Entretien avec XXXX1
Paul Floutié

L‘entretien qui suit a été réalisé le 4 décembre 2024. Le designer interviewé, qui a décidé de garder l’anonymat, a fait un post-master à l’ENSCI après une formation de design industriel en école privée. Actuellement, il travaille en indépendant sous le statut d’artiste-auteur.

Paul Floutié^1^ : Bonjour, XXXX. Je vous remercie de m’accorder de votre temps pour réaliser notre enquête sur le design et ses pratiques. Notre entretien comporte trois volets. 

1. Travail et reconnaissance

P.F : Notre premier volet concerne le travail de designer et la reconnaissance qui peut lui être attachée. Pourriez-vous tout d’abord nous dire quelques mots sur le type de structure (université, école, entreprise…) dans laquelle vous travaillez actuellement ? Quelle y est votre fonction et dans quelles conditions l’exercez-vous ?

XXXX1 : Alors je suis XXXX1, je suis designer indépendant, j’ai créé ma société en 2016 juste après mes études, donc j’ai fait un master en design industriel dans une école privée, et directement après j’ai ouvert mon atelier dans une structure d’indépendants auto-entrepreneur pendant 6 ans et au bout d’un moment mon statut n’était plus intéressant, donc je suis passé artiste auteur avec la création d’une société en SASU dans laquelle je suis le président.

P.F : Dans une précédente enquête, plusieurs designers on fait état d’une insatisfaction par rapport à leur travail. Ils disaient se sentir empêchés d’accomplir correctement les missions — les projets — qui leur étaient confiés : par exemple, de ne pas avoir le temps nécessaire pour entamer un véritable dialogue avec leur client. Confirmez-vous ce sentiment d’empêchement ? Auriez-vous des exemples de situations qui l’illustrent ?

XXXX1 : Bah, du coup, je comprends ce sentiment quand on travaille pour une société ou quand on est designer intégré. Moi en tant qu’indépendant je prends le temps nécessaire pour travailler un projet, je travaille beaucoup sur des projets de recherches donc c’est des projets qui demandent beaucoup de temps et après, oui, ça m’arrive aussi d’avoir des projets qui sont peut-être trop rapides, mais je m’adapte, on va dire. Donc c’est des créations qui vont être moins centrées sur la recherche mais plus sur l’économie de moyens, et donc je vais vers la simplicité, quelque chose de plus facile à produire.

P.F : Est-ce que vous avez un exemple de projet ?

XXXX1 : Là par exemple je travaille sur un cendrier pour un client, pour une ville, et du coup les délais sont assez courts et le budget aussi, du coup en termes de prod on simplifie au maximum les volumes pour qu’il y ait le moins d’étapes d’usinage possible. Après j’ai pas d’expérience avec les managers ou des clients qui mettent la pression…

P.F : Les conditions de travail influent beaucoup sur la manière dont la profession de designer est vécue. Dans votre cas, diriez-vous que la coopération avec vos collègues (partenaires de travail) est satisfaisante ? Vous sentez-vous reconnu dans vos capacités propres ou, à l’inverse, souffrez-vous d’indifférence, voire de mépris ? Pourriez-vous décrire des situations correspondant à ce que vous éprouvez ?

XXXX1 : Je suis seul dans ma pratique donc c’est moi qui choisis les time line et les durées, les partenaires avec qui je travaille aussi, donc non je suis assez satisfait du métier de designer indépendant car, justement, c’est ce qui offre la liberté de travailler avec qui on veut, donc d’avoir des conditions de travail qui sont plutôt agréables.

P.F : Et donc de se sentir reconnu ?

XXXX1 : Bah on est reconnu...c’est un métier qui joue beaucoup avec l’ego, donc par l’exposition, par les salons les conférences, si on est représenté par une galerie ou pas, donc c’est un milieu, oui ,qui flirte beaucoup l’ego à partir du moment où on a de l’exposition, mais c’est un travail personnel à faire sur quelle place on lui donne et comment on joue avec, mais moi je me sens assez bien, enfin en termes de reconnaissance je trouve qu’aujourd’hui la place de designer indépendant qui fabrique est plutôt bien reconnue, et autant toute sa place dans la société... bon après j’ai quelques positions là-dessus…

P.F : Développez ça m’intéresse.

