Présentation
Catherine Chomarat-Ruiz

1. Contexte

1.1 Un séminaire de recherche doublé d’enquêtes sociologiques

Les entretiens présentés dans ce dossier composent le second volet d’une enquête de terrain qui, démarrée en 2023, dans le cadre du séminaire de recherche intitulé Vers une théorie critique du design, concerne le design et ses pratiques professionnelles1.

Dans ce séminaire, nous interrogeons l’éthique des designers, leur position à l’égard du politique, et leur attitude concernant l’élaboration de connaissances scientifiques relatives au design. En effet, il nous est apparu que si le design se conçoit comme étant utile et au service de l’habitabilité du monde, cette finalité éthique semble parfois se perdre dans la production de gadgets, d’objets de luxe, de productions peu conformes avec l’urgence écologique qui nous étreint, tandis que prolifèrent, dans une sorte d’émiettement scientifique, quantités d’explications, voire de théorisations, traitant de telle ou telle modalité de son activité — théorie du care, du design social, du design thinking, etc.

L’un et l’autre de ces phénomènes s’inscrivant dans le capitalisme néo-libéral de nos sociétés de la modernité tardive, nous travaillons l’hypothèse selon laquelle les concepts et théorie émanant de l’École de Francfort pourraient, une fois transposés, éclairer le design et ses pratiques. Notre objectif étant d’élaborer ainsi une théorie critique du design, nous nous sommes arrêtés aux penseurs contemporains de cette école critique2. Nous avons consacré la première année de notre séminaire, qui s’est déroulée de 2022-2023, à transposer les écrits d’Hartmut Rosa tandis que, en 2023-2024, nous nous sommes attachés à l’œuvre d’Axel Honneth3. La méthode issue de la philosophie sociale d’origine allemande engageant, en relation à la théorisation, des enquêtes de type sociologique, nous avons, avec mes étudiantes et étudiants du Master 2 « Design, Arts, Médias » de l’université de Paris 1, réalisé des entretiens auprès d’une trentaine de designers français ou étrangers.

1.2 Les trois volets des entretiens et les éléments théoriques afférents

Les transcriptions que l’on trouve à la suite de la présente analyse succèdent par conséquent à celles dédiées aux thèmes et aux concepts chers à Hartmut Rosa, à savoir l’accélération du temps comme forme d’aliénation et synonyme de perte de la « vie bonne », la mise à disposition du monde comme conséquence de la faillite du progrès scientifique et technique, la résonance perdue et retrouvée, etc4. De façon plus spécifique à l’année en cours, nous avons testé un certain nombre d’idées élaborées à partir des écrits d’Axel Honneth. Les entretiens réalisés comportent trois volets.

Le premier, intitulé « Travail et reconnaissance » cerne la manière dont le travail, que nous tenons comme producteur de valeur, est personnellement vécu. Ici, il s’agit de comprendre dans quelle mesure le concept clé de reconnaissance et son envers, à savoir le mépris sous ses diverses modalités, revêtent une forme de réalité dans le domaine du design.

Cette entrée en matière étant réalisée, nous interrogeons, en un second volet, le lien entre « Éthique et horizon politique » dans le milieu du design. Les questions visent l’existence ou l’absence d’éthique dans le milieu du design, la façon dont les projets sont faits en vue de quoi ils sont faits. Ici, nous voulions évaluer l’idée d’une éthique professionnelle, c’est-à-dire d’une déontologie. De façon plus pointue, les questions suivantes concernent les cas de conscience, des exemples de cas de conscience personnellement éprouvés ou vécus par d’autres.

Puis les entretiens se focalisent sur la compromission des acteurs du design avec des régimes totalitaires. Les questions portent sur la connaissance que les designers ont de ces épisodes désormais établis par l’histoire de notre champ, l’éventuelle mémoire que les professionnels ont hérité de ces compromissions et, de façon plus générale et contemporaine, la place que le politique tient dans la profession. Ici, il s’agissait de comprendre si un horizon politique se dégage au-delà des questions d’ordre éthique, si les designers ont de l’intérêt pour d’autres types d’institutions étatiques que celles que nous connaissons (les ZAD5, par exemple). Le concept clé est celui de « socialisme expérimental » visé par Axel Honneth6.

Le troisième volet des entretiens s’intéresse au problème scientifique dont nous avons fait état au tout début de cette présentation. Ayant tout d’abord pris soin de faire décrire la formation suivie, les entretiens cherchent à établir la manière dont une « théorie » du design fait sens, renvoie à quelque chose ou pas, est comprise (confondue avec l’histoire, par exemple). Ainsi, il s’agit d’éclairer le désintérêt, la crainte, la peur ou le rejet de la science — d’une connaissance scientifique de la pratique du design —, et/ou de mesurer si cette distance des designers à l’égard d’une connaissance scientifique de leur pratique ne correspond pas à « une vue faussée ». Ici, c’est de la réification liée aux outils de la science dont il était question.

1.3 La démarche adoptée et ses limites

Quelques mots sur la démarche que nous avons mise en œuvre. Les entretiens ont été réalisés par des étudiants du Master 2 « Design, Arts, Médias », designers pour la plupart. Ils ont été réalisés auprès d’une trentaine de designers de nationalité différentes, travaillant dans des secteurs très variés du design, dans des entreprises dont la taille va de la micro-entreprise à la multinationale. Semi-directifs, ils sont majoritairement réalisés à l’oral, transcrits, puis donnés à relire, avec le souci de garder la vivacité d’un style dialogué. Ils sont publiés en suivant l’ordre alphabétique des patronymes des designers. Les prénoms et noms cités entre parenthèses dans la présente analyse, ou les XXXX dans le cas où la personne a souhaité garder l’anonymat, sont ceux des professionnels qui, ayant accepté de répondre à nos questions, sont particulièrement représentatifs de telle ou telle réponse7.

Il va de soi que ce travail d’enquête constitue une sorte « de coup de sonde » dans le milieu du design et qu’il demanderait à être prolongé par des enquêtes quantitatives : pour ce faire, il faudrait disposer de moyens financiers et humains que nous n’avons pas. Il va aussi de soi que des maladresses ont pu être commises. Les étudiants designers sont, pour la plupart, novices en matière d’enquête sociologique et, croyant bien faire, certains – 3 sur une promotion de 17 personnes — sont allés jusqu’à réélaborer les questions préalablement fixées avant même de les avoir posées, rendant ainsi leur enquête incomparable aux autres et donc inutilisable. Quand cette reformulation des questions n’a pas donné lieu à contresens, nous avons tout de même publié l’entretien sans nécessairement l’utiliser dans notre analyse.

2. Travail et reconnaissance

Dans une enquête consacrée au « Design et ses pratiques », il est inévitable que l’on s’attache à la question du travail. Et, à penser à partir de l’École de Francfort, c’est-à-dire à partir d’un héritage marxiste revisité, il est non moins inévitable que l’on considère le travail comme producteur de valeur et d’émancipation.

Dans « Travail et agir instrumental. Problèmes catégoriels d’une théorie critique de la société », chapitre 2 d’Un monde de déchirements 8, Axel Honneth opère une relecture d’Hannah Arendt à propos du travail9. Sans reprendre ici la totalité de nos analyses, rappelons que, dans le champ du design, le travail est labeur (car les projets utiles servent notre conservation), et œuvre (dans la mesure où il fabrique, à partir de matériaux, des artefacts et l’artificialité de notre monde afin d’améliorer l’habitabilité de ce dernier). Précisons également que, pour le design, le travail du projet trouve bien sa finalité hors de lui-même : il relève par conséquent de la poiésis. Et ajoutons que, dans ce champ, le travail relève aussi de la praxis, d’une action n’ayant pas de finalité autre qu’elle-même. Cela advient quand le designer pense son travail, ses projets, l’enjeu de ce qu’il fait (l’habitabilité du monde qu’il vise) et de comment il le fait, en discute avec d’autres (ses clients, ses collègues10, etc.) Si cette action participe en partie la poiésis propre au design, elle vise aussi la praxis car, à travers cette action communicationnelle, le designer se transforme en effet lui-même.

L’aliénation induite par le système capitaliste de nos sociétés revient alors à priver les designers d’une de ces deux dimensions : faire du projet pour faire du projet, concevoir des choses inutiles (des gadgets), ou qui n’ont d’autre intérêt qu’elles-mêmes (des objets de luxe) — ils sont alors hors poiésis — ou faire en sorte que l’échange autour du projet soit difficile, voire impossible (en accélérant le temps de projet) — ils sont alors hors praxis, hors rencontre avec autrui et hors transformation de soi.

Dans une perspective marxienne, le travail tend à une forme d’émancipation à l’égard du donné naturel, de la finitude individuelle et collective. Or, dans nos sociétés, cette possibilité d’émancipation paraît compromise : la possibilité d’avoir un travail semble primer sur tout le reste ; la dérèglementation croissante de l’activité salariée, l’inquiétude devant l’intérim, les incertitudes quant au gain retiré du travail à domicile semblent l’emporter sur tout autre considération.

Qu’en est-il pour les designers interrogés ?

2.1 La question du temps et de l’accélération

2.1.2 Créativité liée au temps court

Afin de mettre nos pas dans ceux que nous avons esquissés dans notre séminaire et dans notre précédente enquête, nous sommes repartis de la relation que les designers entretiennent au temps, de l’éventuelle accélération de ce dernier et de la manière dont cette accélération empêcherait d’atteindre la finalité de l’existence humaine, soit une « vie bonne ».

Parmi les designers interrogés, il y toujours ceux qui voient dans les contraintes de temps une opportunité pour la création, une stimulation. L’on retrouve ainsi l’ambiguïté déjà remarquée dans la dernière enquête : le temps est à la fois, et pour certains indissociablement, une stimulation et une contrainte (XXXX2, Paul Floutié). Le côté positif de la contrainte est cependant analysé de façon nouvelle dans notre présente enquête. On peut lire, par exemple : « On travaille de façon satisfaisante pour tous si on sait faire preuve d’écoute, d’empathie, et quand on sait déployer ses convictions et les porter sans heurter, et sans avoir peur de céder du terrain pour avancer avec tous les acteurs concernés. Par ailleurs, j’ai la conviction qu’un designer travaille d’autant mieux qu’il est confronté à des faisceaux de contraintes, et donc d’empêchements » (Éric Brosseron). La contrainte, ou mieux les contraintes liées au temps ou au facteurs humains, aux relations de travail en équipe, n’en sont plus, de même que le temps court constitue à la fois une contrainte et un atout créatif, dès lors que des qualités humaines telle que « l’écoute » ou « l’empathie » prévalent. Dès lors, il semblerait bien que la question d’une reconnaissance réciproque fonde une relation de travail jugée satisfaisante. Nous y reviendrons (cf. Infra 2.2 et suivants).

2.1.3 Variabilité des réponses en fonction de la taille de l’entreprise : temps trop court pour dialoguer, pour chercher

Quand on interroge les designers sur la façon dont le temps est vécu, ils répondent aussi que cela est fonction de la taille de l’entreprise où l’on travaille. Le cas des résidences de création ou de recherche-pratique que certains fréquentent en parallèle de leur micro-entreprise est qualifié de « super privilégié » (Juliette Nier). Travailler à son compte ou en agence, cela change de fait la relation client, le temps que l’on aura ou que l’on prendra pour discuter avec lui, pour revenir autant de fois que nécessaire sur le projet commandé (Julia Von Dorpp, Isidro Ferrer, Anna Saint-Pierre).

C’est dire que, de façon générale, le temps passé aux projets est trop court, voire de plus en plus court (Alexis Riegel), si l’on exerce en entreprise (Jennifer Chambaret, Hugo Dico, Alexandre Dimos, Julia Von Dorpp, Sacha Dukic, Cédric Rakotonindrina, Fatima Slimani, Julie Vanazzi, XXXX, Iona Taaffe). Et même si, parfois, cela ne sert à rien de chercher à dialoguer avec un client, parce qu’il ne va pas démordre d’une idée qui n’est pourtant pas judicieuse (Marie Legallet, Alexis Riegel), ou parce que, en dernier recours, c’est le patron qui décide même s’il « n’est pas un œil de design » (XXXX, Iona Taaffe), le temps manque pour dialoguer avec le commanditaire ou avec les collègues (Capucine Potier), et pour mettre en œuvre une recherche digne de ce nom en amont du projet (Nicolas Roesch).

2.1.4 Les causes de l’accélération temporelle : économie, nouvelles technologies et représentation que les clients se font du métier

Ces réponses-là sont sans surprise. C’est en effet au plan de l’analyse des causes de ce changement temporel que l’enquête de 2023-2024 apporte quelque chose de plus.

Certains rapportent l’accélération du temps à des changement d’ordre économique : avec la mondialisation de l’économie, la délocalisation des lieux de productions, les problèmes de gestion du temps n’ont fait que s’accroître (Shahla Mazandarani).

D’autres incriminent les nouvelles technologies en tant qu’elles fragmentent le temps et, du coup, alourdissent la charge de travail et son organisation, provoquant « dispersion » et « insatisfaction ». À cet égard, on peut citer ces quelques lignes : « Nous, on a habité le temps de façon linéaire, ce qui nous permettait une façon de comprendre et d’affronter le travail comme des actes successifs. Ce qui se passe avec la technologie c’est qu’elle fragmente le temps et, au lieu d’être linéaire, il a un effet ‘’sandwich’’, comme une accumulation des couches de temps superposés les unes sur les autres. Donc, dans une seule journée, tu ne travailles pas dans un seul processus créatif mais une infinité de « micro-temps » et des tâches qui se succèdent les unes sur les autres. Ce qui conduit à la dispersion, à l’insatisfaction et à la tension car tu dois donner une réponse à une infinité des choses qui se superposent » (Isidro Ferrer).

