L'entretien qui suit a été réalisé le 18 décembre 2023. Sacha Dukic, designer et styliste de renom, a laissé une empreinte sur l'industrie de la mode. Sa créativité a marqué des marques prestigieuses telles que Joseph, Nike, Mexx, Alain Mikli, Kenzo, Jean Colonna, Martine Sitbon, et bien d'autres. Au-delà de ses collaborations de renom, sa passion pour la création l'a conduit à travailler en freelance et à partager son expertise en tant qu'enseignant. Il a accepté de répondre à nos questions dans le cadre d’une enquête concernant le design et ses pratiques.
1. Travail et reconnaissance
Maryam Alikhani1 : Bonjour Sacha Dukic. Je vous remercie de m’accorder de votre temps pour réaliser notre enquête sur design et ses pratiques. Notre entretien comporte trois volets.
Notre premier volet concerne le travail de designer et la reconnaissance qui peut lui être attachée. Pourriez-vous tout d’abord nous dire quelques mots sur le type de structure (université, école, entreprise…) dans laquelle vous travaillez actuellement ? Quelle y est votre fonction et dans quelles conditions l’exercez-vous ?
Sacha Dukic : Je travaille aujourd'hui sur deux plans. Après 25 années passées en entreprise, j’exerce mon métier en freelance depuis 5 ans, en accompagnant diverses marques dans leur développement style. En parallèle, j’enseigne mon métier de styliste de mode dans une école supérieure. Je donne des cours de stylisme de mode, de processus de création et de direction artistique de la 1ère à la 3ème année. J’accompagne également ces étudiants lors de séminaires thématiques.
M.A : Dans une précédente enquête, plusieurs designers on fait état d’une insatisfaction par rapport à leur travail. Ils disaient se sentir empêchés d’accomplir correctement les missions — les projets — qui leur étaient confiés : par exemple, de ne pas avoir le temps nécessaire pour entamer un véritable dialogue avec leur client. Confirmez-vous ce sentiment d’empêchement ? Auriez-vous des exemples de situations qui l’illustrent ?
S.D : Je comprends les stylistes dont vous parlez, et c’est vrai que le temps est un facteur important. Tout est très relatif. Cela dépend des entreprises et de leurs organisations internes, mais aussi des intervenants et des fournisseurs. Le dialogue doit être clair entre les services. Le plus difficile est de conserver sa force au produit, celle qui découle directement de l’instinct et du sens créatif du styliste. La genèse d’une collection doit d’abord se faire créativement et, ensuite, on vient y apposer le besoin et/ou la notion produit. Parfois, cela se fait en même temps dans certaines maisons. C’est une phase délicate. L’autre gros inconvénient des entreprises aujourd'hui est le nombre d’intervenants pour la moindre décision et les réunions interminables. Pour ce qui est de la dernière partie de votre question, je pense que le facteur le plus empêchant sont les délais de plus en plus courts.
M.A : Les conditions de travail influent beaucoup sur la manière dont la profession de designer est vécue. Dans votre cas, diriez-vous que la coopération avec vos collègues (partenaires de travail) est satisfaisante ? Vous sentez-vous reconnu dans vos capacités propres ou, à l’inverse, souffrez-vous d’indifférence, voire de mépris ? Pourriez-vous décrire des situations correspondant à ce que vous éprouvez ?
S.D : De mes débuts à aujourd’hui, je n’ai jamais eu de véritables problèmes relationnels avec mes collaborateurs. L’écoute et le dialogue m’ont permis de construire sur des bases solides avec mes collègues. Ma curiosité du travail de chacun m’a permis de comprendre les différents postes ou profils et de progresser ainsi en groupe. Avec le temps cela m’a permis de développer une approche très réaliste du processus de création, porté sur l’innovation, le produit et son optimisation.
2. Éthique et horizon politique
M.A : Le second volet de notre entretien porte plutôt sur des questions d’ordre éthique et sur le sens politique du métier de designer.
