfaces. C'est une idée qui vient aussi s'inspirer du design d'objet et notamment du design d'auteur. Si je conçois quelque chose pour le téléphone portable, qu’est-ce que cet objet me fait ? Qu'est-ce que je peux faire avec cet objet ?
C'est l'idée que je continue de développer, notamment à travers laquelle j'ai créé cette plateforme qui s'appelle Load More2 où ce n'est que du design interactif pour mobile et ce ne sont que des interfaces expérimentales. Parfois il faut que j'active ma caméra, il faut que je bouge mon téléphone pour activer le site. Il y a une expérimentation une où il faut que je passe en en mode avion pour que le site s'active et le texte qui s'affiche est un texte qui parle de ce que ça fait d'être tout le temps connecté.
Ça fait aussi fonction d'archives parce que les sites internet meurent très vite, surtout ce type de sites internet. Donc il y a un travail assez important pour les enregistrer et puis, mettre en avant des designs qui ne sont pas standardisés. La vocation de cette plateforme-là, quand je l'ai écrit en 2021, c'était vraiment d'influencer des jeunes designers. Aussi, le compte Instagram est assez important à cet égard-là, parce que j'essaie de montrer des interfaces dans une interface en filmant des gens qui utilisent les sites mobiles plutôt que de juste faire l'enregistrement du site pour pouvoir remontrer quelle est l'interaction humaine, quels sont les gestes qui vont être sollicités par les interfaces et ramener cette dimension humaine. Enfin voilà, tout ce qui est Glitch Design, c'est réveiller les utilisateurs. Je n'aime pas le mot utilisateur, mais réveiller les personnes qui interagissent. Voilà.
Laurence Allard : Alors c'est une curation.
KB : Oui, c'est une curation. J'espère peut-être un jour en faire une DAO [Decentralized Autonomous Organization]. J'aimerais bien ouvrir davantage la plateforme pour que l’on voit que ce ne soit pas juste ma voix. Je veux que ce soit plus un collectif ou une association.
AL : DAO sera un très bon format.
KB : Oui, la DAO ça serait parfait.
LA : Très intéressant. Tout ceci me fait penser à une application qui s'appelle Hérétique3. Une application de dérive et de flânerie qui consiste justement à te faire prendre des chemins qui ne te mènent pas forcément directement du point A au point B. Cela rejoint un petit peu cette démarche de créer un peu de désordre, de frictions, d'accidents, d'erreurs. Et donc on retrouve un peu le point commun de notre discussion autour du Glitch Manifesto. Voilà où s'entrelacent ces questions à la fois de rapports de pouvoir de genre dans les technologies et ces questions d'écologie, d'écologie des médias. Et en tant que sociologue, cela m’intéresse d’observer justement tant ta curation et ce que les designers proposent.
On observe donc bien un mouvement, des interrogations et des propositions. Je pense aussi à une autre agence Praticable4. Ce sont des designers, c'était le collectif BAM au départ et qui donc sont plus design objet et qui avaient créé La blockchain Vaisselle qui explique le système des clés privées avec une métaphore d'une famille qui fait la vaisselle à tour de rôle. C'était une façon de tangibiliser cette abstraction, de ce qu'est une clé privée, publique, etc. Et puis aujourd'hui, ils se sont mutés en collectif Praticable qui essaye de trouver des formes de médiation autour de la question de l'écologie, des médias et du numérique. Un mouvement assez général dans différents secteurs cherche à ne plus occulter la matérialité du numérique et remettre en cause notamment toutes les métaphores, toutes les narrations autour du frictionless, de la dématérialisation… enfin tous ces jeux de langage qui se sont inventés et sur lequel on a beaucoup œuvré pour occulter la matérialité du numérique, tant dans la fabrication que dans les ressources.