De plus, toujours en lien avec les nouvelles technologies, les logiciels donnent à croire aux clients qu’ils pourraient réaliser eux-mêmes les projets, induisent une sous-estimation du temps à passer sur des projets (Fatima Slimani). Certains designers l’énoncent de façon très explicite : « nous, dans notre secteur, on se retrouve confronté à des clients qui pensent pouvoir presque faire le travail à notre place, qui ont des demandes presque très précises en tête et qui se disent finalement, qu'avec leurs connaissances, c'est quand même faisable en un laps de temps très court » (Cédric Siwsanker). C’est donc la représentation du métier, du temps qui est nécessaire au designer pour réaliser un projet qui ont changé avec les nouvelles technologies et les suites créatives en libre accès sur l’Internet.

Le changement relatif à la représentation que les clients se font du métier tient aussi, selon certains designers, à la popularité acquise par le design thinking. Cette méthodologie de projet laisserait penser que tout projet peut être réalisé en un temps très court, c’est-à-dire sans temps dévolu à une recherche préalable. Nous pouvons en effet lire : « C'est-à-dire qu'on demande des missions courtes à des designers. On leur demande d'aller faire une enquête auprès d'un groupe focus en une journée. Les designers ont besoin de beaucoup plus de temps que ça pour enquêter et donc c'est assez difficile, effectivement. Et encore plus aujourd’hui, il me semble. Je pense que le design thinking a fait beaucoup de mal à la discipline parce que c'est une vision réduite du processus de design. Et ce qu'on attend aujourd'hui d’un designer, c'est du design thinking, alors que le travail de design ne se réduit pas du tout à cette méthodologie. Il est bien plus large et bien plus complexe que ça » (Nicolas Roesch).

Au plan des définitions établies plus haut, nous comprenons que, pour ce qui concerne le design, le travail est à la fois labeur et œuvre, poiésis et praxis. Si notre enquête confirme les résultats obtenus relativement au temps et à son accélération comme source de difficulté au travail, elle apporte cependant des éléments nouveaux. Ce sont des qualités humaines telles que l’empathie et l’écoute qui fondent de bonnes relations de travail, et c’est le respect de compétences propres qui fonde une relation client-designer équilibrée. La question de la reconnaissance d’autrui et de soi est donc, comme nous l’avions pressentie, au cœur du travail et de la façon dont les designers vivent leur activité professionnelle11. C’est cette idée que le point suivant va permettre de creuser.

2.2 La reconnaissance et son envers

Dans La lutte pour la reconnaissance, Axel Honneth montre que « la reconnaissance » désigne la confirmation intersubjective que des individus ou des groupes sociaux s’octroient en matière de capacités et de qualités morales. La « lutte » renvoie à l’idée que, derrière toute forme de combat social, il y a un élan vers une forme de reconnaissance. Dans le chapitre 5 de cet ouvrage, Axel Honneth précise qu’il existe trois formes de reconnaissance :

- la reconnaissance inhérente à l’amour et aux relations affectives ;

- la reconnaissance inscrite dans les valeurs de liberté et d’égalité qui se trouvent au cœur de la morale et du droit ;

- la reconnaissance propre à l’estime qui advient dans une société marquée par une division du travail, où chacun est prêt, dans l’esprit d’une coopération rationnelle, à accorder son importance à la contribution des autres à l’ensemble social.

L’envers de la reconnaissance désigne par conséquent l’indifférence, le mépris, l’exclusion sociale. Pour notre propos, c’est surtout la troisième forme de reconnaissance, celle qui concerne le travail, qui nous intéresse mais, comme on va le voir à travers notre enquête, les trois formes de non-reconnaissance vont être présentes.

2.2.1 Reconnaissance ou encouragement ? 

Certains designers disent ne pas souffrir de problème de reconnaissance à leur travail (Jennifer Chambaret, Marie Legallet), tandis que d’autres, après hésitation, préfèrent se dire soutenus : « encouragée », plutôt que « reconnue » (Jennifer Chambaret). La nuance est intéressante : la reconnaissance est sans appel, elle met fin aux doutes que l’on peut légitimement éprouver dans l’exercice de sa profession ; les encouragements, même s’ils se veulent positifs, laissent planer ce doute, l’idée que l’on pourrait mieux faire... La nuance introduite fait par conséquent transition vers l’énoncé des difficultés liées à la reconnaissance dans le milieu du design.

2.2.2 Un pas vers les difficultés rencontrées puis surmontées : incompréhension, méconnaissance et explication

Ces difficultés sont énoncées de façon sensiblement différentes et ne sont pas rapportées aux mêmes causes. Une forme d’incompréhension se manifeste par une « prise en compte insuffisante de la qualité du travail » (XXXX2, Paul Floutié), dans la mesure où « certains clients ne comprennent pas très bien les frontières de notre métier » (Valentine Darmon, Brice Genre). En effet, ces derniers n’attendent qu’un projet conforme au « bon goût » (Hugo Dico), une simple « réponse formelle », et l’on peine à leur faire comprendre le rôle du design comme approche « plus stratégique et conceptuelle » (Marie Legallet, Julia Von Dorpp).

Les difficultés de reconnaissance tiennent à une incompréhension qui, elle, est tout d’abord une affaire de « méconnaissance » (Alexandre Dimos), voire à une connaissance indigente, pauvre, du design (Neil Poulton) qui s’illustre par « un défaut de vocabulaire, un défaut de lexique, un défaut de compréhension des termes, un défaut de culture en fait » (Brice Genre). Ce dernier développe :

« On en est à une perception extrêmement basique de ce qu’est le design et donc, en fait, les premiers contacts s’engagent là-dessus et nous ce que l’on fait avec mon associée très souvent, c’était le cas pendant très longtemps et c’est encore le cas, c’est que, dans la relation qu’on a avec les commanditaires, il y a une première rencontre qui est dédiée à expliquer de manière très didactique, pédagogique, ce qu’est véritablement le design. Donc c’est un temps important qui est consacré à ça, parce que, dans le cadre d’un projet, ce n’est pas rien que d’expliquer ce que va être le rôle du designer dans le cadre d’un projet. Donc moi, j’y vois d’abord un espèce de défaut de culture, je pense que c’est très français, déjà » (Brice Genre).

On pourrait donc imaginer, à suivre ce propos, que le design résout le problème de la reconnaissance par l’explication de ce qu’il est, en faisant de la « vulgarisation du design » (Nicolas Roesch), et que cela exige, une fois de plus, une forme d’empathie à l’égard du commanditaire. On peut en effet lire :

« Mais, par contre, il faut l’accepter d’entrée [qu’il s’agit d’expliquer], parce que lutter contre, avec une espèce d’orgueil, de prétention ou que sais-je, c’est quelque chose qui conduira nécessairement à affaiblir le projet de toutes les façons. Un projet, c’est vraiment une manière de tisser un ensemble de relations extrêmement complexes entre des entités qui sont très différentes et qui disposent d’une forme de culture différente. Et si on ne les comprend pas, et c’est le travail du designer d’être le plus empathique possible, si on ne les prend pas avec nous, si on les ‘’com-prend’’ pas, le projet est presque nul, c’est comme commencer à ‘’mettre le ver dans la pomme’’, en fait ». (Brice Genre).

Du point de vue qui vient d’être exposé, les entretiens sont d’autant plus précieux qu’ils donnent des exemples d’incompréhension levés grâce à une forme de pédagogie de projet. Dans l’exemple qui suit, le projet concerne une commande pour un système de poignée. Il participe des cas de figure où, au tout début d’un projet, les ingénieurs voient le designer comme quelqu’un qui viendrait déposer une « surcouche », ou quelqu’un qui viendrait même leur « piquer le pain dans la bouche » (Brice Genre). Et, ce qui n’arrange en rien cette incompréhension doublée d’hostilité, un designer peut se sentir « un alien » face à des collègues formés dans des écoles d’ingénieur, car la phase d’analyse peut étonner : « nous, du fait de notre cursus, parfois on peut amener un projet en l’expliquant, en utilisant des textes philosophiques, en faisant référence à l’anthropologie, à la sociologie et à l’art aussi : ils [les ingénieurs] étaient assez étonnés de cette démarche » (Brice Genre). Mais comme, dans le cas du projet relatif aux poignées, ces designers avaient pris soin de rencontrer en amont le patron et le bureau d’étude pour expliquer la démarche adoptée, la reconnaissance des décideurs était acquise : « on avait la protection du patron et du directeur du bureau d’études qui disaient aux autres de nous laisser parler pour voir où ça allait les mener » (Brice Genre). Conclusion : « on avait fait de la R&D en fait, c’est-à-dire qu’on avait fait de la recherche et développement pour leur propre projet et que, de fait, on avait ré-enrichi le rapport qu’ils pouvaient avoir à leurs propres produits en l’occurrence [...] Et ça c’est un moyen, à mon avis, de valoriser le rôle du design et par extension du designer ou de la designer dans le cadre de la réponse faite à un projet » (Brice Genre).

2.2.3 Être sous-estimés, malmenés, minorés, mis à l’épreuve

Cependant, tous les problèmes de reconnaissance ne peuvent pas être résolus par l’explication. Si certains martèlent qu’il ne s’agit pas de mépris mais de méprise — « Cette sensation de mépris elle est plus, j’ai envie de jouer sur le mot, plus sur le méprendre, en fait, on se méprend. Les autres se méprennent, c’est-à-dire qu’ils ne comprennent pas, ils se méprennent » (Brice Genre) — d’autres se déclarent sous-estimés — « Cest au-delà de lincompréhension, cest une lacune. Ils [les clients] nont aucune idée de ce quest notre métier et, du coup, ils le sous-estiment » (Julia Von Dorpp). Certains estiment être traités de façon indue, c’est-à-dire « malmenés » : « Sur un projet à Saint-Jean-de-Maurienne, j’ai vécu une vraie souffrance. Les relations avec le client étaient mauvaises. Le client m’a malmenée durant plusieurs mois. Même si au final tout s’est bien terminé, j’ai eu du mal à aller à l'inauguration. Il fallait en plus prendre sur mon temps libre. Je me suis laissé influencer par mes collègues et j’y suis allée. L'idée de revoir le client m'était désagréable. Mais c’est aussi une grande partie du métier, savoir s’adresser au client, le satisfaire et faire en sorte que tout se déroule au mieux. Quand le client change trop souvent d’avis, on s'épuise intellectuellement et la créativité baisse ». (Morgane Jouannet). D’autres déclarent avoir été en quelque sorte minorés : « Dès que tu travailles avec des marques de luxe, clairement ils sen foutent un peu de tes états d’âme. Je trouve quon te prend souvent pour un exécutant et pas quelquun qui réfléchit » (Julia Von Dorpp). Et, loin de pouvoir lever une incompréhension ou une méprise par une explication de ce qu’est le design, certains sont pris dans l’exigence de faire et de refaire sans cesse leurs preuves : « Au final, c'est tout le temps la même mécanique: prouver, prouver, prouver » (Cédric Siwsanker).

Dans ce cas de figure, la reconnaissance des compétences n’est plus au rendez-vous, elle cède la place à une forme de souffrance et d’indifférence aggravée, pour reprendre la classification proposée par Axel Honneth.

2.2.4 Être insuffisamment valorisés, considérés : frustration, insatisfaction, vexation, épuisement intellectuel

Il nous faut dès lors cerner les formes que revêtent ces manques de reconnaissance et mieux saisir les types de souffrance engendrés. Certains designers font en effet état de peu de valorisation, voire d’un déficit de considération de la part du « chef d’orchestre », c’est-à-dire de la hiérarchie (Anna Saint-Pierre), que cette dernière prenne les traits de communicants, de membres du service marketing, ou de clients. Le constat est le suivant : « l'apport de compétences supplémentaires et de créativité dans notre travail n'est pas toujours valorisé ni pris en compte », énonce Hugo Dico. Et il poursuit ainsi : « La question de la considération est également cruciale, surtout dans les métiers créatifs au sein de grandes entreprises comportant divers services tels que le marketing et la communication. Bien que les métiers créatifs soient essentiels au bon fonctionnement de l'entreprise, ils ne sont souvent pas pleinement valorisés. Nous sommes souvent perçus comme de simples exécutants, où l'on nous dicte l'ambiance recherchée et nous devons la reproduire. Les propositions que nous faisons peuvent être remises en question par des individus non spécialisés dans le design, comme ceux du marketing, sur des critères purement subjectifs et non réfléchis, ce qui entraîne des situations frustrantes dépourvues de fondement conceptuel ou de compétence particulière. »

En termes de souffrance, cette absence de valorisation et de considération engendre de la « frustration » et de « l’insatisfaction » — les clients ne se rendent pas compte du temps investi (Laura Colliot), et certains designers éprouvent le sentiment de « travailler pour rien » (XXXX, Iona Taaffe) — ou de la vexation — « Ça mest déjà arrivé que lon me prenne pour la stagiaire graphique alors que jai cinq ans dexpérience, et ça a tendance à vexer » (Julia Von Dorpp)—, qui s’ajoute à « l’épuisement intellectuel » noté plus haut (Morgane Jouannet).

