Entretien avec Léonie Bonnet
Emilie Huc

Cet entretien a été réalisé à l’écrit le 20 décembre 2023. Léonie Bonnet est designer salariée au sein de l’association « PicoJoule ». Dans le cadre d’une enquête relative au séminaire Vers une théorie critique du design, elle a accepté de répondre à nos questions.

1. Travail et reconnaissance 

Emilie Huc1 : Bonjour Léonie. Je te remercie de m’accorder de ton temps pour réaliser notre enquête sur le design et ses pratiques. L’entretien est composé de 3 volets : le premier volet concerne le travail de designer et la reconnaissance qui peut lui être attachée, le deuxième porte plutôt sur des questions d’ordre éthique et sur le sens politique du métier de designer et le troisième et dernier volet de notre enquête traite des connaissances relatives au design. Pourrais-tu tout d’abord nous dire quelques mots sur le type de structure (université, école, entreprise...) dans laquelle tu travailles actuellement ? Quelle y est ta fonction et dans quelles conditions l’exerces-tu ?

Léonie Bonnet : Je suis salariée dans une association qui œuvre dans les domaines de l’énergie et des déchets au travers du développement de systèmes low-tech, notamment la pico-méthanisation (très petite échelle). J’occupe un poste de design (global) et de chargée de communication en contrat de 25 heures par semaine, ce qui me laisse le temps de tester ma pratique sur d’autres contextes de travail. Il s’agissait d’une ouverture de poste face au constat qu’ils manquaient des compétences au sein de l’association, notamment sur tout ce qui concerne la vulgarisation d’informations, la mise en forme, des compétences en contextualisation, et faire « des choses plus lisibles et plus propres » pour « rendre la technique plus accessible ».

E.H : Dans une précédente enquête, plusieurs designers on fait état d’une insatisfaction par rapport à leur travail. Ils disaient se sentir empêchés d’accomplir correctement les missions — les projets — qui leur étaient confiés : par exemple, de ne pas avoir le temps nécessaire pour entamer un véritable dialogue avec leur client. Confirmes-tu ce sentiment d’empêchement ? Aurais-tu des exemples de situations qui l’illustrent ?

L.B : L’insatisfaction que je pourrais avoir concernant mon poste ne s’illustre pas dans un sentiment d’empêchement, car je me sens totalement libre dans la façon d’exécuter mes missions. Il résiderait plutôt dans le fait que je me sente un peu comme une « alien », donc seule. La majorité de mes collègues ont été formé.es dans des écoles d’ingénieurs et n’ont pas du tout la même vision ou la même méthodologie de travail sur la façon de « faire projet ». Bien que nos compétences soient souvent complémentaires, et, je pense, doivent nécessairement travailler de pair dans certains contextes, j’ai souvent l’impression de devoir expliquer ma façon de travailler et l’imposer. Disons que mon insatisfaction réside donc dans le fait que j’ai une façon différente de « faire projet », qui doit être vulgarisée et assumée régulièrement si je veux faire avancer un projet dans le sens qui me semble juste et cohérent. Pour citer un exemple, nous travaillons en ce moment sur la création d’un service de collecte de litières de toilettes sèches à destination de personnes résidant sur des bateaux-logements (péniches) et de transformation en bio gaz comme solution complémentaire à un système de gestion des eaux noires et eaux grises inexistant sur la commune où nous travaillons. Le projet avait déjà bien commencé avant que j’arrive dans l’association. Techniquement, les dispositifs permettant d’assurer le service étaient au point mais le contexte peu posé ou assez flottant. En tant que designer, il s’agit de la première chose qui m’a sauté aux yeux, mais qui n’avait pas l’air de gêner mes collègues pour lancer le service en phase de test. J’ai eu le sentiment de devoir justifier et prouver que ça ne marcherait pas sans remettre à plat et reparamétrer ce contexte.

E.H : Les conditions de travail influent beaucoup sur la manière dont la profession de designer est vécue. Dans ton cas, dirais-tu que la coopération avec tes collègues (partenaires de travail) est satisfaisante ? Te sens-tu reconnue dans tes capacités propres ou, à l’inverse, souffres-tu d’indifférence, voire de mépris ? Pourrais-tu décrire des situations correspondant à ce que tu éprouves ?

