L’entretien qui suit a été réalisé le 4 décembre 2023. Victor Boldrini est un designer graphique argentin basé en Mendoza, en Argentine, et professeur à l’Université National de Cuyo (UnCuyo). Il a fondé le studio « Boldrini & Ficcardi », une agence indépendante de design qui conçoit des labels et des étiquettes pour des bouteilles de vin, pour des caves et producteurs en Argentine et à l’International. Il a accepté de répondre à nos questions autour de l’éthique de design et ses pratiques. Cette enquête s’est déroulée en espagnol : elle a donc été traduite par mes soins.
1. Travail et reconnaissance
Malena Martinez1 : Bonjour, Victor. Je vous remercie de m’accorder de votre temps pour réaliser notre enquête sur le design et ses pratiques. Notre premier volet concerne le travail de designer et la reconnaissance qui peut lui être attaché.
Pourriez-vous tout d’abord nous dire quelques mots sur le type de structure dans laquelle vous travaillez actuellement ? Quelle y est votre fonction et dans quelles conditions l’exercez-vous ?
Victor Boldrini : En tant que designer, j’ai un studio de design que je partage avec un vieil ami à moi depuis 1991 et trois autres personnes qui nous y ont rejoint. On conçoit les projets entre tous, il n’y a aucun rôle de hiérarchie pyramidale, on jette des idées, on discute et on développe celle du celui qui a la meilleure proposition. Aussi, beaucoup de notre travail est lié à la participation avec le client, pas tant artistiquement, sinon sur le contenu cultuel des projets qui est la vente des vins car tous ce qu’on fait est à la demande.
M.M : Et en tant que professeur ?
V.B : J’enseigne à la UnCuyo un cours qui est optatif pour tous les étudiants qui soient dans les métiers d’architecture, design de produit ou graphisme. La matière s’appelle « Atelier de Graphique Expérimental » où l’on essaye d’aborder des nouvelles formes de créativité ou de résoudre des problèmes de façon non-traditionnelle. C’est lié à l’histoire, à la chance, à l’aléatoire, aux épreuves…Le but est d’essayer de concevoir des choses que t’aurais jamais imaginé et nous analysons entre tous en quoi le projet est pertinent ou pas. La particularité de ce cours ce que les projets ne sont pas notés, car si l’un des étudiants a la meilleure note les autres vont essayer de faire comme celui qui a la meilleure note et ne vont pas expérimenter des autres choses. Il y a, quand même, une note à la fin si t’as présenté tous les projets pour valider le cours. Mais ce qui est important est de faire l’expérience.
M.M : Dans une précédente enquête, plusieurs designers ont fait état d’une insatisfaction par rapport à leur travail. Ils disaient se sentir empêchés d’accomplir correctement les missions — les projets — qui leur étaient confiés : par exemple, de ne pas avoir le temps nécessaire pour entamer un véritable dialogue avec leur client. Confirmez-vous ce sentiment d’empêchement ? Auriez-vous des exemples de situations qui l’illustrent ?
V.B : En vérité nous dans le studio on n’a pas eu ce problème-là. On a toujours pu entamer une bonne conversation avec le client avant de faire le projet, voir ce que celui-ci nécessite, ce qu’il attend de nous, après on parle de ce que nous pouvions lui apporter. Ensuite on lui montre plusieurs idées, jamais une seule, parfois dix, peu importe car on cherche des différents cheminements pour meilleur résoudre, disons, la commande. Ainsi commence à se construire une relation de société, même d’amitié. On ne l’a jamais vue comme tu me demandes quelque chose, je la fais et c’est tout. On fait toujours une réunion, on discute et on voit au mieux. On ne l’aborde jamais comme un rapport impersonnel, par internet par exemple. Même, les clients de l’étranger on les a connus dans les vignobles et les caves à vin. Pas seulement en Argentine, parfois on voyage en Italie, en France, en Allemagne... et on a gardé des relations qui durent des années.
