L’entretien qui suit a été réalisé le 4 janvier 2024. Neil Poulton est designer diplômé de l'université d'Édimbourg, avec un Bachelor en science en design(1985) et de la Domus Academy de Milan (1988). Il s’installe à Paris en 1991 et y travaille à son compte depuis, il est notamment connu pour son travail avec LaCie ou encore Artemide. Il a accepté de participer à notre enquête sur le design et ses pratiques.
1.Travail et reconnaissance
Max Roos : Bonjour, Neil Poulton. Je vous remercie de m’accorder de votre temps pour réaliser notre enquête sur le design et ses pratiques. Notre entretien comporte trois volets. Notre premier volet concerne le travail de designer et la reconnaissance qui peut lui être attaché. Pourriez-vous tout d’abord nous dire quelques mots sur le type de structure (université, école, entreprise…) dans laquelle vous travaillez actuellement ? Quelle est votre fonction et dans quelles conditions l’exercez-vous ?
Neil Poulton : Bonjour, je m'appelle Neil Poulton, je suis designer. Actuellement, et ce depuis 30 ans, j'exerce en tant qu'indépendant. Je collabore avec de nombreuses entreprises, que ce soit à la suite de leurs sollicitations pour réaliser des projets conformes à leurs briefs, ou en initiant des projets que je tente de concrétiser avec des partenaires. Ainsi, je me charge de la conception, du design et d'une partie de l'ingénierie. Cependant, je me limite à ces étapes et n'assume pas la fabrication, la commercialisation, la distribution ni la communication, laissant ces aspects à mes partenaires.
M.R : Dans une précédente enquête, plusieurs designers ont fait état d’une insatisfaction par rapport à leur travail. Ils disaient se sentir empêchés d’accomplir correctement les missions — les projets — qui leur étaient confiés : par exemple, de ne pas avoir le temps nécessaire pour entamer un véritable dialogue avec leur client. Confirmez-vous ce sentiment d’empêchement ? Auriez-vous des exemples de situations qui l’illustrent ?
N.P : Dans mon cas, ce scénario ne s'applique pas. J'occupe une position dotée d'un certain pouvoir. Mon approche diffère, car je travaille fréquemment avec des royalties, partageant le succès ou l'échec du projet avec le partenaire Je travaille directement avec les entreprises, le plus souvent en collaboration avec les directeurs, les propriétaires ou les PDG. Si l'on travaille pour une agence avec une rémunération horaire, on peut se retrouver dans une situation différente. Les designers, en tant qu'individus, sont souvent exigeants, cherchant constamment à perfectionner leur travail. Le client n’est pas toujours prêt à payer pour cela.
Il y a toujours des compromis à faire avec le client, et avec suffisamment d'intelligence, il est possible de commercialiser un produit tout en préservant son essence d'origine, sa raison d'être. Par exemple, dans un récent projet de haut-parleur Bluetooth, j'avais conçu une grille que je trouvais sublime. Cependant, tous les groupes de test l'ont détestée. C'est parfois frustrant de devoir simplifier, mais l'idée du haut-parleur Bluetooth est demeurée intacte :j'ai dû le simplifier. Parfois certains détails peuvent être sacrifiés si l'idée fondamentale, le concept de base est préservé.
Prenons le contre-exemple du Rugged, un disque dur emblématique fabriqué par LaCie1. Au début, ce produit ne correspondait à aucun standard, mais j'ai bénéficié d'un fort soutien de la part de Philippe Spruch, alors PDG de LaCie. À l'époque, le produit ne s'intégrait ni dans l'univers Mac ni PC, ni dans les bureaux ou les maisons : le marketing ne voulait pas du produit. C'est grâce au soutien du PDG, à cette position de pouvoir, que le produit a pu voir le jour.
M.R : Les conditions de travail influent beaucoup sur la manière dont la profession de designer est vécue. Dans votre cas, diriez-vous que la coopération avec vos collègues (partenaires de travail) est satisfaisante ? Vous sentez-vous reconnu dans vos capacités propres ou, à l’inverse, souffrez-vous d’indifférence, voire de mépris ?
