Entretien avec Jennifer Chambaret
Adis Karac

L’entretien qui suit a été réalisé le 8 décembre 2023 à Montreuil. Jennifer Chambaret est designer de mode, diplômée de l'École Nationale Supérieure des Arts-Décoratifs de Paris. Elle a commencé sa carrière professionnelle comme enseignante en design de mode et enseigne aujourd'hui à l'Atelier Chardon Savard. En parallèle, elle a lancé sa propre marque de vêtement1 l'année dernière en tant que créatrice de mode. Elle a accepté de répondre à notre enquête autour du design et ses pratiques.

Adis Karac2** : Bonjour, Jennifer Chambaret, je vous remercie beaucoup de m'accueillir dans votre atelier, et de m’accorder de votre temps pour réaliser notre enquête sur le design et ses pratiques. Notre entretien comporte trois volets et à la fin on reviendra éventuellement sur des points que j'aurais notés, ou des points que vous souhaiteriez rajouter au terme de l'entretien.

Jennifer Chambaret : Ok, très bien.

1. Travail et reconnaissance

A.K : Notre premier volet concerne le travail de designer et la reconnaissance qui peut lui être attaché.

J.C : D'accord.

A.K: Donc c'est une série de questions que je vais vous poser vis-à-vis de ça, et ça sera pareil pour les autres volets. Pourriez-vous tout d’abord nous dire quelques mots sur le type de structure (université, école, entreprise…) dans laquelle vous travaillez actuellement ? Quelle y est votre fonction et dans quelles conditions l’exercez-vous ?

J.C : Alors juste pour bien comprendre la question, du coup c'est par rapport à ma marque ou c'est par rapport à mon travail d'enseignement ? Ou les deux ?

A.K: Alors l'entretien est plus basé sur votre pratique de designer, mais dans la mesure où vous évoquez une pratique d'enseignante, ça peut aussi être intéressant de le mentionner pour qu'on ait une visibilité globale sur votre profil, parce que ça peut aussi influencer la manière dont on percevra vos réponses, vous verrez par la suite...

J.C : Humm...Ok. Suspense ! Alors du coup pour répondre à la question de la structure, j'ai une marque de mode, qui est une micro-entreprise que je gère. Et j'enseigne dans une école, donc j'ai un travail salarié depuis plusieurs années, dans une école privée où j'enseigne dans une formation post-bac.

A.K: Ok. Donc vous êtes designer de mode et vous enseignez le design de mode ?

J.C : Exactement. Le nom de la section c'est « designer de mode », qui se fait en trois ans après le bac, et moi j'enseigne la matière du modélisme.

A.K: Ok, très bien. Dans une précédente enquête, plusieurs designers on fait état d’une insatisfaction par rapport à leur travail. Ils disaient se sentir empêchés d’accomplir correctement les missions — les projets — qui leur étaient confiés : par exemple, de ne pas avoir le temps nécessaire pour entamer un véritable dialogue avec leur client.

J.C : Humm...

A.K: Confirmez-vous ce sentiment d’empêchement ? Auriez-vous des exemples de situations qui l’illustrent ?

J.C : Oui je crois que je comprends bien cette sensation. Je dirais que dans mon travail au quotidien, en tout cas pour ma marque, c'est moi qui me crée moi-même mes missions, mais il m'est arrivé de répondre à des missions pour des clients, notamment pour faire des costumes pour des spectacles ou autre. Et il est vrai, que la contrainte de temps est très présente dans notre métier, et souvent les demandes arrivent trop tard par rapport au temps que prennent les choses en fait. Et je pense que dans toutes les pratiques artisanales c'est un peu le cas, moi dans le vêtement j'ai l'impression que les gens ne se rendent pas compte du temps que ça peut prendre. On a un rapport au temps qui est complètement... on se rend pas compte en fait du temps qu'on peut passer à faire des vêtements.

