Entretien avec François Jegou
Tristan Le Dem

L’entretien qui suit a été réalisé, de vive voix, le 27 mars 2025. François Jegou est designer industriel. Il a accepté de répondre à nos questions dans le cadre d’une enquête concernant les communs en design.

1. Formation et situation professionnelle

Tristan Le Dem1 : Bonjour, François Jegou. Je vous remercie de m’accorder de votre temps pour réaliser notre enquête sur le design et ses pratiques. Notre entretien, qui va porter sur le design et les communs, comporte quatre volets. Pourriez-vous tout d’abord nous dire quelques mots sur votre formation et le type de structure (université, école, entreprise…) dans laquelle vous travaillez actuellement ?

François Jegou : Je suis designer industriel, j’ai étudié à l’école Nationale Supérieure de Création Industrielle « Les ateliers » à Paris entre 1989 et 1994. J’y ai étudié le design industriel et je me suis surtout intéressé à la prospective, à la capacité du design à anticiper, simuler les questions liées à des évolutions possibles de la société. J’ai interagi avec des acteurs français de la prospective comme le Centre de Prospective et d’Études du ministère de la recherche et l’association Futuribles International.

Je me suis ensuite intéressé à questionner le design sur sa fonction, perçue à l’époque comme essentiellement marketing et accélératrice de consommation. Ne pourrait-on pas utiliser les mêmes outils pour transformer cette consommation, et aller au-delà de ce que pouvait être de la consommation, pour construire des modes de vie durable. J’ai participé à plusieurs projets de recherche européens (FP4, FP5...) sur des questions de produits-services durables.

Cela nous a amenés à faire une évolution en disant que si le designer fait la même chose qu’avant en essayant de réduire l’impact des produits et des services, en changeant les matériaux ou en réduisant les épaisseurs, il ne va pas grand arriver à grand-chose. Ce n’est pas ça son potentiel. C’est plus celui d’un ingénieur, d’un chimiste. Son vrai potentiel est en relation avec la théorie des pratiques, sa capacité de désancrage de pratiques et surtout de réancrage de ces pratiques dans l’environnement matériel et serviciel qui nous entoure. soit de travailler sur la transformation des modes de vie.

Puis dans le cadre d’autres projets de recherche du FP6 cette fois ci - des projets de recherche financés par la Commission européenne avec une dizaine d’acteurs européens, centres de recherche, universités, entreprises... qui travaillent ensemble pendant deux ou trois ans – nous avons commencé à travailler autour de l’innovation sociale telle qu’on la regarde beaucoup aujourd’hui pour son potentiel de transition social durable - comme dans le film Demain - mais dont on ne parlait pas encore en 2005, 2006.

Dans le projet EMUDE (Emerging User Demands for Sustainable Solutions), nous avons engagé huit écoles de design en Europe en demandant aux étudiants d’aller chercher des cas d’innovation sociale prometteurs en termes de développement durable.

Les questions environnementales à cette époque-là se posaient essentiellement comme des choses qu’il ne fallait plus faire. Nous posions deux des hypothèses : la première qui est de dire on ne va pas utiliser le design pour faire la même chose en réduisant l’impact, on va l’utiliser pour faire autre chose pour inventer des styles de vie durable. L’autre hypothèse était de dire que ce n’est pas (seulement) de la tête des designers ou des sociologues que ces style de vie durables peuvent émerger, il y a des gens que l’on a appelé des communautés créatives qui, dans leur coin, dans leur quartier ont déjà inventé et expérimenté ces modes de vie durables. On a demandé à des étudiants un peu comme des chercheurs d’aller chercher ces cas d’innovation sociale et les documenter. Ce qui est intéressant, c’est qu’ils les regardaient comme des idées prometteuses et ils essayaient d’appliquer leur savoir-faire, c’est à dire comment une idée prometteuse ponctuelle et locale peut devenir plus utilisable pour un nombre plus large de personnes moins engagées, qui a peut-être moins le temps, etc.

Cela a donné ces « services publics collaboratifs » : cette innovation sociale est florissante mais elle s’essouffle aussi et il faut un moment pour qu’elle se transforme soit en un service privé semi-commercial, en tout cas avec un modèle de création de valeur, soit elle doit inspirer l’acteur public et la manière dont il agit sur le terrain.

Comment est-ce qu’on peut faire des services publics collaboratifs qui sont co-produits par l’acteur public et les citoyens ? À ce moment-là je collaborais avec la 27e Région en tant que directeur scientifique. La 27e Région est une association maintenant bien connue en France, qui travaille sur l’innovation publique ou la transformation publique à partir du design, mais aussi de différents autres domaines scientifiques pour essayer de changer l’action publique vers une action publique plus durable mais aussi plus co-produite par les citoyens.

À partir de là nous avons beaucoup accompagné des acteurs publics dans la production de communs durables mais aussi des projets de recherche H2020 et Horizon Europe financés par la Commission européenne .