XXXX1 : C’est un design qui est pour une certaine catégorie de personnes qui va dans un champ qui n’est plus social comme l’était au début la pratique de designer, mais il y a plein de choses qui font que, intéresser une certaine catégorie de personnes, permet aussi de financer des projets de travail de recherche qu’une industrie ne pourrait pas financer, et après le simple schéma d’indépendant artisan fait qu’on ne peut pas concurrencer une industrie lourde, une industrie de masse.

2. Ethique et horizon politique

P.F : Merci. Après nous passons au second volet, éthique et horizon politique.

Donc cela porte sur des questions d’ordre éthique et sur le sens politique du métier de designer, ce qui rejoint peut être un peu ce que vous développiez à la fin.

Avez-vous l’impression que le milieu du design est dépourvu d’éthique ? Qu’il est peu soucieux de ce qu’il produit, de pour qui les projets sont faits, de comment ces derniers sont conçus puis réalisés, etc. Ou avez-vous plutôt le sentiment que la profession suit une sorte de déontologie, même si cette dernière n’est pas toujours clairement énoncée ?

XXXX1 : Bah, ça dépend dans quel champs vous appliquez cette question. Si on l’applique au champs d’un designer indépendant je pense que c’est une question qui est très actuelle, question de l’environnement, de prise de conscience en fait sur les enjeux de production locale, de réduire nos émissions de CO2, de produire de manière beaucoup plus proche pour réduire les transports, il y a des fondations comme LUMA, comme Martell, qui travaillent beaucoup là-dessus, donc relocaliser une production et donc par le design redynamiser un territoire, et ça se sont des valeurs qui sont très actuelles, malheureusement qui sont peut-être encore à l’étape de recherche, mais qui émergent en tous cas. Ensuite un designer qui va travailler des artisans locaux, qui soient français ou européens finance du coup un savoir-faire et une production manufacturée, et du coup prend conscience forcément des enjeux globaux, et à une échelle plus grande encore, on peut parler de Décathlon qui finance de plus en plus en fait...qui sont à la recherche de sous-traitants de matière écoresponsables et du coup qui injecte de plus en plus de budget dans des produits, dans des cycles de vie de produits, donc c’est vraiment une démarche qui est en train d’évoluer, qui a mis du temps mais certaines entreprises prennent le pas, après ça dépend je pense des ambitions de chaque CEO, de chaque dirigeant et de chaque designer aussi.

P.F : Et voilà au niveau du designer ce serait plus une sorte de déontologie ou parce que c’est ce qui est dans l’air du temps au final ?

XXXX1 : Je pense que c’est... je ne sais pas si on peut parler de déontologie mais c’est aussi suite à chacun, c’est à chacun de mettre ses barèmes, et il y a des designers qui vont travailler la résine époxy mais du coup, en fait certes, il n’y a pas de côtés écologiques ,mais d’un côté imaginaire ils éveillent beaucoup de choses aussi, et donc c’est là aussi le juste milieu à trouver, pourquoi quand on a une échelle si petite est ce que c’est vraiment néfaste d’utiliser de l’époxy, d’utiliser des matériaux qui sont dirons-nous néfastes pour l’environnement si en même temps ils sont bien traités, bien manipulés, que du coup l’objet devient désirable, durable parce que c’est un objet qu’on va garder longtemps, qu’on va transmettre, je pense que c’est un barème à trouver sur les questions d’usage, environnementales, de durabilité.

P.F : Ce serait donc plus une déontologie particulière à chaque designer ?

XXXX1 : Oui, je pense que c’est chacun, oui, qui se positionne par rapport à ça. C’est compliqué en fait de voir un monde de design même si on est plus en plus...c’est bien en fait qu’il y en ait qui se posent vraiment la question et qu’il y en ait qui travaillent sur un retour aux sources un retour aux matériaux qui viennent d’un environnement végétal, naturel, mais en même temps ça pose d’autres questions aussi : si on travaillait tous le bois tous la pierre, vu le poids que ça pèse, est-ce que, enfin c’est pas parce qu’on travaille que des matériaux écologiques qu’on est forcément écologique.

