Entretien avec Julie Vanazzi
Chloé Merlin

L’entretien qui suit a été réalisé le 15 décembre 2023. Jeune créatrice constamment en quête d'un design engagé, Julie Vanazzi a suivi un cursus en DNA Communication à l'EESAB et obtenu son DNSEP Arts visuels pour le journalisme. Actuellement, elle explore le statut d'artiste auteur et s'implique activement au sein de collectifs artistiques (Lorient La Combative). Elle a accepté de participer à notre enquête sur le design et ses pratiques.

1. Travail et reconnaissance

Chloé Merlin1 : Pourriez-vous tout d’abord nous dire quelques mots sur le type de structure (université, école, entreprise…) dans laquelle vous travaillez actuellement ? Quelle y est votre fonction et dans quelles conditions l’exercez-vous ?

Julie Vanazzi: Actuellement, je n'appartiens à aucune structure spécifique, car je suis en phase de fin d'études. Mon engagement se situe davantage dans des projets personnels et indépendants, à travers des collectifs ou au sein même de mon université (en tant qu’« intervenante »). De plus, depuis deux mois, je bénéficie du statut d'artiste auteur, bien que pour le moment, je ne l'utilise pas pleinement. En effet, mes activités, réalisées dans le cadre d'événements, impliquent généralement une collaboration avec des collectifs ou des associations, et sont soit bénévoles, soit rémunérées en espèces. Dans l'ensemble, je me définis davantage comme une graphiste auteure.

C.M : Dans une précédente enquête, plusieurs designers on fait état d’une insatisfaction par rapport à leur travail. Ils disaient se sentir empêchés d’accomplir correctement les missions — les projets — qui leur étaient confiés : par exemple, de ne pas avoir le temps nécessaire pour entamer un véritable dialogue avec leur client. Confirmez-vous ce sentiment d’empêchement ? Auriez-vous des exemples de situations qui l’illustrent ?

J.V : Bien que je n'aie pas encore eu d'expérience professionnelle personnelle dans le domaine du design, j'ai pu observer les expériences de plusieurs amis qui ont partagé des sentiments similaires d'insatisfaction. Ces professionnels ont exprimé des difficultés telles que le manque de temps pour établir un dialogue approfondi avec leurs clients, entravant ainsi leur capacité à accomplir pleinement leurs missions et projets. Bien que je ne puisse pas fournir d'exemples personnels, les expériences partagées par mes pairs soulignent la pertinence de la question sur les défis rencontrés par les designers dans leur travail.

Notamment dans les grandes structures, je suis consciente des préoccupations exprimées par de nombreux designers au sujet de leur insatisfaction au travail. Certains ont mentionné se sentir entravés dans l'accomplissement de leurs missions, ne trouvant pas réellement de satisfaction à accomplir des créa.

C.M : Les conditions de travail influent beaucoup sur la manière dont la profession de designer est vécue. Dans votre cas, diriez-vous que la coopération avec vos collègues (partenaires de travail) est satisfaisante ? Vous sentez-vous reconnu dans vos capacités propres ou, à l’inverse, souffrez-vous d’indifférence, voire de mépris ? Pourriez-vous décrire des situations correspondant à ce que vous éprouvez ?

J.V : Dans mon expérience professionnelle, universitaire, collective, la collaboration avec mes collègues constitue un élément essentiel de ma pratique en tant que designer. Heureusement, je n'ai pas ressenti de mépris de la part de mes collaborateurs, et notre dynamique de travail est plutôt marquée par un échange mutuel de compétences. Nous sommes conscients que chacun apporte ses propres savoir-faire, et cela contribue à enrichir nos projets collectifs.

L'esprit d'entraide est au cœur de notre mode de fonctionnement, renforçant la satisfaction dans la collaboration. Nous reconnaissons la diversité des compétences au sein de l'équipe et valorisons la complémentarité des savoirs apportés par chacun. Cette approche collective favorise un environnement où la reconnaissance des capacités individuelles se manifeste naturellement, créant ainsi un sentiment de valeur au sein de l'équipe.

Dans l'ensemble, je considère que la coopération avec mes collègues est satisfaisante, car elle repose sur le respect mutuel, la collaboration active, et la reconnaissance des compétences individuelles au sein d'un contexte de travail collectif.