2.2.5 L’origine diffuse de la souffrance : sexisme et culture du viol

Il est notable que, dans notre enquête, l’origine de la souffrance infligée est nommée. On a vu, plus haut, que celle-ci est infligée par la hiérarchie, des personnes jugées peu compétentes en matière de design, dont les clients font parfois partie. Au-delà de ces segments de la production en design, l’origine de la souffrance au travail semble néanmoins plus diffuse quand il s’agit de sexisme — « Au début de ma carrière, j'ai dû faire face au sexisme et au fait de ne pas être prise au sérieux. » (Taylor Barron)—, voire de « culture du viol » dans le milieu (Julie Vanazzi). Dans ces cas-là, qui touchent, tout au moins dans cette enquête, des designers femmes, il est tout aussi notable que la nature de la souffrance n’est pas qualifiée. On peut supposer que l’on dépasse la frustration, l’insatisfaction, la vexation, l’épuisement intellectuel. Il faudrait une enquête plus précise pour analyser ces situations inacceptables, mais nous pouvons d’ores et déjà noter que, sur l’envers de la reconnaissance, il n’est plus simplement question d’indifférence aggravée : nous sommes confrontés à un profond mépris du respect dû à la personne humaine.

2.2.6 Autoritarisme, ascendant, et emprise : pression, effondrement, débordement, dévalorisation, errance, dépression grave

Pour clore ce point sur l’envers de la reconnaissance et la souffrance, il faut aussi mentionner que les designers hommes ne sont pas épargnés. Dans un des entretiens, dont on ne peut pas taire qu’il est poignant, un designer se souvient :

« Comme je le décrivais ci-avant, je me suis mis à mon compte pour échapper aux relations d’autorité induites par le positionnement dans une structure salariale. Mais si cela a globalement été satisfaisant, je dois reconnaître que même ainsi je n’ai pas su échapper totalement aux difficultés. Je me suis associé avec des amis d’école et nous avons exercé sous une enseigne commune. Ainsi, nous nous sommes progressivement retrouvés à devoir gérer des questions de partage et de redistribution des charges de travail et des honoraires perçus. À mesure que nos contrats devenaient importants et contraignants, de nouveaux rapports d’autorité se sont immiscés entre nous, jusqu’à en devenir très toxiques. Un de mes collègues a cru bon de prendre peu à peu une sorte d’ascendant mal venu parce qu’il gérait le plus gros de notre portefeuille de clients. À travers une forme d’emprise assez violente de sa part, mais qui ne se disait pas vraiment, je me suis effondré lentement, sous pression constante, endetté, constamment débordé, dénié parfois (pour ne donner que deux exemples : une fois je découvris un lundi que le collègue avait déconstruit et modifié tout un projet sur lequel je travaillais depuis plusieurs mois pour son compte, directement avec le client, pendant le week-end. Une autre fois je découvris au dernier moment qu’il ne m’avait pas prévu, et donc pas fait inviter, à l’inauguration d’un musée sur lequel j’avais investi énormément de temps et d’énergie…) J’ai erré près d’une année en dépression grave avant d’être arrêté et placé en hôpital psychiatrique pour parvenir à reprendre de la distance avec tout ça. À la sortie, j’ai repris mon indépendance et rebâti une nouvelle agence, où je veille à travailler avec plus de douceur et de calme » (Éric Brosseron12).

Dans ce témoignage, la reconnaissance — la relation empathique et l’écoute mutuelle, auxquelles nous avons d’emblée fait allusion comme fondement d’un travail épanouissant, revêtent ici les traits de la douceur et du calme — a cédé le pas devant l’autorité, l’ascendant, l’emprise d’autant plus violente qu’insidieuse. La souffrance infligée sous forme de pression constante est ressentie et identifiée comme effondrement, débordement, dévalorisation, errance, dépression.

La reconnaissance n’a donc plus ici de place, seule la souffrance est présente avec, en plus de l’indifférence ou du mépris, une exclusion sociale patente.

Ce que nous avions pressenti en lisant Axel Honneth, à savoir que le déni de reconnaissance peut aller jusqu’à atteindre l’intégrité physique et psychique de la personne, la possibilité de se réaliser socialement, se trouve malheureusement attesté ici13. Nous sommes donc bien loin, parfois, du caractère émancipateur que tout être humain est en droit d’attendre du travail.

3. Éthique et horizon politique

Les conditions de travail et la question de la reconnaissance étant traitées, l’objectif de l’entretien est alors de mettre en lumière les analyses que les designers font de l’éthique (de son existence, de sa forme, d’une éventuelle déontologie, d’exemples de cas de conscience...), et d’articuler les positions de chacun avec le politique. Ici, les questions posées sont délicates : elles visent à établir la connaissance des compromissions du design avec les régimes totalitaires, d’une part ; un éventuel intérêt, voire projet politique, d’autre part.

En prenant appui sur notre séminaire, rappelons avant toute chose que, de manière générale, la question éthique concerne la finalité de l’existence humaine. Chacun d’entre nous n’entend pas simplement survivre d’un point de vue biologique, mais bien vivre, c’est-à-dire mener une vie digne, épanouissante, heureuse. Or, dans nos sociétés de la modernité tardive, nous nous sentons parfois privés de cette finalité par l’accélération qui nous dessaisit du temps nécessaire pour nouer des relations affectives et amoureuses, ou pour bien effectuer notre travail. La finalité éthique de notre vie semble compromise par un mode capitaliste de production et de marché qui a fait échouer la promesse moderniste en le découplant du progrès moral.

De façon plus spécifique, ajoutons que, d’un point de vue éthique, le but du design ne peut pas être de mettre le monde à disposition, d’en user selon notre bon vouloir, comme si nous en avions la propriété, mais de nous le rendre habitable, c’est-à-dire de faire en sorte que nous puissions « y occuper habituellement un lieu », en avoir l’usage, l’usufruit pourrait-on dire, pour pouvoir y vivre dignement, y travailler, nous y épanouir avec d’autres (nos semblables et les non-humains14), vivre des expériences enrichissantes et accomplir notre vie humaine. Or, si le design a parfois moins servi cette finalité éthique de l’existence que l’innovation accompagnant un processus de mise à disponibilité du monde, il se retrouve à présent en porte-à-faux s’il entend être moral.

Précisons enfin que, depuis la fin des années soixante, la critique du design s’est opérée dans nos sociétés occidentales d’un point de vue esthétique (destinées à produire des biens en série de qualité médiocres, les manufactures enlaidissent le paysage), économique (faute de pouvoir rééquilibrer valeur d’échange et valeur d’usage, il faut innover en étant au fait des progrès scientifiques et techniques), moraliste (le design n’étant que ruse, la responsabilité des designers est diluée, il faut donc s’attacher à évaluer l’utilité ou nuisibilité du produit), ou éthique (la valeur d’échange devant l’emporter sur la valeur d’usage, il faut défendre une éthique de conviction15). Dans notre séminaire, nous avons montré que cette éthique de conviction innerve une conception écologique du design à une époque où l’écologie scientifique et politique peinent à s’imposer. Pour notre part, nous plaidions pour l’existence (implicite) d’une déontologie.

Au regard des entretiens, l’on doit tout d’abord retenir que le terme même d’ « éthique » est compris de bien des manières, mais nous pouvons nous aussi demander si, en dépit de ces acceptions différentes, l’heure de cette éthique de conviction n’aurait pas sonné, la question de la déontologie restant, quant à elle, balbutiante. Naturellement, ce propos est à nuancer. Si une éthique comprise depuis l’écologie semble s’imposer, c’est l’horizon politique de cette posture éthique qui paraît difficile à esquisser pour les designers.

3.1 Les différentes compréhensions du terme « éthique » 

Dans cette enquête, le terme d’éthique est en effet saisi comme relatif à des projets dont on peut être « fier » ou pas (Victor Boldrini), comme synonyme de « français » — conforme au label Made in France —, propre à « redynamiser un territoire » (XXXX1, Paul Floutié), voire, de façon sceptique, comme « image de marque de fabrique » (Benoît Beal). Mais c’est surtout en tant que synonyme de ce qui est « bio », de pratique du design « écoresponsable », que les designers français ou étrangers saisissent le terme (Sébastien Billault, Léonie Bonnet, Sacha Dukic, Brice Genre, XXXX, Iona Taaffe, XXXX1 et XXXX2, Paul Floutié), et cela en est au point que certains renvoient explicitement à Aldo Leopold, le forestier et écologiste auteur du célèbre L’Almanach d’un comté des sables16, pour justifier cette acception (Nicolas Roesch).

Il faudrait donc penser — mais cela est peut-être induit par le déroulé de l’entretien, c’est-à-dire le fait que ce second volet advient après la saisie des conditions de travail et de la reconnaissance dont on peut s’estimer privé —, que le terme d’éthique ne renvoie pas à une pensée de la finalité de l’existence, à la possibilité de mener une vie bonne, mais aux seules conditions du travail et aux productions, à la conformité du travail et des projets, à une prise en compte des problèmes écologiques que nos sociétés contemporaines rencontrent.

3.2 Une éthique insuffisamment présente, perdue ou occultée pour des raisons économico-politiques

Cette mise au point sémantique étant faite, et en dépit des conditions de travail difficiles dont nous venons de rendre compte, rares sont les entretiens qui estiment que le domaine du design est dépourvu d’éthique. Ce type de témoignage s’exprime plutôt sous la forme d’un regret devant le constat que le design pourrait être plus moral : « Il me semble que l'aspect éthique est quand même assez pris en compte, mais devrait être davantage pris au sérieux » (Valentine Darmon). Et cette appréciation, plus précisément l’idée que l’éthique est « perdue » ou « occultée », se fonde au demeurant sur l’idée que ce n’est pas le design en particulier qui est amoral, mais « le monde en général » dans la mesure où le capitalisme néo-libéral régit bon nombre de nos sociétés :

« Ce n’est pas uniquement le monde du design qui est dépourvu d’éthique, le monde en général est dépourvu d’éthique ou celle-ci est perdue ou occultée. Disons, que la peur s’est substituée à l’éthique et il n’y a pas les composants éthiques pour résoudre ces problèmes. Du coup, on se trouve paralysés par l’angoisse, par la pression. De plus, ceci est aussi une stratégie de l’économie au final, générer de la crainte chez le citoyen pour que celui-ci s’effondre, s’individualise et n’ait pas des actions collectives. Le designer se trouve dans une situation d’une telle précarité que la seule chose qu’il cherche est de sortir de l’urgence immédiate : survivre » (Isidro Ferrer).

Le constat est-il sans appel ? Et si la mise en sommeil de l’éthique tient à une forme économique et politique qui génère de la « peur, de l’angoisse, de la pression conduisant à l’effondrement et à l’isolement des individus », n’existerait-il pas une émancipation possible par le politique, un horizon pour une action collective ?

3.3 Place variable de l’éthique en fonction de la taille de l’entreprise, du secteur d’activité, de la délocalisation de la production, de la réalité du marché et de précarité économique des designers

Avant que de répondre à cette question, de statuer sur ce qu’il en est de cet horizon politique, certains designers soulignent qu’il est compliqué de se prononcer sur la présence d’une conduite éthique au sein du design. Il leur semble en effet difficile de « généraliser » (Jennifer Chambaret), et par conséquent l’existence de l’éthique varierait (XXXX1, Paul Floutié)... L’élément intéressant de ce type de réponse tient à ce que les causes de cette variabilité de la question éthique sont pointées.

À l’instar de ce que nous avons vu pour le travail, on retrouve mentionnée la taille de l’entreprise. La variabilité de l’éthique est fonction du périmètre de l’entreprise où la responsabilité peut être diluée : « Je pense que c’est aussi quelque chose qui vient avec une situation qui permet d’avoir ces temps de réflexion et de questionnements. Après j’ai déjà été en contact avec des designers intégrés à de grosses entreprises et je pense que la question de la responsabilité est plus éloignée dans ce contexte » (Anna Saint-Pierre). La variabilité tient, outre la taille, au secteur d’activité des entreprises dans lesquelles les designers sont investis. Tel semble le cas du graphisme pour les grands groupes : « tu ne peux pas être designer graphique à partir du moment où tu communiques sur un bien qui, du coup, va servir le capitalisme » (Julia Von Dorpp). En effet, poursuit Julia Von Dorpp, il y a « un paradoxe qui est énorme et qui fait que, à partir du moment où tu travailles pour des marques à grande échelle, je pense cest impossible d’être éthique ». Ces grands groupes tiennent un double discours, ils font semblant d’être écologiques, mais ne font que suivre ce qui est « tendance » (Julia Von Dorpp). Résultat : « Plus je travaille sur des projets qui me paraissent loin de mon éthique, moins je vais y mettre du cœur et moins ils vont être bien réalisés. Cest dommage, mais cest comme ça » (Julia Von Dorpp).

Ce constat désabusé, qui explique la variabilité de l’éthique par la taille de l’entreprise et le secteur d’activité, semble partagé par les acteurs du design de luxe : « J'aimerais m’investir davantage dans des démarches éco-responsables. C'est quelque chose qui est compliqué, plus particulièrement dans le milieu du retail, car l’image de marque à tenir sur le luxe et la rareté prime sur tout le reste » (Valentine Darmon).