Je ne sais pas si vous voyez le jeu, ce n’est pas l’objet qui est écologique, c’est dans sa dimension systémique, c’est dans tous les tenants et aboutissants dans sa phase de création, dans sa phase de vie et dans sa fin de vie, c’est tout le spectre global de l’objet qui va en faire un objet éco… je n’aime pas le terme écologique…

P.F : Éthique ?

XXXX1 : Oui si on veut éthique, éco-responsable..

P.F : Je crois que maintenant cela se dit beaucoup « soutenable »

XXXX1 : Soutenable oui, sustainable, soutenable c’est marrant.

P.F : Avez-vous personnellement vécu une situation de projet (ou autre) qui vous a posé un « cas de conscience » ? Avez-vous recueilli des témoignages de collègues (ou partenaires de travail) ayant vécu ce type de difficulté morale au travail ?

XXXX1 : Oui, je l’ai moi-même vécu en fait dans ma pratique. J’ai ouvert mon atelier justement pour minimiser mon impact sur l’environnement, produire en ultra local, et des matériaux que je peux aller sourcer proches de mon atelier et vertueux, enfin responsable parce que j’utilise du bois, et en fait c’est en travaillant le bois, par soustraction de matière, donc ça génère énormément de copeaux, en fait à force de fabriquer des objets je voyais de plus en plus de sacs s’empiler, s’empiler... Je me suis dit : « c’est pas possible, on peut pas fabriquer des objets, utiliser une matière qui met plus de 100 ans à se créer, la travailler en 2h et puis après rien faire de ces restes ». Donc j’ai repris une année d’étude pour mettre en place un projet de revalorisation de copeaux, et de faire en sorte que l’atelier artisanal devienne circulaire, qu’ils utilisent un maximum la ressource qu’il va chercher. Et il y avait un deuxième point mental breakdown c’était que je fournissais tout en ultra local, donc mes pièces avaient un impact environnemental très faible, mais mes clients étaient aux États-Unis, et du coup en fait la pièce juste par le fait du transport explosait son bilan carbone. Donc ça, ça a créé une grosse dualité en moi, du coup maintenant je travaille beaucoup moins la production pour des clients, on va dire de collectible design. Même si c’est eux qui font marcher mon studio, ce sont des projets qui sont rémunérateurs, mais là aujourd’hui j’ai opéré un tournant sur le côté circulaire de l’atelier, pour en faire une base de données qui pourrait être réplicable à d’autres ateliers ou même à d’autres échelles d’entreprise.

P.F : Du coup dans le but d’être au plus éthique possible et d’éviter d’avoir à nouveau ces cas de conscience ?

XXXX1 : Oui, faire en sorte qu’une matière... enfin, c’est aussi respecter une matière vivante et en même temps, vu la condition éthique et politique dans laquelle on est et on sera, les coûts de matière vont encore augmenter, les délais d’approvisionnement vont être plus longs, du coup c’est un enjeux économique aussi pour les entreprises de pouvoir recréer de la matière avec leurs rebuts.

P.F : L’histoire du XXe siècle nous apprend que des designers ont pu se mettre au service de régimes totalitaires. Pensez-vous que la profession a gardé mémoire ou a l’intuition de cette compromission ? Dans une perspective plus contemporaine, les designers vous paraissent-ils préoccupés par des questions sociales et politiques ? Par des manières plus justes d’organiser la vie de nos sociétés (ZAD, ou autres), la distribution du travail et des produits du travail (coopératives…), l’accession à l’éducation ou à la santé, pour ne prendre que quelques exemples, et à la façon dont le design peut jouer un rôle ?