Pourriez-vous décrire des situations correspondant à ce que vous éprouvez ? Mais vous travaillez plutôt seul non?
N.P : Oui, mais cela dépend de la quantité de travail que j'ai et du type de projet en cours. Lorsque la charge de travail devient trop importante, que ce soit en raison du volume de travail ou de la complexité du projet, j'engage des assistants ou des ingénieurs externes avec lesquels je travaille depuis longtemps. À un moment donné, j'avais trois employés à temps plein, mais cela a transformé mon rôle de designer en gestionnaire. Ainsi, lorsque je n'ai pas besoin d'une équipe, je préfère travailler en solitaire.
En ce qui concerne l'indifférence et le mépris, lorsque j'ai débuté dans le domaine du design dans les années 80, peu de personnes comprenaient ce qu'était réellement le design. À cette époque, la seule manière de convaincre un client était de proposer un avantage concret pour le produit, que ce soit en créant quelque chose d'unique ou en utilisant des matériaux moins coûteux pour reproduire des concepts existants. En mettant en avant ces aspects comme arguments principaux, nous pouvions faire passer toutes les autres valeurs du design de manière subtile, sans que le client s'en rende compte.
En ce qui concerne le mépris, je suis diplômé d'une école d'ingénierie à l'université d'Édimbourg, avec un Bachelor en science en design. Cependant, les ingénieurs me considéraient comme un artiste, tandis que les artistes me percevaient comme un ingénieur.
M.R : Ah, c’est l’entre deux !
N.P : [Rires] C'est un entre-deux, mais si l'on observe la situation en France aujourd'hui, le titre de « designer » n'existe pas officiellement. On peut être architecte, dessinateur, styliste, esthéticien industriel... mais pas designer.
Le mépris envers les designers risque de s'accentuer de plus en plus avec l'avènement de l'intelligence artificielle. Nous observons déjà cette tendance, où les équipes marketing ne viennent plus avec un simple brief, mais avec une version pré-établie par une IA pour le projet. Au lieu de formuler le problème B, comme la recherche d'un moyen de transport entre points A et B, ils arrivent en disant, par exemple, « nous avons effectué nos recherches et pensons que le vélo électrique est la meilleure solution », alors qu'en réalité, il existe des milliers de manières de concevoir un moyen de transport. En tant que designer, on examine le projet en se demandant s'il est possible de s'y rendre à pied, en volant, en utilisant une roue unique, en skiant... cela dépend de l'environnement et des circonstances.
Ainsi, les briefs auxquels les designers seront confrontés à l'avenir seront beaucoup plus spécifiques, en raison du fait que les IA s'occupent déjà d'une partie du processus de créatioN.Pour l’instant, les IA ne sont pas capables de produire correctement des formes 3D mais, quand elles le seront, les spécialistes du marketing pourront créer l'objet en 3D et l'imprimer directement. Ainsi, ils arriveront au brief avec une version plus ou moins élaborée du vélo électrique, demandant aux designers de l'affiner.
M.R : Oui, je comprends, l’intelligence artificielle peut remplacer plusieurs métiers.
N.P : En attendant, nous, on en profite, ça nous fait gagner un temps fou. Pour les idées, je me promène ou je vais au musée et je génère des idées […]
2. Éthique et horizon politique
M.R : Alors on passe sur le deuxième volet, Éthique et horizon politique.
Il porte plutôt sur des questions d’ordre éthique et sur le sens politique du métier de designer. Avez-vous l’impression que le milieu du design est dépourvu d’éthique ? Qu’il est peu soucieux de ce qu’il produit, de ceux pour qui les projets sont faits, de comment ces derniers sont conçus puis réalisés, etc. Ou avez-vous plutôt le sentiment que la profession suit une sorte de déontologie, même si cette dernière n’est pas toujours clairement énoncée ?