La variabilité de l’éthique tient aussi de la délocalisation de la production car il est difficile de tracer tous les composants de produits et toutes les modalités d’organisation (Fatima Slimani). De façon plus précise, cette variabilité de l’éthique s’explique « souvent » par les choix (budgétaires) du client : « On tente d'intégrer des matériaux responsables quand c’est possible. Le seul obstacle, c’est le client. C’est lui qui a le mot final sur les décisions et c’est surtout lui qui fixe le budget. On est malheureusement obligé de composer avec ce que l’on a, sur ce qu’il nous donne. Souvent, le budget s’envole dès qu’on incorpore des intentions écoresponsables. Le client préférera très souvent choisir le moins cher, au détriment de la qualité ou de l’éthique globale du projet » (Morgane Jouannet).

De façon plus largement partagée, c’est la rareté de l’emploi et la précarité économique qui expliquent l’effacement de l’éthique dans le design (Neil Poulton, Fatima Slimani). On peut ainsi relever la précarité sous forme de « manque de projet » : « ll y a des clients qui font des demandes déraisonnables et qui ont du mal à trouver des designers, mais à la fin ils en trouvent toujours un. Et il y a des designers qui eux sont en manque de projet et qui du coup vont accepter certains projets, peut-être qu'ils n'adorent pas, mais faut quand même qu'ils travaillent donc... je pense que c'est compliqué » (Marie Legallet). Retraçons d’autres témoignages. L’un énonce, sous le terme de « réalité du marché du travail », que les emplois disponibles vont dans le sens d’une esthétisation du monde et de sa marchandisation, et donc pas en direction d’une éthique effective : « Ma mission est de créer et de faire des choses qui sont jolies, mais derrière tout ça, c'est simplement pour vendre des crèmes ou des parfums. Ça questionne le rapport qu'on peut avoir avec sa profession, parce qu'on se dit qu'on est aussi formé pour créer, on apprend à le faire et on se dit parfois qu'on pourrait essayer de changer le monde. Mais c'est la réalité du marché du travail, il y a plus d'emplois dans ce qui va faire vendre et dans ce qui est joli » (Valentine Darmon). L’autre emploie les termes de « réalité du marché de l’emploi » : « la conscience croissante de l'impact écologique de l'industrie de la mode, reconnue comme l'une des plus polluantes après l'agriculture, me dérange profondément d'un point de vue éthique. Cependant, je me trouve contraint de continuer à travailler dans ce contexte en raison des réalités du marché de l'emploi, où les opportunités ne sont pas toujours abondantes. » (Hugo Dico). En définitive, tous mettent en balance conduite éthique et nécessité de travailler pour gagner sa vie  : « Jai beaucoup de mal en tant que personne ne serait-ce quacheter de ces grandes marques ou à les idéaliser. Au contraire, je suis plutôt contre et quand jai ce genre de projet qui me tombe dessus, tout de suite, tristement mon éthique elle part un peu aux oubliettes parce quil faut que je mange. Et cest super triste […] Je ne pense pas avoir fait les choix qui me permettent d’être éthique dans ma pratique et je me pose tout le temps la question » (Julia Von Dorpp).

À l’issue de ces entretiens-là, on pourrait admettre que l’idéal éthique (compris depuis l’écologie) est inaccessible et, d’un même geste, on pourrait comprendre que la possibilité d’ouvrir un horizon politique pour mieux vivre, à commencer par travailler de façon digne, semble empêchée dans la mesure où les designers semblent prisonniers du système néolibéral qui régit le marché et l’emploi.

3.4 Possibilité d’une conduite éthique, critère d’un bon projet et fondement de projets faisant sens, en fonction d’un engagement politique

Pourtant, d’autres designers attestent de l’éthique au sens où elle est possible — on peut en effet toujours proposer des solutions plus éthiques aux clients (Marie Legallet, Brice Genre) — et parce qu’elle demeure un critère de ce qui est un « bon projet » : « Je pense quaujourdhui, on ne peut plus tellement passer à côté du contexte social et écologique dans lequel on vit, et on ne peut plus apporter ses compétences à la création de dispositifs, services, images, objets etc. sans les penser en accord avec ce contexte, ça ne fonctionne pas. C'est là-dedans que (pour ma part) je reconnais un bon projet en design » (Léonie Bonner). Un pas de plus : l’éthique, au sens du « respect » de soi et du client, c’est ce qui fait un bon projet, c’est-à-dire un projet qui fait « sens ». Comme l’énonce Marie Legallet : « Si on veut que les gens nous respectent, à nous aussi de nous respecter et de faire des projets qui ont du sens ».

Le propos de notre enquête n’est pas de porter un jugement, d’incriminer une supposée mauvaise foi des designers qui justifient la variabilité de l’éthique en se fondant sur la précarité économique de la profession. Certes, l’éthique (le respect mutuel) est aussi une affaire de principe d’action et pas seulement de situation : mais notre propos consiste plutôt à nous interroger. Quelles sont les raisons qui poussent certains à s’en tenir à l’idée de variabilité tandis que d’autres, pas nécessairement mieux pourvus dans la mesure où certains d’entre eux démarrent leur carrière, revendiquent la possibilité d’une conduite éthique ? Une partie de la réponse se trouve peut-être chez les plus jeunes, telle Julie Vanazzi qui déclare : « Le domaine du design, dans lequel j'évolue, est extrêmement vaste et se caractérise par une forte politisation, voire un militantisme. Au sein de cette sphère, des interrogations éthiques, morales et politiques émergent à chaque étape du processus de création. Le pouvoir de transmettre des signes, symboles et icônes dans l'espace public est une responsabilité significative, amenant à réfléchir sur les causes que nous souhaitons servir » (Julie Vanazzi). En d’autres termes, l’existence, tout au moins la possibilité et la nécessité d’une éthique paraît d’autant moins remise en question que les acteurs sont militants et impliqués politiquement.

Nous nous demandions si l’éthique était condamnée à n’être que variable, mise en sommeil en raison du capitalisme néo-libéral qui génère de la « peur, de l’angoisse, de la pression conduisant à l’effondrement et à l’isolement des individus », et si une émancipation possible par une action collective en vue d’un horizon politique demeurait un rêve pieux. Nous tenons peut-être notre réponse : c’est la « politisation », voire un « militantisme » qui commandent, et peut-être commencent par une attitude éthique comprise depuis l’écologie. Est-elle pour autant partagée ? Nous y reviendrons (cf. Infra 3.7).

3.5 Moyens et formes de l’éthique des designers

Les entretiens recueillis permettent d’établir les moyens et la forme d’une attitude éthique dans le design, et c’est là que nous allons pouvoir saisir si nous avons bien affaire à l’émergence d’une éthique de conviction.

Pour ce qui concerne les moyens d’une conduite éthique, ils sont au nombre de trois. Il faudrait distinguer entre la fin et les moyens de l’action, et faire en sorte que la fin (sociale et donc éthique) l’emporte sur les moyens (qui peuvent demeurer conformes à l’économie de marché et donc non éthiques). On peut en effet lire : « si j'utilise l'économie et les marchés, ma finalité, elle, peut être sociale. On fait de l’innovation sociale, du design d'innovation sociale, du design des politiques publiques aujourd’hui, et pour autant on se sert des marchés, du monde économique qui, lui, n'est pas tout le temps éthique. Tout dépend de ce pourquoi j'agis » (Nicolas Roesch). Pour donner une sorte de preuve de cette distinction finalité éthique/moyens non-éthiques, Nicolas Roesch donne l’exemple des « repentis », de ceux qui ont analysé la fin de leur action comme n’étant pas éthique. Il rappelle ainsi : « Tu as peut-être déjà entendu parler des designers repentis de chez Google ou de chez Facebook. Le designer qui a inventé le bouton like, qui est parti de chez Facebook, a expliqué comment ils avaient inventé ce bouton. Ils ont vu que le bouton like produisait des pics d’hormones et dopait le cerveau et donc appelait à avoir toujours plus de like. Ce bouton a bien été produit sans éthique. Et il y a aussi des designers de chez Google qui ont montré comment ils arrivaient à rendre accro à Google. Et d'ailleurs, ce sont des designers qui aujourd'hui mettent leur enfant dans des écoles où il n'y a pas de numérique, probablement parce qu'ils voient le mal que ça provoque. » On comprend que cette manière d’être éthique permet de se donner un critère (la fin du projet) pour discerner entre ce qui est éthique (social) et ce qui ne l’est pas (provoquer une addiction pour entretenir le marché), mais elle sous-entend qu’on ne peut réformer ou sortir du système capitaliste néo-libéral.

Une seconde manière d’être éthique se situe dans une veine proche et préconise de ruser avec ce système : « moi je suis plus dans une logique de cheval de Troie. J’ai l’impression que si on veut changer un petit peu les choses, il faut aussi comprendre le propos des autres, l’entendre, et on peut changer les choses mais à partir du moment où l’on accepte d’être à l’intérieur. Et c’est là qu’on peut faire émerger une forme d’éthique17 » (Brice Genre).

Toutefois, il existe un troisième moyen, plus radical18. Être un designer éthique implique de ne pas s’engager dans certains types d’entreprises, de projets, etc. (Marie Legallet, Juliette Nier), de « quitter le taff » (Capucine Potier), de refuser des projets : « Moi, par exemple, j’ai refusé des projets pour le domaine publicitaire. Dans un des cas, une fois j’avais commencé un projet pour Coca-Cola International aux États-Unis. Initialement j’étais très motivé, pas tant pour l’aspect économique, mais plutôt car cela me semblait une plateforme intéressante pour développer certains contenus. Mais au bout de deux mois, je suis arrivé à un point où j’ai résilié le contrat avec eux, car les contenus me semblaient très inappropriés ou très lointains par rapport à mes propres intérêts. Cela était assez audacieux de refuser de travailler avec une entreprise comme Coca-Cola, j’aurais pu en retirer pas mal d’argent et au lieu de ça j’ai décidé de refuser » (Isidro Ferrer).

Pour ce qui concerne la forme prise par cette éthique, certains, à titre individuel, se donnent des « programmes éthiques », des « lois » ou « principes » en amont de la pratique, c’est-à-dire un « cadre théorique » d’action. C’est ainsi qu’on découvre le propos suivant : « il m’arrive de me faire des espèces de programmes éthiques, ça je l’ai fait pour des projets importants, de dire ce que je voulais, de faire mon faux Dieter Rams, c’est-à-dire me dire : ‘’quels seront mes dix principes que je vais suivre pour ce projet’’, enfin dix ou huit, m’édicter des lois justement, m’édicter une sorte de cadre théorique pour pas que ça parte dans tous les sens, mais encore une fois la théorie rejoignant l’éthique dans ce cas-là19 » (XXXX2, Paul Floutié). D’autres appellent de leur vœux une « charte déontologique », des « règles de pratique de ce métier qui seraient communes à tous les designers » car « la déontologie serait effective si on avait une charte en quelque sorte, qui serait une charte déontologique (Alexandre Dimos).

Il est notable que la première forme renvoie à une éthique de conviction, la seconde à une éthique professionnelle, fondée sur la pratique, soit à la simple esquisse d’une déontologie.

3.6 Les cas de conscience

Au-delà de la variabilité de l’éthique, de sa possibilité, du fait qu’elle fonde les bons projets faisant sens, des moyens plus ou moins éthiques ou radicaux pour la mettre en œuvre, les formes qu’elle revêt, c’est sans nul doute la nature des cas de conscience et les exemples donnés qui attestent le mieux d’une existence de l’éthique dans le milieu professionnel du design, quand bien même cette existence est parfois timide ou plus affirmée.

Dans notre séminaire, nous avons pensé le problème du cas de conscience en relation avec cette forme déontologique20. Si la déontologie est l’ensemble des règles s’appliquant dans un contexte professionnel, on peut distinguer celles qui sont de nature juridique et dont la sanction dépend de la loi et du droit (la contrefaçon, par exemple), et celles qui relèvent de l’éthique, et qui sont de deux sortes. Certaines règles peuvent être sanctionnées par le groupe social et le regard d’autrui, mais ne sont pas interdites par la loi. D’autres règles ne relèvent pas de la loi, ou du jugement des tiers, parce qu’elles concernent de prime abord l’individu face à lui-même, le regard qu’il porte sur lui-même dans son rapport aux autres. C’est l’exemple du cas de conscience du médecin face à un avortement, de l’appelé du contingent face à l’armée et, en l’occurrence, du designer face au produit nocif ou tout simplement inutile, par exemple.

Pour notre propos, il est impossible pour le designer de se dédouaner (de se dire que ce n’est pas de sa responsabilité mais celle de son patron, de l’équipe de conception, etc.) Il y a comme une nécessité d’une réponse personnelle au cas de conscience dont il endosse et assume les termes.

Que recouvrent, en plus de l’existence de l’éthique, les cas de conscience retracés lors de notre enquête?

3.6.1 Cas de conscience écologiques, sociaux et politiques 

Au regard de la définition générale de l’éthique comprise comme conformité écologique des projets, les cas de conscience évoqués sont relatifs aux matériaux supposés écologiques, sourcés — la traçabilité des fourrures, c’est-à-dire des animaux morts sans souffrance, est loin d’être simple à établir (XXXX, Iona Taaffe)—, locaux et évitant le gaspillage (Jennifer Chambaret), alors même qu’ils impliquent des déchets importants (copeaux dans le cas du bois, par exemple) et parfois une forte empreinte carbone — des livraisons à des clients lointains, aux USA par exemple (XXXX1, Paul Floutié). Ces cas de conscience concernent néanmoins aussi une tension entre finalité sociale du design et écologie — rendre accessibles des produits et utiliser des matériaux tels que le plastique (XXXX1, Paul Floutié) —, voire une tension entre finalité politique du design et écologie : « est-ce que vouloir produire local c’est jouer le jeu d’un parti politique nationaliste ?», s’interroge ce même designer (XXXX1, Paul Floutié).