2. Éthique et horizon politique 

C.M : Avez-vous l’impression que le milieu du design est dépourvu d’éthique ? Qu’il est peu soucieux de ce qu’il produit, de pour qui les projets sont faits, de comment ces derniers sont conçus puis réalisés, etc. Ou avez-vous plutôt le sentiment que la profession suit une sorte de déontologie, même si cette dernière n’est pas toujours clairement énoncée ?

J.V : Le domaine du design, dans lequel j'évolue, est extrêmement vaste et se caractérise par une forte politisation, voire un militantisme. Au sein de cette sphère, des interrogations éthiques, morales et politiques émergent à chaque étape du processus de création. Le pouvoir de transmettre des signes, symboles et icônes dans l'espace public est une responsabilité significative, amenant à réfléchir sur les causes que nous souhaitons servir.

En tant que défenseur d'un graphisme réfléchi quant à son public cible, je m'interroge sur les codes que nous enseignons dans les écoles et les universités. Ces codes reflètent souvent les tendances contemporaines du graphisme, qui sont souvent destinées à une élite possédant un capital culturel élevé. Le problème ne réside pas uniquement dans l'accès à ces codes, mais aussi dans les signes utilisés.

Le monde du design semble renforcer un entre-soi puissant, ancré dans une classe sociale aisée et urbaine. Bien que le secteur adopte une éthique apparente, notamment en matière d'écologie, les questions sociales demeurent souvent superficielles et peu approfondies. Cela soulève la nécessité de repenser notre approche du design pour favoriser une plus grande inclusivité et une compréhension approfondie des enjeux sociaux.

C.M : Avez-vous personnellement vécu une situation de projet (ou autre) qui vous a posé un « cas de conscience » ? Avez-vous recueilli des témoignages de collègues (ou partenaires de travail) ayant vécu ce type de difficulté morale au travail ?

J.V : Actuellement, je m'investis dans un projet en collaboration avec l'entreprise « Sodebo ». Ce projet collectif vise à mener une enquête approfondie au sein de l'entreprise. Notre travail est centré sur la filiale voile de Sodebo, qui détient un voilier de course. Cependant, le fait de collaborer avec une entreprise contribuant largement à la malnutrition en France soulève des interrogations. De même, travailler avec une entreprise qui utilise le sponsoring pour obtenir des subventions de recherche de l'État suscite des questionnements.

Bien que nous ayons une liberté créative dans notre production, la possibilité d'une rémunération future vient ajouter une dimension complexe à notre réflexion. Ainsi, nous sommes confrontés à la question cruciale de l'orientation de notre enquête. Devrions-nous nous concentrer sur le cordage des bateaux, explorer le domaine du sponsoring, ou aborder le délicat sujet de la culture du viol qui sévit dans le milieu de la voile lorientaise ?

Cette décision requiert une réflexion approfondie sur les implications éthiques de nos choix, la pertinence de chaque piste par rapport à nos préoccupations sociétales, et la manière dont notre travail peut contribuer à une prise de conscience éclairée.

C.M : L’histoire du XXe siècle nous apprend que des designers ont pu se mettre au service de régimes totalitaires. Pensez-vous que la profession a gardé mémoire ou a l’intuition de cette compromission ? Dans une perspective plus contemporaine, les designers vous paraissent-ils préoccupés par des questions sociales et politiques ? Par des manières plus justes d’organiser la vie de nos sociétés (ZAD, ou autres), la distribution du travail et des produits du travail (coopératives…), l’accession à l’éducation ou à la santé, pour ne prendre que quelques exemples, et à la façon dont le design peut jouer un rôle ?

J.V : Certes, ce métier est souvent compromis en raison de la nécessité de « gagner sa vie », mais la question fondamentale réside dans jusqu'où les individus sont prêts à aller, notamment en soutenant des idées plus ou moins proches de l'extrême droite et des réactions conservatrices.