A.K: Là vous évoquez le temps passé à la réalisation de la commande si j'ose dire, mais est-ce que du coup, ce temps passé... Avez-vous l'impression qu'il vous enlève du temps de dialogue qui serait intéressant d'avoir pour la nature même du projet ?

J.C : Pour la conception vous voulez dire ?

A.K : Oui.

J.C : Difficile de répondre honnêtement... Le fait que le temps imparti soit court, il faut vite se décider pour répondre à la demande, ça c'est sûr que c'est en lien oui.

A.K: D'accord donc du coup, vous avez l'impression d'avoir une forme d'insatisfaction par rapport au fait que vous auriez pu avoir plus de temps pour discuter avec les clients, pour savoir exactement ce qu'ils veulent ?

J.C : Oui c'est sûr !

A.K: C'est vrai que c'est un peu particulier comme là vous avez une marque... Vu que c'est votre propre marque... Comment se joue ce rapport avec votre potentielle clientèle ? C'est un peu un aparté que je fais...

J.C : Oui oui, bah là, c'est une bonne question car là par exemple ma dernière collection, je l'ai présentée en salon fin septembre donc j'ai eu des retours de potentiels acheteurs, et ce que j'ai ressenti c'est qu'ils attendaient de voir la suite. Et la suite, le prochain rendez-vous, c'est donc la saison suivante, la prochaine, c'est donc fin février. Et fin février je sais que j'ai intérêt d'être encore une fois présente avec une nouvelle collection, pour éventuellement susciter des ventes, et donc ce rapport au temps, il est très présent. Et comme je vous disais tout à l'heure, moi j'enseigne à côté, faire deux collections par an pour moi c'est très difficile. Et malgré tout, je sais que si je ne le fais pas là maintenant, ça empêche ma pratique c'est sûr. Donc oui la contrainte de temps et l'attente du client donne le ton à ce que je vais présenter c'est sûr.

A.K: Et est-ce que vis-à-vis de cette double casquette, dans votre pratique d'enseignante... vous avez l'impression que ce soit quelque chose qui va être mis en avant, l'importance du dialogue avec un client ?

J.C : Euh... Est-ce qu'on parle du dialogue avec les clients... C'est pas évident. Dans le contexte de la mode on va plutôt parler avec nos étudiants du dialogue avec l'employeur, avec le directeur artistique, on est plus dans la posture styliste directeur artistique qu’un client particulier qui veut se faire faire un vêtement.

A.K: Oui oui je comprends bien, mais j'imagine que si vous enseignez le design de mode, ces futurs designers de mode n'ont pas forcément tous l'ambition de devenir des designers indépendants et de lancer une marque...

J.C : Non... ah, non non.

A.K: Donc ils peuvent bosser dans le design de prêt à porter, du coup dans ma question ici, ce qu'on appelle le client, ça va être leurs interlocuteurs comme par exemple le directeur artistique de la marque, et ce n'est pas le client au sens de l'acheteur.

J.C : D'accord, on est d'accord, ok. Dans mon travail d'enseignante on n’en parle, peut-être pas assez... Enfin si on en parle, du fait que le travail de styliste c'est quand même d'être à l'écoute de son directeur artistique et de savoir répondre à une demande. C'est la base. Après c'est pas évident de réussir à le transmettre dans le cursus de la formation parce que ça prend du temps, c'est mon impression, pour l'étudiant de déjà se former, se trouver déjà lui-même, et ensuite avoir la maturité de savoir répondre à la demande de quelqu'un d'autre. Et c'est quelque chose qui est long dans le processus d'apprentissage... Voilà.

A.K: Ok... J'ai pris le temps d'essayer peut-être de faire le tour de votre perception du sujet, étant donné votre position d'enseignante et créatrice de mode indépendante en même temps. Donc, on va continuer.

Les conditions de travail influent beaucoup sur la manière dont la profession de designer est vécue. Dans votre cas, diriez-vous que la coopération avec vos collègues (partenaires de travail) est satisfaisante ?