M.M : Les conditions de travail influent beaucoup sur la manière dont la profession de designer est vécue. Dans votre cas, diriez-vous que la coopération avec vos collègues est satisfaisante ? Vous sentez-vous reconnu dans vos capacités propres ou, à l’inverse, souffrez-vous d’indifférence, voire de mépris ?
V.B : Pour nous les relations sont très importants. Plus importants que qui fait le meilleur dessin ou une bonne typographie car cela s’apprend, le reste est plus difficile à apprendre, on est tout le temps ensemble, on mange ensemble, on se raconte tout… c’est aussi de l’amitié et les conditions de travail, que l’endroit du travail soit beau, aussi est très important. Pour moi en tout cas, c’est très important que l’espace de travail soit beau.
2. Éthique et horizon politique
M.M : Le second volet de notre entretien porte plutôt sur des questions d’ordre éthique et sur le sens politique du métier de designer.
La première question est : Avez-vous l’impression que le milieu du design est dépourvu d’éthique ? Qu’il est peu soucieux de ce qu’il produit, de pour qui les projets sont faits, de comment ces derniers sont conçus puis réalisés, etc. Ou avez-vous plutôt le sentiment que la profession suit une sorte de déontologie, même si cette dernière n’est pas toujours clairement énoncée ?
V.B : Moi, je crois que l’éthique ne vient pas de la profession mais des personnes qui l’exercent et qui appliquent cette profession. L’éthique… elle peut être égal pour tous dans des situations très essentiels et dans quelques situations quelqu’un va la voir d’une façon et un autre d’une autre. Je crois que l’éthique se réduit à ce dont t’es fier de démontrer que t’as fait et ce dont tu n’es pas fier du tout.
M.M : Avez-vous personnellement vécu une situation de projet qui vous a posé un « cas de conscience » ? Ou avez-vous recueilli des témoignages de collègues (ou partenaires de travail) ayant vécu ce type de difficulté morale au travail ?
V.B : Oui. Ça nous est arrivé une fois lorsqu’une société minière est venu nous demander un projet, une présentation d’une « minière pour l’eau » pour le gouvernement ici à Mendoza, rien de spécial en termes de produit. La moitié parmi nous voulait le faire, l’autre moitié ne voulait pas. Après un grand débat entre nous dans le studio on a dit « bon, si c’est approuvé par le gouvernement et ceci est bien c’est d’accord » mais finalement à cause d’une question de budget le projet n’était pas approuvé. Mais c’était un grand débat car on n’était pas complètement d’accord avec ce qui apparenté la compagnie minière. On n’était pas sûrs si c’était vrai ou faux ce qu’ils nous racontaient, au niveau de ce que nous pouvions savoir.
M.M : L’histoire du XXe siècle nous apprend que des designers ont pu se mettre au service de régimes totalitaires. Pensez-vous que la profession a gardé mémoire ou a l’intuition de cette compromission ? Dans une perspective plus contemporaine, les designers vous paraissent-ils préoccupés par des questions sociales et politiques ? Par des manières plus justes d’organiser la vie de nos sociétés (ZAD, ou autres), la distribution du travail et des produits du travail (coopératives…), l’accession à l’éducation ou à la santé, pour ne prendre que quelques exemples, et à la façon dont le design peut jouer un rôle ?
V.B : Moi je crois que oui Malena, il y en a des designers qui se préoccupent et d’autres qui se ne se préoccupent pas, cela dépend du travail qu’ils font aussi. Par exemple, j’ai connu un jeune garçon français qui travaillait dans la Biennale de l’Affiche en Bolivie et qui travaillait exclusivement en concevant des affiches pour le parti communiste. Après si tu dois faire l’emballage d’un carton de lait, par exemple, ou l’étiquette d’une bouteille de vin je ne sais pas jusqu’où c’est approprié que tu manifestes cet engagement politique ou pas dans l’étiquette, vue que ton travail est la communication d’un produit qui appartient à une autre personne. Moi comme individu est-ce que c’est pertinent que je manifeste un compromis politique à travers ce qu’il a à communiquer, que c’est de vendre un produit ? Si c’est un petit producteur peut-être que oui mais si c’est un grand producteur ça ne marche pas. C’est là que cet aspect devient complexe.