XXXX1 : Le design est pour moi dans tous les cas politique, puisque c’est par le design qu’on peut amener de nouveaux usages, après ça dépend des positionnements de chacun, il y en a qui vont être forcément intégrés dans du design on va dire territorial où ils vont travailler avec les mairies au plus proche des habitants pour fabriquer des aménagements urbains et créer des systèmes qui font sens et permettent à une société d’évoluer, et d’autres qui vont...il y a un truc qui est pas marrant mais un peu faux-cul dans le sens où un designer va...enfin je sais pas quelle place on a du coup parce que moi-même j’ai été acquis au Mobilier National, mais je ne supporte pas du tout la politique de Macron, cependant le Mobilier National reste un client qui vient vers moi chaque année, et je ne lui dit pas non parce qu’en ce moment la politique c’est Macron. Après je n’ai jamais eu de commande de Macron en soi, mais du coup il y a un côté où j’aimerais bien personnellement être plus activiste, après je pense que je le fais déjà par mon projet, mais oui c’est un peu compliqué aujourd’hui cette image du design très tendance qu’on peut voir dans Elle Déco, où Macron invite tous les vainqueurs du prix F D 100 à l’Élysée et fait son petit discours sur la culture, sur les budgets qu’il va mettre en place, et derrière il détruit l’Éducation Nationale, tout le système social qui était présent est en train d’être lapidé petit à petit et aujourd’hui je ne me sens pas à ma place de critiquer politiquement ce genre de.. .enfin la politique de Macron.

P.F : Du fait des commandes ?

XXXX1: Du fait des commandes, ou sinon de ne pas savoir comment la critiquer, même si je crois profondément qu’il y a un projet de design à faire sur comment faire manifestation aujourd’hui pour être écouté, puisqu’ aujourd’hui on ne l’est plus du tout, il y a un projet de design à faire là-dessus c’est clair. Et justement pour moi le design peut aider à faire ce genre de projet, puisque le design c’est pas forcément faire des objets, c’est tout une démarche de création et l’objet c’est une forme mais la manifestation c’en est une autre.

P.F : Et un tout petit peu pour recentrer sur l’intuition que le design peut être compromis facilement avec les pires idées politiques, est-ce que vous pensez que la profession du design en général en a l’intuition et que ça la pousse à se vouloir plus éthique ou ce serait seulement que quelques designers qui ont cette intuition ?

XXXX1 : Je pense qu’on a tous envie de faire des projets éthiques, après je pense que le diable ça reste l’aspect financier, où il y a certains studios qui ne peuvent pas se permettre de dire non, ou qui veulent simplement des sous, enfin je ne sais pas là c’est peut-être un peu une vision idéaliste puisque moi je travaille essentiellement pour des projets qui me tiennent à cœur et qui ont une vision éthique très forte, mais ça se sent aussi dans la globalité, parce qu’il y a un retour à l’éthique qui est très fort en ce moment. Et après je n’ai pas trop compris la question, si par exemple on avait un gouvernement autoritaire... j’ai pas trop compris le sens de la question.

P.F : C’est à dire qu’au siècle dernier beaucoup de designers ont mis leur design au service d’idéologies totalitaires qui les a aidés à s’affirmer encore plus, et est-ce que c’est quelque chose qui pour vous...

XXXX1 : ...pourrait recommencer ?

P.F : Et surtout qui a marqué les designers et du coup les pousse à être plus prudents ?

XXXX1 : Ah, est-ce que le passé a marqué... Je pense qu’on en est tous conscients par rapport à nos cours d’histoire de l’art, après est-ce que quelque-chose qui a fait...je pense pas que chose qui a fait que les designers soient plus éthiques, je pense que c’est vraiment le problème de la crise écologique qui fait qu’on est tous... enfin qu’on n’ait pas le choix d’être plus éthique aujourd’hui, et justement il y a un entre deux qui est assez vite réalisé, j’ai déjà eu une question d’un journaliste qui disait : « est-ce que faire du design local c’est pas aussi jouer le jeu du Rassemblement National ? », tendu comme question. Est-ce que en tant que designer du coup vu qu’on a envie de produire local, qu’on a envie de produire de montrer les savoir-faire d’un territoire, est-ce que en fait ça serait pas jouer le jeu d’un parti politique nationaliste, et du coup quand tu te reçois cette question-là dans le gueule t’es un peu mode : bah non en fait c’est pas les même propos et c’est pas du tout en fait les même ambitions et c’est deux choses qui n’ont rien à voir, qui n’ont pas le même positionnement, enfin on peut pas mettre deux choses complètement opposées dans le même paquet juste parce qu’on parle de localité. Et ils parlent même pas du tout d’une localité, enfin ils ont pas les mêmes définitions de localité et territoire. Et après je pense qu’il y aurait toujours des designers si on était dans un gouvernement totalitaire qui profiteraient du système.