J.C : Alors... mes collègues partenaires... dans le cadre de ma marque, je travaille majoritairement seule. J'ai des partenaires au sens de l'atelier de production qui travaille avec moi, mes fournisseurs, mes stagiaires...

A.K: Ok, mais ça c'est tout à fait des partenaires... Vous n'êtes pas tout à fait seule dans le développement de ta marque ?

J.C : Non non, oui j'ai des collaborateurs.

A.K: Du coup, vous considérez que la coopération avec eux est satisfaisante ?

J.C : Oui vraiment !

A.K: Vous sentez-vous reconnue dans vos capacités propres ou, à l’inverse, souffrez-vous d’indifférence, voire de mépris ? Pourriez-vous décrire des situations correspondant à ce que vous éprouvez ?

J.C : Alors j'ai pas du tout l'impression de souffrir, ni d'indifférence, ni de mépris. Est-ce que je suis reconnue... Je suis encouragée en tout cas par mon entourage et les personnes que je rencontre au fil de mon projet... oui non je me sens plutôt encouragée.

A.K: D'accord.

J.C : Après je peux pas dire que je suis sûre de mon coup et que tout va bien, mais il y a eu des personnes au fil de mon chemin qui me soutiennent.

A.K: J'ai une question qui me vient... Est-ce que vous êtes devenue directement enseignante ou vous avez eu des expériences de designer en entreprise ou en agence?

J.C : Alors quand j'ai terminé l'école donc les Arts-Déco, j'ai cherché du travail et j'ai fini par accepter un stage, qui était un peu un poste déguisé sous contrat de stage... c'était une super expérience, que je ne regrette pas du tout. C'était super mais ça m'a fait me dire que j'avais pas envie de travailler pour une marque. Et même expérience quand j'étais en stage en quatrième année d'études, j'ai fait un stage chez Iris Van Herpen pendant 4 mois, pareil, super expérience avec de belles responsabilités, plus que pour un stage normal, j'ai adoré ; mais ça m'a fait dire que j'ai pas du tout ce fantasme de devenir styliste pour une marque. Par contre ça m'a donné envie de créer ma marque ! Et donc après l'école, j'ai co-créée une marque avec une autre designer. On a travaillé sur cette marque pendant deux ans, en parallèle j'avais des petits jobs, et j'ai commencé à donner des cours particuliers. Et c'est ça qui m'a mis le pied à l'étrier et je me suis dit que c'était une bonne piste pour trouver un travail car ça m'intéressait plus ça, que de devenir styliste pour une marque, et c'était un bon équilibre pour moi. Et de fil en aiguille, j'ai trouvé plusieurs années après mon poste actuel de professeur.

A.K: Et rétrospectivement, arrivez-vous à identifier ce qui ne vous a pas donné envie d'être styliste pour une marque ?

J.C : En fait je trouvais ça hyper frustrant, j'avais de belles responsabilités, beaucoup pour une stagiaire, et c'était passionnant, mais je trouvais ça frustrant parce que les prises de décisions finales c'était pas moi qui les prenaient ! Donc l'entre-deux était très bizarre pour moi, j'avais en même temps des responsabilités, et en même temps jamais le final cut sur certains choix majeurs, évidemment parce que c'est pas moi la créatrice mais... Et je me suis dit que, ce qui moi m'intéresse, c'est d'avoir la vision globale et de tout voir. Je trouvais ça frustrant d'être dans une petite case et de voir qu'une petite partie du projet.

A.K: Je vois. Si je vous pose cette question c'est parce que ça permet de revenir sur la question que j'ai posée pour savoir si vous vous sentez reconnue dans vos capacités propres... C'est-à-dire que le fait que vous me disiez à travers ces situations ; que vous avez été quelque part insatisfaite de pas avoir le final cut comme vous dites ; c'était quelque part une déception pour vous dans ce contexte-là, une « frustration » si je reprends le terme que vous avez employé ?

J.C : Ah oui complètement.