3.6.2 Cas de consciences énoncés timidement, ou avec force 

Quand ils abordent la question relative au cas de conscience, il faut souligner que toutes les personnes interrogées ne les énoncent pas avec la même force. Certains designers l’identifient comme une inévitable distorsion entre le caractère éthique des études et la réalité du métier (Hugo Dico), cherchant peut-être à justifier une attitude qu’ils savent non éthique au regard de la réalité du marché, de l’emploi, etc. déjà évoquée (cf. Supra 3.3).

D’autres, avec embarras, retracent « honnêtement » une situation relevant d’un cas de conscience. Ils esquissent timidement une attitude éthique justifiée, là encore, par « la précarité économique » : « Moi, il y a un cas particulier où j’ai refusé des projets qui était liés à un pays, un gouvernement, dont le... bah, qui est pas démocratique tout simplement, et les projets étaient financés par des gens qui étaient proches du pouvoir et c’est un pouvoir qui n’est pas démocratique et qui est très corrompu. Très honnêtement, je sais pas, je dirais plutôt que je n’ai pas poussé pour faire aboutir les projets plutôt que j’ai refusé les projets, c’est même pas exactement la même chose : en tous cas, c’est vrai que j’ai pas poussé pour faire aboutir les projets. Enfin voilà, c’est un cas, un exemple parmi d’autres, mais je pense que l’équilibre entre l’éthique et la précarité économique de la profession est quelques fois...c’est là où il y a une petite faille, quoi » (XXXX2, Paul Floutié). D’autres estiment qu’ils ont tranchés le cas de conscience en faveur de l’éthique, ce « qui a pour conséquence parfois de ne pas remporter l’appel d’offre » (Brice Genre).

3.6.3 Des exemples de cas de conscience

En dépit de la timidité ou de la force d’affirmation inhérentes aux propos, des exemples illustrant les différents types de cas de conscience sont donnés. Parmi les exemples écologiques, notons le projet avec l’INRAE21 concernant les mouches suzukii qui, au grand dam des agronomes, font des trous dans les cerises : en fin de compte, il ne s’agit pas de faire avec ou pour le vivant, mais « de réguler la mouche » (Nicolas Roesch). D’un point de vue plus social, nous pouvons évoquer un exemple de projet passé pour revaloriser l’image d’ « une grosse entreprise liée à la gestion des EHPAD22 » (Cédric Siwsanker).

Touchant à des questions politiques, de sexisme en fait, relevons deux exemples de cas de conscience. Le premier, lié à un service marketing, n’a pas porté préjudice à la personne : « Une fois en réunion, je vois les deux designers rire. C’était en italien, je ne comprenais pas tout. Après traduction, jai appris que l’équipe marketing avait demandé de dessiner de nouvelles cafetières ‘’féminines’’ en rapport avec ‘’Paris’’. C’était plutôt drôle et absurde, aussi probablement parce que j’étais en stage et quil ny avait pas de réels enjeux pour moi. Si je devais aujourdhui, dans mon travail, répondre à ce type de brief, cela pourrait en effet me poser une difficulté morale. Jai besoin de me sentir utile dans ce que je fais, jai besoin dy trouver du sens et d’être en accord avec la façon dont les choses fonctionnent (par exemple un brief qui partirait dune analyse fondée qui intègre les designers et dautres corps de métiers, et non pas qui se ferait à partir dobjectifs de ventes) » (Léonie Bonnet). Le second cas de conscience relevant d’une forme de sexisme a quant à lui porté préjudice à la personne. On peut en effet lire : « L'année dernière, mon agence m'a proposé́ un projet à caractère religieux. Le livre lui-même était plus historique et ne posait aucun problème, j'ai donc accepté. À la fin, j'ai été renvoyée à cause de mes opinions sur le féminisme et la liberté de choix, et l'auteur s'est révélé́ être un anti-féministe de droite. J'aurais aimé faire plus de recherches sur l'auteur avant le projet » (Taylor Barron).

Enfin, notons deux exemples de cas de conscience encore plus clairement identifiés comme politiques. Le premier est présenté par Alexandre Dimos : « Où est-ce qu’on n’irait pas ? Alors, par exemple, c’est vrai qu’on a été sollicités à deux reprises pour des sujets politiques dans lesquels on ne s’est pas investis. Ensuite, pour l’instant, on n’a pas de ‘’cas de conscience’’ dans les projets auxquels on a été confrontés, mais voilà, nous, il y a des domaine dans lesquels on n’irait pas forcément, pour travailler en tout cas, des commandes qu’on n’accepterait pas. »

Un autre témoignage est tout aussi clair à ce propos : « Pour mes confrères, je sais que le débat est éternel quant à savoir si on peut et doit accepter toute mission qui se présente à nous, ou si on se doit de se préserver en sachant parfois refuser des propositions trop éloignées de nos valeurs. Les avis sont souvent partagés, et les besoins de rentrées financières semblent parfois trancher. Certains sont toutefois résolus à ne jamais franchir certaines limites, qu’ils fixent parfois très haut. Je pense par exemple à l’ami Geoffrey Dorne, qui tient bon depuis si longtemps et n’accepte que des projets en parfait accord avec sa vision sociale et philosophique profondément humaniste. Je suis particulièrement admiratif de l’éthique intense et vive et de l’engagement de ce garçon capable d’ériger comme un de ses cinq engagements de travail : ‘’Refuser, c’est faire du design’’ » (Éric Brosseron).

Concluons sur ce point que l’idéal éthique n’est pas perdu dans le champ du design. Compris sous un angle écologique, sans se réduire à celui-ci, les cas de consciences l’attestent. Si l’idée d’une déontologie reste balbutiante, sa manifestation n’en demeure pas moins tangible.

3.7 Le rapport des designers à la politique

Depuis le début de ce second volet de notre enquête, la question du politique a surgi a plusieurs reprises, tant il est parfois difficile de démêler éthique et politique. Elle est apparue à propos de la variabilité de l’éthique, car si cette dernière s’efface en raison du système néo-libéral qui innerve nos sociétés, il serait logique de penser qu’un autre horizon politique pourrait réparer la précarité économique des designers et leur rendre l’idéal éthique défaillant. Si cet horizon politique semble dénié par certains, d’autres, en dépit de contraintes économiques pesant parfois sur eux, font de cet horizon politique la condition même d’un fondement éthique du travail. Il n’est donc pas étonnant que les exemples de cas de consciences concernent, en fin de compte, des situations de sexisme qui minorent les femmes, ou des prises de position éthico-politique face à des projets politiquement peu soutenables. Le dernier temps de ce deuxième volet de notre enquête touche donc, sans détour, au politique et, plus précisément, au rapport que les designers entretiennent avec le politique.

3.7.1 De la finalité sociale du design à l’engagement politique

L’engagement des designers semble aller de la finalité sociale du design à un engagement plus frontal. On rencontre la proposition selon laquelle l’engagement des designers est plus naturellement social que politique (Jennifer Chambaret). Cependant, ce point de vue s’accompagne de l’idée que l’engagement politique peut s’opérer de manière détournée, non explicite — « Après je crois que, mine de rien, les gens qui travaillent pour les grands groupes, qui font leur métier avec passion, ils participent à améliorer le paysage visuel, rendre les informations plus claires. Dans ce sens-là on participe à la politique, en tout cas à la ville, à la polis, à la cité, j’ai l’impression » (Juliette Nier) — et qu’il y a « différentes façons de faire de la politique : par exemple, faire fonctionner une maison d’édition (B42) » (Alexandre Dimos). De façon plus frontale, certains énoncent que ce serait bien d’intégrer les designers aux politiques publiques (Marie Legallet).

3.7.2 Un design de part en part politique

Et c’est bien ce caractère frontal du design lié au politique qui se dessine dans notre enquête, même s’il faut noter que plus le nombre d’années d’étude est important, plus la portée politique du design apparaît avec netteté dans l’esprit des designers interrogés. La tendance serait à la prise de conscience du caractère politique du design, notamment pour ceux qui travaillent sur « les communs »  (Nicolas Roesch). Certains énoncent que le design est « dans tous les cas politique, puisque c’est par le design qu’on peut amener de nouveaux usages » (XXXX1, Paul Floutié). Ou encore, d’autres disent : « selon moi, le design est toujours affaire de politique. La pratique d’un designer, à partir du moment où les choses sont produites, même à partir du moment où les choses sont dites, a des conséquences sur la vie. Et l’activité du design ne peut pas être autrement que politique » (Brice Genre). Notons enfin ce témoignage provenant d’un designer étranger, ce qui laisse à penser que cette saisie politique du design n’est pas franco-française : « Ce que nous avons, nous les designers, c’est la possibilité et la capacité d’utiliser des outils de communication pour fournir des contenus d’intérêt social et politique et faire en sorte qu’ils transmettent quelque chose et partagent une vision » (Isidro Ferrer).

3.7.3 La compromission avec les régimes totalitaires

Pour tenter d’affiner ce rapport du design au politique, notre enquête a interrogé la mémoire, ou la connaissance, de la compromission du design du siècle dernier avec les régimes totalitaires23.

D’aucuns estiment ne pas être au courant (Gaëtan Bailleuil, Jennifer Chambaret), l’énoncent sans détour — « je trouve qu’on connaît assez mal l’histoire du design et l’histoire des avant-gardes sur ce plan-là, le lien avec la politique » (XXXX2, Paul Floutié)— ou considèrent que toutes les professions ont été touchées (Marie Legallet, Isidro Ferrer), tandis que d’autres esquissent un constat en forme de regret — « Je pense pas que la créativité nous sauve de certains points de vue humains, malheureusement » (Marie Legallet) — et que certains se montrent informés et franchement critiques, faisant le lien entre la compromission passée et notre présent : « Je pense qu’il n’y a pas suffisamment d’historiographes en design qui rappellent effectivement que le design au sens large, et je me permets d’y inclure l’architecture, a contribué, oui, à l’organisation de régimes fascistes, en a construit l’existence. On a le cas sous Mussolini, on a le cas sous Hitler, sous Staline, pour citer les plus célèbres et les moins récentes des formes dictatoriales. Après, on pourrait se poser la question effectivement, de la position des designers à l’endroit de prérogatives néo-capitalistes, néo-libérales » (Brice Genre).

La majorité des designers interrogés sont au fait de cette compromission politique du design avec les régimes totalitaires et sa résurgence possible (Neil Poulton, Julie Vanazzi) ; certains développent : « Dans le domaine du design au service des régimes totalitaires, cette réalité est systématiquement explorée à l'école, en cours d'histoire du design et de l'art. Le design, omniprésent dans notre quotidien à travers la création d'objets et de visuels, exerce un impact incontestable sur la vie de chacun. Les régimes totalitaires ont bien compris cette influence, notamment dans le domaine du graphisme, où la propagande, par la diffusion massive d'images porteuses de significations spécifiques, peut influencer les idées. Cet impact se manifeste encore aujourd'hui, notamment dans les campagnes politiques qui présentent certains candidats de manière stratégique, comme c'est le cas avec la dédiabolisation des extrêmes droites. Ces campagnes mettent en avant des figures féminines, les rendent plus douces et les placent dans des contextes humains et familiaux pour susciter une proximité avec le public. Bien que cette propagande soit aujourd'hui plus nuancée, elle reste omniprésente » (Hugo Dico).

On peut dès lors s’interroger, eu égard à cette majorité informée, sur les raisons de la semi-ignorance de certains. Nous retrouvons peut-être une idée énoncée dans le séminaire. Cette question de la connivence entre design et totalitarisme demeure ouverte, parce qu’elle n’a pas (ou insuffisamment) été posée. S’il a été démontré que la médecine et la biologie appliquée nazies, fondées sur des conceptions de l’hérédité erronées et sur des expériences menées dans les camps, n’ont conduit à aucune découverte (de vaccins) ou autres « progrès » médicaux24, l’équivalent n’a pas été fait pour le design. Et, même s’il ne s’agit pas là d’une « science », la question du caractère innovant du design au service des régimes totalitaires devrait être traitée de façon aussi rigoureuse et radicale. Tant que cette démonstration n’aura pas été effectuée, le doute relatif à une innovation effective est permis. Et c’est peut-être ce qui entraîne les témoignages suivants : « Oui, forcément, on a une conscience qu’à différents endroits, il y a différents types d’idées politiques, là aussi c’est évident. D’ailleurs, Thomas Hirschhorn avait fait une œuvre là-dessus qui disait qu’il trouvait une affiche nazie belle, mais ça lui posait un cas de conscience, effectivement. Alors là, c’est pareil, pour avoir vu la charte graphique du III° Reich, c’est vrai que c’est quelque chose d’extrêmement bien pensé en termes de design mais c’est totalement inacceptable. Mais oui, il y a une conscience de tout ça » (Alexandre Dimos).

