Cet entretien a été réalisé à l’écrit le 2 avril 2025. Nicolas Filloque est designer indépendant, scénographe et artiste-graphiste. Il a cofondé le collectif « Formes Vives », et développe une pratique ancrée dans les luttes sociales, l’éducation populaire et les dynamiques collectives, entre graphisme politique, mise en scène et transmission. Dans le cadre d’une enquête relative au séminaire Vers une théorie critique du design, il a accepté de répondre à nos questions.
1. Formation et situation professionnelle
Sophie Montet1 : Bonjour Nicolas, je te remercie de m’accorder de ton temps pour répondre à notre enquête portant sur le design et ses pratiques. L’entretien se structure autour de quatre grands volets : tout d’abord, nous aborderons ta formation ainsi que ta situation professionnelle actuelle. Ensuite, nous reviendrons sur ta rencontre avec la notion de commun, avant d’explorer l’origine des communs dans ton parcours ou ton travail. Enfin, nous terminerons par une discussion autour des liens entre les communs et les tiers-lieux de recherche. Pourrais-tu tout d’abord nous dire quelques mots sur votre formation et le type de structure (université, école, entreprise...) dans laquelle tu travailles actuellement ?
Nicolas Filloque : Après une formation universitaire (Licence de Biologie en 2002), je suis rentré à l’Ensad (École nationale supérieure des arts décoratifs) à Paris en 2004 et diplômé depuis 2009. Je suis indépendant, artiste-auteur (anciennement Maison des artistes) depuis 2003, donc à mon compte même si pendant 13 ans (2007-2020) j’ai travaillé dans un collectif d’indépendants, « Formes Vives ». Je suis aussi intermittent du spectacle depuis 1 an, et donc salarié en CDD de compagnies de théâtre et danse pour de la scénographie, mise en scène…
2. Rencontre avec les communs
S.M : Notre présente enquête porte sur les communs et le design. Pour le design, les communs semblent surtout impliquer le partage de connaissances informatiques ou numériques — dans le cas de l’open design — et le partage de connaissances pratiques — dans le cas du design écosocial, par exemple. À quelle occasion t’es-tu intéressé à cette question des communs ? De quel type de commun s’agissait-il ?
N.F : La question des communs pour moi elle me vient d’une autre partie de mes engagements et elle prend forme dans mon travail et au-delà. Je milite dès le lycée dans une association d’éducation populaire sur Brest, membre de l’Union Peuple et Culture, j’apprends des fonctionnements démocratiques et m’ouvre à d’autres possibles. On est début des années 2000, c’est l’époque d’un fort mouvement altermondialiste, ATTAC, les mouvements « piqueteros » en Argentine, le mouvement des paysans sans terre au Brésil...
En même temps je découvre l’association « Ne Pas Plier », notamment le travail de Gérard Paris-Clavel avec l’APEIS, mouvement national de chômeurs et précaires. Et je suis fortement impressionné par la justesse des formes et leurs partages dans la lutte.
J’en garde une citation de Gérard en filigrane de ma pratique : « Communiquer c’est niquer le commun ». Pendant mes études je rencontre François Flahault, et découvre ce qu’il nomme « les biens communs vécus », des choses qui n’existent que dans le partage et qui ne sont pas achetables. Après je vais vraiment aimer la lecture des œuvres de Silvia Federici, Caliban et la sorcière bien sûr mais surtout Réenchanter le monde : le féminisme et la politique des communs, grosse claque ! Après il y aussi Ivan Illich, je mettrais Une société sans école sur cette question des communs (j’aurais entre-temps fait quelques années d’instruction en famille avec mes enfants). Et les livres de l’allemand P.M., notamment Bolo’Bolo mais aussi Voisinages et communs. La question des communs elle vient dans mon choix de co-construire un habitat collectif sur Brest. Un immeuble en propriété collective, non-spéculatif construit en autopromotion et en partie en auto-construction. Il existe depuis 10 ans et s’appelle Ékoumène. J’ai un peu l’intuition, non étayée, que c’est aussi en designer que je pense mes projets non-professionnels.
3. Origine des communs
S.M : L’élaboration d’un commun implique toujours un collectif et un partage de compétences et de savoir-faire, d’où notre idée que, à l’origine des communs, il y a un besoin insatisfait, voire une souffrance. Qu’est-ce qui, à ton avis, préside à l’avènement de communs en design ?
N.F : Pour moi, dans mon travail, il y a d’abord eu l’idée de faire collectif, et c’est en soi déjà un commun. Après même si la finalité est autre, je trouve que ça a de l’intérêt. Nous avons commencé à travailler avec Adrien sur les formes de communication publique (c’est un peu mon champ de départ) et sur l’attente que nous en avions. Nous partions d’un constat désolé d’une pauvreté intellectuelle et formelle, une imitation des codes marchands sensément efficaces doublée de présupposés sur la réception d’un public forcément ignorant. Le Maître ignorant de Jacques Rancière et le principe de l’égalité des intelligences nous a bien soutenu. On a commencé notre collaboration-travail avec Adrien par la mise en place d’un blog. Nous souhaitions partager au plus large et faire trace de nos recherches, rencontres, échecs... Nous avons pensé que mettre en commun, au commun, pour contribuer à des mouvements et réflexions plus collectives était un préalable à une pratique qui s’inventait. Le commun vient percuter la question du travail d’auteur·es, celle de la subsistance, celle de l’accaparement des formes minoritaires par les boîtes de luxe.
4. Commun et tiers-lieu de recherche
S.M : Les précédentes décennies ont vu fleurir des hackerspaces, puis des makerspaces — sous forme de FabLabs, par exemple. Dans le cadre de notre enquête, imaginons un commun qui réunirait designers, chercheurs et usagers au sein d’un tiers-lieu dédié à la recherche pratique et théorique en design. S’il existait, participerais-tu à ce type de commun ?
N.F : Je ne sais pas, je vois pas trop encore se déployer des nouveaux imaginaires liés à ces lieux. Mais plutôt je vois de l’intérêt et de la puissance dans les espaces d’autoformation et de réparation comme les repair’cafés, ateliers vélo, que ce puisse être en mixité choisie ou pas, et dans les lieux de partage et de rencontre, bars associatifs, recycleries diverses et variées, revues associatives, les arpentages de livres...
Mais plus ça va, plus autour de moi les gens quittent l’université pour ces espaces, ça doit dire quelque chose...
5. Conclusion
S.M : Y a-t-il un point sur lequel tu souhaites revenir ? Un autre que tu souhaites aborder ?
N.F : Il y a plein de chouettes questions à se poser en designer, des questions qui se posent à la société et où je vois encore peu de recherches et tentatives, autour des funérailles, du sport, de l’habitat passif, du réemploi, de l’espace public, de l’enfance, de la violence policière, de la nuit, du vivant... J’ai hâte de voir les designereuses s’en emparer !
Et pour finir avec Camus qui disait « un homme ça s’empêche », la question qui me taraude c’est comment on s’empêche de faire même si ça nous est permis ? Et quoi?
En homme blanc cis hétéro (moi) tout m’est presque permis, mais de façon plus large comment on s’empêche de consommer, de dominer, de prendre l’avion, de faire livrer ses repas... quand on en a les moyens et qu’on peut y avoir du plaisir.
Il y a Design pour un monde réel de Victor Papanek, si tu ne l’as pas déjà lu c’est super !
S.M : Encore merci pour le temps que tu m’as accordé.
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Sophie Montet est étudiante en Master 2 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, promotion 2024-2025. ↩