Entretien avec Élise Rigot
Camille Blouin

L’entretien s’est déroulé, de vive voix, le vendredi 4 Avril 2025. Agrégée d’arts appliqués et docteure, Élise Rigot est chercheuse et maîtresse de conférences en design à l’Université Toulouse - Jean Jaurès, au sein des laboratoires LLA-Créatis et LAAS-CNRS. Elle a été formée en « design produits » à l’École Boulle puis à l’ENS Paris-Saclay, où elle a mené une recherche en ingénierie appliquée au vivant. Sa pratique, située et embarquée, explore les relations entre design, sciences et technologies, notamment autour des biotechnologies, des environnements marins et de l’éthique des nouvelles technologies. Elle développe une approche critique et spéculative du design, à l’interface des savoirs technoscientifiques et des enjeux de l’anthropocène.

1. Formation et situation professionnelle

Camille Blouin1 : Bonjour Élise Rigot. Je vous remercie de m’accorder de votre temps pour réaliser notre enquête sur le design et ses pratiques. Notre entretien, qui va porter sur le design et les communs, comporte quatre volets.

Pourriez-vous tout d’abord nous dire quelques mots sur votre formation et le type de structure (université, école, entreprise…) dans laquelle vous travaillez actuellement ?

Élise Rigot : Du coup, j'ai été formée en DSAA de design produits à l'école Boulle. Donc j'ai obtenu [mon diplôme] en 2014, 2015, dans ces eaux-là, suite à quoi j’ai passé l'agrégation en arts appliqués. Moi, j'ai eu la chance d'être en double cursus à la fois à l'ENS de Cachan à l'époque, qui maintenant est à Paris-Saclay. puis à l'école Boulle, et donc à l'ENS, est une école qui prépare à la recherche et à l'enseignement supérieur. Et donc voilà, c'est un endroit avec lequel j'ai pu préparer l'agrégation, obtenir ce concours et bénéficier d'une infrastructure de recherche à travers un master 2 et puis des financements de thèse : voilà qui est vraiment la chose assez propre à cette école, qui est de faire bénéficier à environ la moitié de ses étudiants de bourse doctorale.

Donc suite à quoi j'ai commencé à un petit peu bosser entre-temps en entreprise pour des raisons de curiosité personnelle. Donc suite à quoi, j'ai commencé ma thèse en septembre 2018 : je l'ai soutenue en septembre 2022. Voilà donc 4 ans plus tard, et j'avais choisi comme terrain de thèse un laboratoire d'ingénierie, donc de sciences de l'ingénieur à Toulouse qui s'appelle le LAAS-CNRS, et de faire ce pari, en fait, d'être une chercheuse en design embarquée et intégrée dans une équipe qui fait des de l'ingénierie appliquée à des questions de biologie, donc des sciences du vivant. Et donc ça, voilà, d'avoir une pratique très située de cette recherche ancrée dans ces questions-là.

Après ça, j'ai fait 2 ans de ce qu'on appelle un ATER, donc un poste d'attaché temporaire d'enseignement et de recherche à l'université Toulouse Jean Jaurès. Donc c'est un poste, c'est 2 ans de poste, on va dire un peu précaire, mais qui permettent de s'essayer à ce que c'est que ce métier d'être enseignant-chercheur à l'université, avec donc une charge d'enseignement importante et puis une autre part de recherche, où j'ai continué des activités similaires, mais en ouvrant vers un volet vers de nouveaux sujets liés à la recherche en océanographie et en biologie Marine. Toujours avec cette posture plutôt de chercheuse embarquée, designers embarqués.

Et donc ça, ça a duré 2 ans. Puis après j'ai obtenu un concours donc de maîtresse de conférences et j'occupe actuellement un poste permanent, bientôt titulaire, de maîtresse de conférences dans le département Arts plastiques design de l'université Toulouse Jean Jaurès, avec une affiliation dans un laboratoire qui s'appelle LLA CREATIS, qui est un laboratoire de « Langues, art et littérature ». Et avec pour l'instant une autre affiliation à mon laboratoire de thèse, en fait le LAAS-CNRS, où j'ai donc gardé des attaches. Voilà où j'en suis aujourd'hui.