P.F : Actuellement ce n’est pas ce qui les marque plus mais plutôt la crise écologique ?

XXXX1 : Oui, je pense que c’est plus la crise écologique qui pousse.

P.F : Et pour ce qui est des questions plus sociales, plus politiques, vous trouvez qu’il y a suffisamment de… la profession est suffisamment positionnée sur ces questions ?

XXXX1 : Bah, justement, je trouve qu’en termes de positionnement la profession en fait se dirige de plus en plus vers une catégorie de population plutôt aisée, alors qu’au XXe siècle, même années 60, on était plus pour de l’objet pour tous, quelque-chose de social qui puisse se diffuser, et c’est là aussi qu’on a eu l’émergence de la mass-production, l’usage du plastique qui permet ça.

P.F : Donc les ambitions démocratisables du design des fois sont rentrées en friction avec des questions écologiques ?

XXXX1 : Oui, de par cette volonté d’être démocratique et fabriqué en masse, le terme éthique peut entrer en compte, mais le terme matériau naturel est compliqué à mettre en place dans cette équation. Pour moi, aujourd’hui, le design manque d’une prise de conscience démocratique, puisqu’on est de plus en plus à vouloir faire des projets de design d’intérieur, du coup c’est des projets de méga-riches, et ensuite est ce que dans...hmm... mouais, pour moi le projet social est un peu en perte de vue, malgré Décathlon qui tire bien son épingle du jeu, qui pour moi reste un exemple d’entreprise qui a réussi à utiliser le design dans l’ensemble du terme, et arrive à allier des produits dessinés, bien fabriqués, et abordables.

P.F : Cela reste pour vous un cas un peu à part et globalement les designers cherchent peut. être pas forcément...

XXXX1 : ...Je ne connais pas tous le spectre du design mais je pense que ça dépend aussi, je vois qu’il y a beaucoup de jeunes studios qui naissent et qui font plus d’industriels et plus d’objets mais qui font que du systémique.

P.F : Qu’est-ce que vous entendez par systémique ?

XXXX1 : Du design en collaboration avec des régions, des mairies, des habitants, et ils font du co-design, ils vont du coup prendre les problèmes des habitants, mettre les problèmes des mairies, et faire en sorte que tout fonctionne.

3. Science et design

P.F : Nous allons passer au troisième volet, qui traite des connaissances relatives au design. 

Pourriez-vous nous expliquer quelle formation vous avez suivie ? Dans une précédente enquête portant sur les formations, des designers assimilaient théorie du design et histoire. Est-ce aussi votre cas, ou auriez-vous d’autres exemples de théories concernant le design ou élaborées à partir du design ?

XXXX1 : Du coup je viens d’un master en design industriel, en école privée, qui ne fait pas du tout de théorie et par contre qui apprend une méthodolgie de création d’objets ce qui m’ a bien aidé, après j’ai fait un post-master à l’ENSCI, là j’ai pu revoir toute ma bibliographie de textes de théorie de design, et oui ça va de pair avec l’histoire, forcément, la théorie de design est forcément ancrée dans une histoire sociologique, qu’elle soit ethnographique ou celle des arts, tout est lié en tous cas dans l’évolution du métier, dans l’évolution en fait que l’homme… enfin l’homme a toujours fabriqué des objets, et c’est dans cette étude historique de création d’objet et d’évolution de la technique qu’on peut aussi retracer l’évolution de la société humaine.

P.F : Mais dans la théorie il y aurait aussi un peu une question de méthodologie ?

XXXX1 : Moi, dans tout ce que je lis dans la théorie, il y a pas tellement de méthodologie, il y a beaucoup de constats je trouve, beaucoup de belles phrases aussi qui sont très inspirantes, mais après je lis pas beaucoup de livres de méthodologie où la méthodologie serait expliquée point par point.

