Entretien avec Pauline Gourlet
Léa Becquet

L’entretien qui suit a été réalisé en visioconférence, le 11/04/2025. Pauline Gourlet est designeuse-chercheuse, associée au médialab de Sciences Po. Elle a également co-fondé L’Atelier des chercheurs, un collectif de design en 2013. Elle travaille à l’intersection du design et des sciences sociales avec une approche de recherche-action centrée sur l’enquête collective. Ses travaux portent sur les pratiques participatives, la documentation située et les technologies numériques dans leurs usages sociaux. Elle est titulaire d’un doctorat en ergonomie (Paris 8 / Ensadlab).

Léa Becquet1 : Bonjour Pauline Gourlet. Je vous remercie de m’accorder de votre temps pour réaliser notre enquête sur le design et ses pratiques. Notre entretien, qui porte sur le design et les communs, comporte quatre volets.

Notre premier volet concerne votre formation et situation professionnelle. Pourriez-vous tout d’abord nous dire quelques mots sur votre formation et le type de structure (université, école, entreprise…) dans laquelle vous travaillez actuellement ?

Pauline Gourlet : J’ai intégré les Arts Décoratifs de Paris après un parcours ponctué de plusieurs classes préparatoires et écoles en design. Avant cela, j’avais commencé par une licence de droit. Par la suite, j’ai intégré un post-diplôme à l’ENSAD, que j’ai mené en parallèle d’une thèse en ergonomie à l’université Paris 8.

Depuis ma thèse, j’ai travaillé dans des contextes assez variés. En 2013, avec d’autres designers indépendants, nous avons fondé L’Atelier des chercheurs, un collectif dédié au design d’interaction et à la recherche par la pratique, que nous avons lancé à peu près au même moment que ma thèse.

J’ai également travaillé pendant deux ans à l’ONU, à New York, en tant que consultante. En parallèle et depuis, j’exerce en tant que chercheuse, avec notamment un contrat postdoctoral de trois ans au médialab de Sciences Po.

L.B : Notre présente enquête porte sur les communs et le design. Pour le design, les communs semblent surtout impliquer le partage de connaissances informatiques ou numériques — dans le cas de l’open design — et le partage de connaissances pratiques — dans le cas du design écosocial, par exemple. À quelle occasion vous êtes-vous intéressé à cette question des communs ? De quel type de commun s’agissait-il ?

P.G : C’est une notion assez floue en design. Pour ma part, je ne l’ai jamais rencontrée de manière directement liée à un objet précis. Elle est apparue plutôt à travers des rencontres, il y a un peu moins d’une dizaine d’années. Notamment avec des personnes comme Sylvia Fredriksson, qui travaillait déjà en profondeur sur la question des communs. J’ai aussi découvert cette notion par le biais du droit, à travers des figures comme Lionel Maurel, qui l'aborde sous l’angle des contenus numériques et de l’informatique. Mais, pour être tout à fait honnête, je ne m’en sers pas vraiment. Ce n’est pas un concept que je mobilise activement, précisément parce qu’il me semble trop diffus. Il a toujours été un peu en périphérie de mes pratiques.

Cela dit, j’ai commencé à travailler cette notion dans le cadre de Tiers-Lieux Edu, une association que nous avions rejointe avec l’Atelier des chercheurs. Elle rassemble des acteurs de la communauté éducative au sens large : enseignants, animateurs de tiers-lieux, personnes impliquées dans des pratiques collaboratives, à l’instar de La MYNE par exemple. Ensemble, nous avons constitué ce que nous avons nommé des communs dans le contexte de l’éducation, à travers des formes de documentation numérique, de la connaissance attachée à des pratiques, etc.