2. Rencontre avec les communs

C.B : Super, maintenant, je voudrais vous parler de la rencontre avec les communs, car notre présente enquête porte sur les communs et le design. Pour le design, les communs semblent surtout impliquer le partage de connaissances informatiques ou numériques — dans le cas de l’open design — et le partage de connaissances pratiques — dans le cas du design écosocial, par exemple. À quelle occasion vous êtes-vous intéressée à cette question des communs ? De quel type de commun s’agissait-il ?

E.R : Est-ce que tu peux répéter les 2 exemples ?

C.B : Oui, je comprends, je suis désolée. En gros on parle des communs dans le design, le partage de connaissances informatiques ou numériques dans le cas de l'Open design, donc plutôt on va dire théorique. Et le partage de connaissances pratiques dans le cas de design écosocial, là on va peut-être faire des choses ensemble : par exemple, mettre en commun des techniques.

E.R : Ah d'accord. Ok, alors moi, la notion de commun dans le design, je l'ai rencontrée à travers les recherches de Sylvia Fredriksson. Que je vous conseille d'interviewer.

C.B : Ah, Je l'ai appelée, elle m'a renvoyé vers vous, justement.

E.R : Ah ! Mais tu l'as eu en Interview du coup ?

C.B : Je l'ai pas eue en interview parce que quelqu'un de ma promotion lui a déjà posé les questions requises par notre enquête, et c'était pas intéressant pour elle de faire deux fois la même chose.

E.R : Oui bien sûr. Bon en tout cas c'est bien, c'est bien que vous ayez sa contribution. Du coup, moi, je l'ai rencontrée par là, et ça c'est en fait c'est marrant parce que cette notion moi, elle s'est structurée dans cette envie de mettre en commun, de faire communauté. Et par la création notamment d'un collectif avec elle et d'autres designers. On était capable de porter des questions où on se sentait pas forcément en force. Voilà, de pouvoir aussi partager nos vulnérabilités, nos questionnements entre nous. Donc ça, ça a été une première rencontre avec cette idée du commun. Voilà de faire par le collectif, un collectif de designers et de de chercheurs en design, de mettre en commun quelque part.

Ensuite, effectivement, si on parle de la question de l'open design, donc de ces licences open source, là, moi je vais répondre un peu plus largement. En fait, c'est plutôt dans la notion de « science ouverte » que je l'ai rencontrée, et avec moi en tout cas, cette envie et nécessité de rendre accessible les données de ma recherche, la manière dont je travaille, en me mettant cette exigence et cette volonté de rendre public mes travaux et notamment par, à la fois, la publication et, à la fois, l'accessibilité des données sur laquelle, sur lesquelles je travaille. Ça, c'est quelque chose qui m'a, qui m'a beaucoup construite, qui m'a construite pour des raisons éthiques en fait, aussi d’éthique de la recherche et d'éthique de mon travail. Voilà.

La plupart des chercheurs, ça dépend, mais on est quand même des gens qui sont payés par le public, enfin, on est fonctionnaires. Et donc on est payé par les citoyens et voilà cette idée que ce qu'on fait en tant que chercheur va pouvoir être réutilisé par d'autres, va pouvoir être accaparé par les autres, et va pouvoir resservir, est quelque chose qui, pour moi, est très important. Et donc je trouve que, de ce point de vue-là, faire de la science, c’est déjà publier ses travaux, parce qu'il y a beaucoup de gens qui — je vais un peu casser du sucre — mais je pense que il y a certaines personnes qui font de la recherche en design, qui ne publient pas nécessairement leurs travaux, et je trouve ça problématique. Parce qu’effectivement, ça prend beaucoup de temps, que les exigences de peer review ,etc… mais je pense qu'il y a plein de manières de faire et que justement on peut repenser les formats de la recherche scientifique et d'éditorialisation de la recherche, pour rendre ça le plus accessible possible. Et que ce soit par du blog, du podcast, enfin whatever.