P.F : Je voulais dire la théorie pour vous n’est pas seulement une frise chronologique historique.

XXXX1 : Non. Non, par contre c’est pas une frise chronologique, mais par contre elle est forcément liée aux...enfin quand une théorie est écrite dans les années 60 ou 90, les outils de production ne sont pas les mêmes, donc elle s’intègre forcément dans un contexte historique, donc les deux sont forcément liés. Les théories qu’on écrit aujourd’hui ne sont plus les mêmes que celles qu’on écrivait à la période de Simondon ou à la période de Baudrillard. Enfin là aujourd’hui quand on lit Karen Barad, par exemple, on parle de théorie quantique et on va regarder en fait les processus de création de comment les molécules interagissent entre elles et, en fin c’est ce que je trouve passionnant dans la théorie aujourd’hui c’est qu’on est à un point où on vient mêler de la physique de la biologie et de la socio. Et du coup c’est de la théorie qui est vraiment pluridisciplinaire, et c’est là où le métier aujourd’hui évolue aussi beaucoup. Avant on était plutôt des théoriciens de la technique.

P.F : Il semble que, parfois, le milieu du design se tient à distance du type d’entretien que nous menons ensemble, par exemple, c’est-à-dire d’une tentative pour connaître scientifiquement le design et ses pratiques. Pensez-vous qu’il s’agisse de désintérêt, de rejet épidermique, de crainte ? Ou que ce soit là une vue faussée ?

XXXX1 : De faire en sortes que le design devienne une pratique de science ? Ou qu’on écrive des thèses en design ?

P.F : Plutôt le deuxième point, connaître scientifiquement le design et essayer de le théoriser.

XXXX1 : Je trouve que c’est une pratique qui est assez nouvelle aujourd’hui en France de faire des thèses de recherche en design, et pour moi en fait c’est quelque-chose qui est encore en train de se créer et qu’une science du design peut-être est en train d’émerger, mais elle se questionne encore et cherche un certain positionnement je trouve. Et aussi est-ce que vouloir dire qu’il existe une science du design ne fermerait pas aussi des portes à d’autres champs d’exploration méthodologiques de comment faire du design?

P.F : Peut-être que ça rentre justement dans la connaissance scientifique du design...et est-ce que donc le milieu du design rejetterait cette tentative des théoriciens de connaître scientifiquement le design ?

XXXX1 : Humm…je suis assez ouvert à cette démarche, après le seul défaut que je trouve dans la théorie scientifique c’est que parfois elle s’intéresse trop au design intégré aux entreprises, ou un design passé qui est celui des années 80, qui était très lié au marketing et du coup le fait de théoriser une pratique c’est un peu revenir sur un moule et dire « bon bah pour faire du design on suit ces étapes là et puis ça fait un projet de design ». Et pour moi, aujourd’hui en fait, c’est tellement plus complexe que simplement suivre une méthode qui était très liée au projet, enfin qui découlait d’un brief de marketing, et bon après je pense qu’aujourd’hui les questions de recherches ont bien évoluées, mais ce qui en fait une théorisation toujours plus complexe puisque c’est une théorie qui est tellement hybride, qui va interroger tellement de points différents, qu’en faire une pratique scientifique ça a l’air très compliqué. Moi je suis plutôt ouvert à ça, et je pense que d’autres designers le sont aussi, puisqu’on est de plus en plus à vouloir faire de la recherche ou à en faire. Et ça pourrait être que bénéfique d’avoir plus de liens avec les universités, d’avoir accès à plus de tables rondes, de pouvoir discuter comme on le fait aujourd’hui avec des étudiants, c’est comme ça oui qu’on pourrait la théoriser d’une manière scientifique.

P.F : Et donc il y a une sorte de basculement vous trouvez ?

XXXX1 : Oui aujourd’hui il y a un basculement c’est clair.

P.F : Et donc auparavant les designers...