A.K: Ok, super, ça permet d'avoir plus d'éclairages que du point de vue de designer de mode de sa propre marque, où vous vous êtes ouverte un champs plus libre finalement peut-être...

J.C : Oui. Avec d'autres types de contraintes c'est certain...

A.K: Mais qui du coup, vous permet aujourd'hui de ne pas souffrir de ces frustrations ressenties à l'époque ?

J.C : Ah oui ça c'est certain !

A.K: Ok. Ça permet de rajouter une composante intéressante à l'entretien car ça vient justifier des choix qui répondent aussi à la question.

2. Éthique et horizon politique

A.K: Le second volet de notre entretien porte plutôt sur des questions d’ordre éthique et sur le sens politique du métier de designer. Avez-vous l’impression que le milieu du design est dépourvu d’éthique ? Qu’il est peu soucieux de ce qu’il produit, de pour qui les projets sont faits, de comment ces derniers sont conçus puis réalisés, etc.

J.C : Bah pas du tout ! Non... bah non non non. Je pense que quand on conçoit des objets, on se demande pourquoi et quel sens ça fait. Au contraire, c'est vraiment au cœur de l'éthique.

A.K: Ok.

J.C : Je parle pour ma paroisse mais les designers de mode aujourd'hui ; il y a quand même une grande tendance à l'éco-responsabilité, à la fabrication française ; et le client... alors peut-être que je vis dans une bulle, mais il y a quand même une clientèle pour ça qui existe et qui est très en quête de vêtements fabriqués en France ou plutôt éco-conçus, et les gens commencent à faire attention à ça. Et les designers sont du coup très connecté(e)s à ce type d'éthique. Mais là je parle des petits designers, je parle pas des grosses marques de luxe.

A.K: Vous diriez que votre production s'adresse à quel type de public ?

J.C : En particulier à un public assez conscient et en attente de vêtement plutôt éco-responsable, plutôt produit en Europe, avec des belles matières, une qualité...voilà.

A.K: Et vous pensez que ce public diffère du public des marques de luxe ?

J.C : Alors ils peuvent avoir des points en commun, mais je suppose que le public des marques de luxe veut surtout un logo sur leurs vêtements. Pas forcément un truc éco-conçu avec des belles matières. Ils achètent une sorte de fantasme.

A.K: D'accord. Avez-vous plutôt le sentiment que la profession suit une sorte de déontologie, même si cette dernière n’est pas toujours clairement énoncée ?

J.C : Je pense qu'il y a des designers qui s'accrochent à des principes éthiques très forts et qui vont en faire une ligne de conduite, et du coup un principe commercial affiché. Certains juste par intérêt ; et d'autres par conviction. Et il y en a qui n'en ont rien à faire, donc j'arrive pas à créer une généralité pour vraiment répondre à cette question-là.

A.K: C'est ok. Vous n'avez pas à créer une généralité, là vous évoquez différentes positions et le fait que ce n'est pas uniforme donc, c'est tout à fait recevable de pas pouvoir répondre par oui ou non.

J.C : Oui voilà.

A.K: Avez-vous personnellement vécu une situation de projet (ou autre) qui vous a posé un « cas de conscience » ?

J.C : Et bien je ne crois pas... je ne crois pas. Ah si, je peux quand même étendre ma réflexion. À l'origine pour ma marque je voulais faire le salon du made in France ; et à contre-coeur, j'en suis revenue. Je suis en train d'étendre ma production au Portugal, ce qui n'était pas du tout mon ambition à l'origine et ça m'a posé un cas de conscience, et j'ai eu bien du mal à créer ce compromis, à accepter ce compromis.

A.K: D'accord.

J.C : La loi du marché me l'a imposé... Mais je me suis jamais sentie forcée de répondre à des missions qui me correspondaient pas. Voilà.

A.K: Avez-vous recueilli des témoignages de collègues (ou partenaires de travail) ayant vécu ce type de difficulté morale au travail ?

