Entretien avec Morgane Jouannet
Thalia Azout

L’entretien s’est déroulé le 13 décembre 2023. Morgane Jouannet est architecte d’intérieur et cheffe de pôle à Hospitality Studio, une branche attachée à Best-Western qui s’occupe de rénover les hôtels pour les faire entrer dans le cahier des charges et les normes de l’hôtellerie, ou simplement pour rafraîchir leur standing. Elle est souvent amenée à se déplacer sur les lieux pour discuter avec le client, les ouvriers et autres artistes impliqués dans le projet. Les projets qu’elle dirige sont conséquents, car la rénovation à grande échelle représente de gros budgets. Elle a accepté de répondre à nos questions dans le cadre d’une enquête dédiée au design et à ses pratiques.

1. Travail et reconnaissance

Thalia AZOUT1 : Notre premier volet concerne le travail de designer et la reconnaissance qui peut lui être attachée. Pourriez-vous tout d’abord nous dire quelques mots sur le type de structure (université, école, entreprise…) dans laquelle vous travaillez actuellement ? Quelle y est votre fonction et dans quelles conditions l’exercez-vous ?

Morgane Jouannet : Je travaille pour une entreprise dans le secteur de l'hôtellerie. Je suis architecte d'intérieur, chef de pôle et j’exerce au siège de l’entreprise.

T.A : Dans une précédente enquête, plusieurs designers on fait état d’une insatisfaction par rapport à leur travail. Ils disaient se sentir empêchés d’accomplir correctement les missions — les projets — qui leur étaient confiés : par exemple, de ne pas avoir le temps nécessaire pour entamer un véritable dialogue avec leur client. Confirmez-vous ce sentiment d’empêchement ? Auriez-vous des exemples de situations qui l’illustrent ?

M.J : Il y a toujours des contraintes qui freinent le rythme et la dynamique de travail. Par exemple, la quantité de processus dans l’entreprise conditionnent notre travail. Je pense par exemple au temps accordé pour les projets, mais surtout le budget qui freine notre capacité à entreprendre et à laisser libre cours à notre imagination. Il y a des avantages à ne pas avoir de process, mais je pense qu’il y a beaucoup d'inconvénients qui vont avec aussi.

T.A : Les conditions de travail influent beaucoup sur la manière dont la profession de designer est vécue. Dans votre cas, diriez-vous que la coopération avec vos collègues (partenaires de travail) est satisfaisante ? Vous sentez-vous reconnu dans vos capacités propres ou, à l’inverse, souffrez-vous d’indifférence, voire de mépris ? Pourriez-vous décrire des situations correspondant à ce que vous éprouvez ?

M.J : Tout se passe bien dans l’ensemble. Il n’y a pas de décalage entre les collègues et nous nous entraidons dans les différents projets. La responsable du pôle Design, Mathilde Langlois, attribue les projets selon les aptitudes et les intérêts de chacun. Du coup, chacun y trouve son compte.

2. Éthique et horizon politique

T.A : Le second volet de notre entretien porte plutôt sur des questions d’ordre éthique et sur le sens politique du métier de designer. Avez-vous l’impression que le milieu du design est dépourvu d’éthique ? Qu’il est peu soucieux de ce qu’il produit, de pour qui les projets sont faits, de comment ces derniers sont conçus puis réalisés, etc. Ou avez-vous plutôt le sentiment que la profession suit une sorte de déontologie, même si cette dernière n’est pas toujours clairement énoncée ?

M.J : De mon point de vue, ça va de mieux en mieux. On tente d'intégrer des matériaux responsables quand c’est possible. Le seul obstacle, c’est le client. C’est lui qui a le mot final sur les décisions et c’est surtout lui qui fixe le budget. On est malheureusement obligé de composer avec ce que l’on a, sur ce qu’il nous donne. Souvent, le budget s’envole dès qu’on incorpore des intentions écoresponsables. Le client préférera très souvent choisir le moins cher, au détriment de la qualité ou de l’éthique globale du projet.

T.A : Avez-vous personnellement vécu une situation de projet (ou autre) qui vous a posé un « cas de conscience » ? Avez-vous recueilli des témoignages de collègues (ou partenaires de travail) ayant vécu ce type de difficulté morale au travail ?

M.J : Sur un projet à Saint-Jean-de-Maurienne, j’ai vécu une vraie souffrance. Les relations avec le client étaient mauvaises. Le client m’a malmené durant plusieurs mois. Même si au final tout s’est bien terminé, j’ai eu du mal à aller à l'inauguration. Il fallait en plus prendre sur mon temps libre. Je me suis laissé influencer par mes collègues et j’y suis allé. L'idée de revoir le client m'était désagréable. Mais c’est aussi une grande partie du métier, savoir s’adresser au client, le satisfaire et faire en sorte que tout se déroule au mieux. Quand le client change trop souvent d’avis, on s'épuise intellectuellement et la créativité baisse.

T.A : L’histoire du XXe siècle nous apprend que des designers ont pu se mettre au service de régimes totalitaires. Pensez-vous que la profession a gardé mémoire ou a l’intuition de cette compromission ?

Dans une perspective plus contemporaine, les designers vous paraissent-ils préoccupés par des questions sociales et politiques ? Par des manières plus justes d’organiser la vie de nos sociétés (ZAD, ou autres), la distribution du travail et des produits du travail (coopératives…), l’accession à l’éducation ou à la santé, pour ne prendre que quelques exemples, et à la façon dont le design peut jouer un rôle ?

M.J : Je pense que oui, car les designers se spécialisent et apportent un regard profond dans leur domaine. Ça devient plus qu’un designer, ça devient presque de l'ingénierie.

3. Science et design

Le troisième et dernier volet de notre enquête traite des connaissances relatives au design.

T.A : Pourriez-vous nous expliquer quelle formation vous avez suivie ? Dans une précédente enquête portant sur les formations, des designers assimilaient théorie du design et histoire. Est-ce aussi votre cas, ou auriez-vous d’autres exemples de théories concernant le design ou élaborées à partir du design ?

M.J : J’ai un double diplôme de design d'espace et de design produit. Dans ma formation, la théorie du design était indirecte, ce n'était pas officiel, mais on l’utilisait quand même. Quand on conceptualise, il fallait avoir une partie de réflexion autour des thèmes abordés, des grands sujets engagés et comment y répondre au mieux avec les éléments qu’on avait.

T.A : Il semble que, parfois, le milieu du design se tient à distance du type d’entretien que nous menons ensemble, par exemple, c’est-à-dire d’une tentative pour connaître scientifiquement le design et ses pratiques. Pensez-vous qu’il s’agisse de désintérêt, de rejet épidermique, de crainte ? Ou que ce soit là une vue faussée ?

M.J : C’est vrai, c’est dommage, mais il y a quand même ce côté “on fait, on verra après”. On en fait également beaucoup sur le ressenti dans ce milieu, quand on choisit des couleurs, du mobilier, il faut aller vite sans trop aller loin dans la réflexion. Il faut quand même être dans le milieu de la recherche pour avoir le temps d’approfondir et de s'intéresser vraiment aux choses.

4. Conclusion

T.A : Y a-t-il un point sur lequel vous souhaitez revenir ? Un autre que vous souhaitez aborder ? Encore merci pour le temps que vous m’avez accordé.

M.J : Rien de particulier de mon côté. Dites-moi si vous voulez plus d’explications sur un point précis. Merci et bonne journée.


  1. Étudiante en Master 2 « Design, Arts, Médias », Paris 1 panthéon-Sorbonne, 2023-2024.