Une analyse différente de la nôtre est cependant proposée. Si l’enseignement du design s’opère volontairement à l’écart des réalités économiques, ce qui est en soi une décision politique fort louable, il reproduit néanmoins, en son sein, les inégalités de classes qu’il voudrait combattre. Comme l’énonce Julie Vanazzi : « Les écoles que j'ai fréquentées ont cherché à ancrer le design dans une pratique contemporaine, en marge des mécanismes du marché, tout en y insufflant des valeurs militantes et sociales fortes. Cependant, il est crucial de noter que, malgré cette intention, les notions de classes restent souvent invisibilisées, engendrant un entre-soi prononcé au sein du domaine du design. Cela soulève la question de la nécessité de rendre plus explicites les dynamiques de classe dans le cadre de la formation en design. » En d’autres termes, la réforme politique de l’enseignement du design n’est pas achevée, complète, et, avec elle, c’est le rapport au politique des designers qui se façonne de manière floue (pour certains tout au moins).

De ce second volet de notre enquête, il ressort que la conscience de la finalité et de l’être politique du design est bien réelle, que la plupart des acteurs du domaine sont bien au fait de la compromission de la profession avec les pires dérives politiques du XXe siècle. Cependant, il apparaît aussi que cette conscience de la dimension et de l’être politique du design n’est pas entière, que cette conscientisation reste à parfaire. Et c’est ce qui explique peut-être que, au-delà de la connaissance historique du passé, le domaine professionnel du design ne semble pas appeler de ses vœux un quelconque horizon politique précis pour sortir de l’empêchement où le système néo-capitaliste libéral retient certains de ces membres.

Certains designers ne retiennent en effet de cette compromission qu’une forme de prudence à adopter devant le pouvoir inhérent au design : « Je dirais que la profession y voit surtout la démonstration par l’absurde (ou l’abject) de la capacité d’impact que sait avoir le design », le laisserait peut-être penser (Éric Brosseron). D’autres semblent même constater cette absence d’horizon politique dans le travail, encourageant à adopter une attitude clivée : « Tu peux travailler pour n’importe quelle société et être quelqu’un avec des principes, une pensée morale et éthique et une conscience sociale et politique. Rien ne t’empêche de travailler pour une telle organisation ou une telle société et avoir une pensée de revendication sociale » (Isidro Ferrer). Enfin, d’autres laissent entendre qu’il n’y pas d’alternative au capitalisme néo-libéral, pas d’horizon politique, quand ils expliquent : « La social-démocratie, qui a été en plein essor en Europe pendant les années 60, 70, 80, 90 est en décadence, et ce qui est en plein essor maintenant est une pensée réactionnaire, propre à l’extrême droite, qui regroupe une partie très large de la société, parmi eux aussi figure le discours de quelques designers. Le problème de la gauche c’est qu’ils ont défendu l’idée de la conscience sociale comme quelque chose de propre, comme quelque chose qui lui appartient exclusivement à elle » (Isidro Ferrer).

Avec ce dernier témoignage, nous touchons semble-t-il à ce que Axel Honneth appelle « les fardeaux du socialisme » quand, dans L’idée du socialisme. Un essai d’actualisation, il se demande pourquoi le socialisme a perdu en force de conviction, et pourquoi alors même que le capitalisme et ses méfaits sont dénoncés, ils apparaissent comme un état de fait indépassable25. Loin de tout projet politique précis, la profession semble loin du socialisme « réactualisé » qui peut s’expérimenter ici ou là, à suivre notre sociologue. Bien loin de la démocratie transnationale et morale qui, forte de débats et plus largement d’agir communicationnel, pourrait aussi se fonder sur un ordre économique juste26. Le projet politique d’un design européen et transnational, moral et économiquement engagé n’a pas encore vu le jour.

« Encore », écrivons-nous, car ce manque d’horizon politique provient peut-être de l’enseignement du design qu’il faudrait manifestement, eu égard à certains entretiens, réformer plus avant.

4. Design et théorie

La dernière partie de notre enquête porte sur la formation des designers, leur position à l’égard de la connaissance scientifique de leur pratique. Comme nous l’avons d’emblée énoncé, la connaissance du design semble en proie à une sorte de prolifération d’explications, de théorisations relatives à tel ou tel secteur, sans qu’aucune tentative d’unification ne se risque.

Précisons que, à titre d’hypothèse, nous avons imputé ce manque à une sorte de défiance, ou de crainte, qui pousse les designers à se tenir à distance, voire à rejeter, une investigation scientifique, ou ne serait-ce que théorique, concernant leur pratique27. Cette attitude, nous l’avons en effet cernée en partant d’Hartmut Rosa. Dans Rendre le monde indisponible28, notre sociologue montre que, sous l’impulsion du système capitaliste de production et de marché, les sciences ont cherché à rendre le monde disponible. Afin d’assurer la maîtrise du monde, à commencer par la maîtrise des ressources naturelles, « la pensée » et « le concept », qui sont comme l’expression et l’outil de la science, ont parfois conduit à choséifier (réifier) le réel en niant l’hétérogénéité de ce dernier, la diversité des possibles dont il demeure riche. Par transposition, nous avons pensé que les designers sont réfractaires à l’investigation scientifique de leur domaine parce qu’ils demeurent sensibles aux possibilités latentes que recèle le monde (dont ils ont vocation à servir l’habitabilité), et parce qu’ils soupçonnent la science de nourrir une confiance quasi aveugle dans le pouvoir de la raison et de ses outils alors même que le design relève, entre autres, de l’intuition, de l’imagination, de la sensibilité, etc. qu’ils opposent à ce pourvoir.

Précisons également que, pour mieux cerner la défiance des designers à l’égard de la science et aussi de la théorie, nous sommes retournés aux auteurs qui ont forgé le concept de « réification », de chosification généralisée (des êtres, de la langue, de la pensée, des concepts...), à savoir Victor Klemperer, Georg Lukács, Theodor W. Ardorno, Max Horkheimer, et à leur lecteur, en l’occurrence à Axel Honneth29.

Selon Theodor W. Adorno et Max Horkheimer la réification tient au fait que la culture subit un sort tragique dans l’histoire, et plus particulièrement au XXe siècle. La raison instrumentale domine en effet la nature qu’elle exploite sans scrupule, puis la société et enfin les individus. L’industrie culturelle et le divertissement uniformisent les arts, les attitudes, etc. Ni la langue, ni la science ne sont épargnées par la réification. Le rapport contingent mots/choses permet l’émergence de concepts et la pensée dialectique reconduit quant à elle l’hétérogénéité du réel à de l’identique, alors même que cette richesse du réel s’appréhende de manière empirique.

Theodor W. Adorno et Max Horkheimer établissent en outre que la science (notamment la sociologie), son attachement aux faits, sa méthode, son idéal démonstratif et son régime de vérité (la preuve), ainsi que son mode d’exposition (le traité) ressortissent à une forme de positivisme scientiste.

Pour surseoir à cette emprise de la réification, Theodor W. Adorno propose d’élaborer une dialectique négative, prône une spéculation maîtrisée, préfère l’essai comme forme critique au traité et prône une réconciliation esthétique avec la nature.

L’ensemble le conduit à la production d’œuvres d’arts fragmentées, réflexives, mimétiques et souvent élitistes soit, comme l’énonce Axel Honneth, à une impasse esthétique de la théorie critique qui renonce au terrain politique.

Dans notre séminaire, nous sommes efforcés de comprendre si la crainte ou le rejet d’une connaissance scientifique et d’une théorie du design par les designers, qui engendre une forme de carence scientifique, ne relevaient pas d’une forme d’intuition à l’égard des méfaits de la réification. Nous avons notamment établi des correspondance entre les moyens proposés par Theodor W. Adorno et le goût du manifeste comme format, une forme de « design en négatif30 », etc. Qu’en est-il au regard des entretiens ?

4.1 Lien histoire et théorie, critique d’une histoire refermée sur un secteur du design, critique d’une prédominance de l’art en histoire et théorie du design, souhait d’une théorie du design autonome

Dans notre précédente enquête, les designers associaient souvent théorie du design et histoire du design. Nous en avons tiré l’hypothèse que cette confusion n’aide pas à saisir ce qu’une théorie du design pourrait apporter, alimentant ainsi le manque scientifique dont nous avons fait état. Cette enquête-ci permet d’affiner cette approche, notamment parce qu’elle développe un point de vue critique sur cette discipline scientifique que constitue l’histoire.

Surgit en effet l’idée que l’histoire du design devrait servir une histoire plus générale concernant l’humanité — « enfin l’homme a toujours fabriqué des objets, et c’est dans cette étude historique de création d’objet et d’évolution de la technique qu’on peut aussi retracer l’évolution de la société humaine (XXXX1, Paul Floutié)—, quand d’autres entretiens pointent la prédominance de l’histoire d’un secteur du design (la mode, en l’occurrence) sur l’histoire plus générale du design et sur la théorie : « cest vrai que même si lhistoire de la mode était présente, dans mes souvenirs je nai jamais fait de théorie du design ou même de lhistoire du design. C’était vraiment axé sur le design de mode ou sur tout ce qui est machine et modélisme » (XXXX, Iona Taaffe).

D’aucuns indiquent que, dans leurs cours d’histoire ou de théorie, la prédominance ne tient pas à un secteur donné du design mais à l’angle artistique que prennent l’histoire et la théorie : « j’avais surtout des cours d’histoire de l’art, de théorie de l’art, etc. Et donc pas de théorie en design, à part [ces] quelques exceptions » (Brice Genre). C’est ainsi que certains manifestent l’intérêt que revêt une histoire plus générale du design : « je sais que moi j’aime assez la complexité historique parce que j’ai un parcours, j’ai fait des études d’histoire à un niveau assez avancé, donc j’aime assez avoir une vision historique précise qui n’est pas faite de clichés, je suis bien conscient de ça » (XXXX2, Paul Floutié). Tandis que d’autres en viennent à poser la nécessité d’une distinction entre histoire de l’art, aux prises avec le design, et « pensée du design », identifiée comme « théorie du design » : « Après je pense que ce qui manque c’est une autonomisation de la pensée du design par rapport à l’histoire de l’art, qui est en France, de mon point de vue, problématique. C’est-à-dire que l’histoire de l’art pense qu’elle peut penser le design avec ses propres outils alors qu’il me semble que, comme je le disais avant, la théorie du design n’est pas isolée » (Alexandre Dimos).

On comprend que le point de vue critique quant à la manière (restreinte ou trop artistique) dont on enseigne l’histoire du design en appelle à une « autonomisation » d’une théorie du design. Mais qu’entend-on exactement par « théorie du design » ?

4.2 Compréhensions du terme de « théorie » : démarche, méthode, études scientifiques du design ou hybridation d’études scientifiques et de pratiques du design

Dans cette enquête-ci, on a affaire à une compréhension de la théorie comme « démarches » de designers (Marie Legallet), comme « méthode » pour faire des projets (XXXX1, Paul Floutié), « l’histoire » désignant alors l’ensemble des projets (Marie Legallet).

Au-delà de ce flou sémantique, la théorie du design semble généralement assimilée à une étude portant sur design, c’est-à-dire à une étude de ce champ menée par une discipline scientifique qui le prend pour objet. Certains réconcilient ainsi, dans ce type de théorisation en surplomb, histoire et sciences humaines et sociales aux prises avec le design, et insistent sur l’intérêt de ce type d’étude pour la pratique du design  : « C’était quand même quelque chose dans le milieu universitaire qui était en constitution, en témoigne le fait que beaucoup des personnes aujourd’hui qui sont des références en design sont des personnes qui ont décidé de faire du design un objet d’étude. Ils sont tantôt historiographes, historiens, historiennes, ils sont sociologues, ils sont esthéticiens, etc. Et dans ce cadre-là, moi je pense d’ailleurs qu’on peut dire qu’ils sont des scientifiques, c’est-à-dire qu’ils étudient un objet d’étude spécifique qu’est le design. Et ils offrent une grande richesse notamment quant à la pratique du design » (Brice Genre).

Il est dès lors à noter que les (mêmes) designers finissent par penser la théorie non pas comme l’étude du design développée par des disciplines scientifiques, mais comme l’hybridation, incarnée par des designers-scientifiques, de disciplines scientifiques aux prises avec le design et la pratique du design. De façon plus précise, leur idée n’est pas de confondre les deux, mais d’articuler étude scientifique et pratique du design, de pouvoir franchir les parois poreuses entre étude scientifique et pratique du design. On peut en effet lire : « Je pense qu’il y a tout intérêt à ce que, à terme, dans les formations de design, parce que ça tient aussi à la formation et à la manière qu’on a de le transmettre, qu’il y ait cette entente entre des sciences qui traiteraient du design (une historiographie du design, une théorisation culturelle du design, une philosophie du design, etc.) et en même temps un apprentissage de la création, de la conception, de la production. Et là on aurait des êtres hybrides qui seraient capables de se déplacer de champs en champs sans justement sentir ou pressentir cette sorte de dichotomie qui fait couler de l’encre. » (Brice Genre).

Ce point se situe en quelque sorte en amont des questions relatives à la réification. Notons néanmoins que, pour élaborer une théorie critique du design et faire en sorte que celle-ci soit comprise et reçue par le milieu, il va falloir commencer par un travail sémantique de ce que les termes de théorie et de théorie critique recouvrent, car il est vraisemblable que cet exemple de flou conceptuel alimente une attitude en retrait à l’égard d’une connaissance scientifique ou d’une théorie du design. Et, en l’occurrence, il va falloir pousser plus loin que nous ne l’avons fait la critique des limites d’une histoire de l’art aux prises avec le design et la critique des limites d’une forme de pluridisciplinarité d’études du design, fut-elle hybridée avec la pratique du design. Il nous incombe d’effectuer un travail pédagogique pour présenter cette théorie critique en tant qu’explication et posture immergée dans le design et sa pratique.

