Entretien avec Hugo Dico
Chloé Merlin

L’entretien qui suit a été réalisé le 15 décembre 2023. Jeune designer graphique basé à Lyon, passé par un BTS design graphique spécialisation en médias imprimés et un diplôme supérieur d’art appliquer en graphisme, Hugo Dico travaille actuellement à son compte. Il est également créateur et organisateur d'événements au sein du collectif Le Consœurtium, est en affinité avec le milieu culturel, s’attache aussi aux problématiques sociales et environnementales qui agitent notre monde. Être graphiste, pour lui, consiste avant tout à connaître l'humain. Il a accepté de participer à notre enquête sur le design et ses pratiques : ici, il évoque son expérience au sein de l’entreprise CWF1 en tant que designer graphiste.

1. Travail et reconnaissance

Chloé Merlin2 : Pourriez-vous tout d’abord nous dire quelques mots sur le type de structure (université, école, entreprise…) dans laquelle vous travaillez actuellement ? Quelle y est votre fonction et dans quelles conditions l’exercez-vous ?

Hugo Dico : Je fais partie de l'équipe de l'entreprise CWF, un groupe regroupant plusieurs marques pour enfants sous des enseignes de luxe et de semi-luxe. Plus spécifiquement, je suis associé à la marque Kenzo Kids, qui constitue la version enfant de la célèbre marque Kenzo pour adultes.

En tant qu'assistant designer graphique, mon rôle consiste à soutenir le directeur artistique dans l'élaboration de motifs pour les collections. Mes missions incluent le développement et l'application de ces motifs sur les collections, parfois en proposant de nouvelles idées et en participant à des phases de recherche. Mon lieu de travail est un open-space où je collabore avec d'autres stylistes et graphistes, majoritairement des designers.

C.M : Dans une précédente enquête, plusieurs designers on fait état d’une insatisfaction par rapport à leur travail. Ils disaient se sentir empêchés d’accomplir correctement les missions — les projets — qui leur étaient confiés : par exemple, de ne pas avoir le temps nécessaire pour entamer un véritable dialogue avec leur client. Confirmez-vous ce sentiment d’empêchement ? Auriez-vous des exemples de situations qui l’illustrent ?

H.D : Au sein de ce type d'organisation, la frustration découle principalement de la limitation de la communication avec le client et de l'absence d'un brief complet, ainsi que de l'impossibilité de discuter de ce brief. L'entreprise est caractérisée par une hiérarchie très forte, orientée vers la rentabilité et la maximisation des ventes de produits auprès des consommateurs.

L'approche est fortement axée sur les chiffres et sur la conception du produit qui répondra le mieux aux besoins de masse pour stimuler les ventes. En tant que professionnel dépendant directement de Kenzo, je suis soumis aux décisions d'autres services tels que le marketing et la communication, dirigés par des personnes qui peuvent ne pas avoir une expertise approfondie en design, mais qui sont orientées vers les résultats financiers.

Mon poste implique de nombreux intermédiaires entre moi et les décideurs finaux, tels que les directeurs artistiques, les directrices de collection et les responsables du prototypage. Cette chaîne d'intermédiaires rend difficile la transmission de mes idées et opinions. De plus, le temps est une contrainte majeure, car le travail se déroule souvent dans l'urgence, nécessitant une production rapide et abondante. Il y a peu de temps pour remettre en question les choix effectués et discuter des pistes envisagées, ce qui contribue à une frustration accrue au sein de cette structure hiérarchique unilatérale.

Par exemple, j'ai vécu une situation où un remaniement de la direction artistique a eu lieu pendant ma mission. Dans un motif créé, l'idée de refléter le côté français de la marque Kenzo a été interprétée de manière clichée, en utilisant des éléments visuels tels que le béret et la baguette. En tant que designer, j'ai trouvé cela déconcertant, estimant qu'il existait des approches plus subtiles et élégantes pour répondre aux mêmes besoins. Cependant, en raison du manque de temps et de communication, une décision hâtive a été prise par une personne du marketing qui ne comprenait pas nécessairement les nuances du design, soulignant ainsi les défis inhérents à cette dynamique organisationnelle.

C.M : Les conditions de travail influent beaucoup sur la manière dont la profession de designer est vécue. Dans votre cas, diriez-vous que la coopération avec vos collègues (partenaires de travail) est satisfaisante ? Vous sentez-vous reconnu dans vos capacités propres ou, à l’inverse, souffrez-vous d’indifférence, voire de mépris ? Pourriez-vous décrire des situations correspondant à ce que vous éprouvez ?