Autour de 2020, cette réflexion s’est cristallisée : nous avons mené une intervention avec d’autres membres de Tiers-Lieux Edu et de La FabPéda, une association née dans la continuité de ce mouvement. L’idée était de défendre la notion de communs, notamment à l’occasion des États généraux du numérique organisés par le ministère de l’Éducation nationale. À cette occasion, nous avons essayé de mettre en avant les trois piliers classiques de la notion de communs : une ressource, une communauté qui s’organise autour d’elle, et un mode de gouvernance partagé. Cette tentative visait aussi à créer des ponts avec le monde du logiciel libre et la communauté des « libristes ». Nous avons également essayé de comprendre pourquoi c'était pas tout à fait la même chose, de parler de communs et de parler de libre. Ce travail, nous l’avons notamment mené avec Sylvia Fredriksson, car nous étions toutes deux investies dans ces deux milieux. On sentait bien qu’ils partageaient certaines intuitions, mais aussi des approches distinctes, pas forcément opposées, mais issues de logiques culturelles différentes.

Ensuite, l’association design↔commun a vu le jour en 2020. Là, la notion de communs est davantage mobilisée comme un outil heuristique. Le groupe rassemble des designers issus de champs variés, avec des casquettes diverses, et l’objectif est aussi de réfléchir à ce qu’est ou pourrait être la recherche en design, tout en restant ancré dans les pratiques. Avec, cela dit, une volonté claire d’affirmer une dimension théorique forte, loin d’un design purement productif.

L.B : L’élaboration d’un commun implique toujours un collectif et un partage de compétences et de savoir-faire, d’où notre idée que, à l’origine des communs, il y a un besoin insatisfait, voire une souffrance. Qu’est-ce qui, à votre avis, préside à l’avènement de communs en design ?

P.G : Déjà, ça suppose qu’il existe des communs en design, ce qui n’est pas si évident. On n’en est peut-être pas encore là. Si on parle de co-conception, alors oui, ça devient plus concret pour moi, notamment parce que c’est un des axes que j’ai travaillés pendant ma thèse, et que je continue à explorer aujourd’hui. Mais même ces termes-là : « co-conception », « participation », mériteraient d’être renommés ou réappropriés. Il ne faut pas sous-estimer à quel point ces notions ont été dévoyées. Si on remonte à l’histoire du design participatif, on trouve un ancrage politique très fort : il s’agissait de travailler avec les syndicats, avec des représentants du personnel, pour construire ensemble des outils de travail face à des décisions patronales. Il y avait une dimension de lutte, de revendication, et une volonté d’intégrer un point de vue situé, celui des travailleurs, dans le processus de conception.

Aujourd’hui, dans le design de services, on parle tout le temps de participation ou de co-conception avec les « acteurs de terrain ». Mais dans la réalité, bien souvent, les décisions sont déjà prises en amont. Les objets de recherche ne sont pas ouverts. Ce qu’on appelle “participation” se réduit à choisir la couleur du mobilier, c’est frustrant. Ce sont des formes d’inclusion de façade. Cela m’a poussée à adopter une lecture critique et politique de ces pratiques. Déjà, le vocabulaire pose problème. Parler d’ « usagers » par exemple, c’est déjà instaurer une asymétrie très forte. On présuppose des rôles, des statuts, des places dans le dispositif. À l’inverse, je préfère parler d’enquête située : partir d’une situation problématique, ou du moins en tension, et travailler à partir de là. Ce travail implique de redéfinir les rôles, les postures, en fonction de ce que chacun et chacune amène : ses savoirs, son expérience, son point de vue.

Mais cela suppose aussi de revoir le cadre de la commande, et avec lui, toute la relation économique, les objectifs du projet, les critères d’évaluation. Qui décide ? Qui habite la situation ? Qui est vraiment concerné ? Est-ce qu’on est en train de produire ensemble à partir d’une expérience vécue partagée, ou est-ce qu’on plaque un modèle tout fait depuis l’extérieur ?