Aussi ce qui reste un peu en friche du côté du design, c'est tout le côté « mine urbaine » qui reste à explorer. Cette matérialité-là, ce sont tous les déchets électroniques et numériques que l’on garde dans les fonds de tiroirs…Ce sont de véritables mines urbaines, pour certains composants. Des collègues géologues ou physiciens te disent qu'il y a plus parfois de ressources minières dans nos tiroirs qu'il n'en reste sur la planète. Et donc les designers mettent en avant justement cette fiction du frictionless, cette fonction de la dématérialisation. Et puis, il y a aussi ce moment du design de surcyclage, se colleter à cette matérialité du déchet électronique. C'est un chantier que j'essaye de travailler avec des designers qui viennent de la communauté Jerry-Do-It, tous ceux qui ont re-designé les ordinateurs dans des jerricans, notamment en Afrique. Ce sont des communautés et des pratiques de design qui sont intéressantes parce qu'elles ont investi la matérialité du rebut, du déchet électronique et électriques. Je réfléchis sur ce segment-là : d'observer et de faire avec des designers qui s'intéressent à ce qu'on appelle la culture de la mine urbaine, du reverse extractivism. Par exemple une fois que tu répares et que tu ne peux plus réparer parce que c'est définitivement dysfonctionnel, il y a quand même quelques composants à récupérer qui peuvent être utiles. Comme par exemple du néodyme dans des écouteurs qui est une terre rare et qui peut faire un très bon aimant. Là il ne s’agit plus de réparer mais de faire du sourcing et de se demander de tout ce que j'ai pu extraire d’un déchet électronique ou électrique, comment je le redistribue dans d'autres configurations matérielles qui n'ont rien à voir avec le numérique parfois ? C’est cette chaîne-là qu’il est important d’observer et de mettre en place. En ce moment, je travaille un concept que j'appelle les Diggers de l'Anthropocène – bon qui fait un peu penser à un groupe de rock.
KB : C'est toujours bien d'avoir un nom de groupe de rock...
LA : Voilà ! Donc, qui s'appelle les Diggers de l'Anthropocène. Parce qu'il y a aussi dans cette histoire justement de la mine, du digging, de creuser, mais à l'envers. On peut mentionner ici l’antériorité des Bêcheux qui sont un mouvement de paysans du XVIIᵉ opposés aux enclosures. Ils ont commencé à démonter les haies, etc. pour faire en sorte que des communs restent encore des communs. Et c’est pourquoi, on les considère un peu comme les ancêtres des « commoners », de la mouvance des communs. Ils ont publié un pamphlet qui s’intitulait « The Law of Freedom in a Platform ». Aujourd'hui, c'est intéressant de voir que c'est plutôt l'économie des plateformes qui nous plonge ici dans la problématique écologique des enclosures. Et ensuite, il y a un groupe dans les années 70 appelé les Diggers qui proposaient de la nourriture gratuite des magasins gratuites. C'était des artistes militants dans la scène de San Francisco. Donc tu as une histoire un peu politique et culturelle autour de ce terme de diggers. Et il y a aujourd'hui l'idée que finalement, ces mines urbaines sont faites de ce que Alexandre Monnin appelle les « communs négatifs dont on hérite mais involontairement. Voilà, c'est un peu ce terrain de recherche que je développe avec du designers, des réparateurs, et puis des sociologues, des médiologues pour étudier les média et le numérique depuis la fabrication aux déchets des terminaux et infrastructures.
AL : Cette réaction à l’abus des ressources et des matériaux physiques me fait penser aussi à l'excès de data ou donnés. Et c'est aussi une question sur laquelle Kim tu avais un peu travaillé avec le projet de Composting. Donc de l'autre côté, dans le numérique, qu'est-ce qu'on fait de tous les scraps, les restes ?
KB : Oui, j'avais dit : What do we do with the leftovers of the internet ? Les résidus.
AL : Oui, ce qui reste, les restes, des déchets.