H.D : De manière similaire à ce que j'ai mentionné précédemment, le principal défi réside dans la hiérarchie au sein de cette structure. En tant qu'assistant designer graphique, mes collègues et moi-même, qui occupons des postes similaires, partageons des missions semblables, créant ainsi un soutien mutuel agréable qui suscite le désir de continuer à travailler. Cependant, il est clairement perceptible qu'il existe une limite, un plafond, en ce sens que l'apport de compétences supplémentaires et de créativité dans notre travail n'est pas toujours valorisé ni pris en compte. Les directives sont souvent strictes et peu flexibles. Dans mon cas, les opportunités d'évolution sont rares, ce qui explique la rotation fréquente des personnes occupant ce poste.

La question de la considération est également cruciale, surtout dans les métiers créatifs au sein de grandes entreprises comportant divers services tels que le marketing et la communication. Bien que les métiers créatifs soient essentiels au bon fonctionnement de l'entreprise, ils ne sont souvent pas pleinement valorisés. Nous sommes souvent perçus comme de simples exécutants, où l'on nous dicte l'ambiance recherchée et nous devons la reproduire. Les propositions que nous faisons peuvent être remises en question par des individus non spécialisés dans le design, comme ceux du marketing, sur des critères purement subjectifs et non réfléchis, ce qui entraîne des situations frustrantes dépourvues de fondement conceptuel ou de compétence particulière.

Dans ce type de structure, la compétence du designer n'est pas pleinement reconnue par les autres services. Souvent, elle est réduite à une question de bon goût, alors qu'en réalité, l'évaluation devrait se baser sur la fonctionnalité visuelle et la créativité, des aspects qui échappent souvent à ceux qui sont obsédés par les chiffres et qui ne possèdent pas les compétences visuelles nécessaires. Cela conduit à des incompréhensions et des frustrations fréquentes entre les différents services.

Par exemple, lors de la conception de collections d'accessoires et de chaussures, malgré nos recommandations professionnelles en matière d'image, de style et de visuel, le choix final peut être influencé par des considérations personnelles non réfléchies, comme les préférences subjectives d'une personne extérieure au domaine du design. Cette situation peut être particulièrement exaspérante, car elle semble minimiser les années d'études et d'expertise consacrées à la prise de décisions esthétiques.

2. Éthique et horizon politique 

C.M : Avez-vous l’impression que le milieu du design est dépourvu d’éthique ? Qu’il est peu soucieux de ce qu’il produit, de pour qui les projets sont faits, de comment ces derniers sont conçus puis réalisés, etc. Ou avez-vous plutôt le sentiment que la profession suit une sorte de déontologie, même si cette dernière n’est pas toujours clairement énoncée ?

H.D : Cette question est vraiment fascinante, je pourrais en parler pendant des heures, car elle révèle un paradoxe flagrant au sein du milieu du design. Pendant toute la durée de nos études, et je pense que cela s'applique à de nombreuses filières, on nous enseigne à intellectualiser et à réfléchir en profondeur en tenant compte du contexte actuel, que ce soit sur le plan social, environnemental ou économique. Ainsi, nos projets sont constamment imprégnés de notions intellectuelles, souvent proches du domaine artistique malgré notre statut de designers. Nous nous efforçons de tenir compte des contraintes actuelles, ancrées dans le côté anthropocène des choses, avec une conscience aiguë des problèmes auxquels le monde est confronté à plusieurs niveaux.

Cependant, le véritable défi se pose actuellement dans le milieu des entreprises, car ce sont elles qui détiennent les ressources financières. Les projets rentables sont souvent ceux liés aux entreprises, impliquant des individus disposant d'importants moyens financiers, souvent dépourvus d'une éthique solide, motivés principalement par le profit financier. Ainsi, l'aspect financier prend souvent le dessus.

Chez Kenzo, par exemple, on a constaté une baisse notable de la qualité des textiles au profit d'un rendement financier supérieur. Les textiles moins coûteux ont été privilégiés pour augmenter la marge bénéficiaire, même si leur composition était médiocre, tant d'un point de vue environnemental que qualitatif. Face à cette réalité, de nombreux graphistes et designers optent pour l'indépendance afin de travailler sur des projets plus alignés avec leurs valeurs politiques, écologiques et sociales.

L'idée est de gagner sa vie tout en cherchant à préserver ses valeurs, mais cela implique souvent des compromis avec des clients dont l'éthique diffère de la nôtre. En tant que graphiste, par exemple, la réalité pratique peut être délicate, comme dans le cas où l'utilisation d'encres moins toxiques et de papiers écoresponsables coûte sensiblement plus cher. Ces considérations financières omniprésentes viennent souvent faire de l'ombre à d'autres valeurs auxquelles nous sommes profondément attachés, créant ainsi une tension inévitable dans notre métier.