XXXX1 : Bah, pour exemple dans ma promo à l’ISD, dans mon master quand je parlais de recherche en design tout le monde rigolait, personne comprenait : « mais pourquoi faire de la recherche en design, qu’est-ce que tu vas faire ? ». Mais parce qu’il faut bien comprendre le contexte, quand t’es dans une école de design que tu paies et que t’apprends un métier intégré aux entreprises, t’apprends une méthode et t’es pas là pour poser des questions, t’es là pour répondre au brief, donner des idées puis les développer et les faire industrialiser, t’es pas là pour poser des questions ou avoir une éthique, enfin ce positionnement de questionner les choses dépend énormément du contexte dans lequel on est. Tu vas poser la même question à dix salariés de Décathlon t’auras 90 % des gens qui vont dire « de la recherche Pff » et des designers indépendants où ce sera tout l’inverse, où en fait nous on est passionnée de ça du coup oui.

P.F : Mais, par exemple, pour les employés de Décathlon ce serait plus du désintérêt qu’une sorte de méfiance envers la théorie qui viendrait les rationaliser, les..

XXXX1 : ...les cadrer ? Non c’est pas ça, pour moi la théorie c’est..

P.F : Mais pour le point de vue de ces gens-là ?

XXXX1 : Je ne sais pas s’ils comprendraient un intérêt, ils se demanderaient pourquoi.

P.F : Ce serait donc plus une sorte de désintérêt de la scientifisation du design plus qu’une sorte de méfiance ?

XXXX1: Oui. Mais c’est vrai qu’en parlant de design, quand tu as parlé de scientifisation du design, j’ai tout de suite eu un sentiment de méfiance, je me suis dit « tiens qu’est-ce que ça veut dire en fait.. », je pense qu’il faudrait m’expliquer un peu plus qu’est-ce que ça veut dire une scientifisation..

P.F : Enfin un développement d’une sorte de connaissance scientifique du design comme une discipline universitaire.

XXXX1 : Ah, mais ce n’est pas déjà le cas ?

P.F : Si mais le fait est que dans les précédents interviews il y avait parfois l’impression que les designers rechignaient, enfin se méfiaient...

XXXX1 : Oui après, c’est vrai que, enfin ce qui est méfiant c’est que dans la science il y a toujours cette idée de protocole, et un protocole design c’est, enfin on ne peut pas faire un protocole universel pour la méthode de design, ça voudrait dire qu’on aurait trouvé une définition au mot, chose qui n’est pas encore réalisée, et trouver un protocole c’est là où ça apporte méfiance puisque ça veut dire une seule méthode.

P.F : Donc quelque-chose de plus autoritaire potentiellement ?

XXXX1: Voilà, potentiellement, alors que le design est complètement universel, c’est pour ça que la définition est super compliquée à trouver et qu’elle ne plaît à personne et que chacun a sa propre définition, chacun a sa propre méthode pour faire du design et c’est pour ça que chaque thèse est intéressante et différente, donc selon les points qu’on va traiter on va appliquer différentes méthodes.

Conclusion

P.F : Éventuellement s’il est possible de revenir sur le volet de la connaissance scientifique du design, vous avez demandé si les designers...si vous vous reconnaissez dans les designers qui assimilent la théorie du design et l’histoire, est-ce que vous auriez des exemples autres de théorie du design ou élaborée à partir du design ?

XXXX1 : En terme de théorie en ce moment ce que je lis ça s’appelle La Zone obscure de Vincent Bobois, et en fait c’est un livre très théorique qui retrace toutes les notions de morphogénese, tout ce qui tient à la création de forme, et donc va retracer les théorie de Baudrillard, de Simondon , de Heidegger et les ré.. enfin, pas les repositionner, mais du coup elles existent et lui il redonner un autre point de vue sur justement cette zone de création, zone obscure où la création naît, et donc le design c’est tout un travail de création et donc il en parle très bien.

P.F : Y a-t-il un point sur lequel vous souhaitez revenir ? Un autre que vous souhaitez aborder ?

XXXX1: Non je n’ai pas d’autres questions, je trouve que les points ont été très bien abordés, merci.

P.F : Merci à vous pour le temps que vous m’avez accordé.


  1. Paul Floutié est étudiant en Master 2 Design, Arts, Médias, Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2023-2024.