Ce n’est pas simple. Parfois, on arrive avec des compétences développées ailleurs, avec des intentions, des savoir-faire. Et ça peut être utile, bien sûr. Mais il faut être vigilant à ne pas coloniser une situation avec une posture d’expertise. Il faut apprendre à soutenir sans imposer. C’est pour ça que, pour moi, la notion de commun est importante, non pas comme quelque chose de défini une fois pour toutes, mais comme un cadre ouvert. Et pour penser ça en profondeur, je crois qu’il faut mobiliser d’autres traditions théoriques. Les théories féministes, par exemple, m’ont beaucoup nourrie. Je pense notamment à Silvia Federici, qui propose une relecture féministe et matérialiste de Marx. Elle montre que toute possibilité de production repose sur un travail de reproduction : le soin, les tâches domestiques, l’éducation, le travail de la terre, les enfants. Et ce travail, historiquement invisibilisé, a été assigné aux femmes.

Si on reprend la notion de communs depuis cette perspective, on voit qu’elle était à l’origine liée à des ressources naturelles renouvelables. Or, quand on transpose aujourd’hui cette notion à des objets artificiels, à des processus de conception, on perd parfois de vue cette dimension de reproduction, pourtant essentielle.

Je pense qu’il y a là un angle mort du design : comment réintégrer la question de la reproduction au cœur de la conception ? C’est une piste qu’on explore encore trop peu, mais qui me semble absolument centrale si l’on veut penser des communs réellement émancipateurs.

L.B : Les précédentes décennies ont vu fleurir des hackerspaces, puis des makerspaces — sous forme de FabLabs, par exemple. Dans le cadre de notre enquête, imaginons un commun qui réunirait designers, chercheurs et usagers au sein d’un tiers-lieu dédié à la recherche pratique et théorique en design. S’il existait, participeriez-vous à ce type de commun ?

P.G : Non, non. Je trouve ça un peu étrange de partir de l’idée qu’il existerait un lieu idéal pour « faire enquête ». Pour moi, chaque situation qui mobilise des personnes concernées peut devenir un espace d’enquête. Et c’est aussi un espace où peuvent s’inventer des formes de communs, où l’on peut "faire commun".

D’ailleurs, la notion de « commoning », en anglais me paraît souvent plus intéressante que celle de "commun" au singulier, qui tend à réduire la question à une ressource ou un objet. Ce qui m’intéresse davantage, c’est ce que le fait d’enquêter ensemble produit : le lien, les effets, les reconfigurations de relations. C’est cet aspect actif qui me semble essentiel, cette idée que "faire enquête", "se mettre au travail ensemble", c’est déjà produire quelque chose. Donc je ne vois pas pourquoi il faudrait, a priori, un lieu dédié, prédéfini, pour cela.

À la rigueur, si on entend le tiers-lieu comme une structure ouverte, qui décrit une situation où une enquête collective peut advenir, pourquoi pas. Mais sinon, je ne comprends pas pourquoi on partirait du postulat qu’un lieu spécifique serait plus légitime qu’un autre pour accueillir ce type de dynamique.

Et puis, cela suppose aussi un certain type d’acteurs, une certaine configuration sociale. Mais d’autres enjeux, d’autres relations, peuvent aussi faire émerger des pratiques d’enquête ou de mise en commun tout aussi riches. Donc si je devais défendre une hypothèse, ce serait celle-ci : ce n’est pas le lieu qui compte, mais la situation, et la capacité qu’elle a à activer une forme de travail collectif.

L.B : Je crois que cette idée de tiers-lieu de recherche est une démarche d’ouverture : nous partons du constat que, parfois, l’université peut être une porte difficile à franchir. Et que donc, l’enjeu, c’est de proposer un lieu plus accessible, non pas en termes purement physiques, mais dans ce qu’il permet comme espace d’échange.

P.G : Oui, il y a cette idée de s’affranchir des barrières, qu’elles soient symboliques, sociales ou liées au sentiment de légitimité à prendre la parole, à partager, à s’impliquer dans des discussions. Après, tout dépend du projet. Pour ma part, j’ai du mal à penser dans l’abstrait. Je pars toujours d’une situation concrète. C’est ça, pour moi, faire du design ou pratiquer l’enquête : être ancré dans une réalité vécue.