C.M : Avez-vous personnellement vécu une situation de projet (ou autre) qui vous a posé un « cas de conscience » ? Avez-vous recueilli des témoignages de collègues (ou partenaires de travail) ayant vécu ce type de difficulté morale au travail ?

H.D : Actuellement, ma préoccupation éthique réside dans le fait de travailler pour une entreprise telle que Kenzo Kids, où je mets mes compétences au service d'une entité qui tire profit de manière significative de ses employés, sans nécessairement les rémunérer à leur juste valeur. Comme dans la plupart des entreprises, seule une poignée de cadres supérieurs profite au détriment du reste du personnel.

Malgré les aspirations de Kenzo à se tourner vers le semi-luxe/luxe, il demeure, en réalité, une entreprise de fast fashion, produisant en grande quantité avec des matières qui ne sont pas nécessairement respectueuses de l'environnement. Tout cela dans le but de susciter la consommation de produits neufs, alors que cela n'est absolument pas nécessaire. La conscience croissante de l'impact écologique de l'industrie de la mode, reconnue comme l'une des plus polluantes après l'agriculture, me dérange profondément d'un point de vue éthique. Cependant, je me trouve contraint de continuer à travailler dans ce contexte en raison des réalités du marché de l'emploi, où les opportunités ne sont pas toujours abondantes.

L'option d'être un artiste indépendant est également complexe, car les revenus sont souvent irréguliers et précaires, sans garantie de sécurité financière, contrairement à ce que l'on peut parfois entendre à l'école. Il reste donc souvent difficile d'être à son compte et de générer suffisamment de revenus pour assurer sa subsistance. De nombreuses personnes, y compris moi-même, se retrouvent ainsi à travailler pour des entreprises de ce type, ou alternativement, à exercer des emplois alimentaires parallèlement. Cette situation soulève des questions cruciales quant à la nature de notre travail, les entreprises pour lesquelles nous choisissons de travailler et les compromis que nous sommes amenés à faire pour gagner notre vie.

C.M : L’histoire du XXe siècle nous apprend que des designers ont pu se mettre au service de régimes totalitaires. Pensez-vous que la profession a gardé mémoire ou a l’intuition de cette compromission ? Dans une perspective plus contemporaine, les designers vous paraissent-ils préoccupés par des questions sociales et politiques ? Par des manières plus justes d’organiser la vie de nos sociétés (ZAD, ou autres), la distribution du travail et des produits du travail (coopératives…), l’accession à l’éducation ou à la santé, pour ne prendre que quelques exemples, et à la façon dont le design peut jouer un rôle ?

H.D : Dans le domaine du design au service des régimes totalitaires, cette réalité est systématiquement explorée à l'école, en cours d'histoire du design et de l'art. Le design, omniprésent dans notre quotidien à travers la création d'objets et de visuels, exerce un impact incontestable sur la vie de chacun. Les régimes totalitaires ont bien compris cette influence, notamment dans le domaine du graphisme, où la propagande, par la diffusion massive d'images porteuses de significations spécifiques, peut influencer les idées.

Cet impact se manifeste encore aujourd'hui, notamment dans les campagnes politiques qui présentent certains candidats de manière stratégique, comme c'est le cas avec la dédiabolisation des extrêmes droites. Ces campagnes mettent en avant des figures féminines, les rendent plus douces et les placent dans des contextes humains et familiaux pour susciter une proximité avec le public. Bien que cette propagande soit aujourd'hui plus nuancée, elle reste omniprésente.

Un exemple concret se trouve dans le domaine du graphisme visuel, où des typographies créées sous le régime nazi, comme la « Futura », continuent d'être largement utilisées. Ces préoccupations éthiques sont désormais présentes chez chaque designer, éduqué à ces contraintes politiques qui influencent le métier.

Il existe différentes approches parmi les designers. Certains s'efforcent de contrecarrer ces tendances, cherchant à créer des solutions plus équitables et durables, comme dans les initiatives de consommation locale et de circuits courts. D'autres, au contraire, se plient à un design orienté vers la rentabilité, participant ainsi à la formation d'idées modelées par des intérêts financiers.

Le design, impliqué dans la conception d'objets du quotidien, est toujours politiquement chargé. Des formes apparemment anodines, comme celles des pâtes, sont influencées par des considérations politiques, chaque forme ayant une fonction spécifique et devant être apprêtée avec une sauce particulière.

L'espace architectural illustre également cette dimension politique du design. Les immeubles, souvent conçus selon des normes basées sur l'homme hétérosexuel blanc européen et valide, révèlent des lacunes en termes d'accessibilité pour les personnes à mobilité réduite. Des récentes expériences, comme des interrupteurs positionnés pour faciliter l'accès des personnes de petite taille, soulignent l'importance du design dans la vie quotidienne et la gestion des minorités.