Mais je pense que, voilà, au-delà du commun pour le design, moi, c'est plutôt pour la recherche. Et justement, je pense qu’Il y a des choses, dans la manière dont fonctionne la science, qui est intéressant à prendre en compte pour des designers, où notre logique est plutôt celle de l'autorat, et on va dire de l'enveloppe solo, de protéger etc., là où sur des données de recherche, par exemple, il y a parfois des enquêtes avec des usagers, etc. Bah, on a tous et toutes intérêt à partager au maximum les observations, les enquêtes. Voilà les manières de travailler, et donc et de s'inspirer finalement de comment est-ce qu'on rend accessible le plus clairement possible, plutôt que… Et avec cette éthique, aussi, de comment je transforme pas mes données quoi, comment je, par exemple dans une enquête, j'expose réellement et je décris ce que je vois : et je fantasme pas quelque chose pour le faire entrer par rapport à une idée ou une hypothèse de projet que j'aimerais voir advenir.

C.B : Ouais…

E.R : Voilà donc ça, c'est peut-être sur ce point-là, je dirais que c'est plutôt comme ça, que moi je travaille avec cette donnée-là. Donc ça, c'était sur la partie open design et sur la partie open design. Et puis sur la partie plus communauté, comment travailler avec les autres, mettre en commun, ben, je pense que j'ai un petit peu répondu, avec cette idée de nécessité du collectif, nécessité de passer par du collectif et nécessité je pense, aussi ,de passer par des groupes de recherche interdisciplinaire qui permettent aussi d'épaissir une question et de lui donner un…Oui, je pense que, finalement voilà : le commun donne de la force parce qu'il crée des nœuds de relation entre différents acteurs à différents niveaux et ça permet de, quelque part, de se déployer dans une dimension plus importante.

3. Origine des communs

C.B : Ouais, je comprends bien. Pour venir à l'origine des communs : l’élaboration d’un commun implique toujours un collectif et un partage de compétences et de savoir-faire, d’où notre idée que, à l’origine des communs, il y a un besoin insatisfait, voire une souffrance. Qu’est-ce qui, à votre avis, préside à l’avènement de communs en design ?

E.R : Je sais pas si je comprends la question.

C.B : Avant, le design était quand même beaucoup plus individualiste, qu’est-ce qui a fait qu’aujourd’hui, on en vient à mobiliser cette notion de commun et à mettre les choses en partage dans le design ?

E.R : Je sais pas si c'est si récent que ça je pense : ça fait longtemps qu'on se pose ces questions-là. Si on regarde, je sais pas, l’auto-projet, Autoprogettazione d'Enzo Mari, on est dans les années 70. Enfin bon, après c'est pour l'échelle temporelle dans laquelle on parle. Ce serait quoi la question ? Qu'est ce qui fait qu'aujourd'hui il y a un renouveau autour de de cet enjeu ?

C.B : Alors la question je vais tout répéter, ce sera peut-être plus clair ! L'élaboration d'un commun implique toujours un collectif et un partage de compétences et de savoir-faire. Ça, c'est la base des communs, je dirais. D'où notre idée que, à l'origine des communs, il y a un besoin insatisfait, voire une souffrance. Qu'est-ce qui a fait que les gens ont eu besoin de se retrouver pour faire ensemble en design ?

E.R : Bah en fait je sais pas, je me demande même comment ils ont fait un jour pour ne pas faire ensemble en fait, je sais pas comment dire, mais …

C.B : C'est vrai, oui.

E.R : Je pense qu'il y a une espèce d'évidence, que, qu'on ne peut pas faire tout seul en fait : en fait j'ai du mal à voir une autre manière de faire. Pour le dire autrement : peut-être qu'aujourd'hui, on est quand même dans un temps de vulnérabilité, à la fois politique, à la fois économique. Voilà les notions d'anthropocène, en fait, je pense qu'on a un moment de fragilité.