Je peux en revanche dire quelque chose sur l’université. Aujourd’hui, c’est un milieu en souffrance. C’est une institution fragilisée, comme beaucoup de services publics d’ailleurs. Elle est prise dans une logique de mise en concurrence, dans une économie de marché. Et dans ce contexte, il y a des chercheur·e·s, dont des designers, qui essaient de s’y frayer une place. Mais ce n’est pas simple. Souvent, ils sont un peu en marge, parce qu’il n’existe pas de laboratoires dédiés au design dans les universités. Ce sont des équipes pluridisciplinaires, et les designers y sont souvent perçus comme des "invités". On marche sur des œufs. C’est fragile. Il y a une vraie difficulté à créer des espaces où l’on peut parler de nos pratiques, de nos vulnérabilités dans le cadre académique, et aussi imaginer d’autres manières de travailler ensemble, d’enquêter ensemble, de produire de la connaissance différement. Notamment à travers ce qu’on appelle des enquêtes infrastructurelles, ou des formes de recherche collective.

Tout cela dépend beaucoup des généalogies auxquelles on se rattache. Par exemple, l’idée d’infrastructure2 est une notion intéressante, qui s’est construite dans la continuité des réflexions autour du design participatif. Des personnes impliquées dans ces mouvements ont continué à faire évoluer leurs pratiques vers cette idée de l’infrastructure, non pas uniquement comme structure matérielle, mais comme agencement de relations, de communautés, de ressources. Dans cette perspective, le designer devient celui ou celle qui pense la mise en lien. C’est une relecture de la pratique du design : on revisite qui est impliqué, comment, pourquoi. On revisite les genres de l’enquête, aussi. Et ça, c’est fondamental pour penser la continuité des projets.

Je pense aussi que l’expression “tiers-lieu” peut être un peu enfermante, parce qu’elle donne l’impression qu’il s’agit forcément d’un lieu physique. Ce qui compte, selon moi, c’est de partir d’un problème, une question, une tension qui mobilise des personnes concernées (un public dans les termes de John Dewey). C’est ça qui donne du sens à l’enquête. Le mot “situation” est très important ici. Il renvoie dans les théories féministes, à la question du point de vue. Ce sont des théories qu’on peut mobiliser dans les pratiques de conception, car elles permettent de sortir de l’idée d’un "utilisateur archétypal" modélisé par les designers. Cette figure projetée ne reflète pas la diversité des réalités vécues.

Quand on adopte une approche située, on ne peut plus prétendre à une posture neutre. On est nécessairement positionné. Et le travail consiste, dans un premier temps, à comprendre la pluralité des perspectives, des vécus qui se croisent dans un collectif donné à un moment donné.

L.B : J’aimerais revenir sur la notion des « communs » et du « libre ». Pourriez-vous expliquer, en quelques mots, la différence entre les deux ?

P.G : Ce qui me frappe surtout, c’est que culturellement, on ne part pas du tout les mêmes endroits.

Les communs, c’est une notion qui vient de l’économie. On pense ici aux travaux d’Elinor Ostrom, notamment à sa remise en question de ce qu’on appelle la tragédie des communs : ce mythe selon lequel une ressource gérée en commun serait forcément vouée à la surexploitation. Au contraire, Ostrom a montré qu’il est possible, dans certaines conditions, d’organiser collectivement la gestion d’une ressource de manière autonome, par des communautés. Donc, dès le départ, les communs s’ancrent dans une histoire politique, économique et sociale, avec une attention forte portée à la gouvernance, à l’autogestion, et à des ressources plutôt naturelles, à l’origine.

Le libre, ce n’est pas la même histoire. Cette culture vient de l’univers de l’informatique et de l’utopie numérique. Elle s’est formée autour de l’idée de partage du code, d’accès libre et ouvert, souvent avec une croyance très forte dans l’autorégulation technique. Mais aujourd’hui, cet imaginaire est largement remis en question.

Les deux cultures sont très différentes, y compris dans leurs manières d’aborder les questions politiques. Elles n'ont pas les mêmes objets, pas les mêmes pratiques, ni les mêmes points de départ. C’est pour ça que des personnes comme Lionel Maurel sont intéressantes : il a essayé de penser l’articulation entre les logiques issues des communautés du numérique et celles des communs, au sens économique et politique. Mais on voit bien que ce n’est pas simple.