4.3 Idée fausse, difficulté ou désintérêt : mythe de la création, part de mystère et préservation rusée d’une identité professionnelle

Pour l’heure, nos entretiens cherchent à tester l’existence et à cerner la nature de ce que l’on a appelé « crainte, rejet, prudence » à l’égard de l’établissement d’une connaissance scientifique du design, y compris sous forme de théorie.

D’aucuns, minoritaires il est vrai, posent qu’il s’agit d’une idée fausse, née d’un lien que l’on établit à tort entre design et art dans la mesure où le design est déjà en lui-même affaire de science : « Dans mes études, l'approche du design ne s'est jamais inscrite dans le mysticisme de l'artiste maudit ni dans une recherche purement axée sur la sensation. Au contraire, l'importance des sens est indéniable, mais toujours ancrée dans des réalités concrètes. L'aspect scientifique est une composante fondamentale du design, omniprésente dans nos approches. » (Hugo Dico). D’autres, tout aussi peu nombreux, émettent l’hypothèse que cette distance tient à la difficulté d’être à la fois théoricien et praticien (Juliette Nier), certains avancent qu’il s’agit moins de crainte que de « désintérêt » pour la théorisation du design (Jennifer Chambaret), et plusieurs parmi eux se retrouvent autour de l’idée que ce « désintérêt » masque la volonté de conserver « le mythe de la création » (Anna Saint-Pierre), « une part de mystère » (Marie Legallet), et peut-être aussi, quand la recherche est comprise comme démarche de désigner, la volonté de préserver une identité professionnelle du designer distincte de celle de l’artiste : « La ‘’recherche’’, pour un professionnel, c’est ce qui est ‘’hors commande’’, et cela renvoie à une « posture d’artiste » (Juliette Nier). Dès lors, ce désintérêt masque une forme de ruse : « Je pense que ça arrange les designers de penser que la pratique du design n'est pas théorisable, pas descriptible, que c'est pas possible de mettre dans des cases, alors que je pense que si » (Marie Legallet).

4.4 Craintes des outils et des applications de la science qui engagent perte de la créativité, disqualification d’une recherche-exploration pratique

Pour beaucoup, la crainte demeure néanmoins effective, ne relève d’aucune ruse et, à ce titre, elle est analysée par les designers.

Lisons plutôt ce que recouvre cette forme de « méfiance » : « Mais c’est vrai qu’en parlant de design, quand tu as parlé de scientifisation du design, j’ai tout de suite eu un sentiment de méfiance, je me suis dit ‘’tiens qu’est-ce que ça veut dire en fait’’... » XXXX1, Paul Floutié). Les designers craignent « la science », car elle leur semble opposée à la créativité — « Avec la science, beaucoup peuvent craindre qu’elle retire cet aspect créatif du design et veulent s’éloigner des aspects scientifiques » (Cédric Rakotonindrina)—, et, plus exactement, les applications de la science qui, telle « l’IA » (Cédric Rakotonindrina), amoindrirait cette créativité. Ils s’interrogent sur le fait qu’ « une science du design » empêcherait une forme plus expérimentale de recherche : « [...] est-ce que vouloir dire qu’il existe une science du design ne fermerait pas aussi des portes à d’autres champs d’exploration méthodologiques de comment faire du design ? » (XXXX1, Paul Floutié).

Il s’en faut de beaucoup pour que l’on emploie le terme même de réification, c’est une évidence. Mais la peur qu’engendrent les outils de la science ou la science elle-même est attestée. Et l’on peut dès lors se demander si cette volonté de sauvegarder une part de mystère, de mythe de la création, et cet usage d’une forme de ruse ne constituent pas autant de tentatives pour surseoir à une réification pressentie.

4.5 À l’origine de la crainte : méconnaissance et complexe réciproques

Faisons un pas de plus. Sans nier la réalité de cette crainte, certains pointent qu’il s’agit de méconnaissance de la science — « Je pense qu’il faudrait m’expliquer un peu plus qu’est-ce que ça veut dire une scientifisation... », disent-ils (XXXX1, Paul Floutié) —, et plus exactement d’une méconnaissance réciproque des designers et des scientifiques (Isidro Ferrer), qui provient d’un double complexe des praticiens à théoriser et des théoriciens à traiter de la pratique. Nous pouvons ainsi lire : « C’est-à-dire qu’il y a comme une sorte de complexe des praticiens du design à parler de leur propre pratique avec le raisonnement et le lexique ou le vocabulaire des théoriciens, qui maîtrisent les choses conceptuellement, et il y a un complexe de la part de ceux qui réfléchissent sur le design, de ne pas être des praticiens » (Brice Genre).

4.6 Un dépassement de la crainte : faire un pas, développer un tutorat, tisser des liens avec l’université pour théoriser

Autant dire que cette méconnaissance et ce double complexe, qui engendrent une rupture entre recherches scientifiques concernant le design et designers, pourraient être dépassés par des formes de médiation. Certains en appellent à un pas de la part des « gens qui pensent le design » en direction de ceux « qui le pratiquent ». On peut lire : « Il y a une vraie séparation, je trouve, entre le designer pratique et le designer, la personne, qui va penser le design. Je pense aussi quil y a un problème : les gens qui pensent le design ne travaillent pas assez avec les gens qui le pratiquent pour quensuite ça soit vraiment quelque chose qui puisse nous servir et qui va nous intéresser parce que ça va nous concerner » (XXXX, Iona Taaffe). D’autres constatent l’absence de « tuteurs » : « Quand j'en parle justement avec mes amis qui sont designers pour des PME, c'est que quand ils lisent un papier scientifique, ils ne voient pas comment ils peuvent se saisir de ça. C'est-à-dire que la matière, qui est produite par la discipline scientifique, ne dégage pas des choses préhensibles pour eux. En fait, il manque des tuteurs, il manque des liens qui feraient qu’ils arriveraient à se dire que ça les intéresse, qu’ils pourraient en faire quelque chose. Quand ils lisent par exemple la revue Sciences du design, ils ne voient pas ce qu’ils peuvent faire de ce qui est dit. » (Nicolas Roesch). Enfin des designers, qui ont un pied dans la recherche et un pied dans la profession, en appellent à une forme d’ouverture pour tisser des liens avec l’université (où se fait la recherche). On peut en effet relever : « Moi je suis plutôt ouvert à ça, et je pense que d’autres designers le sont aussi, puisqu’on est de plus en plus à vouloir faire de la recherche ou à en faire. Et ça pourrait être que bénéfique d’avoir plus de liens avec les universités, d’avoir accès à plus de tables rondes, de pouvoir discuter comme on le fait aujourd’hui avec des étudiants, c’est comme ça oui qu’on pourrait la théoriser d’une manière scientifique » (XXXX1, Paul Floutié)

Au terme de ce point, on constate que la crainte, qui s’énonce sous forme de « méfiance », est réelle. Mais on comprend aussi qu’elle repose sur une méconnaissance et un double complexe qui pourraient être dépassés pour aboutir à une théorie du design. Si réification des relations designers/chercheurs et réification de la science au sens de la recherche il y a, elle n’est cependant pas jugée irrémédiable, puisqu’il s’agit d’œuvrer conjointement pour trouver des médiations.

4.7 Crainte de la science, confiance en la théorie ?

Pour respecter et rendre compte de l’indistinction conceptuelle de certains entretiens, nous n’avons pas encore distingué dans cette analyse entre l’attitude face à la science et l’attitude face à la théorie. Or, en interrogeant les designers sur la place que la théorisation du design a occupée dans leur formation, on s’aperçoit que le peu de temps pris par la « réflexion » et par la « théorie » du design est critiqué. On peut en effet lire : « Je trouve quon nous a demandé beaucoup d’être des machines à exemple plus quautre chose. C’était beaucoup de par cœur et moins de réflexion pure et dure » (XXXX, Iona Taaffe). Ou encore : « En France, que ce soit dans le design ou dans plein dautres matières d’éducation, on a cette vision où il faut produire, produire et pas forcément trop réfléchir, mais être hyper productif. Je trouve quaux Arts Déco, cest ce qui manquait un peu, parce quon avait tellement de projets à rendre, un nombre de rendus incalculable par semaine, ça laissait peu le temps à la réflexion » (Julia Von Dorpp). Cette dernière précise : « On tapprend vite lhistoire et lapplication, elle est maintenant créée, et maintenant débrouillez-vous, avant de tapprendre vraiment les mécanismes, les chemins de pensée que tu dois faire pour créer, la structure qui tapprend à créer, enfin justement la théorie. »

Cette critique est d’autant plus significative, qu’elle s’adresse à l’enseignement public comme à l’enseignement privé. Pour le public, on peut se référer au témoignage suivant, qui concerne Olivier de Serres : « À mon grand dam, je dois avouer que l’école, à l’instar de la société française, n’avait pas deux secondes théorisé l’enseignement du design ni la nature de ce métier. Par contre, nous étions dans les années 80, et il y avait un grand foisonnement d’initiatives en tous genre, dans l’Europe et dans le monde, Beaubourg consacrait bien 20% de son énergie et de ses espaces à des expositions de design comme la fascinante Les Immatériaux, ou l’autoportrait fou de Philippe Starck en 2003. J’ai lu abondamment, profité de mes années d’étude pour courir les conférences et les bibliothèques ou les expositions, et j’ai été formé à l’idée que art, design et architecture étaient parents et formaient une grande famille et une aventure esthétique primordiale. C’est toujours ainsi que je vois mon métier et son apport. La féérie de ces années d’ébullition ne m’a pas quitté. Jean Nouvel y parlait avec fougue alors de sa grande préoccupation à toujours actualiser son savoir et j’adoptais avec enthousiasme cette doctrine » (Éric Brosseron). Pour ce qui concerne l’enseignement privé, lisons les lignes qui suivent : « Mais parce qu’il faut bien comprendre le contexte, quand t’es dans une école de design que tu paies et que t’apprends un métier intégré aux entreprises, t’apprends une méthode et t’es pas là pour poser des questions, t’es là pour répondre au brief, donner des idées puis les développer et les faire industrialiser, t’es pas là pour poser des questions ou avoir une éthique » (XXXX1, Paul Floutié).

Enfin, la critique relative à la faible place de tout ce qui relève de la sphère non pratique d’apprentissage est d’autant plus marquée que notre enquête a fait intervenir des designers étrangers et que, là encore, la critique est identique en ce qui concerne l’absence de théorie et ses méfaits : elle se dit en termes de lecture, culture, formation aux humanités. À propos de la crainte dont nous parlions plus haut, on rencontre le témoignage suivant : « Je crois que cela est dû à la méconnaissance, je ne veux pas généraliser car il y a des designers avec une formation alternative et des designers qui ont une grande culture mais, d’une façon très majoritaire, les designers lisent très peu. Ils travaillent pour l’environnement audiovisuel et littéraire, mais il y a une certaine inculture généralisée. J’imagine que c’est moins le cas en France, car il y a des formations beaucoup plus règlementées et plus sérieuses, plus strictes. Ici, en Espagne, il y a d’importantes carences au niveau de la formation aux humanités » (Isidro Ferrer).

Il est difficile de conclure sans précaution, au regard du flottement sémantique déjà constaté, que la crainte qu’inspire la science se doublerait d’une confiance à l’égard de la théorie. Ce dont on déplore l’absence prend le nom de réflexion, théorie, questionnement, lecture, culture, formation aux humanités, c’est-à-dire d’autant de termes que l’on pourrait placer sous la bannière des « apprentissages non pratiques ».

4.8 Avantages des théories pour la pratique de projet : distance, recul, regard critique

Pourtant, on ne peut que constater une forme de cohérence des propos tenus. Sur l’envers de cette absence de théorisation et de ces méfaits se situent la présence de la théorie dans les études et des avantages qu’elle présente pour la pratique du projet. Certains parlent d’ « une sorte de distance » (Jennifer Chambaret), de « recul » — « Je sais que quand jai fait mon mémoire, beaucoup de gens dans ma classe ce sont plaints, mais je sais que moi javais adoré écrire sur le design. Ça tapprend à prendre du recul, à mettre les choses en contexte et de répondre de manière plus intelligente à ce que tu feras plus tard » (Julia Von Dorpp) — d’autres, de façon plus directe, de « regard critique » : « On avait de l'histoire de l'art et de la philosophie, ces matières nous ont permis d'avoir un regard critique sur nos projets et nos problématiques » (Valentine Darmon).

Mais la question revient : de quelles théories (avantageuses) parle-t-on ?