Avez-vous l’impression que le milieu du design est dépourvu d’éthique ? Qu’il est peu soucieux de ce qu’il produit, de pour qui les projets sont faits, de comment ces derniers sont conçus puis réalisés, etc. Ou avez-vous plutôt le sentiment que la profession suit une sorte de déontologie, même si cette dernière n’est pas toujours clairement énoncée ?
S.D : Je ne pense pas que le milieu du design soit dépourvu d’éthique. Mais c’est sûr qu’il y a encore des maisons qui ne se posent pas trop de questions. Je pense qu’il est aujourd’hui important d’intégrer les notions de responsabilité et de durabilité dans tout ce que l’on entreprend dans la mode, du début à la fin. En ce qui me concerne, c’est une question de bon sens, mais aussi d’économie. Les changements sont complexes et ont un coût important.
M.A : Avez-vous personnellement vécu une situation de projet (ou autre) qui vous a posé un « cas de conscience » ? Avez-vous recueilli des témoignages de collègues (ou partenaires de travail) ayant vécu ce type de difficulté morale au travail ?
S.D : Non, je n’ai pas eu l’occasion de vivre ou avoir eu connaissance de ce genre de « cas de conscience ». Les entreprises pour lesquelles je travaille ou ai travaillé avaient une véritable veille sur le sourcing et les processus de développement et fabrication. Je n’ai pas connu ce genre de difficulté morale dans mon entourage.
M.A : L’histoire du XXe siècle nous apprend que des designers ont pu se mettre au service de régimes totalitaires. Pensez-vous que la profession a gardé mémoire ou a l’intuition de cette compromission ?
Dans une perspective plus contemporaine, les designers vous paraissent-ils préoccupés par des questions sociales et politiques ? Par des manières plus justes d’organiser la vie de nos sociétés (ZAD, ou autres), la distribution du travail et des produits du travail (coopératives…), l’accession à l’éducation ou à la santé, pour ne prendre que quelques exemples, et à la façon dont le design peut jouer un rôle ?
S.D : Je pense que certaines maisons gardent des traces de ce passé. Un historien de la mode serait plus approprié pour répondre à ce genre de question.
Oui, des designers sont très conscients des enjeux d’aujourd’hui et construisent leurs collections de façon responsable. Par exemple, certains jeunes créateurs aident à la réinsertion sociale par le travail.
3. Science et design
M.A : Le troisième et dernier volet de notre enquête traite des connaissances relatives au design.
Pourriez-vous nous expliquer quelle formation vous avez suivie ? Dans une précédente enquête portant sur les formations, des designers assimilaient théorie du design et histoire. Est-ce aussi votre cas, ou auriez-vous d’autres exemples de théories concernant le design ou élaborées à partir du design ?
S.D : J’ai d’abord suivi une formation de modélisme en haute-couture tailleur et flou, avant d’intégrer le Studio Berçot, une école de stylisme de mode. Dans cette école, j’ai appris le dessin de mode sous toutes ses coutures. Il y avait des cours d’histoire de la mode également. Le plus important était la création de collections de vêtements, l’inspiration, et le processus créatif. Apprendre à être curieux de tout, ouvert à tout.
M.A : Il semble que, parfois, le milieu du design se tient à distance du type d’entretien que nous menons ensemble, par exemple, c’est-à-dire d’une tentative pour connaître scientifiquement le design et ses pratiques. Pensez-vous qu’il s’agisse de désintérêt, de rejet épidermique, de crainte ? Ou que ce soit là une vue faussée ?
S.D : Je pense que c’est une vue faussée. Tout dépend des interlocuteurs, non ?
4. Conclusion
M.A : Y a-t-il un point sur lequel vous souhaitez revenir ? Un autre que vous souhaitez aborder ?
S.D : Non, il n’y a rien de spécifique.
M.A : Encore merci pour le temps que vous m’avez accordé.
S.D : Merci à vous.
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Maryam Alikhani est étudiante en Master 2 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2023-2024. ↩