Entretien avec Taylor Barron
Malala Ralambotiana

Propos recueillis le 14 décembre 2023. Taylor Barron est une designer graphique, originaire de Seattle, Washington, qui vit à Paris, en France. Elle a obtenu un baccalauréat en beaux-arts à l'Institut de technologie DigiPen1 en 2017. En tant qu'artiste indépendante, elle se concentre sur l'illustration, les peintures murales, la conception de personnages, la peinture d'arrière-plan et l'art conceptuel. Elle a accepté de répondre à nos questions dans le cadre de notre enquête sur le design et ses pratiques.

1. Travail et reconnaissance 

Malala Ralambotiana2 : Bonjour, Taylor Barron. Je vous remercie de m’accorder de votre temps pour réaliser notre enquête sur design et ses pratiques. Notre entretien comporte trois volets. Notre premier volet concerne le travail de designer et la reconnaissance qui peut lui être attaché. Pourriez-vous tout d’abord nous dire quelques mots sur le type de structure (université, école, entreprise…) dans laquelle vous travaillez actuellement ? Quelle y est votre fonction et dans quelles conditions l’exercez-vous ?

Taylor Barron : Je travaille actuellement en tant que freelance. La majorité́ de mes clients sont des maisons d'édition, des clients indépendants et des entreprises.

En général, je réalise une variété́ de projets, principalement des illustrations de livres pour enfants, des illustrations éditoriales, des concepts artistiques pour des dessins animés et des peintures murales.

M.R : Dans une précédente enquête, plusieurs designers on fait état d’une insatisfaction par rapport à leur travail. Ils disaient se sentir empêchés d’accomplir correctement les missions — les projets — qui leur étaient confiés : par exemple, de ne pas avoir le temps nécessaire pour entamer un véritable dialogue avec leur client. Confirmez-vous ce sentiment d’empêchement ? Auriez-vous des exemples de situations qui l’illustrent ?

T.B : J'ai rencontré́ des difficultés à la fois en tant que travailleur à temps plein dans un studio et en tant qu'indépendante. La bureaucratie et les structures fiscales s'avèrent être une lutte pour moi et pour le temps que je consacre au travail. Mes clients sont généralement patients et savent donner leurs commentaires, j'ai donc eu de la chance de ce côté-là.

M.R : Les conditions de travail influent beaucoup sur la manière dont la profession de designer est vécue. Dans votre cas, diriez-vous que la coopération avec vos collègues (partenaires de travail) est satisfaisante ? Vous sentez-vous reconnu dans vos capacités propres ou, à l’inverse, souffrez-vous d’indifférence, voire de mépris ? Pourriez-vous décrire des situations correspondant à ce que vous éprouvez ?

T.B : Par le passé, j'ai eu des difficultés avec mes collègues, mais dans l'ensemble, tout s'est déroulé́ de manière satisfaisante. Il peut être difficile de communiquer, surtout lorsqu'il y a une divergence d'opinion, et parfois les gens prennent les critiques personnellement. Nous avons toujours eu du respect l'un pour l'autre et cela ne pose généralement pas de problème. Au début de ma carrière, j'ai dû faire face au sexisme et au fait de ne pas être prise au sérieux. L'un de mes collègues a parlé́ au-dessus de moi lors d'une présentation, mais heureusement, mon idée était plus forte et j'ai été choisie pour continuer.

2. Éthique et horizon politique 

M.R : Le second volet de notre entretien porte plutôt sur des questions d’ordre éthique et sur le sens politique du métier de designer. Avez-vous l’impression que le milieu du design est dépourvu d’éthique ? Qu’il est peu soucieux de ce qu’il produit, de pour qui les projets sont faits, de comment ces derniers sont conçus puis réalisés, etc. Ou avez-vous plutôt le sentiment que la profession suit une sorte de déontologie, même si cette dernière n’est pas toujours clairement énoncée ? 

T.B : Je pense que de plus en plus de designers se préoccupent de l'éthique, mais c'est encore un combat. En tant qu'artistes, nous n'avons pas toujours le dernier mot et nos clients sont ceux qui contrôlent le plus, il peut donc être difficile de suivre une éthique personnelle. Il m'est arrivé́ de refuser des projets parce que je n'étais pas d'accord avec l'éthique de l'entreprise, comme la fast fashion3 par exemple. Je pense que les créateurs indépendants ont un peu plus de liberté́, mais nous sommes toujours limités par notre besoin de travail et d'argent pour subvenir à nos besoins. Récemment, beaucoup d'artistes se sont retrouvés au chômage et il est plus facile de faire des compromis sur l'éthique lorsque le désespoir s'installe.

M.R : Avez-vous personnellement vécu une situation de projet (ou autre) qui vous a posé un « cas de conscience » ? Avez-vous recueilli des témoignages de collègues (ou partenaires de travail) ayant vécu ce type de difficulté morale au travail ?

