L’entretien qui suit a été réalisé le 7 décembre 2023. Juliette Nier est une graphiste indépendante. En parallèle de son activité professionnelle, elle développe un projet de recherche entre la didactique visuelle et le théâtre d’objets. Dans le cadre d’une enquête relative au séminaire Vers une théorie critique du design, elle a accepté de répondre à nos questions.
Clara Huynh Tan1 : Bonjour Juliette. Je te remercie de m’accorder ton temps pour réaliser mon enquête sur le design et ses pratiques. L’interview va se passer en trois temps. Une première partie porte sur le travail et la reconnaissance, la deuxième partie portera sur l’éthique et les horizons politiques du design et du métier de designer et la dernière partie sur la science et le design, donc sur les connaissances relatives au design.
1. Travail et reconnaissance
C.H.T :Premièrement, est-ce que tu pourrais me définir en quelques mots le type de structure dans laquelle tu travailles ?
Juliette Nier : Moi je suis en indépendante, donc je travaille à mon compte, je n’ai pas de structure. J’ai été pendant longtemps dans un atelier collectif où on partageait un local. Cela permettait de mutualiser l’espace de travail et certains outils. Après, j’ai fait pas mal de résidences. Je suis partie à différent endroits. J’ai fait Création en Cours, donc là j’étais dans une école primaire. Après j’ai fait une résidence au Signe à Chaumont, pendant six mois en 2022 et là je suis en résidence prolongée, qui est en train de se transformer en prestation graphique, avec La Physique Autrement2. C’est une équipe de vulgarisation en physique, donc c’est des physiciens, au départ, qui ont arrêtés la recherche fondamentale pour se mettre à chercher de nouvelles manières d’enseigner la physique, ou au grand public, ou à leurs élèves.
C.H.T : On peut dire que tu as une activité principale avec La Physique Autrement à côté c’est cela ?
J.N : En tout cas, j’ai toujours un gros projet qui me prend plus de temps et d’autres projets qui gravitent autour. Pour moi c’est quand même la même activité, je ne sépare pas trop les deux. Mais c’est vrai que pour l’instant ça s’est souvent dessiné comme ça, j’ai un truc qui m’occupe beaucoup, alors là, tu vois, c’est à mi-temps, trois jours par semaine, et des projets de commande que je fais de manière plus étendue. Voilà.
C.H.T : Tu as dit que tu étais indépendante. Est-ce que tu pourrais clarifier tes fonctions et les conditions dans lesquelles tu exerces ces fonctions ?
J.N : Alors je suis affiliée au régime des artistes-auteurs, dont les graphistes font partie. Anciennement c’était la Maison des Artistes et maintenant c’est l’URSSAF Limousin, qui est basé à Montreuil, d’ailleurs. C’est une caisse qui récolte nos cotisations sociales. Notre statut ressemble très fort à celui d’un auto-entrepreneur classique, sauf qu’on a un peu moins de charge, on ne cotise pas à la même caisse et parfois on a droit à des réductions dans les musées. Je pense que les différences sont très faibles entre ces deux statuts. En ce moment je suis hébergée par les gens pour lesquels je travaille, La Physique Autrement, et il reste deux jours dans ma semaine où je travaille ici, à la maison. J’ai rendu l’atelier récemment, pour cause de déménagement.
C.H.T : Donc trois jours sur cinq tu es en résidence et les deux autres jours tu es en télétravail, c’est ça ?
J.N : Oui, je travaille chez moi, sur d’autres projets du coup.
C.H.T : Par rapport à ta fonction, est-ce que tu te définirais plutôt comme graphiste, comme directrice artistique ?
J.N : C’est pas évident cette question. En ce moment, les gens avec qui je travaille disent toujours « designer », parce qu’ils travaillent aussi bien avec des designers graphiques, que des designers produits et tout ça. Donc en ce moment je dis que je suis designer graphique. Souvent quand on me demande ce que je fais je dis que je suis graphiste et en même temps quand je dois présenter mon travail je dis que je suis à cheval entre la didactique visuelle, le design graphique, et le théâtre d’objets parfois. Ça, ce n’est toujours pas clair et je trouve qu’il manque des mots pour décrire le métier qu’on fait.
C.H.T : La manière dont tu décris ton travail dépend de ton cercle du moment puisque « designer graphique » cela va être dans les cercles plus connaisseurs alors que « graphiste » ce sera plus pour définir ton activité aux néophytes, c’est ça ?