Pour les designers, du fait notamment de la remise en question profonde de nos métiers et de nos pratiques tels qu'ils ont été définis par rapport à l'industrie par certaines théories liées à l'architecture et liées à l'industrie qui explicitent et qui relient le design à, bah cette notion de « l'objet en série » à cette grande production et au capitalisme, je pense que, peut-être, le renouveau, ou en tout cas, voilà, peut-être y a un besoin de repasser par le commun, ou en tout cas par le re-questionnement du design se fait parce que parce qu'il y a une remise en cause profonde de cette figure du designer. Qui est pas que celle du designer. Aujourd'hui, les ingénieurs vivent une profonde remise en question de leur métier aussi parce que on est dans ce moment de raréfaction des ressources, de remise en question profondes de qu'est-ce que ça veut dire de produire des objets aujourd'hui. Est-ce qu'il faut continuer de produire ? Est-ce qu'il ne faut pas, plutôt, produire autrement ou ne pas produire en fait, voir ne pas faire, démanteler ?

Enfin voilà, ça c'est toutes les notions plutôt de théorie du démantèlement qui vont être propres à Mona [ Chollet]. Donc je pense que, peut-être une, voilà, il y a une espèce de logique d'organisation de la profession ou des designers qui cherchent finalement à se poser cette question collectivement, parce que je pense que tout seul c'est très effrayant en fait, de se rendre compte que les pratiques et les métiers évoluent mais qu'on sait pas comment changer. Et voilà peut-être que passer par des moments de commun, de collectifs, de collectivités et de lutte en fait, quelque part, enfin presque de militantisme sans doute parfois dans certains groupuscules, ça permet de donner de la force à des voix qui sont pas majoritaires aujourd'hui, parce que économiquement on reste dans un système capitaliste qui est celui qui prédomine et dont on n'arrive pas à sortir. Donc, je pense, que c'est plutôt, quelque part par nécessité et intelligence pour ne pas…parce que c'est pas possible d'affronter cette question tout seul.

4. Commun et tiers-lieu de recherche

C.B : Oui, ok. Maintenant, on va parler des communs et tiers-lieux de recherche. Les précédentes décennies ont vu fleurir des hackerspaces, puis des mackerspaces — sous forme de FabLabs, par exemple. Dans le cadre de notre enquête, imaginons un commun qui réunirait designers, chercheurs et usagers au sein d’un tiers-lieu dédié à la recherche pratique et théorique en design. S’il existait, participeriez-vous à ce type de commun ?

E.R : oui

C.B : très bien [rire].

E.R : oui ça m’intéresserait, [rire], bien sûr : il y a une référence qui est intéressante qui s'appelle l'Institut de l'environnement. Peut-être on vous l'a déjà cité, un bouquin de Tony Côme. Qui est, qui était un institut qui devait voir le jour dans la rue d'Ulm, donc juste à côté des arts déco, dans les années 70, et qui devait rassembler comme ça du design, de la théorie visuelle, la culture des médias, etc. autour d'un même institut pour répondre à des, voilà, à des questions, un peu comme vous les posez, ça a jamais vu le jour.

C.B : Ah c'est dommage.

E.R : Oui ! Et c'est ce que dit ce bouquin-là, et donc c'est Tony Côme qui revient sur, enfin, qui fait l'enquête de pourquoi finalement cette école décloisonnée de design n'a jamais vu le jour. Et aujourd'hui, voilà, on pourrait se reposer la question de « est-ce que de tels instituts pourraient réexister ? Comment ? Pourquoi ? De comment est-ce qu'on s'y prendrait ? » Voilà peut-être ça peut être une référence intéressante.

5. Conclusion

C.B : Super merci, je la note bien. Et, en conclusion, y a-t-il un point sur lequel vous souhaiteriez revenir ou autre chose que vous souhaiteriez aborder ?

E.R : Peut-être juste pour insister sur cette notion que les formats, même avec lesquels on fait de la recherche, et avec laquelle on la publie, doivent être pensés avec cette idée de commun. Voilà, ce serait là-dessus et la nécessité de l'interdisciplinarité, dans les approches de recherche.

C.B : très bien

E.R : voilà

C.B : Merci beaucoup pour le temps que vous m'avez accordé.

E.R : Avec grand plaisir.


  1. Camille Blouin est étudiante en Master 2 « Design, Arts, Médias », à Paris 1 Panthéon-Sorbonne », promotion 2024-2025.