2. Rencontre avec les communs

T.LD : Notre présente enquête porte sur les communs et le design. Pour le design, les communs semblent surtout impliquer le partage de connaissances informatiques ou numériques — dans le cas de l’open design — et le partage de connaissances pratiques — dans le cas du design écosocial, par exemple.

À quelle occasion vous êtes-vous intéressé à cette question des communs ? De quel type de commun s’agissait-il ?

F.J : Nous nous sommes intéressés à des questions de transition, mais je ne suis pas sûr qu’on les ait toujours appelés alors des questions de « communs ». Les « services collaboratifs » ou les « services publics collaboratifs » sont pour moi des formes de commun : j’utilise comme définition les communs le fait que les communs sont des choses que l’on ne peut gérer qu’en commun ce qui cadre bien avec notre approche des « communauté créatives » ou de ces « services collaboratifs ».

Nous avons travaillé pour le Programme des Nations Unies pour l’Environnement avec les projet Creative Communities for Sustainable Lifestyles. On a vu comment ces communautés créatives de par le monde – en Chine, en Inde, au Brésil, en Afrique –, ont inventés des solutions basées sur des communautés, sur la collaboration de communautés d’utilisateurs, et qui permettaient de faire des choses que, dans une société consommation individualiste, on ne pouvait pas faire : l’aide mutuelle, l’échange, le partage, l’usage alterné en différé, l’intensification d’usage des équipements etc... Ce sont des services co-produits par les bénéficiaires de ces services  : certaines solutions que l’on connait bien aujourd’hui : du covoiturage organisé comme un service ou improvisé entre voisins qui achetent une voiture et la partage, des familles qui se mettent d’accord et créent un groupe d’achat solidaire.

Un certain nombre de communs, comme l’usage des appartements vacants ou le partage des véhicules on fait l’objet de développement de services privés très rentables parce qu’il y avait de la valeur à commercialiser.

Les acteurs publics sont en recherche d’optimisation financière, et un certain nombre explorent l’idée de service public collaboratif dans lequel une partie de ce qui incombe normalement au service public comme un service social est co-produit avec les citoyens. On travaille beaucoup sur des solutions où il y a partage de la tâche, et je pense que la qualité du design vient dans l’intelligence de ce partage où l’on cherche des synergies entre ce qui est difficile pour l’acteur public et plus facile pour le citoyen d’une part, et d’autre part entre ce qui est difficile pour les citoyens et plus facile pour l’acteur public.

3. Origine des communs

T.LD : L’élaboration d’un commun implique toujours un collectif et un partage de compétences et de savoir-faire, d’où notre idée que, à l’origine des communs, il y a un besoin insatisfait, voire une souffrance. Qu’est-ce qui, à votre avis, préside à l’avènement de communs en design ?

F.J : C’est souvent une question discutée avec les étudiants et les étudiantes : est-ce qu’iels font du design pour répondre à un engagement politique, pour activer des valeurs ou est-ce qu’ils le font parce qu’ils ont une image du design de revue qui se traduit souvent par de la création de besoins, de l’invention de nouveaux objets pour chaque problème nouveau... Les enseignants ont parfois aussi leur part de responsabilité parce qu'ils ont été formés à un design plus classique voir commercial, et le design dont on parle ici convoque plus des questions de systèmes produits-service que de simples produits et des enjeux sur les systèmes d’acteurs, de politiques publiques... Cela suppose aussi une évolution du corps enseignant dans le monde du design.

4. Commun et tiers-lieu de recherche

T.LD : Les précédentes décennies ont vu fleurir des hackerspaces, puis des mackerspaces — sous forme de FabLabs, par exemple. Dans le cadre de notre enquête, imaginons un commun qui réunirait designers, chercheurs et usagers au sein d’un tiers-lieu dédié à la recherche pratique et théorique en design. S’il existait, participeriez-vous à ce type de commun ?

F.J : Oui, maintenant j’ai l’impression qu’un certain nombre de communautés fonctionnent comme ça, des communautés de design autour de l’innovation sociale, par exemple le réseau DESIS : Design for Social Innovation and Sustainability qui réunit une cinquantaine d’écoles de design dans le monde : pour moi, c’est un commun tel que vous le décrivez, qui est plus basé sur un collectif d’écoles qui travaillent ensemble avec des jeunes chercheurs qui collaborent dans des projets de partenariat multinationaux.

Dans notre cas particulier travailler dans des accords-cadres portés par des collectivités nous permet de mettre ensemble designers, sciences cognitives, évaluation des politiques publique.

J’ai toujours avec mes collègues, poussé « Stratégic Design Scénario » comme étant une structure qui doit trouver un minimum de rentabilité mais qui n’est pas une entreprise lucrative. Elle réinvesti une bonne partie de ses moyens dans des activités de capitalisation, de publications. Je pourrais dire que la totalité ou la quasi-totalité des publications sur notre site sont des publications qui sont produites sur nos marges et distribuées en Creative common .


  1. Tristan Le Dem est étudiant en Master 2 « Design, Arts, Médias », à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, promotion 2024-2025.