J.N: En tout cas, je change souvent de terme en fonction des personnes à qui je m’adressent. Je suis en train de me réconcilier avec le terme « designer » mais ça me questionne toujours parce que je trouve que c’est connoté à plein de métiers dans lesquels je ne me reconnais pas du tout. C’est une grosse question pour moi.
C.H.T : L’année dernière, les enquêtes menées parlaient de la question du temps et du rapport au temps, et il y avait pas mal de personnes interviewées qui trouvaient qu’elles avaient une insatisfaction par rapport à leur travail, et notamment qu’elles étaient empêchées d’accomplir leurs projets, les missions qu’on leur confiait, parce que, entre autres, elles n’avaient pas assez de temps pour avoir un vrai dialogue avec les clients. Elles regrettaient le rush et de répondre à la demande sans pouvoir tout le temps apporter leur expertise. Est-ce que tu ressens aussi la même chose ?
J.N : Là, il faut dire que le cadre de la résidence est un cadre super privilégié parce que je travaille avec des gens qui me laissent le choix de mon projet, ce n’est pas une commande et on réfléchit ensemble à ce qu’on va produire ensemble. Quand j’ai fait d’autres résidences c’était un peu le même format, j’avais une thématique de recherche et je n’avais pas de commande définie. Et pour mes autres projets, le problème il va aussi avec un problème d’argent. Parfois on a envie de passer plein de temps dessus. Tu vois, là je dois faire une carte de vœux, j’aimerais bien me retrouver dans la dynamique dans laquelle j’étais étudiante, où tu peux tester plein de choses et plein de techniques. Et en fait il y a une forme de rentabilité où en même temps tu as fait un devis qui dit « je travaille l’équivalent de quatre jours », si t’en passes dix dessus, c’est compliqué.
C.H.T : Est-ce que tu aurais des exemples de situations où tu aurais voulu pouvoir passer plus de temps, mais à cause des contraintes de devis ou autre, tu n’as pas pu ?
J.N : Oui, typiquement, mais ça m’arrive assez souvent, où on vient me voir pour des petites identités visuelles où en fait les gens n’ont pas forcément les moyens de développer tous les supports pour faire exister leur identité et ça se conclut souvent par « je vous trouve un logo, je vous trouve des typos et vous vous débrouillez avec. » Ça pour un graphiste c’est super frustrant parce que tout ce qui sort après ce n’est pas fait par lui. Ça, ça arrive régulièrement.
C.H.T : Tu ne ressens pas vraiment de problèmes d’empêchement par rapport au dialogue, c’est plutôt axé sur le temps réel que tu peux accorder au projet ?
J.N : Oui, je t’avoue que j’ai l’impression que ça fait longtemps que je n’ai pas eu de problèmes de client avec lequel on ne se comprendrait pas, par exemple. Là-dessus j’ai eu un peu de la chance aussi, j’ai plutôt fait de belles rencontres avec lesquels je travaillais.
C.H.T : Les conditions de travail influencent beaucoup le vécu de la profession. Toi tu travailles en auto-entrepreneur et tu es menée à travailler avec des partenaires, est-ce que tu ressens plutôt de la satisfaction avec tes collaborations, tes partenaires de travail ?
J.N : Finalement je suis quand même assez seule dans mon boulot. Là c’est vraiment particulier parce que je suis dans un cadre de résidence assez spécial. Mais en tout cas les gens avec qui je collabore de temps en temps, il n’y a pas de réel problème. Mais par contre, c’est vrai qu’on a fait plusieurs fois des projets à plusieurs, en s’associant à plusieurs graphistes. Souvent on fait le constat qu’on manquait de méthode pour créer à plusieurs. On n’avait pas assez habitué à ça. Je pense que l’école que j’ai faite, à savoir les Arts-Déco, on était vraiment éduqués à être des auteurs et avoir chacun sa patte et son style, et du coup quand on se retrouve à travailler ensemble, ça a pu être compliqué parce qu’on manquait d’outils et d’habitudes de travailler de manière collective.
C.H.T : Par rapport à ça, est-ce que dans ces moments-là tu t’es sentie reconnue dans tes capacités ou justement tu avais l’impression qu’il y avait un rapport de forces entre toi et tes partenaires de travail ?