L.B : Pour ma part, la coopération est satisfaisante car on m’accorde une grande confiance. Je dirais que ce qui peut être compliqué parfois, dans ce contexte de travail, quand on est seul.e à venir du monde du design, c’est lorsque l’on doute de soi, de ses choix, compétences. C’est difficile ensuite de savoir comment se placer, si nos choix sont justes, car il n’y a aucun point de repère ou de validation. Cela demande une grande autonomie et peut être parfois déstabilisant, mais c’est très instructif.

2. Éthique et horizon politique 

E.H : As-tu l’impression que le milieu du design est dépourvu d’éthique ? Qu’il est peu soucieux de ce qu’il produit, de pour qui les projets sont faits, de comment ces derniers sont conçus puis réalisés, etc. Ou as-tu plutôt le sentiment que la profession suit une sorte de déontologie, même si cette dernière n’est pas toujours clairement énoncée ?

L.B : J’ai du mal à me positionner sur cette question car très tôt, pendant mes études, j’ai cherché à m’orienter vers des milieux « niches » en design, dans lesquels je pouvais œuvrer en accord avec mes valeurs, sur des sujets revendiquant une éthique forte. Par ce choix, j’ai refusé de m’intéresser aux milieux du design qui ne correspondaient pas à ma vision (pourquoi produire des objets, quel est le sens de faire du design, pourquoi innover, peut-on parler encore d’ « innovation », quel lien avec les considérations marchandes, ...) et je me suis fermé des portes professionnellement, mais j’ai toujours côtoyé des personnes qui travaillaient avec un positionnement clair du pourquoi ils/elles faisaient les choses. Je dirais que le milieu du design (tous domaines confondus) est large et n’est pas toujours dépourvu d’éthique. Je pense qu’aujourd’hui, on ne peut plus tellement passer à côté du contexte social et écologique dans lequel on vit, et on ne peut plus apporter ses compétences à la création de dispositifs, services, images, objets etc., sans les penser en accord avec ce contexte, ça ne fonctionne pas. C'est là-dedans que (pour ma part) je reconnais un bon projet en design. Mais je crois surtout que le design, depuis qu’on le nomme ainsi, a toujours cherché sa « raison d’être », sa vision, comment trouver sa place dans la société. Il y a eu aux XIXe et XXe siècle par exemple des éthiques et des visions très différentes et fortement revendiquées, plus ou moins attachées aux enjeux sociétaux, plus ou moins centrées sur des considérations esthétiques, plus ou moins dans l’entre-soi ou au contraire sur de l’accessibilité au plus grand nombre (je pense notamment à William Morris, Victor Papanek, Raymond Loewy, Ettore Sottsass...). Il est important de garder une multiplicité dans les pratiques pour avancer. On ne peut pas tous et toutes être sensible aux mêmes choses et revendiquer la même éthique.

E.H : As-tu personnellement vécu une situation de projet (ou autre) qui t’as posé un « cas de conscience » ? As-tu recueilli des témoignages de collègues (ou partenaires de travail) ayant vécu ce type de difficulté morale au travail ?

L.B : Le seul exemple que je vois n’est pas très parlant mais le voici : pendant mes études, j’ai fait un stage dans un studio de design d’objet à Milan. Les deux designers étaient en contrat avec une grande marque de cafetières et autres ustensiles et appareils de cuisine et devaient envoyer une dizaine de projets par mois. L’objectif était clairement de soumettre un maximum de projets qui pouvaient correspondre aux briefs de l’équipe marketing pour être ensuite validés puis adaptés par l’équipe d’ingénieur.es pour le lancement en production de nouveau produits de consommation. Une fois en réunion, je vois les deux designers rire. C’était en italien, je ne comprenais pas tout. Après traduction, j’ai appris que l’équipe marketing avait demandé de dessiner de nouvelles cafetières « féminines » en rapport avec « Paris ». C’était plutôt drôle et absurde, aussi probablement parce que j’étais en stage et qu’il n’y avait pas de réels enjeux pour moi. Si je devais aujourd’hui dans mon travail répondre à ce type de brief, cela pourrait en effet me poser une difficulté morale. J’ai besoin de me sentir utile dans ce que je fais, j’ai besoin d’y trouver du sens et d’être en accord avec la façon dont les choses fonctionnent (par exemple un brief qui partirait d’une analyse fondée qui intègre les designers et d’autres corps de métiers, et non pas qui se ferait à partir d’objectifs de ventes).