T.B : L'année dernière, mon agence m'a proposé́ un projet à caractère religieux. Le livre lui-même était plus historique et ne posait aucun problème, j'ai donc accepté. À la fin, j'ai été renvoyée à cause de mes opinions sur le féminisme et la liberté́ de choix, et l'auteur s'est révélé́ être un anti-féministe de droite. J'aurais aimé́ faire plus de recherches sur l'auteur avant le projet.

M.R : L’histoire du XXe siècle nous apprend que des designers ont pu se mettre au service de régimes totalitaires. Pensez-vous que la profession a gardé mémoire ou a l’intuition de cette compromission ? Dans une perspective plus contemporaine, les designers vous paraissent-ils préoccupés par des questions sociales et politiques ? Par des manières plus justes d’organiser la vie de nos sociétés (ZAD, ou autres), la distribution du travail et des produits du travail (coopératives…), l’accession à l’éducation ou à la santé, pour ne prendre que quelques exemples, et à la façon dont le design peut jouer un rôle ? 

T.B : Je pense que les artistes et les concepteurs se sont détachés de leur rôle de communicateurs et de participants à la politique. Je n'en étais pas très consciente jusqu'à récemment, et je pense que les écoles de design ont l'obligation de nous enseigner cela. En particulier aux États-Unis, d'où je viens, la prise de conscience générale est très faible. Je pense qu'il y a une sorte de séparation entre l'art, le design et la politique, alors qu'ils ont toujours été entrelacés dans le passé. Encore une fois, je pense que cela est dû en grande partie à la montée du capitalisme et au fait que nous nous cloisonnons dans nos tâches spécifiques afin de survivre et de gagner notre vie.

3. Science et design 

M.R : Le troisième et dernier volet de notre enquête traite des connaissances relatives au design. 

Pourriez-vous nous expliquer quelle formation vous avez suivie ? Dans une précédente enquête portant sur les formations, des designers assimilaient théorie du design et histoire. Est-ce aussi votre cas, ou auriez-vous d’autres exemples de théories concernant le design ou élaborées à partir du design ? 

T.B : Le diplôme que j'ai obtenu était une école très spécialisée dans l'art numérique pour les jeux vidéo et les dessins animés. Nous avons tout appris : la peinture traditionnelle, le dessin de figure modèle vivant, l'animation dessinée à la main, la modélisation 3D et l'art technique. L'observation a été mon plus grand talent et mon plus grand maître. Pour moi, le lien le plus important est donc la nature et la science. Les règles comme le nombre d'or, la règle des tiers, le contrapposto, etc. en sont la preuve.

M.R : Il semble que, parfois, le milieu du design se tient à distance du type d’entretien que nous menons ensemble, par exemple, c’est-à-dire d’une tentative pour connaître scientifiquement le design et ses pratiques. Pensez-vous qu’il s’agisse de désintérêt, de rejet épidermique, de crainte ? Ou que ce soit là une vue faussée ? 

T.B : À mon avis, je pense que les gens rejettent l'interdisciplinarité par peur ou par désintérêt. Mais c'est peut-être la chose la plus importante, non seulement pour les designers et les concepteurs, mais aussi pour les personnes de toutes compétences. L'acquisition d'autres types de connaissances vous aidera à voir les choses sous différents angles et à résoudre les problèmes de manière créative. D'un point de vue fondamental, je n'aurais jamais pu développer mes compétences en dessin sans mes cours de biologie et d'anatomie. Cela m'a permis de comprendre comment tout fonctionne ensemble.

4. Conclusion

M.R : Y a-t-il un point sur lequel vous souhaitez revenir ? Un autre que vous souhaitez aborder ?

T.B : Je n'ai pas l'habitude de recevoir des questions aussi intéressantes et stimulantes, et j'aimerais que le monde de l'art et du design se concentre davantage sur les thèmes de l'éthique, de la politique et de la communauté. Le monde du design traverse une période très difficile compte tenu de l'essor de l'IA et de l'utilisation des médias sociaux, et je pense que les prochaines années seront déterminantes pour trouver une solution permettant à la fois de protéger et de soutenir les designers, les artistes, et de leur permettre d'utiliser leur propre pouvoir et leur propre voix.

M.R : Encore merci beaucoup pour le temps que vous m’avez accordé. 


  1. Le DigiPen Institute of Technology est une université située à Redmond dans l'état américain de Washington dont ses activités éducatives et formatives principales sont l’art, l’informatique et le génie informatique en mettant l'accent sur les jeux vidéos. 

  2. Étudiante en Master 2 « Design, Arts, Médias » à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (2023-2024). . 

  3. La fast fashion (mode rapide) désigne une mouvance de marques qui produisent des vêtements très vite, très souvent, et pour pas cher. La fast fashion est décriée pour ses nombreuses conséquences sociales et environnementales.