4.8.1 Théories extérieures au design et pluridisciplinarité

Notre enquête précise à quelles théories les designers font allusion. Autodidacte, ayant une expérience de professeur associé à l’université, Isidro Ferrer précise : « Ce qui m’intéresse, c’est des discours alternatifs pour les intégrer dans le domaine du design. Je me nourris pas tant des théories ou des manifestes du design que des lectures des questions philosophiques contemporaines, de sociologie, de poésie ou de littérature, plus que les aspects dogmatiques du design. » Cet intérêt pour des théories extérieures au design est partagé (Taylor Barron, Nicolas Roesch et les « sciences naturelles », XXXX1, Paul Floutié, pour la morphogenèse), et engage explicitement une forme de pluridisciplinarité quand on prend connaissance du témoignage suivant : « aujourd’hui quand on lit Karen Barad, par exemple, on parle de théorie quantique et on va regarder en fait les processus de création de comment les molécules interagissent entre elles et, enfin, c’est ce que je trouve passionnant dans la théorie aujourd’hui, c’est qu’on est à un point où on vient à mêler de la physique, de la biologie et de la socio. Et du coup, c’est de la théorie qui est vraiment pluridisciplinaire, et c’est là où le métier aujourd’hui évolue aussi beaucoup. Avant on était plutôt des théoriciens de la technique » (XXXX1, Paul Floutié).

4.8.2 Angle critique et quasi-absence de théorie critique

On remarque ainsi que les théories sont empruntées tant aux sciences dures qu’au domaine des sciences humaines et sociales. Et, comme on le constate également, l’idée d’une théorie sous forme de théorie critique du design n’effleure pas réellement les designers. Ils parlent « d’angle critique » : « C’est parce que j'ai une pratique critique que je suis obligé d'aller rechercher ce qu’il se passe dans l'histoire, dans les textes théoriques de design, etc., pour m'appuyer dessus ou pour les démonter aussi. C'est important mais parce que je suis dans cette forme critique d'argumentation des pratiques de design » (Nicolas Roesch). Et, quand ils acquiescent à l’idée d’une théorie critique, cela semble un peu le fait de l’entretien.

Alors que le propos vise la nécessité de dépasser une « critique laudative » pour développer, comme cela existe pour le « cinéma », par exemple, non pas une critique sur « l’entité design » mais sur les « pratiques », on trouve en effet les quelques lignes suivantes : « C’est à dire qu’encore une fois avec ma connaissance qui est faible, j’ai l’impression qu’il y a un discours théorique sur le design, sur l’entité design, mais pas un discours théorique sur les pratiques des designers, sur ce que font individuellement les gens, quel impact ça peut avoir, où ça mène. J’ai l’impression que chacun délivre son discours et qu’il n’y a pas d’entités critiques qui vont le réorganiser, le questionner, en pointer les points forts et les points faibles. C’est des choses que feraient un jury » (XXXX2, Paul Floutié). Et quand Paul Floutié suggère à ce dernier : « Ou des théoriciens ? », le designer répond : « Oui, des théoriciens, voilà. »

Résumons. Un flou conceptuel, qui nourrit sans doute méconnaissance et crainte de la science comme de la théorie, rend difficile l’analyse de la position des designers à l’égard de la connaissance scientifique et de la théorie du design. Néanmoins, la crainte que ces dernières et leurs outils inspirent semble être réelle, et c’en est au point que les designers arguent une part de mystère, d’insondable créativité pour échapper à la réification qu’ils pressentent. De façon plus rationnelle, peut-être, et sans nier méconnaissance ou complexe concernant la science, des médiations peuvent être imaginées pour dépasser une réification des relations et de la recherche. Si la science paraît plus à craindre que la théorie qui, elle, est valorisée, en raison d’une forme de familiarité, de fréquentation de théoriciens par des lectures, ce vocable recouvre néanmoins une étude en surplomb du design. Si la théorie, ou plutôt les théories du design servent une posture critique, une théorie critique du design demeure quant à elle quasi-absente de l’esprit des designers.

5. Conclusion

Il ressort de cette enquête trois idées clés pour notre théorie critique du design. La première concerne la question de la reconnaissance qui s’efface devant la souffrance et le mépris que ressentent certains designers dans leur activité professionnelle.

La seconde tient à une sorte de déséquilibre. Si l’éthique présente dans le design se conçoit majoritairement depuis une attitude écologique, prend la forme d’une éthique de conviction, emprunte timidement la voie d’une déontologie professionnelle, et si son existence est largement attestée par les cas de conscience qu’évoquent les designers31, elle n’est pas pour autant envisagée sur fond d’horizon politique. Nous sommes bien loin d’un quelconque socialisme expérimental. Et ce point est d’autant plus troublant que certains designers identifient l’activisme politique, le militantisme, comme ce qui motive les prises de positions éthiques.

La troisième idée clé ressortit à la posture qu’adoptent les designers à l’égard de la science et de la théorie, à une « crainte », « méfiance » à l’égard d’une forme réification pressentie. Le décalage est grand entre le flottement conceptuel à l’œuvre dans le domaine du design et des concepts tel que celui de réification, par exemple. Il nous faut donc rester prudents : ce concept-là fonctionne-t-il de façon réifiante ou exprime-t-il avec justesse la situation épistémologique que nous tentons de comprendre ? Pour répondre, il nous faut parfaire la théorie critique du design qui, pour l’heure, en est à ses prémisses, et nous faut en penser la réception...

Enfin, retenons que, pour tirer les conclusions qui découlent de ces trois enseignements, il faudrait que des enquêtes plus approfondies prennent le relais de notre modeste « coup de sonde ». En attendant, nous espérons que cette analyse et ces entretiens intéresseront les acteurs du design.


  1. L’argument et le programme précis du séminaire sont consultables sur le site de l’École doctorale APESA. Il est en effet ouvert aux étudiants avancés, aux doctorants et à toute personne intéressée. Cf. https://ed-arts.pantheonsorbonne.fr/doctorantes/seminaires-doctoraux, consulté le 5 janvier 2024. 

  2. En fait, nous remontons la chronologie : le séminaire se fonde en premier lieu sur les contemporains de l’École de Francfort — Axel Honneth, Hartmut Rosa et Jürgen Habermas — sans s’interdire des incursions du côté de leurs prédécesseurs : Georg Lukács, Theodor S. Adorno... 

  3. Les notes du séminaire relatif à la lecture d’Hartmut Rosa sont accessibles sur HAL-Archive ouverte. Voir Catherine Chomarat-Ruiz. Vers une théorie critique du design (2022-2023, semestre1). Doctorat. UFR 04 École des Arts de la Sorbonne, 47 rue des Bergers 750015 PARIS, France. 2022, pp.48. ⟨hal-03939065v2⟩ et Catherine Chomarat-Ruiz. Vers une théorie critique du design (2022-2023, semestre 2). Doctorat. École des arts de la Sorbonne, 47 rue des Bergers 75015 Paris, France. 2023, pp.88. ⟨hal-04150542⟩. Les notes du semestre 1 de cette année, concernant Axel Honneth, sont disponibles sur HAL-Archive ouverte : Catherine Chomarat-Ruiz. Vers une théorie critique du design. Doctorat. Ecole des Arts de la Sorbonne, 47 rue des Bergers, 75 015 PARIS, France. 2023, pp.59. ⟨hal-04386842⟩
    Dans ce texte de présentation, nous nous réfèrerons à cette publication sous la forme : « Notes de séminaire, 2023-2024, p. XXX ». 

  4. Les premiers entretiens et leur analyse sont consultables sur : https://journal.dampress.org/words/le-design-et-ses-pratiques-volet-1-questions-de-temps, consulté le 5 janvier 2024. 

  5. Les ZAD (Zones à défendre) désignent des territoires occupés par des personnes s’opposant à des projets d’aménagements qui, portés par l’État, sont jugés nocifs pour l’environnement et, plus largement, pour la relation humain/non-humain. À ce titre, elles exemplifient ce que serait un « socialisme expérimental » (Axel Honneth), ou peuvent être considérées élément de réflexion pour une anthropologie politique. 

  6. Sur le socialisme expérimental, voir Axel HONNETH, L’Idée du socialisme. Un essai d’actualisation, Paris, Gallimard, NRFessais, 2017. Pour l’idée d’une anthropologie politique, voir en guise d’introduction Philippe DESCOLA, Alessandro PIGNOCCHI, Ethnographies des mondes à venir, Paris, Seuil, Coll. Anthropocène, 2022. 

  7. Dans le cas où deux designers sollicités par un même étudiant ont demandé l’anonymat, les noms sont remplacés par XXXX1 et XXXX2 dans cette synthèse, et sont en outre suivis du nom de l’étudiant qui a réalisé l’entretien. Ainsi, le lecteur qui le souhaite, pourra retrouver la totalité du propos dans les textes publiés. 

  8. Axel HONNETH, « Chapitre 2. Travail et agir instrumental. Problèmes catégoriels d’une théorie critique de la société », dans Un monde de déchirements, Paris, La Découverte, coll. Théories critiques, 2013, p. 38-77. 

  9. Hannah ARENDT, The Human Condition, Chicago, University of Chicago Press, 1958 ; rééd. Hannah ARENDT, La condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 2018. 

  10. Notes de séminaire, 2023-2024, p. 5. 

  11. Axel HONNETH, « Chapitre 11. Travail et reconnaissance. Une tentative de redéfinition », dans Axel Honneth, Un monde de déchirements, Paris, La Découverte, coll. Théories critiques, 2013, p. 257-277. Cf. La lutte pour la reconnaissance, Paris, éditions du Cerf, 2000 [repris Paris, Gallimard, Folio Essais, 2013]. Notes de séminaire, 2023-2024, p. 6 et suivantes. 

  12. Souligné par nous. 

  13. Notes de séminaire, 2023-2024, p. 34 et suivantes. 

  14. Voir la définition d’ « habiter » sur https://www.cnrtl.fr/definition/habiter, consulté le 14 juillet 2022. Dans cette approche de l’habitabilité, le design me fait dépositaire du monde, comme tous mes semblables et tous les non-humains, pas propriétaire, ce qui engage une forme de responsabilité écologique et éthique à l’égard du monde humain et du vivant. 

  15. Notes de séminaire, 2023-2024, p. 14. 

  16. Aldo LEOPOLD, A Sand County Almanac, London, Oxford University Press, 1949 ; rééd. Almanach d’un comté des sable, Paris, Aubier, 1995. 

  17. Sur la question du caractère en soi amoral du projet et sur le recours à la ruse, voir mes Notes de séminaire, 2023-2024, p. 30 et suivantes. 

  18. Cette radicalité fait penser à la « lutte pour la reconnaissance » qui, dans l’analyse d’Axel Honneth, va jusqu’à la mort. Il montre que la lutte pour la reconnaissance innerve et dépasse tous les combats pour l’amélioration de notre vie matérielle dans la mesure où nous sommes parfois prêts à compromettre cette dernière afin de gagner le respect d’autrui et de recouvrir notre dignité. En transposant au design, nous avions dit que « cette lutte à mort pour la reconnaissance advient quand des designers sont prêts à sacrifier ou à minimiser leur survie économique (la valeur d’échange des projets) au profit du sens (de la valeur d’usage de projets), à valoriser la personne, au-delà du client, du consommateur, voire de l’usager. C’est-à-dire chaque fois qu’il tranche un cas de conscience dans le sens de l’habitabilité du monde dans le respect des humains et des non-humains » (Notes de séminaire, 2023-2024, p. 32). 

  19. Il serait intéressant de rapprocher ce témoignage de ce que nous avons appelé, en relation avec la notion de spectateur chez David Hume, aux prises avec la « Troisième partie » du Traité de la nature humaine (1739-1740), « l’assistant moral ». Consulter Notes de séminaire, 2023-2024, p. 22 et suivantes. 

  20. Ibidem

  21. INRAE : Institut National de la Recherche pour l’Agriculture, l’alimentation et l’Environnement. 

  22. EHPAD : Établissement d'Hébergement pour Personnes Âgées dépendantes. 

  23. Sur le lien avéré entre design et totalitarisme, voir Notes de séminaire, 2023-2024, p. 37 et suivantes. 

  24. Sur ce point, on peut lire la synthèse opérée par Siddhartha MUKHERJEE dans Il était une fois le gène. Percer le secret de la vie, Paris, Flammarion, 2017, p. 150-166. 

  25. Axel HONNETH, L’idée du socialisme. Un essai d’actualisation, op. cit., p. 17-18. Notes de séminaire, 2023-2024, p. 42. 

  26. Axel HONNETH, La Reconnaissance. Histoire européenne d’une idée, Paris, Gallimard, 2020. 

  27. Notes de séminaire, 2023-2024, p. 49 et suivantes. 

  28. Hartmut ROSA, Rendre le monde indisponible, Paris, La Découverte, coll. Théorie critique, 2020, p. 119-123. 

  29. Dans le « Chapitre 1 » du La Réification. Petit traité de théorie critique, qui s’intitule « La réification chez Lukács » (Paris, Gallimard, 2007), Axel Honneth montre que la réification intervient dans un processus de reconnaissance distordu, où l’une des personnes en envisagent d’autres comme s’il s’agissait de choses. Avec le développement du capitalisme, la fonction marchande, qui concerne d’abord l’objet échangé, envahit la sphère des relations humaines : les êtres humains se considèrent plus les uns les autres que de façon instrumentale, sans empathie, à l’aune de leurs intérêts égoïstes et de ce qui est économiquement profitable. Au regard de la première partie de notre enquête, nous pouvons d’ores et déjà noter que la réification des êtres se vérifie dans les relations de travail sans reconnaissance qui sont parfois le lot des designers. C’est donc à une réification située au plan scientifique que nous allons nous attacher. 

  30. Notes de séminaire, 2023-2024, p. 58. 

  31. Notons également que, en dépit de cette présence de l’éthique, jamais les termes d’ « usager » ou de « semblable » ne sont employés. Les designers font des projets pour leurs clients. Il faudra interroger cette manière de s’exprimer.