Le milieu dans lequel j'évolue est profondément imprégné par ces dynamiques. Un exemple éclairant est fourni par le collectif Bye Bye Binary, qui a largement diffusé la recherche typographique non-binaire en francophonie depuis 2019. D'autres initiatives, plus ancrées en milieu rural, voient le jour, que ce soit à travers des fermes, des squats ou des habitats collectifs-partagés-solidaires. Ces espaces favorisent la création de liens entre créateurs, habitants et militants, tout en soulevant de nouvelles questions sociales et sociétales, particulièrement à travers l'expression artistique.

Dans le contexte du graphisme, je crois fermement que cette discipline joue un rôle majeur dans les questions sociales contemporaines. En effet, le graphisme offre la possibilité de diffuser des messages, d'interroger le spectateur sur les informations qu'il reçoit et de quelle manière. Un exemple concret qui me vient à l'esprit est celui d'un petit guide de sexologie destiné au personnel soignant en France, intitulé Guide des premiers recours en sexologie. Ce guide, commandé par le Réseau de Santé Sexuelle Publique et réalisé par la graphiste Maïc Baxane, illustre le potentiel du graphisme à aborder des sujets sensibles et à contribuer à la sensibilisation de manière significative.

3. Science et design 

C.M : Pourriez-vous nous expliquer quelle formation vous avez suivie ? Dans une précédente enquête portant sur les formations, des designers assimilaient théorie du design et histoire. Est-ce aussi votre cas, ou auriez-vous d’autres exemples de théories concernant le design ou élaborées à partir du design ?

J.V : Mon parcours académique s'est articulé autour de trois étapes significatives : trois années de Design graphique (art appliqué) dans une école privée à Lyon (École de Condé), suivi d'un cursus en DNA Communication à l'EESAB de Lorient, puis d'une formation en DNSEP Arts visuels pour le journalisme, adoptant une approche documentaire à travers diverses formes d'arts plastiques.

Parallèlement à ma scolarité, j'ai embrassé un engagement social, développant ainsi une approche militante de ma pratique artistique, une dimension que je considère comme fondatrice dans mon travail.

Bien que l'histoire du design puisse sembler être portée par la notion d'accessibilité, il demeure fortement enraciné dans la société capitaliste, souvent plus proche des grandes entreprises que de ses travailleurs. Les écoles que j'ai fréquentées ont cherché à ancrer le design dans une pratique contemporaine, en marge des mécanismes du marché, tout en y insufflant des valeurs militantes et sociales fortes. Cependant, il est crucial de noter que, malgré cette intention, les notions de classes restent souvent invisibilisées, engendrant un entre-soi prononcé au sein du domaine du design. Cela soulève la question de la nécessité de rendre plus explicites les dynamiques de classe dans le cadre de la formation en design.

C.M : Il semble que, parfois, le milieu du design se tient à distance du type d’entretien que nous menons ensemble, par exemple, c’est-à-dire d’une tentative pour connaître scientifiquement le design et ses pratiques. Pensez-vous qu’il s’agisse de désintérêt, de rejet épidermique, de crainte ? Ou que ce soit là une vue faussée ?

J.V : Répondre à cette question implique de s'interroger sur les motivations sous-jacentes au sein du milieu du design vis-à-vis de démarches d'investigation comme celle que nous menons. Il est difficile de définir si cette distance observée relève d'un désintérêt, d'un rejet instinctif, ou bien d'une appréhension face à une approche scientifique du design.

Il est probable que cette réticence soit en partie liée à des considérations morales et éthiques. Les individus dans le domaine du design peuvent être confrontés à une introspection sur la place qu'ils choisissent d'occuper dans la société, jusqu'où ils sont prêts à aller en termes d'éthique, et quelle est la véritable nature de cette éthique. Ces questions peuvent être présentes de manière implicite, intégrées au capital culturel, mais peut-être insuffisamment réfléchies et mises en valeur.

En somme, la réaction du milieu du design face à des approches scientifiques peut être complexe et multifactorielle, impliquant des questionnements profonds sur les valeurs, l'éthique personnelle, et peut-être une certaine méfiance envers des méthodes qui pourraient révéler des aspects moins explorés de la pratique du design.

CM : Je vous remercie pour vos réponses et le temps que vous m'avez accordé.


  1. Étudiante en Master 2 « Design, Arts, Médias » à l’Université Pairs 1 Panthéon-Sorbonne, 2023-2024.