J.C : Oui j'ai quelques collègues, anciens amis d'école qui travaillent pour des grosses marques aujourd'hui, qui sont très désolés de faire le travail qu'ils font aujourd'hui, qui ont juste l'impression de balancer du fric par les fenêtres et de pas créer quelque chose d'intéressant. Ça c'est des retours assez fréquents.

A.K: Pouvez-vous précisez le contexte de travail de ces collègues que vous évoquez ?

J.C : Ce sont des designers qui travaillent dans des grosses marques de luxe aujourd'hui en tant que stylistes, et qui peinent beaucoup à trouver le sens de leur métier au sein de ces marques là aujourd'hui ; qui dessinent à la chaîne des choses qui ne font pas sens pour eux du point de vue du design justement, et voilà parce qu'il y a des restrictions de coût même pour ces grosses marques de luxe ; et du coup si tu dessines des sacs faut pas qu'il y ait de fermetures éclair parce que ça coute trop cher, il faut tout enlever et au final qu'est-ce qui reste ? Un truc qui n'a pas beaucoup d'intérêt. Mais du coup ça questionne le métier de designer...

A.K: Profondément.

J.C : Ah oui profondément c'est clair !

A.K: Vous dites qu'il y a une absence de sens, donc là on est en plein dans la question du cas de conscience car si ça n'a plus aucun sens, dans quelle mesure on peut se dire que c'est quelque chose de bien au sens éthique ?

J.C : Ah oui, oui, ça c'est sûr que je connais pleins de designers qui ont des cas de conscience, ça c'est sûr ! Si vous voulez des contacts j'en ai !

A.K: Je suis preneur oui ! J'avais anticipé un peu la difficulté de l'entretien dans la mesure où vous avez votre propre marque mais je trouve ça intéressant d'avoir votre position, car comme vous êtes aussi enseignante, ça crée une double responsabilité en tant que designer, car vous êtes quelque part sensée transmettre à la futur génération de designers ce qu'ils vont faire et votre réflexion est aussi le fruit de cette double casquette.

J.C : Oui complètement.

A.K: Donc on va continuer... L’histoire du XXe siècle nous apprend que des designers ont pu se mettre au service de régimes totalitaires. Pensez-vous que la profession a gardé mémoire ou a l’intuition de cette compromission ?

J.C : C'est vrai que j'y pense jamais.

A.K: Je peux reposer la question et vous laisser le temps de voir émerger une réponse. Je suis conscient que c'est pas une question qu'on se pose tous les matins !

J.C : Et heureusement peut-être !

A.K: Oui effectivement... L’histoire du XXe siècle nous apprend que des designers ont pu se mettre au service de régimes totalitaires. Pensez-vous que la profession a gardé mémoire ou a l’intuition de cette compromission ?

J.C : Quand vous me dites ça je me dis, je suis designer et j'ai pas d'exemples qui me viennent en tête, donc c'est qu'on m'a pas transmis ça, ou que j'ai pas la culture de ça. Déjà, j'y ai jamais pensé. Donc, soit le message est pas passé, soit je sais pas.

A.K: D'accord. Quand j'entends votre réponse, quelque part vous répondez un peu à la question... car je pense que vous-même à travers votre éducation et votre formation de designer, vous n'avez pas la mémoire qu'on vous ait éveillée sur cette question-là, et qu'on l'ai même pas mentionnée ?

J.C : Non.

A.K: Et en tant que professeur vous-même aujourd'hui, c'est pas quelque chose qui est transmis ?

J.C : Non !

A.K: Ok. Et dans une perspective plus contemporaine, les designers vous paraissent-ils préoccupés par des questions sociales et politiques ?

J.C : Je pense que oui parce que le design répond toujours à des questions sociales, après politique c'est moins évident. Pour moi le design répond à un besoin et à un mode de vie d'aujourd'hui, donc il est forcément social, un peu politique aussi, mais ça rejoint un peu la question éthique que vous posiez tout à l'heure, enfin il y a des ponts entre les questions.