LA : Ce que l'on appelle des déchets et qui plongent dans le terrain des grandes déchetteries comme par exemple, en Afrique, Agbogbloshie à Accra au Ghana. Ces déchets électriques et électroniques, on peut les considérer comme des ressources. Tu as tout un jeu de langage qui vise à démontrer, à immatérialiser le numérique, et puis tu as tout un autre jeu de langage qui vise à le minoriser et à le traiter justement objet mis au rebut sans prendre en compte la valeur, en termes géologique par exemple, ou en terme social, pour ceux qui vivent de la récupération. Donc tu as un jeu de langage sur le déchet qui commence à être remis en cause, parce que c'est vrai qu'on a une valuation négative du déchet, et donc cela freine les possibilités de valorisation. On reste dans un schéma comme on dit linéaire, alors que si tu penses en circularité, le déchet devient une ressource. A ce sujet, je voudrais citer Yasmina Abass et DK Osseo Asare, des architectes designers qui ont travaillé à Agbogbloshie avec les récupérateurs et construit avec iels des fablabs mobiles. L'idée était de valoriser les savoir-faire de surcyclage, de les documenter et d'en réaliser des communs. On apprend sur le tas, on apprend sur le terrain, mais comment faire remonter ce savoir-faire ? Comment tu t'y prends et qu'est-ce que t'imagines, qu'est-ce que tu vends ? Donc il y a beaucoup de créativité ordinaire dans cette économie informelle. Mais elle est trop peu considérée. Tu dis c'est de l'informel, c'est du déchet, alors qu'au contraire c'est de la valeur et c'est de la créativité qui permet enfin que l'économie circulaire advienne. D’ailleurs, en tant que designer, comment vous vous positionnez aussi sur ces chantiers ?
AL : Oui c'était l'une de mes autres questions ; comment intègre-t-on cette conscience d'obscurité dans les pratiques de design ou dans certaines études ou recherches ?
KB : Sur la question de l'éco design appliqué au numérique aujourd'hui, je pense que c'est ce que fait Praticable dont tu parlais. Mais c'est vrai qu'il commence à y avoir quelques guidelines qui se mettent en place sur des best practices. Comment faudrait-il designer les sites internet et les interfaces afin que ce soit moins gourmand en ressources, etc ? C'est évidemment nécessaire. Et une prise de conscience qui doit avoir lieu pour moi. Je ne m’inscris pas tellement dans cette filiation-là dans la mesure où pour moi, c'est vraiment une écologie du design qui est importante mais qui reste une application dans un champ du design. Mais au même titre que le design objet a dû se soumettre à certaines normes de construction pour pouvoir devenir plus sustainable, ce que je propose avec Load More ou du Glitch Design, évidemment, ce n'est pas tout à fait là-dedans, c’est ce qu’on appelle du design d'auteur qui amène une réflexion. Et je crois que la pièce dont Anitra parlais, c'est une œuvre que j'ai créée qui s'appelle Through the Window5. Pendant la quarantaine du covid, il y a eu plusieurs projets comme ça qui sont plus artistiques autour de cette question de déchets et de récupérer ce qu'on ce qu'on peut produire comme image, pour demander qu'est-ce qu'on peut faire du pixel ?
L'œuvre Through the Window lancé pendant la quarantaine, invitait à prendre une photo à travers la fenêtre du ciel et en prenant cette photo du ciel, on récupérait le pixel dans quelque chose qui ressemblerait à un dégradé. Et comme avec du papier mâché, on recrée une matière numérique. Le site montre cette matière numérique-là, qui est composée d'un tissage de tout ce qui aura été pris comme image. Il y avait une autre pièce qui avait été exposée aux ZKM qui faisait partie de Critical Zone, dont la création avait été faite par Bruno Latour à l'époque. C'était une planète qu'on avait créée avec l'artiste Fabien Léaustic. Pour cette pièce, il s'agissait de retranscrire une œuvre qu'il avait faite, qui était une sculpture, mais de la retranscrire sous un format numérique, puisque le ZKM avait dû traduire toute son exposition en format numérique sur un site puisque le musée était fermé. Et donc on a fait une planète qui s'appelle The Skin of Ruins6, (La Peau des Ruines) et c'est une planète sur laquelle je me rends et on me dit que je peux interagir avec cette planète en la touchant mais que si j'interagis avec elle ça va l’abîmer et qu'elle va se remettre progressivement de ses blessures qui auraient été provoquées par cette interaction. Mais, si on a trop sollicité la planète, elle finira par disparaître. Donc c'est une œuvre qui fait aujourd'hui partie de la collection permanente numérique du ZKM et qui, si elle est trop sollicitée par les visiteurs, disparaîtra. Donc c'est une œuvre qui va peut-être mourir. Mais c'est aussi cette idée de « Qu'est-ce que ça fait, ma trace ? »