N.P : Le domaine du design englobe une grande diversité, avec de nombreuses sous-catégories. Certains designers adoptent une vision futuriste, cherchant à améliorer le monde de demain. J'ai effectué ma maîtrise à Milan (Domus Academy en 1988), dans une école regroupant les grands philosophes italiens du design. Leur intérêt portait sur la manière dont le design pouvait améliorer la condition humaine. Ils ne se préoccupaient pas des objets, mais cherchaient des solutions aux problèmes concrets de l'humanité.
Certains designers, notamment au sein de grands groupes anglais et américains, adoptent une approche axée sur l'avenir en créant des solutions responsables qui préservent la planète. Cette démarche va au-delà du simple concept de neutralité carbone ; elle vise à faire progresser l'humanité. Cependant, il existe également de nombreux individus qui se concentrent sur des aspects plus triviaux, tels que la conception d'une touche de clavier.
Le défi réside dans le fait que le domaine du design est vaste, et de nombreux jeunes designers veulent se concentrer sur des projets utilisant des matériaux tels que le bambou ou des matières recyclées, sans empreinte carbone. Bien que louable, cela se heurte souvent à la réalité économique. Pour le client, chaque centime compte, et l'intégration de telles initiatives peut entraîner un coût supplémentaire de 51 centimes par unité, et cela à une échelle de production d'un million d'unités, représentant ainsi un coût considérable. Aujourd'hui, il devient impératif de revenir à des pratiques responsables, non seulement par choix éthique, mais également par nécessité.
En résumé, le domaine du design n'est pas dénué d'éthique, mais de nombreux acteurs ne disposent pas de la marge de manœuvre nécessaire pour exercer leur propre éthique. Certains designers créent des projets pour leur propre satisfaction personnelle, motivés par leur ego, mais il est essentiel de privilégier l'utile dans ces démarches.
M.R : Avez-vous personnellement vécu une situation de projet (ou autre) qui vous a posé un « cas de conscience » ? Avez-vous recueilli des témoignages de collègues (ou partenaires de travail) ayant vécu ce type de difficulté morale au travail ?
N.P : Comme je l'ai déjà évoqué, je suis souvent en dialogue avec des positions de pouvoir. Cependant, récemment, j'ai dû accepter certaines concessions. Par exemple, pour un projet où je voulais initialement utiliser du verre, j'ai finalement dû opter pour du polycarbonate en raison de contraintes de coûts, de faisabilité et de durabilité. Bien que je préférerais éviter l'utilisation du polycarbonate, car je m'efforce de réduire au maximum l'utilisation du plastique.
Certains projets soulèvent des questions éthiques et morales importantes. Par exemple, si on me demande de concevoir un pistolet, cela pourrait être un projet passionnant, mais on se retrouve face à un dilemme éthique. Concevoir un objet dont la fonction principale est de causer des dommages soulève des questions morales délicates. Personnellement, je refuserais un tel projet parce que je ne souhaite pas concevoir des objets qui peuvent être utilisés pour nuire aux personnes, même si ces projets sont financièrement attractifs.
M.R : L’histoire du XXe siècle nous apprend que des designers ont pu se mettre au service de régimes totalitaires. Pensez-vous que la profession a gardé mémoire ou à l'intuition de cette compromission ? Dans une perspective plus contemporaine, les designers vous paraissent-ils préoccupés par des questions sociales et politiques ? Par des manières plus justes d’organiser la vie de nos sociétés (ZAD, ou autres), la distribution du travail et des produits du travail (coopératives…), l’accession à l’éducation ou à la santé, pour ne prendre que quelques exemples, et à la façon dont le design peut jouer un rôle ?
N.P : Le concept de design a toujours existé, même si on ne l'appelait pas nécessairement ainsi. Depuis toujours, l'humanité a cherché des solutions élégantes et efficaces à des problèmes. Si tu parviens à trouver des solutions efficaces et élégantes à un problème, c'est cela le design. Il ne s'agit pas d'une invention du Bauhaus ou d'une époque particulière. Les designers ont pu mettre leurs compétences au service de divers régimes ou intérêts financiers, car ce sont des individus qui font des choix.