A.K: Et comment vous faites le pont avec la question de l'éthique ?

J.C : Je pense à cette éthique de la fabrication, c'est aussi un peu politique en même temps... disons que c'est pas séparé. Après je sens pas non plus un engagement majeur, je ne crois pas que ça soit ça qui pousse le design non plus, mais c'est une préoccupation qui existe, elle est peut-être secondaire.

A.K: Je vais reposer la question en donnant des exemples de contextes où le design aurait potentiellement un rôle social ou politique à jouer. Dans une perspective plus contemporaine, les designers vous paraissent-ils préoccupés par des questions sociales et politiques ? Par des manières plus justes d’organiser la vie de nos sociétés (ZAD, ou autres), la distribution du travail et des produits du travail (coopératives…), l’accession à l’éducation ou à la santé, pour ne prendre que quelques exemples, et à la façon dont le design peut jouer un rôle ?

J.C : C'est une vraie question. Alors je sais pas si je réponds à la question précédente, ou à celle-là, mais ça me fait penser à quelque chose. Par exemple si aujourd'hui tu fais une demande d'aide pour un projet pour une subvention, pour un concours, ou je ne sais quoi design, si ton projet n'a pas une dimension sociale, tu n'as pas accès à la moindre aide ! Il faut qu'il y ait une dimension inclusive, un peu militante, un peu je ne sais pas trop quoi, mais cet aspect social va être très très très présent dans les demandes d'aides pour les projets de design, métiers d'arts, art.

A.K: Donc quelque part vous diriez que les institutions françaises prennent cette question-là particulièrement en considération pour accorder des aides ?

J.C : Oui, je crois qu'avec les aides de l'État ou fondations privées, il y a toujours cette dimension sociale, faut que le projet, même artistique, soit justifié par une ambition sociale. Ce que moi je critique vivement. À mon sens, l'art peut exister en tant que tel sans qu'on ait besoin de répondre à un besoin d'inclusivité ou je ne sais quoi, et le design aussi d'ailleurs. Après, qu'on y pense et que ça fasse parti du projet, c'est une chose, mais de devoir l'argumenter et que ce soit ça le cœur d'un projet de design ou d'art moi ça ne me semble pas une bonne réponse en tout cas.

A.K: Ok, je trouve que ça éclaire pas mal de facettes de ce questionnement et même la question du politique, car je pense que ça raconte une dimension politique dans cette exigence que vous percevez de la part des institutions pour l’obtention de financements.

3. Science et design

A.K : On va passer au troisième et dernier volet de notre enquête qui traite des connaissances relatives au design. Pourriez-vous nous expliquer quelle formation vous avez suivie ?

J.C : Donc j'ai fait un bac arts appliqués. Ensuite j'ai fait un diplôme des métiers d'arts Costume à Paris pendant deux ans. Et ensuite je suis rentrée à l'École des Arts-Décoratifs de Paris pendant 4 ans, en design vêtement.

A.K: Ok. Dans une précédente enquête portant sur les formations, des designers assimilaient théorie du design et histoire. Est-ce aussi votre cas, ou auriez-vous d’autres exemples de théories concernant le design ou élaborées à partir du design ?

J.C : Moi je crois que j'ai jamais eu de cours de théorie du design, surtout ! (fou rire) Je crois que j'associe pas les deux, mais il n'y en une qu'on m'a pas transmise en tant que cours.

A.K: Du coup, on vous a transmis la partie histoire ?

J.C : Oui, histoire de l'art, histoire du design, pas théorie.

A.K: Diriez-vous du coup que ça vous aurait donné la perception qu'une théorie du design découle de l'histoire du design ?

J.C : Après peut-être que dans des cours ça a été mélangé et lié, mais je me demande même si c'est évident à séparer.