J.N : Je vois où tu veux en venir donc ça soulève d’autres questions. En fait, tu es amenée à faire des concessions, ce qui est un peu particulier c’est que dans nos métiers c’est qu’on crée toujours sous contraintes. J’ai l’impression qu’on fait toujours des concessions, que ce soit les graphistes avec lesquels j’ai collaboré ou mes commanditaires. Que ça soit la coordinatrice éditoriale, que ce soit les physiciens avec lesquels je travaille en ce moment. Il y a toujours une forme de concession parce qu’on met en forme la parole ou le contenu d’autres gens, et en ce sens, on doit veiller à ne pas la déformer.
C.H.T : Même si tu fais des concessions, ça ne te donne pas l’impression que c’est eux qui savent, et toi tu es censée exécuter ? Pour toi, ils ont des attentes, ils font appel à toi et vous allez travailler ensemble pour arriver à un résultat.
J.N : C’est vrai que parfois c’est un peu difficile de pas se laisser « manger » par les souhaits, les volontés de tes commanditaires parce que déjà tu es souvent assez seule face à eux et en plus de ça il faut leur prouver que tu as raison parfois. C’est une anecdote que je raconte souvent : à un moment je faisais une charte colorée, et la personne pour laquelle je travaillais me dit « Moi je n’aime pas trop le jaune, mais bon les couleurs c’est vraiment une histoire de goûts. » et moi je lui dis « C’est pas du tout une histoire de goût, moi j’ai fait cinq ans d’études où j’ai eu des cours de couleurs chaque semaine et c’est de là d’où mon expertise.» Ça paraît peut-être un peu prétentieux de dire ça mais c’est une manière de dire que ce n’est pas une histoire de goût, de formation et d’éducation de son œil et j’ai de la légitimité parce que j’ai appris à produire des objets graphiques.
C.H.T : Et le client a compris quand tu lui as dit ça ou bien il est resté sur ses positions ?
J.N : Il a entendu mes arguments. Je ré-insiste sur cette histoire de temps et de consensus. Ça m’arrive de lâcher l’affaire en me disant « je peux pas me battre douze jours pour faire la proposition que tu veux ou changer les couleurs trois fois parce que de toute façon le temps est rémunéré et il y a un moment où il faut s’arrêter. » C’est un peu violent comme réponse mais bon.
C.H.T : Et dans ces moments-là, tu fais ce qu’ils te disent ?
J.N : Non, souvent j’essaye de tirer la couverture de mon côté mais ce n’est pas tant arrivé. Souvent on fait quand même confiance à mon expertise et des fois on trouve des consensus qui sont un peu décevants mais tu acceptes que ce n’est qu’un objet graphique parmi d’autres et ce n’est pas le chef d’œuvre de ta vie.
C.H.T : Toi, dans ta pratique, en tout cas, tu as eu plus de bonnes expériences que d’expériences où tu devais forcer la main parce qu’ils n’écoutaient pas ta parole.
J.N : Oui, mais je ré-insiste aussi sur le fait que j’ai cette pratique très particulière où je fais quasiment la moitié de l’année en résidence où j’ai presque une pratique de recherche ou d’artiste et du coup ce sont des espaces où je suis très libre et j’ai très peu affaire à des commanditaires. Ce sont des gens que je sollicite pour le contenu et je ne suis plus dans le contexte d’une commande graphique où j’ai beaucoup de contraintes.
2. Éthique et horizon politique
C.H.T : On a fini avec la première partie et on va pouvoir passer à la deuxième partie qui porte sur l’éthique et les horizons et le sens politique du métier de designer. Est-ce que tu penses que dans le métier de designer, dans le milieu du design, les designers manquent de conscience politique et d’éthique, ou au contraire est-ce que tu penses qu’il y a une déontologie implicite qui a lieu ?
J.N : Ce n’est pas évident, c’est à l’image de la société, il y a des designers qui ont envie de travailler dans le luxe ou pour des grosses boîtes et d’autres qui sont beaucoup plus militants et qui intègrent leur travail dans le militantisme. J’ai l’impression qu’on ne peut trop catégoriser. Après je crois que, mine de rien, les gens qui travaillent pour les grands groupes, qui font leur métier avec passion, ils participent à améliorer le paysage visuel, rendre les informations plus claires. Dans ce sens-là on participe à la politique, en tout cas à la ville, à la polis, à la cité, j’ai l’impression.
C.H.T : Ce que tu dis ça rejoint le postulat de Catherine Chomarat-Ruiz qui dit que le but des designers est d’améliorer l’habitabilité du monde. Tu rejoins cette vision ?
J.N : Je suis tout à fait d’accord. Peu importe l’engagement politique à partir du moment où on dessine le paysage visuel dans lequel les gens habitent. On participe d’une manière ou d’une autre à l’habitabilité du monde.