On a eu cette conscience un peu avec la RGPD au moment de Cambridge Analytica. En fait, ce que je fais sur Internet, ça peut avoir un impact. Et maintenant, ça se concrétise encore plus avec des gens qui se rendent bien compte qu'Instagram, le targeting est hyper présent. Et avec les questions d'IA, encore plus maintenant. Mais pendant longtemps, on a eu cette forme de naïveté comme il y a eu avec la cigarette autrefois et comme il y a eu avec la junk food où on se gavait et on donnait nos datas comme ça. Aujourd'hui, cette tendance est devenu un peu plus lucide. Et pour autant, la question du design est importante, par exemple, la façon dont on accepte ou on refuse les cookies. En fait, il y a une raison pour laquelle ça a été mis en place de cette façon. Il y a un design qui a été standardisé sur ça, qui efface, qui occulte complètement ce que c'est la RGPD et pourquoi c'est important de décliner la plupart du temps. C'est comme si je mettais une affiche sur ma boîte aux lettres « pub s.v.p. ». C’est intéressant aussi de prendre du recul sur tous ces comportements-là. On a souvent l'impression d'être très spécifique au comportement du milieu numérique qui précède largement le numérique, comme avec les cartes de fidélité au supermarché qui étaient en fait des objets de captation de datas invraisemblables.
Le web s’alimente de nous, de nos usages, de nos modes de conception et des intelligences artificielle vont être évidemment capables de créer à la place des designers des interfaces dans la mesure où elles sont standardisées et qu'elles respectent aussi ces guidelines qui ont été imposé par les GAFAM. Et donc, il y a là un serpent qui se mord la queue : j'utilise un outil qui joue contre moi à un moment donné. Avec Positif Friction ou Load More, ce sont des initiatives qui proposent qu'on ne fasse pas du standard et qu'on aille vers l'expérimental, qui sont des choses qui sollicitent à la fois l'intelligence humaine dans sa conception et dans sa réception pour éviter d'aller vers la fin. Qui seront les IA qui vont regarder des interfaces créées par des IA ?
LA : Il y a un effet de mise en abyme, au sens de l'abîme aussi… à tous les sens du terme. Il ne s'agit pas de no numérique, no design, mais il s'agit de se colleter à cette matérialité de bout en bout. Et là-dessus, il y avait ce qui nous avait rassemblés, c'est le glitch. Le Glitch Manifesto qui rejoint cette question du Glitch Design. En faisant un parallèle aussi avec le mouvement queer qui a justement défendu le fait d’hybrider, de cultiver le goût du bizarre pour sortir des binarismes et des stéréotypes. Quand on avait compilé le reader d’Haraway avec Nathalie Magnan traductrice du premier Cyborg Manifesto, notre intérêt avec Delphine Gardey, collègue et historienne du genre, était justement de pointer la spécificité de Donna Haraway sur cette scène féministe, son entrée aussi par la question technique. C'est-à-dire qu'elle voulait donner avec le Cyborg Manifesto le goût aux féministes de la technique. Elle a volontairement pris cette entrée technophile, mais pas au sens geekette, mais au sens de l’appropriation féministe des techniques. Et le Manifeste Cyborg et le Glitch Manifesto ou le Xéno Manifesto, c'est toute une histoire de ce qu'on a appelé le techno féminisme ou cyber-techno-féminisme qui poursuivent cette question d'occultation. C'est parce qu’il y a eu cet appel à l'appropriation en imaginant des figures bizarres, perturbantes et perturbées qui étaient justement le queer ou le cyborg. Et aujourd'hui, le Glitch Manifesto propose de réaliser cette idée qu'il y avait une occultation des femmes dans l'informatique, sachant que c'est une longue histoire, comme l’a montré Sadie Plant, dans Zero and Ones. Il y a eu des femmes mathématiciennes, cryptographes et aussi tout un ensemble de travailleuses de l'informatique qui ont été extrêmement présentes dans les premiers temps. Et curieusement, au fur et à mesure que la société se numérisait, il y avait de moins en moins de femmes dans les métiers de l'informatique des développeurs. Les travaux d'Isabelle Collet et d'autres l'ont bien montré sociologiquement.