A.K: C'est-à-dire qu'il y a une manière d'élaborer de la théorie sur une pratique qui est le design. C'est beaucoup plus universitaire, scientifique, c'est une manière de questionner le design en tant que pratique, et on peut questionner cette pratique à travers différents champs d'études comme la philosophie, la sociologie, la psychologie, et j'en passe... pour aller explorer ce qui se joue dans la pratique du design, selon un angle spécifique, et ne pas juste prendre l'histoire du design pour en déduire une ou plusieurs théorie(s).

J.C : Mais du coup ça s'appuie forcément sur des exemples et des faits, donc forcément on a besoin de l'histoire du design pour en tirer des théories j'imagine.

A.K: Ça peut s'appuyer sur des faits qui rentrent dans une histoire du design, mais c'est un peu la question, est-ce qu'on s'en tient juste à des faits, mais dans ce cas on reste dans la science humaine qu'on appelle l'histoire et on ne va pas chercher à décortiquer ce qui s'est produit, on reste sur des exemples. L'idée c'est d'envisager qu'il y ait une « dé-fusion » entre théorie du design et histoire du design, afin de permettre de conceptualiser cette pratique.

J.C : Je pense que ça a été lié dans les cours même si les cours s'appelaient histoire de l'art ou des civilisations je ne sais quoi, mais que du coup on parle de théorie sans le dire, parce qu'on réfléchit quand même au design.

A.K: Bien sûr !

J.C : Mais oui, pas en tant que tel pour décortiquer ce qui se fait, non, ça je l'ai pas vécu.

A.K: Si on revient à des questions comme celle liée à l'éthique, avez-vous souvenir de ça a été posée à travers des cours spécifiquement ?

J.C : Non, non je ne crois pas.

A.K: Il semble que, parfois, le milieu du design se tient à distance du type d’entretien que nous menons ensemble par exemple, c’est-à-dire d’une tentative pour connaître scientifiquement le design et ses pratiques. Pensez-vous qu’il s’agisse de désintérêt, de rejet épidermique, de crainte ? Ou que ce soit là une vue faussée ?

J.C : Je me rends pas compte, je trouve qu'il y a tellement de présupposés dans cette question. Je me rends pas compte si le présupposés c'est que les designers sont allergiques à des enquêtes, je sais pas, je m'en rends pas compte. Je trouve que c'est intéressant de réfléchir à ces questions, mais je n'ai pas de recul, je n'ai pas d'exemples. Je ne sais pas.

A.K: Il semblerait que « le milieu du design », je vous accorde que c'est très vaste dit comme ça, se tient à distance de ce type d'entretien, qui pourrait potentiellement faire émerger une pensée théorique de la pratique du design. Et même si vous n'avez pas d'exemples, vous penseriez intuitivement qu'il s'agit de désintérêt, de rejet, de crainte ou rien de tout ça ?

J.C : Je dirais plutôt du désintérêt qu'une crainte. J'ai l'impression que les designers sont plus dans leur pratique que dans la théorie en fait. Je pense que la pratique du design elle est très concrète et très peu théorique oui. Peut-être que ça répond un peu à la question.

A.K: En tout cas je vous rejoins sur la définition du design qui est avant tout pratique. Après, j'ai envie de vous demander du coup, est-ce que vous y verriez un intérêt ?

J.C : C'est intéressant, après j'ai l'impression que le designer il réfléchit en faisant, donc par sa propre pratique, par l'observation aussi des autres et de l'histoire.

Je crois que le designer il réfléchit en faisant. Mais je pense que la théorie c'est une prise de recul qui est intéressante, et ça ne peut qu'apporter une distance et une observation plus globale qui ne peut qu'être pertinente.

A.K: Un peu comme si le design, de par sa nature pratique, portait en lui la capacité de s'auto-analyser ?

J.C : S'auto-analyser je sais pas mais oui, peut-être oui. Ou en tout cas d'être une permanente recherche, une quête déjà de réponse de quelque chose, de création en fait, qui prend déjà une place énorme, qui est déjà en mouvement.