C.H.T : Pour continuer là-dessus, est-ce que ça t’est déjà arrivé d’avoir un cas de conscience par rapport à un projet où tu t’es dit « Ça, je sais pas trop si je devrais parce que ça correspond pas trop à mes convictions » ?
J.N : Ça m’est arrivé plusieurs fois. Au début, il y a quelques années, après le COVID, il y a eu des moments assez durs avec très peu de commandes où j’ai fait des PDF pour des grosses boîtes quelques temps. C’est pas très élégant à dire, ce n’est pas très profond, mais c’est un contexte économique qui m’a poussée à faire ça. Et je pense que j’y ai été vachement été confrontée avec ma résidence au Signe parce que c’était une résidence très particulière qui s’appelle Prospective Graphique et qui associait le Signe avec l’ANDRA, qui est l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs et qui invitait un graphiste à réfléchir à comment on pouvait transmettre aux générations futures l’existence des déchets radioactifs. Et il se trouve que ça fait hyper débat, parce qu’il y a un projet d’enfouissement de déchets radioactifs dans le sol pas très loin de Chaumont, là où est le Signe. Il y a plein de gens qui sont contre, ça a même donné lieu à une ZAD. Moi j’avais absolument envie de faire cette résidence parce que pour moi c’était vraiment des questions didactiques importantes mais par contre je savais que j’étais rémunérée par une institution publique, l’Agence nationale des déchets radioactifs est publique, ce n’est pas une entreprise qui a des intérêts à me faire travailler, mais à laquelle pleins de gens s’opposent. Et je savais que dans mon milieu de graphistes j’allais aussi être confrontée à des gens très anti-nucléaires qui allaient me dire « Pourquoi est-ce que tu as fait cette résidence ? » Alors il se trouve que je ne suis pas anti-nucléaire, et je pense juste qu’il faut absolument mieux gérer ces déchets et être le mieux informer possible. C’était aussi tout mon parti pris de cette résidence de dire « comment on va raconter aux générations futures au mieux pour qu’elles comprennent comment on en est arrivé à produire ces déchets-là. ». C’était très politique, moi je n’ai pas eu trop de problèmes mais des résidents de la session d’avant s’étaient fait un peu chahutés. Ça m’a travaillée.
C.H.T : Est-ce que tu sais si tu as des collègues graphistes à qui ça arrive d’avoir ce genre de cas de conscience ?
J.N : Je pense qu’on n’en a pas parlé. Autour de moi, il n’y a pas eu de demandes de grands groupes ou de partis politiques qui nous gêneraient parce qu’on n’a pas travaillé pour ces gens-là.
C.H.T : Vous, vous sélectionnez les clients au préalable, ou c’est la pratique qui fait que...
J.N : Oui, c’est plutôt ça, les clients qu’on « attire » ne sont pas des gens qui posent problème politiquement, moi c’est des petites galeries qui se créent, des brasseries artisanales, des institutions publiques comme la Cité du design à Saint-Étienne, l’EnSAD, tout ça… Donc c’est vrai qu’il n’y pas trop de problèmes. Par contre, je pense que c’est aussi arrivé que l’on se dise « il faut arrêter ce projet parce que la collaboration ne se passe pas bien. », ou parce que le projet ne va nulle part, le client n’est pas content de ce qu’on fait...
C.H.T : Et du coup le cas de conscience ce serait plutôt « Est-ce que je continue jusqu’à la fin ou est-ce que pour moi... »
J.N : « Il est temps que ça s’arrête ? », oui.
C.H.T : Dans l’histoire du design, il se trouve que des designers ont collaboré avec des régimes totalitaires. Par exemple des anciens élèves du Bauhaus qui ont collaborés avec le régime nazi. Est-ce que tu penses que les designers ont une mémoire de ces cas extrêmes de corruption du métier ?
J.N : C’est intéressant comme question. C’est vrai que ça m’est arrivée d’y penser. J’ai un trou de mémoire avec ce designer de mode qui a fait tous les costumes allemands...
C.H.T : Hugo Boss ?
J.N : Oui, merci, et ça m’a posé question de temps en temps. Et je me souviens aussi quand j’étais étudiante, moi j’ai plutôt été formée pour bosser pour des institutions publiques, et qu’est-ce qu’il se passe quand on travaille pour des institutions publiques alors qu’on n’est pas d’accord avec la politique du moment. Ça peut questionner.
C.H.T : Oui, même si c’est du public, ça ne veut pas dire qu’on est d’accord avec ou que c’est « bien ».