Et dans ce mouvement de remise en question, on voit aussi émerger d'autres apports théoriques : des approches féministes, décoloniales, qui redonnent une place à la diversité des vécus et nous invitent à re-nommer les choses.

Prenons par exemple l’open data ou l’open source : on a longtemps pensé que “tout ouvrir” était forcément une bonne chose, que ça allait dans le sens du partage. Et pourtant, dans certains contextes, ces principes se retournent contre les intentions de départ. Ce qui est ouvert peut être capté, instrumentalisé, voire exploité à rebours des valeurs initiales. Donc aujourd’hui, je crois qu’il y a un retour critique sur ces héritages : on s’interroge davantage sur ce que signifie réellement l’ouverture, sur qui en bénéficie, sur ce qu’on est prêt à partager, et pourquoi.

L.B : J’ai mené deux entretiens, avec Michel Briand et Lilian Ricaud, dans lesquels ils évoquent la métaphore du « compostage des idées ». Cette image m’a marquée. Sur un autre plan, ou dans une autre perspective, est-ce une idée qui résonne aussi dans vos réflexions autour des communs, du design ou des pratiques collectives ?

P.G : Michel Briand faisait effectivement partie des discussions qu’on a eues avec Sylvia dans un petit groupe de travail. C’était un groupe issu de milieux assez divers, mais reliés par une même envie de penser l’apprentissage et la transmission, notamment dans des communautés de pratique. Ce qui ressort souvent dans ces échanges, c’est la manière dont une communauté se constitue aussi par l’inclusion, la création d’une culture commune, des valeurs partagées. C’est amusant parce qu’à première vue, on ne pense pas forcément que des communautés aussi différentes que la communauté éducative, les libristes et les acteurs des communs puissent se retrouver sur ces questions. Et pourtant, il y a là un vrai terrain commun, à même de fédérer justement un public, notamment autour des façons de concevoir, de transmettre, de faire collectif.

Cette constellation de personnes interrogent le lien entre les communs et la conception. Et c’est peut-être ça le cœur du sujet : comment les communs déplacent le travail de conception ? Comment on le pense autrement, dans un monde en crise, à l’ère de l’Anthropocène, en tenant compte des défis écologiques, sociaux qui traversent nos pratiques ?

L.B : Vous l’avez peut-être déjà évoqué et je ne l’ai pas saisi, mais si on part du principe qu’on ne parle pas d’ « usagers », quel mot utilisez-vous à la place ? Quel vocabulaire privilégiez-vous, notamment dans ces situations que vous appelez « situées »?

P.G : Justement, cela dépend des situations. Je n’ai pas de mot générique ou figé. Je refuse d’enfermer les personnes dans un rôle prédéfini, c’est précisément ce que le mot « usager » a tendance à faire. Je n’aime pas ce terme parce qu’il suppose un rapport de consommation vis-à-vis des artefacts, souvent numériques, auxquels il est associé. Il déplace toute l’attention sur l’objet, sur l’interface, et définit les personnes uniquement en fonction de leur usage de cette chose. Et c’est exactement ce qu’on cherche à déplacer, notamment à l’Atelier des chercheurs. Pour nous, l’enjeu, c’est au contraire de permettre une appropriation active des outils. On ne veut pas que les personnes soient cantonnées à une posture d’utilisateur, mais qu’elles deviennent co-constructrices de ce qui est en jeu. C’est un déplacement profond, et le langage a un rôle important dans ce processus.

Donc non, je ne remplace pas « usager » par un autre mot unique, mais par une diversité de termes, en fonction des contextes, des rôles, des relations. Il me semble important de décoloniser notre vocabulaire, de sortir de ces termes qui figent les rapports et assignent des places. Et c’est aussi ce que permet la notion de « communs », si on l’envisage comme un horizon de réinvention des relations. Cela implique de revisiter nos catégories, nos manières de nommer, de penser ensemble, et donc, oui, ça passe par le langage.