A.K: Ok. Est-ce qu'il y a un point sur lequel vous souhaitez revenir ?

J.C : Pas précisément. Mais votre dernière question me fait penser à quelque chose, c'est que il y a deux ans, j'ai suivi des séminaires à l'IFM3, parce que je réfléchissais à la possibilité de faire une thèse, et donc j'ai suivi des séminaires en auditeur libre pour voir ce qu'il se passe... Et donc toute cette théorie m'a fait réfléchir. Je pense sur des choses même très loin de moi. Et ça m'a fait décider de lancer ma marque.

A.K: Donc, ça vous a fait virer vraiment vers la pratique ?!

J.C : Oui, là j'ai choisi ! Oui !

A.K: Est-ce que vous pourriez spécifier un peu qu'est-ce qui dans ces séminaires qui visaient l'idée de potentiellement faire une thèse, qui est une démarche de recherche, vous a fait prendre votre décision ?

J.C : C'était passionnant parce que j'ai rencontré pleins de doctorants et beaucoup d'autres auditeurs libres, c'était d'une grande qualité et ça m'a passionné ; j'ai découvert des choses juridiques de la mode, des choses très loin de moi a priori, de la gestion, de la sémiologie ; mais en fait, ça me semblait démesuré de passer autant d'années à réfléchir à de la théorie. Après c'est peut-être mon rapport au temps, si j'ai trois ans à investir dans un projet je préfère créer. Réfléchir, écrire, analyser, ça me semblait intéressant, mais pas le cœur de ce que je veux vraiment faire dans la vie. Mais ça c'est très personnel après.

A.K: D'où vous est venu l'envie potentielle de faire une démarche de recherche à travers l'idée de faire ce doctorat, car du coup on rentre de plein pied dans la théorisation ?

J.C : J'avais un besoin de reconnecter à un peu de culture en fait. C'était il y a deux ou trois ans, donc j'avais pas encore commencé mon projet de marque, j'étais enseignante à plein temps et je tournais un peu en rond. J'avais besoin de reconnecter avec des gens intéressants, passionnés, qui questionnent les choses et ça a été pour moi l'endroit pour prendre contact avec des gens qui réfléchissent un peu à la mode, au système de la mode, à comment ça marche la création, à qu'est-ce qui se passe, qui s'interrogent un peu quoi. Et surtout, parce que il y deux ou trois ans à l'école, j'avais des collègues qui étaient pas toujours très bons, enfin dans le sens de pas à leur place, qui ne sont plus là aujourd'hui.

A.K: Dans votre travail d'enseignante ?

J.C : Oui, et j'en avais marre d'être avec des gens bêtes qui ne pensent à rien, et ça m'a fait du bien d'être avec des gens qui se posent des questions et qui réfléchissent à des vrais sujets, mais par contre je me suis dit que non, c'était pas ce que je voulais vraiment faire. C'était pas une thèse que je voulais faire, c'était un projet important, mais pas celui-là. Mais ça m'a fait décider ce que je voulais vraiment faire.

A.K: Et ça a une incidence sur votre démarche aujourd'hui ?

J.C : Oui, ça m'a donné confiance en qui j'étais. Je me suis sentie profondément designer par exemple. Moi j'ai une pratique, un savoir-faire, et c'est vraiment ça qui compte pour moi. Mais cette prise de distance m'a beaucoup apporté et je regrette aujourd'hui de ne plus suivre les séminaires, c'est juste un manque de temps mais c'était passionnant. Voilà on ne peut pas tout faire.

4. Conclusion

A.K: Bon, je pense qu'on a fait le tour, sauf si vous avez quelque chose à rajouter ?

J.C : Non.

A.K: Alors donc je vous remercie pour le temps que vous m’avez accordé et bonne continuation.

J.C : Merci Adis.


  1. https://www.chambaret.fr 

  2. **Étudiant en Master 2 « Design, Arts, Médias » à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Paris 1, en 2023-2024. 

  3. Institut Français de la Mode.