J.N : Je pense que ma résidence « déchet nucléaire », ces questionnements ont refait surface, surtout que ce sont des questions qui se posent à très long terme et je me suis dit que j’allais peut-être regretter dans cinquante ans. Je crois aussi que mon métier de graphiste est toujours lié à des histoires de représentations du pouvoir, moi j’aime bien dire que le début du graphisme, c’est les blasons au Moyen-Âge ou même les sceaux à l’invention de l’écriture, où on marquait son territoire avec des signes. C’est exactement ce qui se passe quand une institution demande de faire des affiches ou une identité visuelle et qu’elle la met partout dans la ville, c’est une façon de marquer son territoire. En tant que graphiste on sera forcément amené à se poser ces questions.
C.H.T : Par rapport à ça, il y a beaucoup de villes en ce moment qui font des logos et qui s’éloignent totalement du blason historique. Il y a un livre qui s’appelle Le Vertige du funambule où l’autrice parle de cette pratique, et cela donne une identité visuelle d’entreprise à une ville, je voudrais savoir ton avis sur ça.
J.N : Ça rejoint l’histoire du manque de dialogue que tu évoquais tout à l’heure. Moi je trouve ça bizarre de faire l’identité d’une ville que tu ne connais pas du tout, où tu travailles de loin, sur ton ordi. J’ai l’impression qu’il faut être au plus proche de ses habitants pour être au plus proche de son image.
C.H.T : Toujours en rapport avec la politique, est-ce que tu penses qu’aujourd’hui les designers sont plus engagés, plus intéressés par les questions sociales et politiques ?
J.N : J’ai l’impression que ça rejoint la question de tout à l’heure, ça dépend du designer et en fonction de tes aspirations politiques, sociétales, tu vas fournir un design à l’image de ce que tu crois. Je pense à Malte Martin, il est très investi dans un design social et participatif et ça colle avec ses motivations politiques et ses croyances. Est-ce que je pense que ça l’est de plus en plus ? Malheureusement, et j’y reviens toujours, j’ai l’impression qu’autour de moi, dans les jeunes designers, on est parfois obligé de s’en détacher pour des raisons de précarité. On est obligés de d’abord penser à trouver des projets, des missions, en mettant parfois nos aspirations et nos idéaux sociétaux et politiques de côté.
C.H.T : Toi, tu as fait une école publique, est-ce que tu penses que sortir d’une école privée ou sortir d’une école publique ça peut influencer ton engagement ?
J.N : Oui, c’est frappant. Je pense qu’on n’a pas les mêmes cours, on n’a pas les mêmes profs, je pense à Penninghen et je trouve qu’il y a des designers super là-bas, comme Étienne Robial et Yorgo Tloupas, j’admire vraiment leur travail de designer. Mais effectivement leurs élèves n’ont pas du tout été formé de la même manière. Nos profs, c’était quand même la plupart du temps des gens qui avaient été formés par Grapus et qui font des identités de théâtre et de musées. Nos cours étaient d’ailleurs très orientés là-dessus. D’ailleurs, ils avaient parfois un peu de mépris pour le graphisme commercial. Moi je crois que les cartes sont quand même en train d’être rebattues parce que le monde a changé et que le métier de graphiste aussi.
C.H.T : De toute façon, il n’y pas que le public qui fait des bonnes choses, les petites entreprises peuvent aussi être éthiques.
J.N : Oui, carrément. En tout cas, je trouve ça dommage qu’on ait été parfois aussi « lobotomisé » même si évidemment, tout le monde veut faire des identités visuelles pour des institutions publiques, et c’est super de le faire. Pour participer au paysage urbain, peut-être qu’il faut aussi faire des étiquettes et des affiches de brocantes. C’est une question qu’on s’est souvent posée avec des anciens camarades de ma classe. Mais bon ça pose d’autres questions d’est-ce qu’il faut tout « brander ».
C.H.T : Pour finir sur la deuxième partie, dans la continuité de la question précédente, est-ce que tu penses que les designers sont intéressés par cette mission qui serait d’améliorer l’habitabilité du monde, et de contribuer avec le designer à rendre la société plus juste ?