Il est important de reconnaître que certaines périodes de l'histoire ont présenté des défis moraux complexes pour les designers. Par exemple, imaginons un designer automobile ayant l'opportunité de concevoir la voiture du siècle, mais pour un individu comme Hitler. Refuser cette opportunité pourrait entraîner des conséquences graves, voire la détention en camp. Les personnes qui ont suffisamment de morale ou de convictions pour refuser de contribuer à des projets nocifs sont à admirer. Ce sont des héros, prêts à mourir pour leurs principes.
Du point de vue philosophique, il est facile de dire que « le designer ne doit pas faire le mal », mais dans la pratique, c'est une question complexe. Il est évident qu'un designer ne devrait pas servir des objectifs qui nuisent à l'humanité.
3. Science et design
M.R : Le troisième et dernier volet de notre enquête traite des connaissances relatives au desigN.Pourriez-vous nous expliquer quelle formation vous avez suivie ? Dans une précédente enquête portant sur les formations, des designers assimilaient théorie du design et histoire. Est-ce aussi votre cas, ou auriez-vous d’autres exemples de théories concernant le design ou élaborées à partir du design ?NP : J'ai obtenu un Bachelor of Science en design industriel à l'Université d'Édimbourg. Par la suite, mon expérience professionnelle à Londres au sein d'une agence s'est révélée insatisfaisante. Cependant, ma perspective sur le design a profondément évolué après la lecture d'un texte d'Andrea Branzi abordant l'harmonisation des objets par le design, une approche qui m'a particulièrement séduit durant les années 80, marquées par un vif intérêt pour les objets individuels produits en masse.
Ainsi, je me suis rendu en Italie à la Domus Academy pour poursuivre ma maîtrise, où j'ai eu l'opportunité d'apprendre auprès de figures éminentes telles qu'Andrea Branzi, Ettore Sottsass, Richard Sapper et Ezio Manzini. Cette période coïncidait avec le boom du design à Milan, juste après le mouvement Memphis, offrant un accès privilégié aux studios de design et aux fabricants de renom tels que Kartell, Alessi et Fiat. Ces expériences ont profondément influencé ma perspective globale.
Cependant, à la sortie de cette école, je me suis retrouvé dans une situation délicate, étant jugé inemployable par les agences, car mes projets ne correspondaient pas à leurs attentes. Mon parcours initial dans une école de sciences était axé sur l'idée fondamentale selon laquelle on ne peut concevoir des objets que l'on ne sait pas fabriquer. L'Italie a radicalement changé ma vision en m'apprenant à adopter une approche inverse.
M.R : Il semble que, parfois, le milieu du design se tient à distance du type d’entretien que nous menons ensemble, par exemple, c’est-à-dire d’une tentative pour connaître scientifiquement le design et ses pratiques. Pensez-vous qu’il s’agisse de désintérêt, de rejet épidermique, de crainte ? Ou que ce soit là une vue faussée ?
N.P : Le design peut être abordé d'un point de vue scientifique, mais ce n'est pas une obligation. Le design peut tout à fait être dépourvu de dimension scientifique ; il peut simplement susciter une réponse émotionnelle. De plus, le design n'exige pas nécessairement un diplôme. Comme je le dis souvent, si tu parviens à trouver une solution élégante et efficace à un problème, alors tu es designer. Il n'y a pas, à mon avis, de mépris envers les écoles, les pratiques ou les approches spécifiques ; toutes les approches ont leur validité. Bien qu'il soit utile d'écrire des livres sur le design, il ne faut pas oublier la dimension physique du design.
Je ne crois pas que le monde du design doive rester distant des discussions et des entretiens. Le but du design est de nous, les designers, apprendre. Je considère chaque interaction comme une opportunité d'apprentissage. Par exemple, à travers cette conversation j'ai appris en parlant avec toi.
M.R : Merci beaucoup pour votre temps, c'était super.
N.P : Merci à toi.
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LaCie est une entreprise française de périphériques pour ordinateurs fondée en 1989 par Philippe Spruch. ↩