Enfin, des exemples tels que la variété de contraceptions disponibles pour les personnes assignées femmes, par rapport à la simplicité de la capote pour les personnes assignées hommes, mettent en lumière les choix politiques et sociaux qui sous-tendent le design dans tous les aspects de la vie. Lorsqu'on commence à examiner ces éléments, on réalise que la dimension politique du design est omniprésente dans notre société.

3. Science et design 

C.M : Pourriez-vous nous expliquer quelle formation vous avez suivie ? Dans une précédente enquête portant sur les formations, des designers assimilaient théorie du design et histoire. Est-ce aussi votre cas, ou auriez-vous d’autres exemples de théories concernant le design ou élaborées à partir du design ?

J'ai suivi une formation qui a débuté par une mise à niveau en art appliqué avant la réforme. Ensuite, j'ai obtenu un BTS design graphique avec une spécialisation en médias imprimés, et j'ai conclu mon parcours par un diplôme supérieur d'art appliqué en graphisme. Mon BTS en médias imprimés, réalisé à La Martinière-Diderot à Lyon, s'est concentré davantage sur les médias numériques. Quant à ma mise à niveau, je l'ai effectuée à l'école Boulle à Paris.

Je ne suis pas sûr de bien comprendre la suite de la question, mais naturellement on assimile toujours l'histoire au design, à la théorie du design parce que l'un et l'autre se répondent. À quel moment on se trouve dans l’histoire, on va privilégier certaines formes de design certaines parties de l'histoire se sont déroulées de telle manière à cause d'une avancée en termes de design. Par exemple, l'arrivée du plastique et tous les objets qui en sont dérivés derrière, ça a amené à d’énormes changements sociétaux en termes de consommation, en termes de plein de choses, ce sont des données qu'on voit systématiquement en tant que designeur. Pour moi personnellement le truc le plus important quand on va travailler un projet de design, c'est le contexte dans lequel « l’objet » est produit. Il y a peu de choses qui sont réellement intemporelles, que l’on ne doit pas modifier et faire évoluer et c'est bien comme ça.

Concernant la question sur l'histoire et le design, bien que la compréhension de cette question puisse être relative, il est naturel d'associer l'histoire au design et à la théorie du design, car ces deux domaines interagissent étroitement. Le moment précis dans l'histoire influence souvent les choix de design. Par exemple, l'avènement du plastique et la prolifération d'objets dérivés ont entraîné d'énormes changements sociaux, notamment dans la consommation. Ces considérations font partie intégrante du regard du designer sur son travail.

Personnellement, lorsque j'aborde un projet de design, le contexte de création de l'objet est pour moi l'élément le plus crucial. Peu de choses restent réellement intemporelles, et la nécessité de les adapter et de les faire évoluer est essentielle, ce qui contribue à enrichir la vision du designeur.

C.M : Il semble que, parfois, le milieu du design se tient à distance du type d’entretien que nous menons ensemble, par exemple, c’est-à-dire d’une tentative pour connaître scientifiquement le design et ses pratiques. Pensez-vous qu’il s’agisse de désintérêt, de rejet épidermique, de crainte ? Ou que ce soit là une vue faussée ?

H.D : La question de l'approche scientifique du design nécessite selon moi une distinction claire entre l'art et le design. Le design, en tant que discipline, est intrinsèquement lié à la science, impliquant une constante démarche de recherche. Avant de concrétiser des projets, ma formation m'a surtout enseigné des processus, des dynamiques et des valeurs. Ainsi, la remise en question de cette approche demeure constamment présente dans notre travail de designer, et il est essentiel de replacer ce travail dans son contexte. Contrairement à l'art, dont le principe fondamental est souvent perçu comme étant son caractère inutile, le design a une fonctionnalité inhérente qui le distingue, en étant véritablement orienté vers une utilité concrète.

En réalité, il s'agit davantage d'une idée reçue. Dans mes études, l'approche du design ne s'est jamais inscrite dans le mysticisme de l'artiste maudit ni dans une recherche purement axée sur la sensation. Au contraire, l'importance des sens est indéniable, mais toujours ancrée dans des réalités concrètes. L'aspect scientifique est une composante fondamentale du design, omniprésente dans nos approches. Nous remettons constamment en question l'ancrage scientifique de notre travail, en évaluant ses implications, sans nécessairement avoir besoin de recourir à des entretiens spécifiques.

CM : Je te remercie pour le temps que tu m’as accordé et ton engagement dans tes réponses.


  1. Children Worldwide Fashion. 

  2. Étudiante en Master 2 « Design, Arts, Médias » à l’Université Pairs 1 Panthéon-Sorbonne, 2023-2024.