J.N : C’est marrant parce que c’est une question qui m’a pas mal travaillée. « Habiter », j’ai envie de dire « Oui, évidemment. » On envie de rendre le monde plus beau et plus juste. Moi je me pose une autre question, par mes études on nous apprend à faire des belles choses, et des belles choses parfois élitistes : finalement, en tant que designer, est-ce qu’on ne participe pas une forme de distinction qui participe à des inégalités sociales ? Je vais te raconter une histoire qui m’est arrivée. J’ai été diplômée de l’EnSAD en 2018, j’étais à Paris, dans le 5ème et l’année d’après je suis partie faire cette résidence Création en Cours avec les Ateliers Médicis dans une école primaire à Rachecourt-sur-Marne, pas très loin de Chaumont d’ailleurs, et j’y ai passé trois mois. Je suis arrivée avec mes grands idéaux de jeune designer et en fait au départ les enseignants ont un peu pris ça pour du snobisme et du mépris. Ça m’a fait reconsidérer complètement mon métier et finalement la collaboration s’est super bien passée, on a adoré travailler ensemble et c’était très beau. Mais j’ai senti qu’en fait, dans mon métier c’était à double tranchant. J’arrivais avec mon beau projet de design et mes références, peut-être que ça a créé une scission trop lourde dans la manière d’appréhender les choses. Donc c’est la question que je me pose : « Est-ce que quand tu fais un beau livre, est-ce que tu participes à une meilleure habitabilité du monde, ou est-ce que tu exclus une certaine population qui ne serait pas habituée à des codes graphiques auxquels on est habitués.
C.H.T : Comme le débat avec l’art contemporain qui serait trop abstrait.
J.N : Oui, exactement. C’est une question à avoir en tête, et d’ailleurs après cette expérience à Rachecourt-sur-Marne que j’ai adoré, j’ai acheté La Distinction de Bourdieu, que je n’ai pas réussi à lire en entier mais j’ai lu quand même quelques extraits et il y a cette espèce de diagramme du goût. C’est un genre de diagramme où on positionne des activités et des catégories socio-professionnelles, et tu peux te placer en fonction de ton métier. C’est fascinant –aussi parce que c’est très graphique– tu découvres aussi certains codes « de goût » justement entre différentes catégories sociales.
C.H.T : Et pour la deuxième partie de la question, est-ce que tu penses que le design peut jouer un rôle dans un meilleur accès à l’éducation ou à la santé, par exemple ?
J.N : Pour l’éducation, c’est sûr. Moi je fais à fond de la didactique visuelle et en plus en ce moment je travaille dans une équipe qui s’est dédiée à ça. J’ai l’impression, en France surtout, on n’a pas trop de culture du design, c’est un métier un peu à part auquel on s’intéresse pas trop et que si on l’intégrait dès l’école primaire, on pourrait enseigner et apprendre différemment. Pour l’enseignement c’est sûr, et pour la santé aussi. Un de mes anciens profs me racontait qu’il avait un ami designer hollandais qui un moment avait un peu arrêté son activité de graphiste et il était allé bosser à l’ONU. Finalement, il se retrouvait à faire des modes d’emploi pour des piqûres pour les diabétiques, comment mettre des préservatifs ou ce genre de choses. Il se disait qu’il ne faisait plus de beaux objets graphiques mais par contre le sens qu’il donne à ces objets a considérablement augmenté.
3. Science et design
C.H.T : C’est la fin de la deuxième partie qui portait sur l’éthique et les horizons politiques du design et on va enchaîner sur la dernière partie qui porte sur les connaissances relatives au design, et le rapport des designers à la science. Tout d’abord, quelle formation as-tu suivie ?
J.N : J’ai fait une terminale générale S, puis une année de prépa privée en art et puis je suis rentrée aux Arts-Déco. J’ai fait mes cinq ans aux Arts-Déco, j’ai fait mon semestre à l’étranger et ensuite je suis devenue graphiste indépendante en sortant.
C.H.T : Donc tu as enchaîné le DNA3 et...
J.N : Alors, à l’EnSAD4, ça s’appelle un DNSEP5 et en fait maintenant ça a changé mais pour nous il n’y avait pas de licence. Donc en fait tu rentrais aux Arts-Déco et ou tu faisais cinq ans, ou tu n’avais pas de diplôme. J’ai fait mes cinq ans là-bas.
C.H.T : Lors des entretiens de l’année dernière, les designers assimilaient souvent la théorie du design avec l’histoire. Est-ce que pour toi c’est la même chose ?
J.N : Non, sachant que je me rends compte que je lis beaucoup plus de choses liées à l’histoire du design qu’à la théorie du design et avec Azimut6 j’ai un peu redécouvert ce qu’était la théorie du design. J’arrive à faire la distinction.