E.H : L’histoire du XXe siècle nous apprend que des designers ont pu se mettre au service de régimes totalitaires. Penses-tu que la profession a gardé mémoire ou a l’intuition de cette compromission ? Dans une perspective plus contemporaine, les designers te paraissent-ils préoccupés par des questions sociales et politiques ? Par des manières plus justes d’organiser la vie de nos sociétés (ZAD, ou autres), la distribution du travail et des produits du travail (coopératives...), l’accession à l’éducation ou à la santé, pour ne prendre que quelques exemples, et à la façon dont le design peut jouer un rôle ?

L.B : Je ne sais pas si les designers sont plus préoccupé.es qu’avant sur les questions d’ordre sociales, écologiques, politiques. En tout cas j’ai l’impression que notre génération se positionne plus clairement, accepte moins de compromis dans le monde du travail par exemple (je pense que cela vaut aussi pour les autres domaines et corps de métiers). J’ai aussi l’impression qu’avant il s’agissait d’une niche. Aujourd’hui, je vois de plus en plus de projets dans les écoles de design, de partenariats, de projets de recherche, et aussi d’offres d’emploi (plus lentement) orientés sur des contextes qui ont du sens : sur de la conception et production d'objets plus cohérentes ou bien sur de la conception de services en lien avec des questions de politiques publiques, de care, d’accessibilité, etc. J’ai l’impression que cela part des designers, de leurs formations dans les écoles / universités, donc des sciences du design, et fait changer, s’adapter la place des designers dans le monde du travail, services publics, entreprises, associations, ... J’ai souvent entendu, dans mon expérience mais aussi de designers amis autour de moi, lors d’entretiens pour divers types de postes dans les domaines du design, que nous avions une éthique et un positionnement fort qui transparaissait. C’est positif si cela permet aux entreprises de modifier certaines de leurs pratiques.

3. Science et design

E.H : Pourrais-tu nous expliquer quelle formation tu as suivie ? Dans une précédente enquête portant sur les formations, des designers assimilaient théorie du design et histoire. Est-ce aussi ton cas, ou aurais-tu d’autres exemples de théories concernant le design ou élaborées à partir du design ?

L.B : J’ai commencé mes études en design global avec une licence à l’université Jean Jaurès à Toulouse (licence design, prospective et société), que j’ai poursuivies en DSAA2 design écoresponsable mention design de produits à La Souterraine. Je me suis arrêtée un an puis j’ai repris un master de design (global) à l’université à Toulouse de nouveau (master Design Transdisciplinaire, Cultures et Territoires). Je ne suis pas sûre d’avoir bien saisi la question.

E.H : Il semble que, parfois, le milieu du design se tient à distance du type d’entretien que nous menons ensemble, par exemple, c’est-à-dire d’une tentative pour connaître scientifiquement le design et ses pratiques. Penses-tu qu’il s’agisse de désintérêt, de rejet épidermique, de crainte ? Ou que ce soit là une vue faussée ?

L.B : J’ai au contraire l’impression que le milieu de design, en France, est en perpétuel questionnement quant à ses théories et ses pratiques, bien plus que d’autres domaines. Pour moi, cela colle avec le fait que cette discipline cherche sa juste place dans une société qui bouge et évolue toujours, sociologiquement et techniquement.

4. Conclusion

E.H : Y a-t-il un point sur lequel tu souhaites revenir ? Un autre que tu souhaites aborder ?

L.B : Pas spécifiquement. Merci, Émilie, pour l’invitation à répondre à cette enquête !


  1. Emilie Huc est étudiante en Master 2 Design, Arts, Médias à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2023-2024 

  2. DSAA : Diplôme supérieur en Arts Appliqués.