Moi je crois que le design est présent partout, cela soit dès l’interface d’un téléphone jusqu’à un panneau sur une porte que dit « je reviens dans 10 minutes », c’est compliqué de déterminer une participation politique devant tout ça. Je pense que personne n’aime les régimes totalitaires mais supposons qu’un millionnaire d’une entreprise globale, d’un produit que tout le monde achète, me demandait de lui faire un emballage. Supposons que ce n’était pas éthique que je travaille pour cet homme car il est un exploiteur, si je ne pouvais pas faire autrement comment je me prends devant cette situation ? Du coup qui va nourrir ma famille ? Il y a une expression ici que dit « c’est plus facile d’être courageux avec le corps de quelqu’un d’autre », il faut se mettre dans les chaussures de l’autre personne aussi dans ce genre des situations.
Il n’y a pas des mesures réelles sur beaucoup des impacts du design, il y a des mesures sur la quantité de ventes par exemple mais ce n’est pas le seul item du design. Il est donc très difficile de mesurer cet impact comme si c’était une science exacte, du coup ça devient une question de perception et de désir plutôt que des outils précis pour contrôler l’impact du design, oui il y a des intérêts, on essaye tous d’aborder ça, mais ce n’est pas toujours facile d’y réussir.
3. Science et design
M.M : Le dernier volet de notre enquête traite des connaissances relatives au design. Pourriez-vous nous expliquer quelle formation vous avez suivie ? Dans une précédente enquête portant sur les formations, des designers assimilaient théorie du design et histoire. Est-ce aussi votre cas, ou auriez-vous d’autres exemples de théories concernant le design ou élaborées à partir du design ?
V.B : Pour moi, la formation a plusieurs partis. Une partie est la formation académique, que je suivi dans une université publique (l’Université Nationale de Cuyo à Mendoza), après il y a une formation personnelle lié à tes intérêts particuliers, dans mon cas j’aimais beaucoup l’histoire de l’art, l’architecture, et la troisième partie est celle de l’expérience professionnelle que pour moi c’est celle du domaine viticole qui est une connaissance à part. Cette dernière, ils ne me l’ont pas donnée à l’université, c’est une connaissance empirique d’apprendre en essayant.
M.M : Il semble que, parfois, le milieu du design se tient à distance du type d’entretien que nous menons ensemble, par exemple, c’est-à-dire d’une tentative pour connaître scientifiquement le design et ses pratiques. Pensez-vous qu’il s’agisse de désintérêt, de rejet épidermique, de crainte ? Ou que ce soit là une vue faussée ?
V.B : Je trouve que beaucoup des personnes se posent ces genres des questions éthiques, pas en tant que communauté mais en tant qu’individus. Par exemple, les médecins, les dentistes, est-ce qu’ils se posent des questions éthiques ? Si ta profession et d’être tout le temps dans un laboratoire, en prenant des patients, les questions éthiques deviennent plus complexes mais tu te le poses quand-même. Dans tous les domaines il y a des professionnels qui s’interrogent, quelques-uns prennent des attitudes conséquentes avec leur idée, même si les autres ne sont pas d’accord et ils continuent à être conséquents avec leur propos.
M.M : Voudrais-vous conclure sur un point éthique ?
V.B : L’éthique dépende des personnes, si quelqu’un est d’une telle façon il va toujours être ce qu’il est. La conséquence qui fait que cela devienne complique ce que lors d’un désaccord éthique soit tu pourrais être enlevé d’un groupe soit tu vas partir car tu ne partages pas un mode de penser. Personne ne t’oblige à rien faire éthiquement, c’est à toi de voir si t’acceptes un projet ou pas, cependant je comprends que pour des gens dans certaines situations la question éthique se complexifie.
M.M : Encore merci pour le temps que vous m’avez accordé et vos réponses.
-
Malena Martinez est étudiante en Master 2 « Design, Arts & Médias », Paris 1 Panthéon Sorbonne 2023 / 2024 ↩