C.H.T : Est-ce que tu as des exemples de théories qui concernent ou qui ont été élaborée à partir du design ?
J.N : Non, pas du tout. Je manque de culture vis-à-vis de ça, à fond.
C.H.T : Parfois, on a constaté que le milieu du design va se tenir à l’écart de la connaissance scientifique ou théorique. Est-ce que pour toi cela pourrait venir d’un désintérêt, d’un rejet ou d’une crainte ? Ou bien ce serait juste un a priori et les designers ne se méfient pas spécialement de la science.
J.N : En l’occurrence, peut-être que je me tiens un peu à l’écart. C’est vrai qu’entre designers on parle beaucoup de trucs très pragmatiques, sur nos commandes, nos pratiques, comment ça s’est passé, comment améliorer les choses, nos conditions de travail et on a moins d’analyse sur ce qu’on fait. C’est difficile aussi d’être l’objet d’études et tu parlais du Vertige du funambule et ça soulevait plein de questions liées à mon métier mais il y avait un truc un peu effrayant de lire une analyse de ce que tu es en train de faire.
C.H.T : Est-ce que se confronter à la théorie ça amène la crainte que ton métier soit totalement remis en question ?
J.N : Pas complètement remis en question mais je pense que rien qu’une interview ça peut déjà nous retrancher dans des positions nous refaire douter sur les ambitions de notre travail. Et en même temps j’ai adoré lire les articles d’Azimut, là j’ai lu Design pour un Monde réel de Papanek, et il est vraiment trop bien ce bouquin. Ça fait du bien parce que tout d’un coup il y a plein de gens qui mettent de mots sur ce que tu essayes de faire. Donc c’est à double tranchant. Et c’est agréable d’aller à des colloques et d’entendre parler des gens de design. Après je pense que faire les deux c’est compliqué. J’ai l’impression que pour les gens qui ont fait des thèses et qui font de la théorie du design, c’est compliqué d’être designer en même temps.
C.H.T : Ça me fait penser à Brigitte Auziol, qui a écrit une thèse sur la science de l’exposition. Elle l’a faite vers quarante ans, donc elle a quand même une pratique avant. Est-ce que l’intérêt pour la science pourrait subvenir après la pratique ?
J.N : C’est difficile de faire les deux. Je disais que j’ai un peu une pratique de recherche, et il y a plein de gens qui me demandent si je ne voudrais pas faire une thèse. C’est vrai que ça m’a traversé plein de fois l’esprit, et en même temps je crois que devrais changer de métier, ne serait-ce que pour me plier aux contraintes universitaires de la recherche. Ça veut dire se remettre à écrire, faire la bibliographie, des trucs que je ne sais plus faire, dans le sens où je n’ai pas appris. C’est deux métiers différents.
C.H.T : Vu que tu as quand même un travail de recherche, comment tu l’envisages ce travail ? Comment tu l’articules autour de ton métier de designer, vu que tu les différencies ?
J.N : Je dis que c’est de la recherche parce que c’est hors commande. Pour moi c’est quand même du design parce que ça pose des questions de mise en forme de l’information, de transmission d’une mission, donc pour moi ça reste du design graphique. C’est juste que c’est moi qui trouve mes propres sujets. C’est des cadres où j’ai une posture d’« artiste » puisqu’on me laisse faire ma propre commande.
C.H.T : Donc c’est vraiment expérimental ?
J.N : Oui.
4. Conclusion
C.H.T : On arrive à la fin, est-ce qu’il y a un point sur lequel revenir ou un mot à rajouter ?
J.N : Non, j’espère avoir répondu correctement. Ça soulève plein de points et ça me faire dire que prise par le rythme de travail, le temps de création, il y a peu de moments où on prend autant de recul pour réfléchir à nos métiers.
C.H.T : Moi j’aimerais revenir sur deux points. Au début tu avais dit que tu étais en train de te réconcilier avec le terme de « designer ». Est-ce que tu peux revenir dessus ? D’où vient ce problème avec le mot « designer » et qu’est-ce qui fait que tu te réconcilies avec lui ?