L.B : Y a-t-il un point sur lequel vous souhaitez revenir ? Un autre que vous souhaitez aborder ?

P.G : Non, à vrai dire, c’est important pour moi de souligner que ma posture est multiple : je suis à la fois freelance, à la fois chercheuse, et parfois freelance au sein de l’Atelier des chercheurs, mais aussi en mission dans d’autres contextes, que ce soit dans des institutions publiques, des agences gouvernementales, ou des services.

Et quelle que soit la position que j’occupe, j’essaie de garder les mêmes principes : partir des situations concrètes, faire enquête, travailler à partir de ce qui est là. C’est un fil rouge, peu importe le statut avec lequel j’interviens. Cette pluralité me donne aussi une vision contrastée, notamment des tensions ou des ajustements qui se jouent dans les différentes institutions où je travaille. Chaque univers a sa manière d’aborder la participation, la co-conception. Et c’est précisément ce contraste qui est riche.

Par exemple, avec l’Atelier des chercheurs, on commence à avoir une pratique identifiée. On sait généralement à quoi s’attendre quand on nous sollicite. Ça rend certaines choses plus simples à activer, notamment lorsqu’il s’agit de poser les bases d’une expérimentation concrète. On tient beaucoup à ça : expérimenter dans la situation, avec les personnes concernées. C’est pour ça qu’on privilégie certains formats, comme la résidence, qui permet de passer du temps sur place, de partager le quotidien, de ne pas faire seulement une enquête ponctuelle, mais de s’immerger vraiment. Une demi-journée d’observation, ce n’est pas suffisant. Ce qu’on cherche, c’est habiter une situation, tester avec les gens, comprendre les gestes, les contraintes, les tensions du quotidien. Ça permet ensuite de reformuler les problèmes autrement, de rouvrir les questions, parfois d’aller beaucoup plus loin que prévu et d’atterrir ailleurs, d’ouvrir d’autres problématiques.

Parce que souvent, les demandes arrivent très cadrées : il faudrait « ajouter une fonctionnalité à cette interface », ou « améliorer tel objet ». Et ce n’est pas qu’on méprise ça, mais si on ne fait que répondre à cette commande, on risque de rater l’essentiel : ce que ça dit de l’environnement, des rapports de travail, des enjeux relationnels.

À travers ces résidences, on peut repositionner l’artefact dans son contexte élargi, relier, opposer, réinterroger, et donc vraiment penser ensemble ce qu’on conçoit en interrogeant les pratiques et les institutions dans lesquelles elles prennent place.

Mais dans d’autres milieux, c’est plus compliqué. Les contraintes institutionnelles, les injonctions de résultats, les formes de participation instrumentalisée sont très présentes. Dans certaines missions de recherche ou au sein des services publics, on demande par exemple de “faire participer”, mais ça devient une case à cocher dans un tableau Excel : “X participants”, “X avis recueillis”, “X ateliers organisés”… alors que la vraie question, c’est comment on recueille ces avis, dans quelles conditions, avec quelle écoute, et pour en faire quoi. Est-ce que cela prend soin des personnes et des institutions impliquées dans ces processus ?

Donc oui, on est face à un chantier complexe, mais qui ouvre de belles perspectives, notamment pour repenser ce que pourrait être et ce que pourrait faire le design. Il y a encore beaucoup à faire sur la manière dont on conçoit la participation, dont on conçoit la conception elle-même, et c’est ce qui rend tout ça stimulant, malgré les difficultés.

L.B : Encore merci pour le temps que vous m’avez accordé.


  1. Léa Becquet est étudiante en master 2 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, promotion 2024-2025. 

  2. Voir notamment l’analyse de Björgvinsson, Ehn et Hillgren sur la notion d’infrastructuring dans les démarches participatives : Erling Björgvinsson, Pelle Ehn, et Per-Anders Hillgren, “Design Things and Design Thinking: Contemporary Participatory Design Challenges,” Design Issues 28, no. 3 (Summer 2012): 101–116.