Dans ce qu'on appelle la « tech », le féminisme et le mouvement queer, le Glitch Manifesto et le Cyborg Manifesto ont travaillé à donner le goût, tout simplement par la création ou par la théorie de l'appropriation de toutes les technologies, notamment numériques, par les femmes. Il y a tout un mouvement qui est femmes et tech, le power girl dans la tech. Le problème c'est le power qui suppose de réinitialiser des rapports de pouvoir existants. Je pense que là, il y a quelque chose de fort dans la question de l'occultation et le fait que tu positives la friction.
Donc, cette question de l'occultation, du gender occultation, est importante, c'est aussi un chantier qui est parallèle au chantier de l'occultation matérielle au plan de l'écologie, des médias. Chez Haraway, on va trouver justement cette jonction, parce que, quand elle s'attache à cette figure du cyborg pour ré-articuler des entités séparées par le récit moderne, c'est toujours dans une perspective activiste notamment écologiste. Pas simplement théorique, parce que c'est une façon de concevoir les relations entre les différentes entités qui vont agir entre elles dans différents milieux, notamment des milieux, on va dire numérisés. Il s’agit bien de penser le lien avec tout un ensemble d'entités qui sont extrêmement variées, différenciées. Mais ce qui est intéressant dans le non-humain chez Haraway, c’est qu’il peut aussi finalement faire partie d'entités hybrides technologiques dans une perspective qu'elle appelle aujourd'hui d'« éco-justice multi-spécifique». En cela, créer des liens multi-spécifiques permet de nous renforcer mutuellement en tant qu'espèces. Différentes entités multi-spécifiques dans un moment où, justement, l'habitabilité de notre milieu est attaquée et invivable.
C'est tout à fait stimulant de reconnaître d'autres voies dans le design qui sont en résonance avec d'autres acteurs, d'autres mouvances, et essayer d'en rendre compte en traçant un récit qui cherche à donner un peu du sens à cette réflexivité. Ce que j'apprécie, c'est qu'il y a de la praxis aussi. Oui, tu vas concrétiser sous une forme un ensemble d'idées, de principes, de valeurs. Et aujourd'hui, il y a toute cette tendance à la recherche-création, recherche-action. Je pense que ce dialogue, il est plus que jamais nécessaire entre ce que l'on observe, ce qui est réalisé pour donner, comme tu dis un peu des pas, des guidelines. Pour créer des horizons, des perspectives, des jeux de langage, des représentations un peu issues des pratiques et qui soient aussi inspirantes pour d'autres bonnes pratiques à mettre en place. Parce qu'il y a un gros chantier. Ce n'est pas forcément de dénumérisé, mais numériser autrement, et d'aller dans un autre monde connecté possible qui soit le plus viable pour des usages viables planétairement.
AL : Complètement. En créant ce thème, ce qui m'intéressait, c'était la question : qui est obscurcit ou masqué ? Est-ce que ce sont des populations spécifiques liées à la géopolitique des pays qui sont exploités ? Est-ce que ce sont des populations comme des femmes qui sont effacées de l'histoire des technologies et finalement l'utilisateur, l'humain aussi. Je pense qu’on a vraiment fait le lien entre les stratégies d'obscuration qui sont liées aux matières physiques et l'exploitation de la planète et aussi des gens. Puis aussi, du côté des techniques des médias et des plateformes, l’occultation que nous voyons dans les initiatives du design de seamless ou frictionless. Finalement, peut-être ce qu'on recherche est une sorte de réflexivité, que ça soit sur les matières, sur les normes, sur les techniques d'utilisation et de production. Donc je vous remercie et j'aimerais beaucoup continuer à parler de tout ça ensemble, entre chercheur et designers, les conversations sont importantes !
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Boutin, Kim, Glitch Design : A design practice proposal for glitching digital worlds, 2023. https://docs.google.com/document/d/1vPfv0czNMponXxUvBTcaE78Pb1CP3vZ8bBicpkiA-lg/edit [consulté le 21/12/2023] ↩