J.N : Je ne suis pas tout à fait réconciliée avec. Je crois que ça me pose problème qu’en français on n’a pas de mot pour dire ce que l’on fait. Je pense que ça en dit long sur la manière dont on considère le métier en France, c’est-à-dire qu’on ne comprend pas très bien. Les gens qui ne connaissent pas du tout me demandent « Mais du coup tu fais des dessins ? Tu fais des affiches ? » et ça m’embête. En allemand ils ont « Gestaltung » et moi je comprends pas qu’on n’ait pas un mot en français pour le dire. Et ce n’est pas un problème d’anglicisme, c’est que ça dit qu’on n’a pas de mot pour parler de ce domaine en français. C’est ça qui me gêne un peu. Et après c’est vrai que le mot « design » est quand même lié au capitalisme. Il est né avec le capitalisme. Il a fallu faire des beaux objets pour les vendre, et des belles affiches et des belles publicités. Et même si maintenant il y a plein de formes militantes, engagées, peut-être que si la société change, il faudra peut-être trouver un autre nom à notre métier.
C.H.T : Dans les années 50, Jacques Viénot avait mis en place une charte de l’esthétique industrielle et il disait « stylisme » pour parler de « design » et en fin de compte le mot « design » s’est imposé. Comme tu aimerais bien avoir un mot en français, est-ce que le mot stylisme ça te parle ?
J.N : Non parce que c’est connoté à la filière de la mode. C’est sûr que j’ai « mon » style, mais je ne sais pas si mon objectif c’est de « donner du style à », parce que c’est que veut le mot « stylisme » j’imagine, donc je ne suis pas tout à faire d’accord avec ce mot. À un moment je me suis dit, comme j’ai un peu de pratique avec la mise en scène, « est-ce qu’on pourrait pas être metteur en forme ? », comme on parle de metteur en scène. C’est une question qui m’a traversée récemment. Mais c’est dommage qu’il n’y ait pas l’équivalent de « Gestaltung ».
C.H.T : Le deuxième point sur lequel j’aimerais revenir, quand on parlait de rendre le monde plus juste, plus beau, tu disais qu’il pouvait y avoir une rupture avec les néophytes, et qu’il pouvait percevoir le design comme une forme d’élitisme, de snobisme. Est-ce que le problème ce ne serait pas l’éducation à l’art ? Personnellement, avant d’avoir des cours sur l’art contemporain, j’étais très fermée à ça, je ne comprenais pas pourquoi une théière ça pouvait être une œuvre d’art, par exemple. Est-ce que ça ne pourrait pas être la même chose pour le design, si on apprenait aux gens ce que c’est le design à l’école comme on apprend l’histoire de l’art. Est-ce que ça ne pourrait pas ouvrir à ça ?
J.N : Je suis d’accord que ça peut participer, mais on a tous eu des cours d’histoire de l’art au collège, et finalement, tout le monde n’est pas sensible à l’art après. C’est peut-être aussi mal fait. Donc effectivement, il faut plus d’éducation parce que le goût ça s’éduque et ça s’apprend, et ce n’est pas des trucs qu’on a ou qu’on n’a pas ou chacun a les siens. On peut aussi éduquer les yeux. Mais si tout était fait par des designers et tout était beau dès le départ, peut-être que les gens seraient plus habitués. J’ai l’impression, parfois ce qui est très facile d’accès, très grand public, n’est pas bien designé. Parce qu’on fait l’impasse là-dessus, et il y a plein de gens qui ont des avis bien tranchés pour que ça plaise au grand public, ce qui n’est pas forcément vrai.
C.H.T : Parfois, pas tout le temps, ça peut être aussi le grand public qui est un peu de mauvaise foi, qui ne cherche pas à être curieux. Évidemment, il faut éduquer, mais si le dialogue ne se fait pas d’un côté, ça ne marche pas.
J.N : Je pense que c’est aussi un peu de notre faute, parfois les producteurs de culture, on est dans un entre-soi où on aime bien se distinguer. Je reviens sur cette expérience aux Ateliers Médicis, à un moment, pour ouvrir le dialogue, il faut que tout le monde fasse un pas, tout le monde soit prêt à discuter, à s’ouvrir à l’autre.
C.H.T : J’ai posé toutes mes questions. En tout cas, merci pour le temps que tu m’as accordé.
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Clara Huynh Tan est étudiante en Master 2 « Design, Arts, Médias », Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2023-2024. ↩
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Site web de La Physique Autrement : https://hebergement.universite-paris-saclay.fr/supraconductivite/ ↩
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« DNA » est un sigle pour désigner le Diplôme national d’art. ↩
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« EnsAD » est l’acronyme de l’École nationale supérieure des arts décoratifs. ↩
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« DNSEP » est un sigle pour désigner le Diplôme National supérieur d’expression plastique. ↩
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C’est à Juliette Nier qu’a été confiée la conception graphique du numéro 53 de la revue Azimut. ↩